Matteo & Jameson

Mes talons claquèrent contre l’immense hall d’entrée d’Ashburn Rose. Quelques collègues me saluèrent au passage et je hochai la tête dans leur direction, un sourire de circonstance au coin de mes lèvres serrées. Dans mon esprit, je me repaissais l’entretien de ce matin, avec une multinationale qui se croyait au-dessus des quotas de pollution, sous prétexte qu’ils employaient de nombreuses vies humaines. J’étais parvenue à garder mon calme, à démonter les arguments de leurs représentants juridiques avec des faits et des lois qu’ils pouvaient comprendre. Intérieurement, j’avais envie de leur gueuler que je n’en avais rien à cirer de leurs employés. Que si l’entreprise devait fermer, ils trouveraient bien du boulot ailleurs. Qu’ils pouvaient tout aussi bien crever, ça ne changerait pas grand-chose à ma position. Car tous ces petits problèmes typiquement humains n’avaient pas plus d’importance qu’une crotte de fourmi quand on les comparait à celle de notre planète, et de sa préservation pour les générations futures. Mais je ne pouvais pas décemment exprimer le fond de ma pensée. Ce n’était pas politiquement correct. Et dans le monde où j’évoluais, toute parole plus haute que l’autre était contreproductive. Une règle que j’avais rapidement assimilée, maîtrisée et appliquée. Le tribunal était mon ring. Les lois et la logique, mes armes. Et là où d’autres se battaient avec des poings, j’achevais mes opposants avec des mots. Mais ils se défendaient, les enflures. Et si j’étais satisfaite des conclusions préalables de mon entretien matinal, je savais que je n’en avais pas fini avec eux. Qu’ils allaient trouver un moyen de contourner les points sur lesquels nous nous étions accordés. Tirer sur la corde en espérant que cela passe inaperçu. Comme à chaque fois, ça finirait au procès. Et comme à chaque fois, ils finiraient par s'écraser. Je me demandais même pourquoi ils s’acharnaient à essayer. Ah, oui… Parce qu’il y avait toujours un abruti qui se croyait plus malin que les autres et essayait de m’acheter. Sauf que ça ne prenait pas avec moi. J’avais bien trop souvent vu mon père sortir ce petit stratagème pour amadouer des mecs qui étaient censés faire respecter l’ordre et la justice. C’était une des raisons qui m’avaient poussé à devenir avocate : ne pas être comme ces lâches. Ne jamais succomber à ces tentations et laisser de belles paroles ou de dispendieux présents altérer ma vision de la justice. C’était cette attitude intransigeante qui me valait une image de féministe austère et peu commode. Dans le fond, je m’en fichais pas mal. Je la portais comme un badge d’honneur. Parce que si j’avais été un homme, cette attitude m’aurait valu des louanges plutôt que des critiques. Bienvenue dans un monde régi par le sexisme intégré, j’ai songé alors que les portes de l’ascenseur se refermaient sur moi. Direction le sommet de la tour, à l’étage qu’occupaient les associés. Que des hommes, évidemment. Le fameux plafond de verre se situait entre le septième et le huitième étage chez Ashburn Rose. Autant dire que je m’étais fait un plaisir de le faire voler en éclats dès que j’en avais eu l’occasion. « Ms Winters ? » La voix d’Emily, mon assistante, me sortit de mes pensées vengeresses. Et quand je vis son expression hésitante, je tentai de dérider la mienne.  

- Qu’y-a-t-il Emily ?

Je l’ai encouragée avec un sourire, sans pour autant parvenir à faire disparaître le pli de contrariété qui s’était creusé entre mes sourcils sombres. « Un jeune homme souhaite vous voir. Monsieur Matteo Hellington. » Le nom ne me disait rien, aussi je me suis approchée du bureau de mon assistante, jetant un coup d’œil au dossier qu’elle tenait entre ses mains.

- Il vient d’une association environnementale et de défense animale ou c’est la direction qui me l’envoi ?

