Je savais que j’avais un problème quand même le yoga ne parvenait plus à détendre les muscles de ma nuque. Et en ce moment, c’était précisément le cas. Je ne me faisais guère d’illusions sur l’origine de cette tension. Je somatisais. D’abord, il y avait ce revirement de situation personnelle. Eternelle célibataire attachée à mon indépendance, j’avais récemment ouvert ma maison à un homme et sa gamine de 10 ans. Phoenix. Le biker sexy qui m’avait tiré d’une situation dangereuse treize ans plus tôt et que je ne pensais jamais revoir. Mais le prince charmant qui avait longtemps hanté mes souvenirs était aujourd’hui ruiné, alcoolique et l’ombre de lui-même après le décès de sa femme. Pour couronner le tout, je devais prétendre être sa nouvelle petite amie. Un stratagème destiné à tromper les services sociaux qui menaçaient de lui retirer sa môme. J’étais censée être la nana forte, au boulot stable et bien payé, qui allait les tirer de cette galère. Une situation aussi foireuse qu’éprouvante. Et évidemment, je ne pouvais en parler à personne au risque de tout faire foirer.

A cela c’était ajouté le coup de fil de Zekh la semaine dernière. J’avais beau m’y attendre, apprendre la mort de Jay m’avait frappé en plein dans les tripes. J’aurais eu envie de chialer ma douleur et de crier à l’injustice en me noyant dans une bouteille de whisky. Mais je pouvais pas. Parce que je ne vivais plus seule chez moi. Que j’étais censée être l’adulte responsable, la femme inébranlable. Mais même sans ça, je ne supportais pas de me montrer vulnérable, et surtout pas auprès d’un type que, dans le fond, je connaissais depuis quelques jours à peine. Et aussi parce que ce mec-là avait perdu sa femme. Alors moi, avec mon chagrin à deux balles pour un musicien que j’aimais bien et avec qui j’avais partagé quelques bières au cours des dernières années, je me sentais pas légitime. En rien. J'étais une putain de fraude, et j’avais l’impression que cette situation était en train de me rendre folle.

Et puis il y a eu l’enterrement. Me retrouver au milieu de ces gamins que je connaissais depuis des années, pour marquer le départ tragique d’un d'entre eux était un moment douloureux. Mais c’était libérateur, aussi. Nous étions unis dans notre douleur, que je m’étais enfin autorisée à la ressentir. Elle m’avait submergée avec une vague à la hauteur des barrages que j’avais érigé. Je m’étais réfugiée dans l’étreinte rassurante de Zekh, lui assurant que tout irait bien. Puis dans la chevelure de Blake, que j’avais serrée contre moi à lui broyer les côtes. Mais je crois qu’elle en avait besoin autant que moi. Après notre rendez-vous semi-professionnel, nous nous étions pas mal rapprochées elle et moi. Je commençais à la connaître, et bien que nous étions tous anéantis, le désespoir que je lu sur le visage de la jolie brune était particulièrement poignant. J’ignorais si elle avait des amies proches, une famille pour l’épauler dans cette épreuve. Je savais qu’elle était proche de Zekh et de son jumeau, mais les deux musiciens avaient déjà du mal à supporter le poids de leur propre peine, et ils étaient plutôt du genre amputés des sentiments. Certes, j’étais pas mieux sur ce point, mais peut-être se laisserait-elle plus facilement aller face à une femme. Quelqu’un qui connaissait Jay tout en étant moins proche de leur petit noyau. C’est ainsi que je l’avais appelée quelques jours plus tôt, pour prendre de ses nouvelles. Je lui avais alors proposé que nous passions le samedi dans mon spa préféré (parce qu’il était à la fois éthique, respectueux de l’écologie et que les esthéticien.ne.s connaissaient bien leur boulot). Elle avait semblé séduite par l’idée, ce qui m’avait réjouie. J’espérais que cette journée entre fille lui permette d’oublier sa peine l’espace de quelques heures. Quant à moi, j’avais aussi hâte de retrouver mon amie – et de fuir cette baraque immense où je ne me sentais plus vraiment chez moi.

Comme souvent, je suis arrivée sur notre lieu de rendez-vous avant elle, ce qui m’arrangeait. Je suis passée à l’accueil pour régler nos prestations. Vu le prix, il était hors de question que je fasse raquer Blake pour m’accompagner dans mon délire dispendieux. Évidemment, je savais qu’elle n’aurait jamais accepté, alors je lui avais inventé une histoire saugrenue de coupons cadeaux offerts par ma boite. J’ai donné un billet à l’hôtesse d’accueil pour qu’elle garde mon secret avec la consigne d’envoyer Blake dans les vestiaires dès qu’elle se présenterait. Je m’y suis moi-même dirigée, armée des affaires qu’on venait de me fournir. J’ai retiré mes vêtements et j’ai enfilé le peignoir chaud et cotonneux, avant de glisser mes pieds dans les chaussons. Puis j’ai attaché mes cheveux sur ma nuque pour qu’ils ne me dérangent pas. Ensuite, je me suis allongée dans un siège matelassé et j’ai siroté une tisane qu’on venait de m’apporter (à défaut d'un joint), en attendant Blake. J’avais hâte de la retrouver et de démarrer ce programme de détente avec elle. Je l’avais déjà fait seule, quelque fois, mais jamais avec une amie. De fait, jusqu’à très récemment, je n’avais aucune relation en dehors de mon travail. Mais ça, c’était avant que Robin ne débarque dans ma vie comme un boulet de canon, remettant en cause tous les choix que j’avais pu faire au cours de mon existence…

