Sonnerie de réveil (la basique, jamais changée), tâtonnements dans le noir pour mettre la main sur le téléphone, soupir à fendre l'âme en constatant les vingt-cinq (vingt-cinq ??) appels manqués, tous venant de la même personne. Daisy écoute un des messages vocaux - combiné loin de son oreille - avant de couper au milieu. Sa mère ne la lâchera jamais et la chanson est toujours la même. Elle a juste oublié que sa fille s'était envolée ailleurs. Le soleil filtre déjà à travers les persiennes, peuplant la chambre minuscule d'ombres de géants et Daisy les contemple quelques secondes avant de se lever. Aspirine et verre d'eau en guise de petit-déjeuner, le salon grouille de monde jactant globish et on lui tend une bière qu'elle ne refuse pas. Un des canapés avachis l'engloutit presque et elle a à peine le temps d'envoyer deux-trois incrédules messages pour achever de fixer un rendez-vous (potentiellement ses funérailles) qu'ils partent tous comme une nuée d'oiseaux. Vêtements sombres, masque chirurgical sur le nez, le programme est serré alors pas le temps pour le tourisme. De toute façon, la météo ne s'y prête pas et bientôt l'eau s'infiltre jusqu'aux semelles de ses pompes. Jet-laguée et bientôt tuberculosée, ce voyage est un strike.

Les gestes sont automatiques : on ne l'a pas faite venir pour réfléchir, on lui a juste dit fais ça et à elle de dévier de la consigne (on ne se refait pas) sans foirer le projet collectif. Elle a moins le syndrome d'une mur blanc que de la toile blanche, peut-être parce que c'est de là qu'elle vient et le son des bombes que l'on agite avant de commencer à grapher à quelque chose de réconfortant. Ils sont une demi-douzaine à s'acharner malgré la pluie, tous rassemblés par une artiste berlinoise elle-même mandatée par le musée dont ils refont le mur d'entrée pour la nouvelle exposition thème diaspora. Daisy se sent un peu en trop, un peu impostrice, un peu vaseuse avec son sommeil aléatoire mâtiné de soirées techno et de dilemmes sur tinder (elle avait fini par matcher pour voir, puis par flirter vite fait pour voir aussi). Ce n'est même pas par la galerie qu'elle a été débusquée mais par bouche à oreilles et vieil article de journal sur le street-art où y figure son pseudonyme et une fresque dont elle n'est même pas fière. Daisy a accepté en se disant que ça allait lui changer les idées et aussi parce que comme ça elle ne mentira plus totalement quand elle dira qu'elle a vécu en Europe. Le premier point a loupé misérablement dés le cinquième swipe sur tinder.

Il fait enfin beau ou plutôt il s'est arrêté de pleuvoir quand elle se pose sur la terrasse, une cigarette illico allumée. La nervosité (l'agacement ?) n'a fait qu'augmenter au cours des heures et maintenant Daisy se demande pourquoi elle s'est même déplacée. Ce n'est pas comme si l'on viendrait : une histoire de tinder gold pour pouvoir la retrouver, la faire marcher, lui poser un lapin. Un truc totalement de gamin. Elle sait que ce n'est pas Elena (le flirt était pour vérifier la théorie), elle penche pour Victoria quoiqu'elle ne voit pas pourquoi elle se ferait passer pour Dina. Ou alors, c'est juste une fille un peu désespérée ou un mec louche qui a usurpé l'identité d'une ancienne star de cinéma. Une perte de temps en somme, elle aurait pu faire une sieste avant de décaler dans un club. Là, elle s'est dépêchée pour prendre une douche chaude, se maquiller et enfiler des fringues volés à une de ses colocataires provisoires. Pile suffisamment apprêter pour pouvoir sortir derrière sans trop que ça ne fasse trop pour son rencard (?) qui de toute façon ne viendra -. Ah. Si.

C'est Elena ?? Non, pas tout à fait la démarche, pas tout à fait le look. Daisy reste interdite quelques secondes avant de faire un petit signe de main tachée de peinture - le signe un peu akward de presque tous les débuts de vrai date - à la fille pour qu'elle la rejoigne. Bon. Maintenant qu'elle a Dina en face, elle fait comment ? "C'est quoi le but de la manœuvre ?" Yeux clairs plantés dans les yeux sombres, inquisiteurs. Plus étonnée que réellement agressive.  