Arrivée à ce point de ma carrière, c’étaient les deux seuls types de clients que j’acceptais : ceux que je choisissais parce qu’ils défendaient les mêmes idéaux que moi, et les gros poissons que Donald Ashburn, mon enfoiré de patron, remettait entre mes mains lorsqu’il voulait être certain qu’on remporte les procès. Dans le fond, cet arrangement me convenait assez. Ces grosses missions rapportaient assez d’argent au cabinet pour que les autres associés me foutent la paix quand je m’adonnais à des consultations pro bono pour « sauver les laitues » comme ils aimaient à plaisanter lourdement. Les cons. Comme Emily ne répondait pas, j’ai haussé les sourcils et cherché son regard, dans lequel je lu un certain embarras. « Euh… aucun des deux. » J’ai laissé échapper un soupir, prête à la rembarrer, mais elle s’est empressée de poursuivre : « J’ai tout de même pris la liberté de lui assurer un rendez-vous avec vous. » Elle a annoncé d’une voix ferme. Une voix qui me plaisait, malgré le culot de sa remarque. « Parce qu’après tout ce qu’il a vécu, il mérite une bonne avocate. Et que j’ai pensé que ça pourrait vous changer de votre routine et vous intéresser. » Elle a terminé d’une traite, presque sans respirer. Un sourire aux lèvres, je l’ai observée reprendre sa respiration et j’ai hoché la tête, une lueur de fierté dans le regard. J’étais parfois dure avec elle, parce que le monde dans lequel nous évoluons était peuplé de requins. Mais ça servait un but. Emily était une femme intelligente, qui pourrait aller loin, si seulement elle avait davantage confiance en elle. Un peu comme Peggy, dans Mad Men.

- Dans ce cas…, j’ai dit en sortant les clefs de mon bureau. Fais-le entrer lorsqu’il arrivera.

Et là, j’ai vu le sourire de ma petite Emily s’élargir, tandis que ses yeux se plissaient d’un air entendu. « C’est déjà fait. Il est arrivé cinq minutes avant vous. Je lui ai servi un café, et l’ai installé dans le canapé face à votre bureau. » J’ai haussé les sourcils, agréablement surprise, et rangé mes clefs dans mon sac à main.

- Je suppose que je n’aurai pas besoin de ça, alors. J’ai ouvert la porte de mon bureau puis je lui ai adressé un petit clin d’œil entendu. Excellente initiative, Emily.

Elle m’a fait un grand sourire ravi et un hochement de tête avant que je ne referme la porte. J’ai accroché mon trench coat sur le porte manteau qui se trouvait à l’entrée puis j’ai posé ma mallette sur une chaise à côté du bureau avant de m’approcher du canapé où le dénommé Matteo Hellington m’attendait.

- Monsieur Hellington, je l’ai interpellé en tendant la main pour la lui serrer. Jameson Winters.

Me suis-je présentée avec un sourire professionnel. Puis j’ai désigné mon canapé, l’invitant à s’y assoir de nouveau. J’ai pris place sur le fauteuil d’en face, croisant mes mains sur mes genoux alors que je me penchais légèrement en avant pour me rapprocher de lui. Matteo devait avoir la trentaine. De beaux traits et un regard qui cachait bien des batailles. De quelles sortes, je n’en avais aucune idée. Mais quelque chose me disait que je n’allais pas tarder à le découvrir.

- Mon assistante m’a dit que vous avez une requête peu commune, et j’avoue que cela pique ma curiosité. J’ai lancé avec sincérité. Alors dites-moi, en quoi puis-je vous aider ?

©junne.

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Matteo & Jameson

Face à moi, Matteo semblait en proie à une certaine hésitation. Il passa une main dans ses courts cheveux bruns en me disant que c’était compliqué, qu’il ne savait pas par où commencer. Ce qu’il ne savait pas, c’est que la plus grande partie de mes clients commençaient par ces mêmes mots. Ils avaient un problème. Trop complexe pour qu’ils puissent le résoudre par eux-mêmes, sans la connaissance du système juridique qui régissait notre société. Mais s’ouvrir à une étrangère, c’est toujours difficile, même lorsque son métier est de vous aider. Alors ils ont peur de trop en dire, ou pas assez. De ne pas mettre assez de clarté dans leur propos. Mais ça, ils n’avaient pas à s’en soucier. C’était là que j’intervenais. Comme je sentais que Matteo avait besoin d’un petit coup de pouce, j’ai hoché la tête.

- Par le commencement, j’ai proposé avec un sourire encourageant.