La semaine avait été horrible. Entre la mort de l’un de ses meilleurs potes, et sa quasi rupture avec Zekh, Blake était passée par une montagne russe d’émotion. Au Canvas, les soirées étaient trop occupées pour qu’elle puisse prendre congé plus qu’une ou deux soirées de suite, elle avait donc dû travailler malgré son chagrin, malgré la lourdeur qui pesait en elle. Les funérailles avaient été difficiles pour elle. De voir tous ses copains avec la mine si basse, de voir les parents de Jay pleurer leur désespoir, de voir Zekh, si malheureux, sans néanmoins pouvoir lui apporter son soutien comme elle aurait aimé le faire… Son propre chagrin était suffisant pour en faire une journée éprouvante, mais tous les éléments mis ensemble avait eu raison d’elle, et ce n’est qu’en se laissant aller dans les bras de Jaimie qu’elle s’était mise à pleurer, à sangloter à s’en fendre l’âme. Un bref moment de faiblesse, qui n’avait duré qu’un instant, mais qui lui avait fait beaucoup de bien. Plus les jours passaient, plus elle s’attachait à cette nouvelle amie. Si au départ leur relation avait été teintée par l’admiration qu’elle ressentait pour l’avocate, elle avait désormais l’impression que cette timidité s’était complètement écartée pour poser les bases solides d’une belle amitié. Lorsque Jaimie l’avait appelée pour l’inviter à passer la journée au spa, elle ne s’était pas fait prier, acceptant sur le champ. D’autant plus que l’entrée serait gratuite, cadeau de la boîte où l’avocate bossait.

En arrivant au spa, Blake laisse son regard s’éparpiller autour d’elle, admirant les lieux. Un décor épurée, zen à souhait, parfait pour relâcher la pression, pour évacuer le stress. Lorsqu’elle se présente au comptoir, on l’informe que Jameson est déjà sur les lieux, qu’elle a demandé à ce que Blake la rejoigne directement. Elle se rend donc au vestiaire, retirant simplement sa robe, puisqu’elle porte déjà son costume de bain sous celle-ci, et enfile un peignoir avant de rejoindre les bains. Sa longue chevelure est tressée en une longue natte, et elle ne porte pas de maquillage, ce qui est plutôt rare chez elle. Elle a déjà fréquenté ce genre d’endroit à quelques reprises, avec sa mère lorsqu’elle était adolescente, une fois ou deux avec des copines. Mais jamais elle n’a posé les pieds dans un endroit si chic, elle a l’impression d’être maladroite, de ne pas réellement être à sa place. Mais bien rapidement, elle remarque Jaimie qui se prélasse avec une tisane à la main, et cette simple vision la rassure étrangement. Elle presse légèrement le pas, avant d’arriver face à elle, un sourire aux lèvres. « Hey! », murmure-t-elle à l’intention de l’avocate, se penchant vers elle pour lui faire la bise. Ses traits paraissent légèrement plus tirés qu’à l’habitude. Un mélange causé par l’absence de maquillage, mais également par la semaine difficile qu’elle vient de vivre. Les nuits ont été difficiles, son sommeil peu récupérateur. « Tu ne peux pas imaginer combien ton invitation est tombée à point. », lui avoue-t-elle avec reconnaissance, alors que son regard s’égare vers les bains à proximité. L’appel de l’eau chaude est puissant, elle meurt d’envie de s’y glisser sans plus tarder.

Je m’étais promis de ne pas laisser mon esprit s’évader dans les méandres de mes questionnements et de mes regrets. Pas aujourd’hui. Pourtant, ma tisane à la main, je n’ai pas pu m’en empêcher. Jusqu'à ce que la voix de Blake m’arrache aux démons qui me hantaient. J’ai relevé les yeux vers elle et me suis redressée pour coller une bise sur chacune de ses joues. Comme moi, Blake avait les traits tirés, et ce n’était pas uniquement dû à l’absence de maquillage sur nos visages. Mon cœur se serra quand je lu la douleur dans le regard de mon amie. Une douleur que j’avais vue dans celui de Zekh et de tous ceux que Jay avait marqué au cours de sa bien trop courte existence. Je savais qu’une simple journée au spa ne pourrait l’effacer – comme cela n’effacerait pas mes propres troubles – mais peut-être que l’espace de quelques heures, mon amie et moi pourrions les laisser de côté et tenter de nous détendre. Je me suis relevée, un sourire tendre sur les lèvres. J’avais envie de protéger Blake, même si je savais qu’elle n’en avait probablement pas besoin. Ma nouvelle amie était coriace, sous ses airs angéliques. Peut-être ne le savait-elle pas encore, mais je sentais une certaine force émaner d’elle.

- Je suis contente que tu ais pu venir. Puis j’ai incliné la tête, un petit sourire amusé sur les lèvres. Au moins cette fois nous ne risquons pas de nous retrouver coincées sur une île peuplée d’indigènes.

Je me pinçai les lèvres pour retenir un petit éclat de rire ironique. La dernière fois que j’avais proposé un plan un peu original à Blake, l’exécution avait été catastrophique. Fort heureusement, je savais que cette fois-ci serait différente. J’ai délacé mon peignoir et désigné le jacuzzi un peu plus loin. Malgré la chaleur agréable des lieus, mes mains et mes pieds étaient gelés. Un symptôme que j’imputais aux pensées négatives qui continuaient inlassablement de torturer mon esprit.

- Que dis-tu de commencer par faire trempette là-dedans ?

J’ai proposé en remplissant une seconde tasse de tisane que je tendis à la jolie brune. Comme elle avait l’air plutôt partante, je me suis dirigée vers les bains et j’ai déposé ma robe de bain sur un transat avant de glisser dans le bassin. L’eau sembla bouillante au contact de ma peau, mais la brûlure était délicieuse, aussi je continuai de m’y enfoncer jusqu’au cou en poussant un soupir de contentement. J’ai calé mon dos contre le rebord en céramique et relevé les yeux vers Blake qui y pénétrait à son tour. Elle était superbe, avec son corps svelte et sa longue chevelure nattée dans une longue tresse. Exactement le physique que l’industrie du cinéma recherchait, et je n’étais pas étonnée qu’une grosse chaîne télévisée lui ai demandé d’incarner un personnage pour une de ses séries. Je faillis lui poser une question à ce sujet puis me suis souvenue de la deuxième règle que je m’étais imposée avant cette journée : ne pas parler boulot. Blake et moi étions ici pour nous détendre, pas nous crisper davantage. Et vu nos tronches, nous en avions grandement besoin.