herztod
Dina Esteves & @Daisy Wickham    

Berlin cette semaine, Milan la suivante, Barcelone puis Paris avant d'enfin rentrer au bercail, le programme est chargé et ferait presque pâlir d'envie les Wachowski pendant leur période Sense8.
Arrivée depuis la veille au soir et avec un décalage horaire monstre, t'as pourtant pas tardé à dégainer l'appli secondaire et à swiper. Droite, droite, gauche, droite, match. Comme d’hab, tu fais même pas spécialement attention aux photos ou aux descriptions, ça tient plus du réflexe que de la vraie recherche, tu feras le tri plus tard. Ou peut-être pas. Nouveau match et ton sang ne fait qu’un tour, tu te redresses vivement sur ton lit d’hôtel trop ferme et tu dois revérifier plusieurs fois que t’es pas en train d’halluciner. Merde.
Par réflexe, tu cherches sur insta, tu vois un dernier post avec la porte de Brandebourg et le “suivi(e) par lstvs” termine de confirmer ta peur. Interdite, tu restes les yeux rivés sur ton écran sans savoir quoi faire, quoi dire, t’oublies même de respirer et t’es à peu près sûre que t’es soudainement en train de faire de la tachycardie alors que t’as jamais eu ce genre de soucis.
Merde.
Avant que tu n’aies le temps de procéder, une notification apparaît et t’es à deux doigts de défenestrer le téléphone et toi avec quand tu vois de qui vient le premier message. La logique et le bon sens voudraient que tu ignores, que tu bloques le profil avant de cramer le téléphone pour effacer toutes traces et que tu fasses comme si de rien n’était, que tu t’insurges en mode “putain, on a encore usurpé mon identité, fait chier” mais rien. A croire que l’oxygène a carrément arrêté d’aller là-haut et que t’es juste devenue plus conne qu’avant, parce que tu réponds, l’air de rien, priant pour qu’il s’agisse d’un catfish de l’autre côté. Heureusement pour toi, Daisy ne peut pas voir ton air paniqué ou tes mains moites à l’idée d’avoir été percée à jour aussi bêtement alors que t’as mis tant d’efforts pour que personne ne sache. Y a bien des points que t’envies à Elena, et cette liberté d’être elle-même en fait clairement partie. Si elle était là, t’es à peu près sûre qu’elle se foutrait de ta gueule en lâchant un “bof, c’est rien”, qu’elle minimiserait la chose avec l’aisance qui est la sienne ou qu’elle trouverait un truc intelligent à faire ou dire, mais toi, t’as absolument rien en stock.
Soupir exagéré, tu réponds aux messages comme tu le ferais d’habitude, ne laissant transparaître aucune hésitation dans les textes, jouant ton rôle à la perfection alors que t’es à ça de faire une attaque. Dans ta tête c’est simple ; réussir à la convaincre de ne pas en parler et surtout pas à ta soeur, t’es pas prête pour que ça se sache.
Un rendez-vous est fixé pour plus tard dans la soirée et c’est sûr que tu réussiras à rien faire avant d’y être allée, pire qu’un waiting mode à la con. Une heure, deux heures, trois heures, t’as quand même réussi à prendre une douche brûlante et à te préparer, pas franchement sereine à l’idée d’aller à un date avec la meuf qui a crashé le mariage de ta soeur.
Et puis, si finalement t’y allais pas ?
Ton plan d’utiliser l’usurpation d’identité comme excuse peut toujours fonctionner, et si jamais on pointe du doigts ta présence à Berlin malgré tout, tu pourras faire genre qu’on t’a volé ton téléphone en plus de ça. Sauf qu’il y a rien de crédible, hein ? Tant pis. Pour une fois tu vas pas te défiler, tu feras comme si tu maîtrisais et tu trouveras une raison à la con pour pas que ça s’ébruite.
Daisy est là, sur la terrasse et fait un petit geste de la main auquel tu réponds avec un sourire presque pas crispé, le genre qu’on fait lorsqu’on croise quelqu’un et qu’on le salue silencieusement à la caisse du supermarché avant de retourner faire sa vie. Le truc maintenant, c’est de jouer ton meilleur rôle de meuf désinvolte. « La manœuvre ? » tu demandes un sourcil arqué en posant ton sac avant de t’installer. « Je sais pas, ça ressemble à quoi d’après toi ? » Flirter sur une appli de rencontre, se donner rendez-vous, en somme rien qui sorte de l’ordinaire. « ‘fin je peux aussi te retourner la question, du coup. » Dans son cas à elle, le but est peut-être un poil plus évident. « Je m’attendais un peu à me faire catfish, en vrai. » Vague haussement d’épaules, tu la regardes enfin, ajoutant un petit sourire amusé pour parfaire le masque.