C’est là qu’il m’annonça être une sorte de mort vivant. Je n’ai pas pu lutter contre un léger froncement de sourcils tandis que je l’étudiais. Un court instant, je me suis demandé si Emily ne m’avait pas envoyé quelqu’un qui aurait davantage besoin d’un psychiatre. Mais Matteo me semblait saint d’esprit, alors j’ai scellé mes lèvres et j’ai écouté la suite de son histoire. Son passé militaire, l’explosion de son campement. Sa survie improbable et son amnésie qui commençait peu à peu à se dissiper. Mon cœur se serra avec le sien alors qu’il progressait dans son récit. J’étais profondément contre la guerre et l’armée. D’une part, parce que j’estimais ces conflits obsolètes et je les soupçonnais basées sur les trois plus grands maux de notre société : l’argent, le pouvoir et la religion. Mais je détestais surtout la guerre pour ce qu’elle faisait aux hommes. A ces soldats qu’on envoyait à l’autre bout du monde avec la consigne de tuer ou mourir. Je n’imaginais que trop bien leur détresse sur le terrain. Leur incapacité à se réintégrer à la société après toutes les horreurs qu’ils avaient vécues. Kyte en était le triste exemple. Je me doutais bien que mon mentor était bizarrement câblé à la base, mais ses années dans l’armée avaient provoqué une profonde cassure. Il m’en avait parlé quelques fois. Tard le soir, avec une bouteille de whisky bien entamée entre les mains. La douleur, la colère et l’incompréhension se déversaient par tous les pores de sa peau. Et ça me faisait un coup à chaque fois, parce que je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’il aurait pu être heureux. Si seulement l’armée ne l’avait pas mâché et recraché en marge après s’être bien servi de lui. Alors quelque part, j’en vins à me dire que Matteo avait peut-être de la chance, au final. Qu’il y avait peut-être une raison psychologique, et pas uniquement physique, à l’altération de sa mémoire. Et pourtant, cette situation avait l’air de le miner profondément. D’autant que les autorités Australiennes se faisaient un malin plaisir à lui mettre de nouveau bâtons dans les roues.

- L’administration, j’ai soupiré en secouant négativement la tête. C’est déjà compliqué pour eux de faire coïncider une assurance privée avec celle de votre employeur alors je ne suis même pas surprise qu’ils pataugent dans la soupe avec votre situation.

J’avais ce genre de paperasse gouvernementale en horreur et trouvais que leurs gestionnaires bureaucrates brillaient par leur incompétence. N’ayant jamais voulu renoncer à ma nationalité Irlandaise ni Canadienne, j’avais la joie ultime de faire renouveler mon visa de travail tous les cinq ans de façon à pouvoir exercer légalement sur le territoire Australien. J’avais beau être en règle, riche, blanche, avocate et extrêmement persuasive, je tombais toujours sur un abruti pour tout complexifier. Et ça me rendait dingue, dans le sens colérique du terme. Mais Matteo, ça avait l’air de le miner sérieusement. J’ai pincé les lèvres, mesurant la détresse psychologique dans laquelle cette situation devait le plonger. Déclaré pour mort auprès de ses proches, dépourvu de sa mémoire, de son passé, et des privilèges nationaux qui lui revenaient de droit.

- Vous n’avez besoin d’aucune excuse, j’ai repris d’une voix plus douce. Juste d’une bonne avocate, et pour cela, vous êtes au bon endroit. Les circuits classiques ne sont pas adaptés pour arranger votre situation. Face à leurs écrans, ces administratifs ont des petites cases à cocher, et personne n’a pensé à développer l’option « revenu d’entre les morts ». Mais ils auraient dû le prévoir.

Je me suis renfoncée dans mon fauteuil, un sourire aux lèvres. En fait, le gouvernement et l’armée étaient en tort vis-à-vis de Matteo. Ils étaient même dans une merde noire. Parce qu’ils avaient déclaré pour mort un type qui se battait pour eux. Qu’ils l’avaient laissé moisir pendant deux ans dans des hôpitaux d’un territoire considéré comme ennemi. Ils avaient bafoué son identité physique, et son identité morale. Si mon client le voulait, il pourrait s’assurer une grasse pension jusqu’à la fin de ses jours. Mais avant cela, il faudrait prouver qu’il était bien Matteo Hellington et non Philip Abdelaziz.

- Quand vous vous êtes engagé dans l’armée, vous avez probablement dû passer plusieurs tests de santé. Prises de sang, entretiens psychologiques. Je suis prête à parier qu’une version numérique de vos empreintes digitales traîne aussi dans un dossier, quelque part. Si nous parvenons à mettre la main sur ces documents, il suffira de faire corréler leurs résultats avec de nouveaux tests qui ne manqueront pas de rétablir la vérité.

Une fois ces preuves en main, j’irai moi-même les présenter à l’administration, en présence de Matteo. Et s’ils refusaient toujours d’agiter leurs fessiers endormis, j’allais leur rappeler amicalement que la prochaine fois qu’ils verraient ma face serait au tribunal. En général ça avait tendance à accélérer légèrement le processus.