- Je préfère te prévenir, j’ai profité de ta présence pour me lâcher un peu sur le programme de la journée, j’ai plaisanté alors qu’elle s’installait. Notre forfait nous donne accès à tout le spa ainsi qu’à un soin du visage, une manucure, un enveloppement et un massage… je me suis dit qu’il nous fallait au moins ça !, je lui fis un clin d’œil et enchaînai : les soins ne commenceront que dans une heure, donc nous avons tout le temps de profiter du sauna et du hammam. Tu es déjà venue ici ? Ils ont aussi des douches de vapeur « ambiancées » qui diffusent différentes odeurs, couleurs et sons en fonction de ton humeur.

C’était ma partie préférée du spa, après les soins, évidemment. J’adorais entrer dans ces douches et me plonger dans différentes ambiances. Rien de tel pour oublier le stress de la journée. C’était un spa haut de gamme, mais je n’y prêtais guère attention. J’étais tellement habituée à ce genre de luxe que je ne me souvenais même plus comment on vivait autrement. J’évitais d’y penser, autrement je plongerai dans une énième crise existentielle, me demandant à quel moment j’avais commencé à m’en foutre plein les poches, comme les capitalistes que je passais pourtant ma vie à combattre.

Le commentaire de Jaimie sur les indigènes arrache à Blake un éclat de rire sonore, et elle plaque aussitôt une main sur ses lèvres, se sentant rougir. Ce genre d’endroit est propice au silence, et elle ne veut pas paraître trop gauche. D’ailleurs, elle remarque une ou deux personnes qui lui lancent un regard courroucé, et elle leur adresse un simple sourire d’excuse avant de les reléguer aux oubliettes. Hors de question de laisser cette petite incartade gâcher son plaisir d’être ici. L’expérience de cette excursion avait été une sacré catastrophe, mais une fois le mauvais moment passé, elle pouvait y penser en riant. Au final, ça faisait une excellente histoire à raconter, et même si elle n’avait pas particulièrement apprécié toute l’expérience, elle ne le regrettait pas.

Blake abandonne son peignoir près de celui de Jaimie, accueillant avec plaisir la tasse bien fumante que celle-ci lui tend. Puis, hochant simplement la tête, elle la suit vers un jacuzzi, soupirant de plaisir alors qu’elle s’enfonce dans l’eau chaude. Elle s’assoit aux côtés de Jaimie, fermant les paupières pour mieux profiter du moment, portant sa tasse à ses lèvres pour prendre une petite gorgée. Le liquide lui brûle un peu la langue, mais rien de trop douloureux, au contraire – ça ne fait que la conforter dans son bien-être général, la réchauffe de l’intérieur. Elle n’arrive toujours pas à croire que Jaimie l’ait invitée ici, il faudra vraiment qu’elle trouve un moyen de la remercier. Lorsque celle-ci se met à énumérer le programme de la journée, Blake écarquille le regard, un large sourire se dessinant sur ses lèvres. Un sourire de gamine surexcitée, carrément. « C’est ma première fois ici. », précise-t-elle, rêvant déjà de ces saunas vapeurs que Jaimie vient de lui décrire. Un jour, peut-être, elle sera suffisamment riche pour pouvoir se permettre ce genre d’activité régulièrement. Elle rêve du jour où elle n’aura plus à trop se soucier de ses finances, ou du moins à ne pas avoir à se priver de faire quelques activités du genre sans avoir peur de carrément manquer d’argent pour subvenir à ses besoins vitaux.

Elle s’enfonce un peu plus dans l’eau, jusqu’à son menton, et déjà on peut voir ses traits se détendre. L’eau chaude lui fait un bien fou, elle sent déjà les muscles de son dos se relâcher un peu. « Et tous ces soins sont inclus dans les coupons cadeaux? Dis donc, j’adore ta boîte. » Elle reste silencieuse un moment, portant de nouveau sa tasse à ses lèvres, bercée par un puissant jet d’eau qui masse le bas de son dos. « Dis, je peux te confier un truc? Je ne peux pas vraiment en discuter, mais j’aimerais avoir ton avis… » Elle a bien conscience que cette entrée en matière assez évasive peut sembler étrange. Blake n’a pas envie d’embêter Jaimie avec ses problèmes, mais depuis quelques jours, elle ressent le besoin viscéral de se confier sur sa relation avec Zekh. Et elle ne peut en discuter avec qui que ce soit : si elle en parlait à une de ses amies de longue date, elle ne pourrait certainement pas taire l’identité de celui qui fait battre son cœur. Et avouer la vérité est, pour le moment, absolument hors de question. Jaimie semble donc être la candidate parfaite pour recevoir ses confidences, elle se doute bien qu’elle respectera son désir de taire certains éléments. Et, surtout, elle fait aveuglément confiance à son jugement.

Blake m’avoua que c’était la première fois qu’elle venait ici, ce qui me surprit légèrement. Puis je me suis souvenue de ce que c’était que d’être une étudiante à moitié fauchée. Pas que j’ai vraiment été en grande difficulté financière quand je faisais mes études, mais j’avais souvent dépanné des amis dans ce cas. J’avais toujours eu de l’argent, en fait. Sauf quand j’étais gamine. Je me revoyais dévaler les rues de Dublin avec mes vêtements trop grands puisque c’étaient ceux qui n’allaient plus au fils de la voisine. Ils étaient masculins, moches et troués, mais à l’époque je n’en avais rien à faire. Ils me permettaient de courir et de jouer, presque sans avoir froid. C’était tout ce qui comptait. Manquer de nourriture, c’était le plus dur. Mais la famille de Kylian, mon meilleur ami de l’époque, nous invitait souvent à manger pendant les fins de mois. Un truc que je ne comprenais pas à cette âge-là, mais qui avec du recul, prenait tout son sens. Par la suite, mon père avait hérité d’un empire financier à la mort de mon oncle, et nous n’avions plus jamais manqué de rien. Nous vivions carrément dans l’opulence la plus extrême. Comme mes parents étaient incapables d’éprouver la moindre affection envers personne, ils compensaient en remplissant mon compte en banque. Jusqu’à ce jour fatidique ou un scandale juridique déchira notre famille. Mon père à la barre des accusés tandis que je le mettais face à ses crimes. Ce jour où ils m’avaient déshéritée. Mais ma carrière était déjà lancée et je gagnais bien ma vie. Pas autant qu’aujourd’hui. Mais bon sang, je n’avais nullement besoin de tout ce que j’avais à présent. J’ai rapidement chassé ces pensées désagréables de mon esprit. Ce n’était ni le lieu, ni le moment.

