Sa journée de travail avait été longue – bien trop longue à son humble avis. S’il n’avait jamais été particulièrement enthousiaste à l’idée de travailler dans l’entreprise de son père, c’était désormais pire : il livrait une bataille perpétuelle contre lui-même. C’était tous les jours le même rituel : se lever tôt, faire du sport, déjeuner, et aller embrasser sa fille. Ensuite, bien trop rapidement au goût de Carlisle, la baby-sitter de Maya arrivait et prenait le relais. Il mettait du temps avant de se résigner à partir au travail, souhaitant profiter de quelques minutes supplémentaires en compagnie de sa progéniture. Et cette séparation, qu’il vivait à chaque fois comme un déchirement, était particulièrement douloureuse. Par chance, sa fille lui épargnait pour le moment les crises et les larmes. Il déposa ses clés de voiture dans l’entrée, scandant un habituel « Je suis rentré ! » pour prévenir la baby-sitter qu’il était prêt à prendre le relai. Mais cette fois-ci, seul le silence lui répondit. Il déglutit, et sentit aussitôt une boule se former au creux de son ventre. Il quitta précipitamment l’entrée, et s’arrêta à l’entrée de son salon, stupéfiait. Quelques bougies étaient allumées sur la table basse du salon, et Carmina se tenait debout, sa fille entre ses bras. Elle l’accueillit d’un sourire sincère, et lui souhaita un bon anniversaire. « Pour moi ? » Murmura l’ancien pilote, surpris d’être soudainement devenu le centre d’intérêt, même s’il s’agissait de son anniversaire. Il s’avança vers Carmina, qui tenait Maya dans ses bras. Le visage de sa progéniture s’éclaira lorsqu’elle vit apparaître le visage familier de son père, et ce dernier se sentit immédiatement fondre. D’ici quelques années, elle le mènerait par le bout du nez, et il le savait pertinemment. Mais quelle importance ? Il était dingue de sa fille, et était prêt à tout pour elle. « Je peux ? » Murmura-t-il en tendant les mains vers Maya, impatient de pouvoir la serrer contre lui. Carmina céda, et lui passa leur fille. Un sourire sincère passa sur son visage. Il embrassa au passage la tempe de l’Australienne avec douceur, se réjouissant de pouvoir profiter d’un moment à trois. En famille. « Merci. » Souffla-t-il. « Merci pour tout. » Précisa-t-il. Pour avoir pris le temps de décorer son salon pour fêter son anniversaire. Pour se donner du mal, à chaque jour qui passe, afin de devenir une meilleure mère. Pour avoir réalisé un de ses rêves, en faisant de lui un père.  

Quand Carmina avait voulu s’occuper du coucher de sa fille, Carlisle n’avait pas pu le lui refuser. Il avait été transporté de joie en voyant l’air satisfait qu’affichait l’héritière. Après avoir laissé la mère et la fille seules pendant de longues minutes, l’Australien alla à leur rencontre. Mais le spectacle auquel il fut confronté le laissa silencieux et observateur. Carmina berçait leur fille, et couvrait cette dernière de délicates caresses. Finalement, elle déposa Maya dans son lit et, après un dernier baiser son front, se tourna vers la sortie. « Les couchers se passent de mieux en mieux, je trouve. » Murmura l’ancien pilote, alors que Carmina se rapprochait de lui. Ils restèrent un moment dans l’embrasure de la porte, observant silencieusement leur fille dormir. Les premières semaines après la naissance de Maya, Carlisle avait passé de longues nuits debout. Sa fille avait eu des difficultés à s’endormir. Et puis, sans aucune explication, elle se mettait à hurler pendant des heures – et rien ne pouvait y faire. Il avait beau la nourrir, la changer, la bercer : rien ne calmait les terribles colères de sa fille. Il s’était inquiété, et les différents médecins qu’il avait vus s’étaient montrés encourageants. Ils disaient que la situation ne durerait pas, qu’elle était en plein sevrage, qu’il fallait se montrer patient. Et quand il avait commencé à croire qu’il ne verrait jamais la moindre amélioration dans cette situation, les nuits de Maya s’étaient faites plus longues. Ses pleurs s’étaient espacés. Et il avait respiré plus profondément, rassuré. Aujourd’hui, il avait le sentiment de profiter pleinement de sa paternité – et il espérait que cela durerait le plus longtemps possible. « Ça va. Il n’est pas si tard. » Déclara l’Australien. Il ferma la porte de la chambre de sa fille le plus doucement possible, avant de faire quelques pas en direction du salon. « Tu veux boire un dernier verre ? » Demanda-t-il, alors qu’il s’emparait de la bouteille de champagne à moitié vide qui traînait sur la table basse du salon – où ils avaient pris le dessert. Mina avait insisté pour que Carlisle souffle ses quarante bougies – et ce dernier, plutôt que de décliner, avait accepté. Il savait que cela faisait plaisir à la mère de sa fille, et que ces quelques bougies étaient le symbole même du temps qu’elle avait passé à préparer cette soirée. « Je te ramènerai ensuite, si tu veux. Tu n’auras pas besoin d’appeler un taxi. » Il vivait sur les hauteurs de Brisbane, tandis que Mina logeait dans un des luxueux hôtels du centre-ville. C’était là qu’elle avait trouvé refuge, après une énième dispute avec Carlisle. Cependant, ces derniers temps, les deux Australiens avaient passé beaucoup de temps ensemble avec leur fille.  