- Maintenant reste à savoir où les trouver. A tout hasard, vous souvenez-vous du nom de votre supérieur à l’armée ? Du centre où vous avez suivi votre formation ? Le cas échéant, avez-vous de la famille, des proches qui pourraient vous fournir les pièces manquantes du puzzle ?

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Matteo & Jameson

La détresse de Matteo était poignante. Comme il se souvenait de son nom, j’’imaginais qu’il se souviendrait aussi de quelques détails de son passé, notamment de sa formation à l’armée, de la caserne à laquelle il était rattaché et d’autres détails similaires en rapport avec sa carrière. Mais en le regardant hésiter, j’ai réalisé que je me plantais.

- Ce n’est pas grave.

J’ai dit d’une voix douce, bien différente de celle que j’employais avec tout le monde. Je n’avais pas énormément de notions en psychologie, mais je savais bien une chose : il vaut mieux ne pas brusquer une personne qui a subi un traumatisme. Ses barrières s’érigeraient plus haut encore pour se défendre, diminuant les chances de pouvoir l'atteindre. Et, dans le cas de Matteo, de recouvrer les informations qu’il avait quelque part en lui, sous une couche de bordel, et qui refusaient de ressortir à la surface. J’ai hoché la tête avec un sourire, l’encourageant à continuer. Sourire qui se figea sur mes lèvres alors qu’il m’apprit ne pas avoir contacté sa famille, parce qu’il ne savait pas comment annoncer à sa sœur et sa mère qu’il n’était pas mort deux ans plus tôt. Mon cœur se serra avec le sien, et ma gorge pareil. Je n’avais jamais été dans cette situation, mais j’avais l’impression de ressentir sa peine. Je n’imaginais que trop bien les doutes qui l’assaillaient, l’envie de les revoir mêlée à l’angoisse de leur réaction, la culpabilité aussi, peut-être. Il m’avoua d’ailleurs être totalement perdu quant à la bonne façon de les aborder et vouloir travailler ça avec un psychologue. Ça me rassurait, de savoir qu’il était accompagné par quelqu’un de compétent pour l’aider dans cette épreuve. Car pour l’instant, il avait l’air tellement désabusé et meurtri qu’un fort élan de compassion me poussa à briser la barrière physique que je m’imposais d’ordinaire avec mes clients.

- Ne dites pas ça.

J’ai dit d’un ton à la fois ferme et doux en me penchant pour poser ma main par-dessus la sienne. Je l’ai caressée un instant, cherchant son regard, une connexion pour l’atteindre.

- Vous n’êtes pas d’aucune utilité. Ne pensez jamais ça. Vous êtes partis pour défendre votre pays, et vous en avez fait les frais. Votre situation relève d’un laxisme flagrant de la part de l’état, et de l’armée. Ils n’auraient jamais dû vous déclarer pour mort sans avoir plus d’informations, mais comme porté disparu. Ce sont eux qui sont en tort, pas vous. Vous, vous êtes un survivor.

J’employai consciemment ce terme légal désignant les victimes d’un abus, car j’estimais que l’état et son précédant employeur avaient outrageusement bafoué ses droits, compliquant ainsi inutilement sa vie, et son retour déjà difficile pour moult raisons.

- Et votre famille comprendra. Bien sûr, elles auront un choc. Mais quand on aime quelqu'un, on ne perd jamais vraiment espoir de les retrouver un jour. Même si le monde entier nous dit que c'est impossible. Croyez-moi.

J'étais bien placée pour le savoir. Depuis le temps que je n'avais pas revu Kyte, la partie rationnelle de mon cerveau me disait que son cadavre pourrissait quelque part dans le fossé dégueulasse d'un pays du tiers monde. Ma "sœur" n'avait pu retrouver sa trace, et ça voulait dire beaucoup. Elle retrouvait absolument tout le monde, et surtout son père. Et pourtant, une petite voix me disait de continuer d'espérer. Que nos chemins se recroiseraient un jour. S'il débarquait demain sur le pas de ma porte, bon sang, je l'accueillerais à bras et cœur ouverts. J’ai hoché la tête et effectué une petite pression sur sa main avant de m’écarter de nouveau, plus professionnelle.

- Et ne vous inquiétez pas, nous aurons d’autres moyens de retrouver la trace de ces documents. Je travaille avec une détective privée très performante. Si vous m’en donnez l’autorisation, je la chargerai de faire quelques recherches sur votre passé, notamment en ce qui concerne vos dossiers médicaux et votre enrôlement dans l’armée.