J’ai regardé Blake s’enfoncer plus profondément dans l’eau et un sourire tendre étira mes lèvres. J’étais heureuse de l’avoir amenée ici. Plus heureuse encore de voir que les effets positifs du jacuzzi commençaient déjà à se faire sentir sur ma jeune amie. Ses traits semblaient plus détendus, et j’étais certaine que d’ici à la fin de la journée, elle se sentirait mieux. Du moins je l’espérais sincèrement, parce que sa douleur poignante m’avait profondément touchée, l’autre jour à l’enterrement. Elle me demanda si tous les soins étaient inclus dans les coupons cadeaux de ma boite. J’ai hoché la tête avec un sourire que j’espérais détendu. Lui cacher la vérité ne me mettait pas particulièrement à l’aise – j’étais pour l’honnêteté, même quand celle-ci était brutale, voire blessante. Mais je savais que Blake n’accepterait pas que j’assume seule les frais de notre journée à titre personnel. Même si ça ne représentais rien pour moi. Alors pour éviter de trop me prendre la tête, je me disais que comme c’était Ashburn Rose qui versait mon salaire, en quelque sortes c’était bien ma boite qui offrait. Donc je ne baratinais pas totalement. Sauf que je baratinais quand même. Comme avec Phoenix. Et une fois de plus, le sentiment d’être une fraude de bas étages me frappa en pleine gorge. Merde, mais détends-toi un peu ma grande !

Après ça, on a gardé le silence un moment, Blake et moi. Comme si nous étions toutes les deux happées par nos pensées. J’espérais que les siennes étaient plus sereines que celles qui revenaient en boucle dans mon esprit. Mais apparemment, ce n’était pas le cas. J’ai froncé les sourcils et me suis légèrement redressée pour la regarder.

- Oui, bien sûr.

Blake pouvait toujours me parler, j’espérais qu’elle le savait. Peu importe s’il s’agissait d’une broutille légale ou d’un problème personnel. Tout comme Zekh et les autres gars de The Dirty Conviction, je me sentais d’un fort instinct protecteur envers elle. Et plus les semaines passaient, plus j’en venais à la considérer comme une amie. Le genre d’amie que j’aurais voulu avoir des années auparavant… quand j’avais son âge. Mais qui n’avaient jamais croisé mon chemin.

- Est-ce que tout va bien ?

J’ai tout de même demandé, un peu inquiète.
 

Lorsque Jameson lui confirme qu’elle peut se confier à elle, Blake soupire de soulagement, et se contente d’hocher la tête lorsque l’avocate lui demande si tout va bien. Elle ne veut pas l’inquiéter inutilement : son problème n’est pas si grave. C’est juste qu’elle a besoin de parler, d’enfin se libérer du secret qui n’unit que Zekh et elle depuis plusieurs mois déjà. Elle maintient ses paupières clauses durant un moment, savourant la sensation de l’eau chaude contre sa peau, cherchant les bons mots pour pouvoir expliquer ses tourments à Jameson sans trop se compromettre. « Est-ce que tu as déjà été amoureuse de quelqu’un, sentir que c’est réciproque… Mais tout de même savoir que cette histoire est impossible? » Dit comme ça, ça lui semble bien mélodramatique, ce qui lui arrache un petit rire sans joie. Même si la situation entre Zekh et elle est loin d’être optimale, on est loin du Roméo et Juliette. « Enfin, pas impossible, mais très compliquée. », ajoute-t-elle pour ramener ses propos plus près de la réalité.

Elle ignore comment raconter son histoire à Jaimie sans trop en révéler, mais elle a confiance en elle, et au final, elle se dit que ce ne serait pas particulièrement mauvais que celle-ci connaisse toute l’histoire. Zekh lui en voudrait sûrement, mais elle a trop besoin de se vider le cœur et l’esprit pour réellement s’en soucier. Elle n’a qu’à éviter de révéler son identité, et laisser Jameson tirer ses propres conclusions. « Pour faire une histoire courte… J’ai commencé une histoire avec un ami de longue date, c’était complètement inattendu, et pourtant, tellement évident. Je n’ai jamais ressentie une telle connexion avec qui que ce soit. Physique, psychologique… C’est comme si on était fait pour être ensemble. J’ai l’impression qu’on s’aide à devenir des meilleures personnes, à se dépasser. On se chamaille toujours, mais c’est tellement… intense. Je n’ai jamais vécu quoi que ce soit de semblable. » Oh putain. Elle est raide dingue de lui, chaque mot qui s’échappe de ses lèvres le confirme. « On ne veut pas en parler, pour que ça ne fasse pas étrange avec nos amis, mais surtout, parce qu’il est connu. » Impossible que Jaimie ne fasse pas le lien avec l’un des membres du groupe. Elle connaît bien leur petite bande, elle sait qu’ils sont les seuls dans leur groupe d’amis à être mondialement connus. Avec un peu de chance, elle croira qu’elle fait référence à un autre membre du groupe que Zekh. Après tout, qui pourrait se douter que le leader du groupe s’engagerait avec une fille, lui qui est connu pour sa phobie de l’engagement et ses relations d’une nuit. « Je ne pensais jamais tomber amoureuse de ce type, et pourtant… je l’ai dans la peau. Et je pense que lui aussi. Mais on ne peut pas, il a un contrat qui stipule qu’il ne peut pas s’afficher avec une seule femme. » Elle en dit sûrement trop déjà, elle ignore si les autres membres du groupe ont la même clause sur leur contrat que Zekh. Mais maintenant qu’elle s’est lancée, elle ne peut plus s’arrêter. « Ça revient un peu au même que ce qui m’inquiétait sur mon propre contrat. Est-ce qu’il y a un moyen d’annuler ce genre de clause, sans trop de pénalité? »

Blake se sent coupable, d’une part parce qu’elle a l’impression que Jameson verra clair dans ses mots et qu’elle trahit ainsi Zekh, d’autre part parce qu’elle lui demande des questions d’ordre juridique alors qu’elles venaient ici pour décompresser, pour se changer les idées. Elle lui grimace un sourire d’excuse, avant de prendre une nouvelle gorgée de sa tisane. Malgré la boule qui se forme dans sa gorge, elle se sent également soulagée, espère simplement qu’elle ne vient pas de commettre une grossière erreur en s’ouvrant enfin sur cette relation.