Une fois que nous saurions où trouver toutes ces informations, je comptais ouvrir officiellement une enquête de façon à ce que nous puissions effectuer ces tests à nouveau, en présence d’une tierce personne neutre qui pourra assurer la véracité des résultats. Si Matteo disait la vérité (et pour une raison inexplicable, j’étais persuadée que c’était le cas), ce malentendu devrait être réglé très rapidement.

- Qu’en pensez-vous ?

©junne.

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Matteo & Jameson

Un sourire satisfait pris place sur mes lèvres alors que Matteo me donnait l’autorisation d’avoir recours à un détective privé – à savoir ma fameuse petite sœur. Je savais que l’histoire la stimulerait intellectuellement et qu’elle sera ravie de se voir confier cette mission en l’échange de quelques dollars australiens. Je savais aussi qu’elle était la meilleure dans ce domaine et qu’elle obtiendrait les informations dont nous avions besoin dans un temps record.

- Parfait, dans ce cas je l’appellerai à la suite de notre rendez-vous.

Comme il avait l’air partant, je me préparai à me lever pour aller préparer les éléments de son dossier et imprimer une décharge qu’il signerait, m’autorisant à avoir recours à une détective privée pour enquêter sur lui. Je n’avais pas toujours eu cette passion pour la paperasse. En réalité, je l’avais en horreur. Mais en tant qu’avocate, tout ce que je faisais devait être documenté avec une fine précision, au cas où il faille prouver mon intégrité. Cette valeur qui était censée faire le socle de ma profession, et que peu de mes associés respectaient, dans le fond. A titre personnel, elle m’était chère, en tout cas. Je m’apprêtais à quitter mon fauteuil quand mon client repris la parole pour souligner que j’étais la première personne à le croire. Alors je suis restée scotchée sur mes fesses, les sourcils froncés et une certaine émotion dans le regard, alors que je l’écoutais me dire à quel point ça faisait du bien d’être écouté. Merde, il ne va vraiment pas bien. J’ai songé tristement en le voyant se passer une main dans les cheveux, le regard hanté. J’en vins à me demander s’il connaissait des personnes ici ou s’il était totalement livré à lui-même en Australie. Où il comptait se rendre après notre entretien. S’il avait un endroit où dormir. Tant de questions qui relevaient de sa vie personnelle et n’étaient pas censées me concerner. Seulement Emily avait raison : j’étais touchée par son histoire.

- Ne vous inquiétez pas, j’ai tenté de le rassurer. Bientôt, peu importera qui vous croira ou pas. Cette question n’aura plus la moindre importance parce que sans l’ombre d’un doute, tout le monde saura que vous êtes de retour.

J’étais aussi assertive pour deux raisons. La première était qu’en effet, je le croyais, et j’étais plutôt douée pour lire les gens. La deuxième était que s’il disait la vérité (et j’en était dont certaine), je lui rendrait son identité. Parce que comme le voulait mon image de marque : je ne perdais jamais une bataille juridique. C’est donc avec un sourire confiant que j’ai pu lui assurer la suite :

- Je vais vous faire signer une décharge pour avoir votre autorisation. J’ai expliqué en me relevant pour aller m’assoir derrière mon bureau, l’invitant à s’assoir le siège d’en face. Puis j’ai ouvert une fenêtre de mon ordinateur et commencé à tapé tout en lui répondant : je transmettrai immédiatement la demande à ma détective. Si je lui dis que c’est urgent, j’aurai la localisation des dossiers que nous recherchons demain dans la journée. Pour ne pas perdre de temps, je lancerai la demande d’ouverture d’enquête dès ce soir. Ensuite, le temps d’organiser une série de tests en présence d’un représentant officiel du gouvernement… je me suis tue un instant pour faire le calcul dans ma tête, puis j’ai relevé les yeux vers lui. Disons que les tests auront lieu la semaine prochaine au plus tard, et que les résultats ne devraient pas prendre plus de quelques jours à nous revenir, donc vous serez largement dans les temps pour récupérer votre nationalité, et surtout votre identité, avant que votre visa ne prenne fin.

J’ai imprimé la feuille d’autorisation et la lui ai tendue pour qu’il puisse la signer. Je l’ai regardé coucher sa marque sur le papier, puis j’ai ajouté, songeuse.

- Puisque je devrai contacter l’armée pour obtenir ces dossiers, je pourrai essayer de contacter vos anciens camarades et commandant afin de leur demander de se rendre au rendez-vous avec le représentant du gouvernement. Je suis certaine qu’ils pourront vous identifier, on ne change pas tellement en deux ans.

J’ai repris les papiers, afin de les classer dans le dossier que je venais de créer pour lui, et j’ai croisé mes mains sur mon bureau tandis que je l’observais. Normalement, c’était l’instant ou je le remerciais pour sa venue et lui annonçais que je le tiendrai au courant des déroulements de l’affaire. Sauf que quelque chose m’empêchait de le laisser partir « comme ça ». Peut-être le souvenir de Kyte et du syndrome post traumatique qui lui bouffait le cerveau et pourrissait sa vie. Ou alors j’étais simplement touchée par son histoire, son calme et sa réserve.

- C’est peut-être trop personnel, j’ai lancé d’une voix douce. Mais où logez-vous en attendant de retrouver votre famille ? Je veux dire, vous avez des proches, des amis, qui sont là pour vous soutenir pendant cette étape transitoire ?

©junne.

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Matteo & Jameson

Un bref sourire étira mes lèvres quand Matteo me dit que je lui sauvais peut-être littéralement la vie. Je n’étais pas tout à fait d’accord. La vie n’a pas besoin de papiers pour exister. Il vivait avant de se souvenir de son identité. Mais je voyais où il voulait en venir. Je n’imaginais que trop bien ce que l’on devait ressentir en se retrouvant dans un corps mais sans ses souvenirs. A devoir justifier à des abrutis qu’on a jamais rencontrés que malgré nos absences de papiers, nous sommes bien cette personne. Je n’étais pas certaine de m’en sortir aussi bien que lui. Quand il s’agissait de mes clients, j’étais contrôlée, et mon calme à tout épreuve. Pour des sujets plus personnels, j’avais un côté sanguin qui ne manquerait pas de ressortir. En face de moi, Matteo semblait se détendre peu un peu et un beau sourire vint même flotter sur son visage alors qu’il me rassurait quant à sa situation. J’étais heureuse d’apprendre qu’il avait un studio, certes pas le comble du luxe, mais qui lui permettait de s’abriter et de vivre décemment.

- Voilà une bonne nouvelle.

J’ai commenté, un sourire sincère aux lèvres. Je pensais qu’il allait s’arrêter là, mais il enchaîna en me parlant de ses amis. J’étais à la fois surprise et heureuse qu’il le fasse. Surprise, parce que c’était la première fois qu’un client devenait aussi personnel avec moi, aussi rapidement. Mais j’étais surtout ravie de constater qu’il n’était pas tout à fait seul dans cette épreuve, même si le fait d’en parler semblait lui faire réellement du bien. Cependant, quand il a commencé à me citer de nom de ces dits amis, j’eus un froncement de sourcils. Je connaissais un Ezra, qui travaillait dans un garage. Et ce n'était pas un nom très commun.

- Ezra… Beauregard ? Du garage Mecanor ?

J’ai demandé, tout en me disant que la coïncidence me paraissait quand même un peu grosse. Mais d’un autre côté, c’était un nom plutôt original. Je connaissais aussi un Adriel, et un Soren, mais pour le coup j’étais certaine qu’il s’agissait de différentes personnes. Parce que les deux hommes que je connaissais ne pouvaient pas être frères, c’était impossible. Ils étaient littéralement l’opposé l’un de l’autre. Un sourire amusé étira mes lèvres l’espace d’une seconde alors que je les imaginais à côté. Mon expression ne s’éternisa pas longtemps car celle de Matteo se décomposa alors qu’il abordait l’aspect financier. Que j’avais, au demeurant, totalement oublié. J’avais l’habitude de bosser avec des multinationales qui envoyaient leur chèque sans poser de questions, ou les associations que je conseillais de façon totalement bénévole. Mr Hellington se situait dans une case au milieu pour laquelle mes honoraires n’étaient pas tout à fait adaptés. Mes lèvres se pincèrent en une mince ligne quand il m’avoua être totalement fauché et ne pas commencer à travailler avant la semaine suivante. Ce qui n’était pas un problème, en soit, mais je savais pertinemment qu’un mois de salaire en tant que mécanicien suffiraient tout juste à couvrir les coûts de mes services pour une heure de travail. Ce qui me paraissait indécent, au demeurant, mais les règles de tarifications de mon cabinet était très claires : nous devions afficher les honoraires les plus élevées, parce que ça prouvait que nous pouvions nous le permettre, et donc que nous étions bons. Une idée de Thompson, notre associé marketeur en chef.