Blake hocha la tête, me rassurant quelque peu. L’espace d’un instant, elle se mua dans un silence en fermant ses beaux yeux d’eau. Je l’ai laissée faire sans l’interrompre, prenant une gorgée de ma tisane. Le liquide brûla délicieusement ma gorge, réchauffant mon être. Puis je la reposai alors que Blake reprenais la parole, me demandant si j’avais déjà été amoureuse. Et si, malgré un amour réciproque, l’histoire avait été impossible. Ma gorge se serra et l’image d’un Phoenix de 21 ans, souriant, charmeur et badass, s’imposa à mon esprit avec la force d’un coup de poing en pleine face. Bon sang, ce que son retour dans ma vie pouvait me perturber. Ce que nous avions ressenti l’un pour l’autre, treize ans plus tôt, ce n’était pas de l’amour. Mais quelque chose de poignant, d’inachevé. Parce que les circonstances n’étaient pas optimales. Ou, comme dirait Blake, compliquées. Je pinçai les lèvres, et hochai la tête, essayant de cacher mon trouble.

- Pas tout à fait : je n’ai jamais été amoureuse. Mais j’imagine assez bien ce que tu veux dire, oui.  

Les mots s’étaient écoulés de mes lèvres avant que je puisse les retenir, les censurer. D’ordinaire, je ne m’épanchais pas sur mes états d’âmes. Comme si le fait de ressentir des émotions était une faiblesse. Mais l’amitié et le respect que j’avais envers Blake me poussait à être sincère. D’autant qu’elle s’apprêtait à m’ouvrir son cœur, sur un sujet qui était incontestablement intime. J’ai hoché la tête, pour l’encourager à continuer son récit. Un léger sourire flotta au coin de mes lèvres alors que je l’écoutais me parler de son histoire passionnée avec un ami de longue date. J’étais touchée par la force des sentiments qui l’animaient. Par l’intensité indéniable de la passion qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre. Mon sourire se figea légèrement quand elle me précisa que cette union était secrète, auprès de leurs amis, mais aussi parce que l’élu de son cœur était célèbre, et qu’un contrat l’empêchait de s’engager avec une seule femme. Bon sang, elle est en train de me parler de Zekh. Tout d’un coup, tout s’éclaira dans mon esprit. Le doute que j’avais surpris dans le regard de ‘mon’ musicien avant qu’il ne ne succombe à son désir. Puis ses explications brumeuses après notre dernière étreinte. C’était elle, LA femme de qui Ezékhiel était tombé amoureux. Celle qu’il avait l’impression de tromper lorsqu'il s'abandonnait à mes caresses. Quelque part, je me demandais même comment je m’étais démerdée pour ne pas faire le rapprochement plus tôt. Blake et Zekh. C’était une évidence. Ils étaient faits pour être ensemble. J’eus un petit pincement au cœur. Ce qui nous unissait lui et moi n’avait rien à voir avec de l’amour. C’était une amitié profonde, agrémentée d’une attirance physique comme j’en avais rarement connue. Notre arrangement avait fonctionné de longues années, en grande partie parce que lui comme moi étions d’éternels célibataires. Deux loups solitaires qui trouvaient un refuge dans les bras l’un de l’autre. Mais aujourd’hui, il avait une personne avec qui partager son cœur en plus de sa chair. Et ça me rendait heureuse ; mais un peu triste, aussi. Parce que putain, il me manquait. Je me repris tout de même rapidement, et mon sourire s’élargit de nouveau. Empreint de tendresse, et d’une certaine nostalgie. J’espérais que Blake ne le remarquerait pas. Ce serait étrange, et inconvenant. D’autant que Blake et Zekh semblaient déterminés à garder cette union secrète. Alors j’ai gardé le silence, me contenant de froncer les sourcils alors que je me concentrais. Je me souvenais de cette clause dans le contrat d’Ezékhiel. Une clause merdique, contre laquelle je l’avais mis en garde à l’époque. Je n’avais jamais aimé ce genre de jeux marketing auxquels se livraient les agents et maisons de disque pour capitaliser sur le sex-appeal de leurs artistes. Zekh Bridgestone, la rockstar volage ! Le tombeur ! L’homme que toutes les filles voulaient avoir. Que toutes pourraient avoir, puisqu’il s’offrait à elles sans s’engager avec personne. Le bad boy que ses groupies rêvaient d’amadouer en se disant qu’avec elles ce serait différent. « Pourquoi tu veux changer cette clause, puisque c’est exactement ce que je suis ? », il m’avait demandé, l’insouciance incarnée. « Parce qu’un jour peut-être, t’en auras marre de cette image à la con, que tu rencontreras une fille avec qui ce sera différent, et que t’auras pas envie qu’un contrat merdique te dicte comment vivre ta relation. » Il avait haussé les épaules et m’avait sorti un truc du genre : « Franchement, tu me vois avec une seule nana ? ». J’avais pas répondu, mais ouai, je le voyais bien. Parce que qu’il pouvait se la jouer branleur autant qu’il le voulait, il aurait été incapable d’écrire des morceaux aussi touchant s’il n’avait pas eu un grand cœur. S’il était incapable d’aimer. J’ai laissé échapper un profond soupir et secoué légèrement la tête.

- C’est pas simple. Il faudrait que je voie le contrat pour te donner une réponse précise.

Ou plutôt que je revois le contrat, histoire de me le remettre en tête. Mais Zekh et elle avaient tellement l’air de tenir au secret de leur romance que je me voyais mal lui citer les clauses que j’avais moi-même aidé à rédiger des années plus tôt. Néanmoins, j’essayai de me souvenir des grandes lignes, histoire de lui faire une réponse qui pourrait un minimum apaiser les questionnements qui la bouffaient de l’intérieur.

- Ça dépend de beaucoup de choses. Il faudrait vérifier les dates d’application pour voir si la clause n’est pas déjà obsolète, et faire attention à la modifier lors d’un éventuel renouvellement du contrat. Après, si elle est encore d’actualité, tout dépend de la motivation de ton petit ami à la faire sauter, et de sa marge de négociation. S’il rapporte beaucoup d’argent et menace de se tirer à la concurrence, son label risque de faire un peu la gueule et d’accepter quelques amendements…

Et merde. Le coup du label m’avait échappé. Je n’étais pas censée savoir que le mystérieux amoureux de mon amie était musicien. J’espérais qu’elle était trop préoccupée par cette affaire pour y prêter attention, et m’empressai de continuer.

- Ça dépend aussi pas mal des capacités de persuasion de son représentant légal. Quand il s’agit d’un contrat, tout est toujours modifiable. Le plus compliqué, c’est de mettre toutes les parties d’accord sur une nouvelle orientation commune. Ça ne veut pas dire que c’est impossible.

Et par toutes les parties, j’entendais bien évidemment le label, Ezékhiel, Blake, mais aussi les autres membres de leur groupe. Parce que je n’étais pas certaine que les trois musiciens restant acceptent de mettre leur carrière sur la sellette pour que leur chanteur puisse s’adonner à la passion dévorante qu’il ressentait pour la petite sœur de Nick. Quel bordel ! Blake n’avait pas mentit lorsqu’elle disait que la situation était complexe. J’ai reposé mon dos contre le rebord du jacuzzi et terminé ma tisane avant de chercher à nouveau le regard de Blake.

- Après il faut aussi te demander si c’est vraiment ce que tu veux, toi. Tant que votre relation reste secrète, elle vous appartient, et rien ne peut la toucher. Le jour où vous la rendez publique, entre ta notoriété future et celle de ton petit ami, tu peux être certaine que le grand public s’en emparera… à sa manière. Et crois-moi, ce genre de médiatisation n’est jamais facile à gérer.

Tristement, je parlais en connaissance de cause. A travers mon métier, j’avais souvent été exposée dans les médias. Le plus difficile étant lorsque j’avais envoyé mon père derrière les barreaux dix ans plus tôt, après avoir traîné son entreprise en justice et obtenu gain de cause. Les articles tapageurs m’avaient rendue tellement dingue que j’avais fui mon continent natal pour habiter quelques années en Europe. Et aujourd’hui, j’étais tétanisée à l’idée de voir mon nom apparaître à nouveau dans la presse, aux côtés de celui de Phoenix. Car mon petit motard rebelle avait eu la grande idée de devenir champion national de boxe depuis notre première rencontre. Et que les circonstances de la mort de sa précédente épouse avaient noircit bien des pages…
 

Blake écoute Jameson alors qu’elle lui explique la complexité de la chose, et la jeune femme boit ses paroles, un regard inquiet rivé vers le visage de son amie. Ils sont vraiment dans la merde, mieux vaudrait qu’ils ne se soient jamais sauvés vers cette chambre de motel pourrie, quelques mois plus tôt. Sa vie a complètement basculée depuis cette nuit, et si elle est comblée de la présence de Zekh dans sa vie, elle vit une angoisse constante, une anxiété sourde qui s’insinue dans chacune de ses pensées. Elle est amoureuse, elle voudrait pouvoir le hurler au monde entier, afficher son bonheur aux yeux de tous. Elle voudrait pouvoir sortir avec lui, marcher côte à côte sans avoir peur de lui prendre la main, pouvoir lui voler un baiser sans crainte de voir des hordes de paparazzis jaillir face à eux. Et si la série dans laquelle elle vient d’obtenir un rôle est aussi prometteuse qu’elle le paraît, les choses n’iront pas en s’améliorant. Parfois, elle aimerait bien qu’ils n’aient jamais eu leurs aspirations artistiques. Si Zekh s’était trouvé un boulot local plutôt que partir pour les États-Unis, reléguant son groupe à un simple passe temps, où en seraient-ils? Certes, les choses seraient sans doute complètement différentes, peut-être ne seraient-ils pas suffisamment proches pour avoir une relation. Peut-être auraient-ils réagi différemment à l’annonce du mariage de leurs parents, peut-être n’auraient-ils jamais embarqué sur la bécane de Zekh pour se retrouver dans un village perdu. Non, à bien y penser, elle ne changerait rien à leur histoire. Parce que malgré le stress, malgré la peur et les doutes, jamais elle ne s’est sentie aussi vivante.

Lorsque Jameson mentionne le label, Blake hausse brusquement les sourcils, sentant ses joues se teinter de rouge. Avec un peu de chance, Jameson croira que ce changement de couleur est davantage dû à la chaleur de l’eau plutôt qu’à la certitude d’avoir été coincée. En même temps… ça la soulage de comprendre que Jameson sait. Leurs regards se croisent, et Blake se mord la lèvre inférieure, incapable de soutenir le regard de Jaimie. Elle espère simplement qu’elle ne regrettera pas d’avoir fait confiance à l’avocate. « C’est bien ce que je veux. C’est ce que j’ai toujours voulu, sans même le savoir… », finit-elle par soupirer. « Je sais que ce ne sera pas facile. Mais je préfère affronter tous les médias du monde plutôt que d’imaginer ma vie sans lui. » Les paroles qui franchissent ses lèvres la surprennent, et elle pince les lèvres en secouant légèrement la tête. « Tu dois me trouver pathétique, avec mes phrases toutes faites. », dit-elle sur un ton léger en grimaçant un sourire d’excuse. Combien de filles ont-elles dit des trucs semblables à propos de Zekh, ce bourreau des cœurs? Mais elle sait qu’elle est différente. Non seulement le lui a-t-il dit à plusieurs reprises, mais elle le voit, elle le sent. Ce qu’ils vivent est absolument unique. « Et Jaimie..? », commence-t-elle, levant un regard innocent vers son amie. « Nick ne sait pas. » Elle sait bien que Jameson a compris, sans même qu’elle ait besoin de lui dire l’identité de celui qui fait battre son cœur. Et elle devine que son amie comprendra ce que cette ultime phrase implique. Nick ne sait pas, et surtout, Nick ne doit pas savoir.