- Techniquement, nous n’avons pas encore commencé à travailler ensemble. J’ai tenté de le rassurer. Nous avons tout juste échangé sur votre situation, alors ne vous en faites pas, il n’est pas trop tard pour aborder la question financière.

Je lui ai fait un petit sourire entendu qui se transforma bientôt en rictus légèrement gêné alors que je tirais la convention affichant mes honoraires 2016 pour la lui présenter : 1 200 dollars australiens de l’heure. Rien que ça. Sur le coup, j’en eus un peu honte.

- Je pense que cinq heures de travail seront nécessaires en tout et pour tout sur votre dossier, j’ai commencé à expliquer. Compte tenu de votre situation actuelle, nous pouvons totalement partir sur un paiement ultérieur et échelonné. Mais même avec cette solution, j'avais peur d'être totalement au dessus de ses moyens. Nous avons aussi quelques solutions alternatives. La première – et je la comprendrai entièrement – est que vous décidiez de faire appel à quelqu’un d’autre. Auquel cas vous ne me devrez rien, car n’importe quel avocat vous aurait proposé la même stratégie. La deuxième, c’est de vous rapprocher d’une association venant en aide aux anciens combattants. Mon contrat m’autorise à abaisser significativement mes honoraires dans le cadre de projets associatifs et je pourrai ainsi vous appliquer un taux qui vous semblera raisonnable et que nous choisirons ensemble. La dernière option…

Là, je n’ai pas pu empêcher un petit sourire à la limite de la malice d’étirer mes lèvres.

- C’est d’attaquer le gouvernement australien en justice et d’obtenir des dommages et intérêts en plus de la pension qui vous est légalement due en tant qu'ancien militaire. Non seulement ce sont eux qui payeront mes services, une fois qu’ils auront perdu leur procès, mais en plus vous êtes assuré d’obtenir une compensation à vie suite au tort qu’ils vous ont causé.

©junne.

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Matteo & Jameson

J’étais ravie, quelque part, de voir que Matteo acceptait de considérer la troisième option. C’était celle que j’avais en tête depuis le début, et pas uniquement pour une question de tarification, mais de justice. Ça me rendait dingue de voir que l’armée pouvait utiliser des personnes à sa guise et les abandonner dans de telles circonstances. Qu’en plus de cela, après avoir traversé moult épreuves afin de retourner dans leur patrie, cette dernière les reniait. Pour moi, se contenter de recouvrer son identité n’était pas assez. Je voulais que Matteo soit dédommagé pour ses années perdues, pour la blessure terrible infligée à ses proches, et pour le manque cruel d’aides reçues à son retour. Et puis, il fallait l’admettre, je ne perdais jamais une occasion d’emmerder le gouvernement. Mon côté « fille de l’anarchie », je présumais.

Néanmoins, mon client était plein de doutes, et je pouvais le comprendre. Aussi je l’ai laissé tous les exposer sans l’interrompre, parce que j’avais envie de me faire une idée précise de ce qui le troublait. Cependant, les angoisses de Matteo me paraissaient disproportionnées par rapport au risque. J’en vins à me demander ce qui l’effrayait autant, s’il était réellement Matteo Hellington. Car les tests ne pourraient pas mentir, et son identité serait rétablie dès que les résultats reviendraient du laboratoire. Sauf si tout ceci n’est qu’une vaste fumisterie. Et dans ce cas je comprenais un peu mieux sa crainte d’attirer les caméras sur lui – car ce procès serait médiatisé, cela ne faisait aucun doute. Et plus encore, sa peur d’être expulsé du pays. J’ai mordillé ma lèvre inférieure en observant sa posture : défensive, les bras croisés. Et un court instant, j’ai douté. De lui, de nos chances de réussites. Puis je me suis souvenue qu’il connaissait Ezra et que ce dernier l’avait assez reconnu pour lui offrir un job dans son garage. Et j’avais confiance en Ezra. Après ce que nous avions vécu sur l’île, l’inverse aurait été impossible. C’était un homme droit, et je ne le voyais pas aider un mec louche à se faire passer pour un soldat australien mort sur les lignes ennemies. Je me suis donc détendue. Après tout, l'anxiété de Matteo pouvait s'expliquer par les traumatismes qu'il avait subis. Aussi je me suis légèrement penchée par-dessus mon bureau.

- Monsieur Hellington, toutes vos questions peuvent en réalité s’effacer devant une seule : êtes-vous Matteo Hellington ?

Mes yeux ont accroché les siens, pas pour y chercher une réponse, mais pour lui communiquer la mienne.

- Je vous crois sur parole, et je crois aussi en l’intégrité d’Ezra. Alors je sais que d’ici deux semaines, les examens médicaux viendront prouver au reste du monde ce que nous savons déjà tous les trois. A savoir que vous n’êtes pas un imposteur, ni un zombie, mais un soldat australien qui a été injustement abandonné dans un pays ennemi et déclaré pour mort par sa propre patrie. Alors croyez-moi, non seulement vous ne risquez rien, mais en plus nous allons gagner. Et c’est une promesse. Le gouvernement n’aura pas d’autres choix que de se plier à vos demandes. Il est même très probable que l’administration nous propose un arrangement à l’amiable assez rapidement pour éviter la mauvaise presse si les médias s'emparent de votre affaire.

Un sourire confiant a étiré mes lèvres alors que je rangeais mes papiers, puis j’ai légèrement incliné la tête sur le côté, taquine.

- Par ailleurs, je n’ai jamais perdu aucun procès. Et je compte bien ne pas commencer avec vous.

©junne.

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Matteo & Jameson

Comme souvent, avec mes clients, je pouvais voir l’effet de mes paroles sur leur visage à l’instant où je les prononçais. Et j’adorais ça. Leur redonner espoir. Ça me rappelait pourquoi j’avais choisi ce métier, à la base. Et la raison n’était certainement pas de m’en mettre plein les poches. A vrai dire, je ne savais même pas que ma carrière connaîtrait une telle réussite. Non, ma motivation première, c’était de me battre pour rendre justice à ceux qui le méritaient et planter un pieu dans un système que je haïssais. Avec Matteo, j’aurai l’occasion de faire d’une pierre, deux coups, et je m’en réjouissais.

- La beauté de cette opération, c’est que vous n’aurez rien à faire à part vous présenter pour les tests quand j’obtiendrai une date officielle dans le courant de la semaine prochaine.

Répondis-je avec un hochement de tête confiant. Mais cela ne semblait pas suffire à Matteo. Il voulait prévoir toutes les éventualités et se demandait d’ores et déjà si un arrangement à l’amiable serait à notre avantage, si nous ne devrions pas continuer jusqu’au procès. Mes lèvres esquissèrent un sourire. J’avais clairement devant moi un homme prévoyant et vif, et c’était un trait de caractère que j’appréciai.

- Matteo, dis-je, sans trop réaliser que je l’appelais par son prénom pour la première fois depuis notre rencontre. Croyez-moi. Si le gouvernement se lance dans une négociation à l’amiable, nous auront toutes les cartes en main pour les amener vers une issue des plus avantageuses pour vous.

Je ne connaissais que trop bien le système politique pour savoir exactement comment la suite de cette affaire allait se produire. Les résultats confirmant l’identité de Matteo Hellington, j’enverrai une lettre cinglante aux instances juridiques compétentes, demandant des dommages et intérêts pour mon client. Les avocats de l’armée et du gouvernement réuniront une cellule de crise, googleraient mon nom et celui de Matteo, et s’arracheraient le peu de cheveux qui restaient sur leurs crânes dégarnis jusqu’à ce que l’un d’eux ne prenne son téléphone pour demander à me rencontrer. Ils proposeraient une modeste somme d’argent à Matteo, face à laquelle je ferai semblant de m’offusquer tout en laissant insidieusement entendre que si le pays tout entier savait comme ils traitaient leurs héros de guerre, il y avait peu de chance pour le même gouvernement reste en place lors des prochaines élections. Après, je proposerai une somme faramineuse qu’ils négocieront à la baisse, jusqu’à atteindre un montant plus qu’acceptable. Ils signeront avec l’impression d’avoir sauvé l’image de leur pays, et Matteo repartirait avec sa pension militaire et une somme conséquente pour le dédommager des torts qu’il avait subi. Somme avec laquelle il aurait largement les moyens de me rémunérer.

- Ça me convient parfaitement, j’ai donc répondu avec un sourire tout en me redressant. Je fis le tour de mon bureau et serrai la main de Matteo qui me faisait désormais face. Je vous appellerai demain pour convenir d’une date pour les examens et vous tenir au courant de l’avancée de votre dossier. J’ai ouvert la porte de mon bureau et me suis écartée pour le laisser partir, un grand sourire aux lèvres. Ravie de vous avoir rencontré, vraiment.

©junne.