« Mesdames? L’esthéticienne est prête pour vos soins. Si vous voulez bien me suivre… » Blake envoie un regard reconnaissant vers l’employée, profitant de la situation pour échapper à ces confidences qui se révèlent bien gênantes pour elle. Elle sort donc de l’eau chaude, attrapant une moelleuse serviette pour éponger son corps avant de se glisser dans un peignoir. Déjà, elle sent les bienfaits de la relaxation qui s’insinuent dans ses muscles, qui détendent son esprit. Et encore, elle n’a pas eu son massage. Il faudra vraiment qu’elle trouve un moyen de remercier Jameson de l’avoir invitée ici. Toutes les deux suivent sagement l’employée vers une petite salle où deux esthéticiennes les attendent. La manucure est le premier soin prévu au programme, et Blake ne prend qu’une seconde pour faire son choix, optant pour le noir. Une couleur qu’elle adore, et qui a le mérite de fonctionner avec tous ses vêtements. Elle s’assoit donc devant l’une des esthéticiennes, lui présentant ses mains avec un peu de timidité. Ses ongles ne sont pas très bien entretenus, mais elle est certaine que l’employée saura faire des merveilles. « Bon, j’ai assez parlé de moi. À ton tour. », annonce-t-elle en jetant un regard pétillant vers Jaimie. « C’est étrange, je me sens de plus en plus proche de toi, mais en même temps j’ai l’impression de tout ignorer de ta vie. Ça ne fait pas de moi une très bonne amie. »

Blake n’eut même pas besoin de réfléchir à la question. Elle était sûre d’elle et de ses sentiments, et préférait affronter tous les obstacles qui se dresseraient entre elle et Zekh. Parce qu’elle ne pouvait imaginer sa vie sans lui. J’ai hoché la tête, et mes lèvres ont esquissé un sourire ému. Je trouvais ça vraiment touchant, ce qu’elle disait. Et vu l’éclat qui brillait dans le fond de ses yeux d’eau, je ne pouvais douter un seul instant de sa sincérité. Tout comme j’étais convaincue par la force des sentiments qu’Ezékhiel éprouvait à son égard. Ça faisait des années que je le connaissais, et que nous étions intimes. Et s’il m’était déjà arrivé de devoir mettre un frein à nos ébats lorsque je fréquentais un homme qui souhaitait être exclusif, ça n’avait jamais été son cas, à lui. Blake était la première à qui il voulait être fidèle. Pour qui il voulait essayer. Et le connaissant, ça voulait dire beaucoup. Au final, ils s’étaient excessivement bien trouvés.

- Bien sûr que non, ça n’a rien de pathétique. Au contraire, je te trouve plutôt courageuse.

Je l’ai rassurée avec un sourire encourageant. En réalité, je n’étais pas loin de l’admirer. Il fallait avoir un certain courage pour savoir écouter son cœur quand il s’emballait. Pour croire en la force de leur amour au lieu de courber l’échine devant les difficultés qui se présenteraient à elle. Je ne savais pas si j’en serais capable, à sa place. Et je n’avais pas vraiment envie de le découvrir. Dans ma vie, j’avais affronté bien des batailles. Juridiques, familiales, activistes. Des batailles violentes et parfois tragiques. Mais avec des variables que je maîtrisais, des conséquences que j’étais prête à assumer. Mais l’amour, c’était une zone d’ombre pour moi. Et je me sentais plutôt lâche du côté du cœur. L’histoire avait prouvé à de nombreuses reprises que je ne me battais jamais trop longtemps pour mes idylles. Je préférais largement quitter le navire avant qu’il ne soit trop tard. J’aimais me dire que c’était mon amour de l’indépendance et de la liberté qui me faisaient agir ainsi. Mais quelque part je me doutais qu’il n’en était rien. J’avais peur de la tempête. De perdre le contrôle. De trop m’attacher, et de finir par en souffrir. Blake me tira de ma mélancolie en me précisant presque timidement que Nick n’était pas au courant ; me signifiant au passage qu’elle savait que j’avais deviné l’identité de son mystérieux petit ami. J’eus un léger froncement de sourcils surpris. Les deux jumeaux étaient tellement proches que j’imaginais difficilement Blake lui cacher quelque chose de si important pour elle. Mais je n’allais pas remettre en cause son jugement. Si Zekh et elle estimaient devoir cacher leur union, alors je protègerai leur secret. J’avais été élevée avec des principes de bikers : loyauté, honneur et respect. Trois mots qui formaient le socle de mes valeurs. J’ignorais si Blake avait délibérément laissé échapper quelques indices pour que je devine de qui elle parlait, mais ça n’avait pas la moindre importance pour moi. Elle m’avait confié quelque chose qui lui pesait sur le cœur, et ses paroles ne quitteraient jamais cette pièce.

- Ça tombe bien : moi non plus je ne sais rien.

J’ai répondu avec un bref hochement de tête et un sourire entendu. Une façon de lui signifier que son secret était en sécurité avec moi. Même à Zekh, je n’en parlerai pas. A moins qu’il n’aborde lui-même le sujet. Au même moment, l’hôtesse du spa nous invita à la suivre pour nous mener jusqu’à la salle où nous devions recevoir nos soins. Un sourire aux lèvres, j’ai fait signe à Blake de passer la première et je lui ai emboité le pas, m’enroulant dans mon peignoir après m’être rapidement séchée. La salle où les hôtesses nous attendaient sentait le bois chaud et la bougie. Une odeur qui me relaxa instantanément. J’ai remercié l’hôtesse puis me suis installée dans le fauteuil confortable que me désignait l’une des deux esthéticiennes, soupirant d’aise lorsqu’elle recouvrit mes jambes d’une couverture chaude et douce. Elles apportèrent ensuite un petit plateau contenant plusieurs vernis à ongles, nous demandant de choisir une couleur qu’elles appliqueraient après le soin. Blake opta immédiatement pour le noir, une couleur qui lui allait définitivement bien. Quant à moi, j’hésitais. Comme ma jeune amie, j’adorais les couleurs sombres. Mais pour le travail, je devais en général choisir quelque chose de plus passe partout. Je n’avais pas osé porter de couleur voyante depuis une bonne dizaine d’années. Oh et puis merde, je suis associée maintenant ! Si le vieux Donald a un problème avec mon style, il n’aura qu’à venir s’en plaindre directement. En vérité, j’étais sûre qu’il ne le ferait pas. Après quelques prises de bec assez acides, le grand patron de la boite préférait m’éviter dans les couloirs. Moi, j’attendais juste qu’il prenne sa retraite et je lui foutais la paix, tant qu’il ne mettait pas son nez dans mes dossiers. Un sourire ravi sur les lèvres, j’ai donc désigné une couleur assez sombre, entre le pourpre et le lit de vin. J’ai laissé l’esthéticienne nettoyer mes mains et y appliquer un masque hydratant, relevant les yeux vers Blake qui décréta avoir assez parlé. Comme je n’imaginais pas une seconde qu’elle puisse être sérieuse, je lui ai répondu par un sourire chaleureux. Ce dernier mourut légèrement sur mes lèvres lorsqu’elle continua, m’expliquant elle se sentait de plus en plus proche de moi, mais qu’elle avait l’impression de tout ignorer de ma vie, culpabilisant de ne pas être une bonne amie. J’ai pincé les lèvres et secoué la tête.

- Ne dis pas ça, j’apprécie énormément ta compagnie et ton amitié. J’ai protesté avec un léger froncement de sourcils, avant d’incliner la tête avec un petit sourire contrit. Et puis honnêtement, si tu as l’impression de ne pas me connaître, c’est plutôt de ma faute. Ça te semblera peut être idiot, mais j’ai surtout des relations professionnelles. Alors je n’ai pas l’habitude de partager beaucoup de choses intimes avec les personnes que je côtoie, même en dehors du bureau, parce qu’en général ce sont des collègues, ou des voisins. J’ai roulé des yeux, réalisant à quel point mes propos ne faisaient pas rêver concernant ma morne vie. Mais je suis heureuse de t’avoir, toi.

J’ai ajouté avec sincérité. D’ailleurs, en cet instant précis, je me suis demandé si je ne devais pas lui avouer avoir eu une liaison avec Zekh ces dernières années. Et qu'il y avait mit fin pour lui être fidèle. Mais techniquement, j'avais un doute affreux concernant les dates, et il était possible que nous ayons partagé son corps pendant un court laps de temps. Et si ma loyauté envers Blake était forte, elle n'égalait pas encore celle qui me liait à Ezékhiel. De plus, j'avais peur qu'un tel aveu fasse plus de mal que de bien. Alors je me suis tournée vers quelque chose de plus... safe.

- Voyons... j'ai réfléchit à haute voix. Je peux te dire que jusqu'à aujourd'hui, je n'aurais jamais imaginé ou souhaité me marier. J'ai toujours eu l'impression que ce n'était pas pour moi. Trop conventionnel. Et aussi une perte totale de liberté. Je crois que quelque part, c'est parce que je n'avais pas rencontré celui qui pourrait me donner des ailes. Faire battre mon cœur comme le tient bat en ce moment. Et je suis maintenant convaincue qu'une fois qu'on l'a trouvé, on ferait n'importe quoi pour sceller son destin avec lui. Parce que la liberté, ça se rêve aussi à deux.

Ma voix se brisa légèrement sur cette dernière phrase, sans trop que je sache pourquoi. Peut-être parce que je venais de toucher une corde sensible, sans le savoir. Bordel de merde. La liberté. Cet idéal après lequel Phoenix et moi avions roulé toute la nuit treize ans plus tôt. Je n'avais jamais cessé de la chercher, sans la trouver. Inconsciemment, peut-être que c'était lui que je recherchais. Et puis il était revenu, et voilà que mon cerveau s'embrasait à nouveau. Pour le monde entier, nous faisions semblant d'être un couple. Et je craignais que mon cœur s'emballe un peu trop à cette idée. Ce que je voulais éviter, à tout prix. Parce que tout était trop compliqué. Et que j'étais une putain de lâche quand il s'agissait d'écouter cet organe de la passion.

- Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça, j'ai marmonné en fronçant légèrement les sourcils. Comme je te le disais, je ne suis pas très douée pour ce genre de discussion. Mais ça viendra... peut-être.

Le ridicule de la situation me fit sourire, un instant. J'ai échangé un regard amusé avec Blake, et puis j'ai fermé les yeux, me laissant happer par douce fermeté du massage que l'esthéticienne offrait à ma main.

- En attendant, profitons de ce moment hors du temps.

Et c'est ce que nous fîmes, exactement. Au rythme des soins et des massages qui se poursuivirent jusqu'au soir. Enfin, nos corps réchauffés en profondeur et tellement détendus que j'étais à deux doigts de m'endormir, ma nouvelle amie et moi avons repris la direction des vestiaires pour nous changer. Et après une dernière étreinte amicale, nos chemins se sont à nouveau séparés. Mais contrairement à ce matin, j'avais un sourire sur les lèvres, alors que je conduisais. C'était une belle journée. J'étais heureuse d'avoir pu passer du temps avec Blake dans un contexte purement amical. Heureuse pour elle et pour Ezékhiel. Et de me sentir un peu plus proche d'elle.