Il haussa les épaules. C’est vrai qu’il manquait de sommeil ces derniers temps, mais il aimait aussi l’idée de pouvoir passer du temps en famille. Alors, malgré la fatigue et la pression quotidienne qu’il subissait, Carlisle tenait bon. Sa fille avait besoin de lui, et lui avait terriblement besoin d’elle. Chaque seconde passée à ses côtés était un pur bonheur, et il n’y renoncerait pour rien au monde. « Je vais avoir quelques jours entre Noël et Nouvel An. Ça ne me fera pas de mal. » Admit-il en souriant. Il n’avait pas encore de projet, mais il proposerait vraisemblablement à Mina de passer du temps ici, chez lui, avec Maya. Ils pourraient peut-être se prendre quelques jours, loin de Brisbane. « Serais-tu devenue raisonnable ? » Plaisanta-t-il, alors que la mère de sa fille lui disait qu’elle ne prendrait qu’un verre ce soir. L’ancien pilote était persuadé que, moins d’un an plus tôt, son discours aurait été radicalement différent – pour ne pas dire opposé. « Comme tu voudras. » Déclara-t-il en ouvrant une dernière bouteille de champagne. Il en servit dans deux flûtes, et en tendit une à Carmina. « A cette soirée. » Il trinquait en son honneur, parce qu’elle s’était sincèrement décarcassée pour organiser cette surprise. Carlisle n’avait pas été insensible à cette délicate attention, bien au contraire. « Skylar ? Ma cousine ? » Demanda l’Australien en arquant un sourcil. « Qu’est-ce qu’elle te voulait ? » Il était sincèrement surpris d’entendre une telle chose. Il n’avait pas vu Skylar depuis des semaines – avant même la naissance de son enfant, d’ailleurs. Il avait bien sûr évoqué la grossesse de Carmina avec sa famille, lorsqu’elle était arrivée à terme. S’il avait protégé ce secret pendant des mois, ce n’était pas innocent : il avait voulu avoir la paix, et laisser la mère de son enfant appréhender le plus sereinement possible cet événement. Mais cacher la vérité n’avait plus été possible ; sinon, comment expliquer qu’il allait prendre subitement deux semaines de congés, et ensuite travailler au ralenti pendant quelques mois ? Le pilote écarquilla les yeux, abasourdi par les questions qui s’échappaient des lèvres de la mère de sa fille. « Je… Quoi ? » Comment pouvait-elle croire qu’elle avait gâché sa vie ? Ne lui avait-il jamais fait part de son bonheur d’être devenu père ? Ne lui avait-il jamais dit qu’il était comblé quand il tenait sa fille entre ses bras ? Evidemment, leur situation n’était ni idéale, ni idyllique. Leur vie sentimentale aurait pu être différente, voire meilleure. Mais il avait à cœur de construire quelque chose de stable avec Mina. Ça prendrait peut-être du temps, mais il savait qu’ils étaient tous deux sur la bonne voie. « Est-ce que Skylar a essayé de te retourner le cerveau ? » Il connaissait sa cousine, et savait qu’elle n’était pas toujours tendre. Lui-même en avait pris pour son grade, lorsqu’elle avait appris qu’il allait devenir père. Elle l’avait traité d’idiot naïf et avait, une fois de plus, ramené le sujet Amal sur le tapis. « C’est plus compliqué que ça. » Admit l’ancien pilote en secouant la tête. « C’est vrai que j’ai démissionné de chez Cathay Pacific à cause de ce qui s’est passé entre nous. » Il ne s’était pas vu rester dans la compagnie alors qu’il avait eu une relation extra-conjugale, avec la fille du patron qui plus est. Et quand elle était venue le trouver pour lui annoncer que leur nuit à New-York avait eu une conséquence inattendue, il avait été conforté dans sa décision. Il lui était clairement impossible de rester chez Cathay Pacific alors qu’il s’apprêtait à avoir un enfant de sa future patronne. « Mais j’aurais aussi pu trouver du travail dans une autre compagnie aérienne. » Vu ses compétences et le parcours professionnel qu’il avait eu, il n’aurait eu aucun problème à se faire embaucher par une autre compagnie. Pilote formé, expérimenté et ayant des rapports élogieux : on se ne passait pas d’un élément comme Carlisle. « Et finalement, je suis allé retrouver mon père. Comme il l’a toujours voulu. Comme il en avait toujours été question. » Et ce, même si ce projet ne réjouissait pas l’Australien. Ce dernier avait eu une chance dans la vie : découvrir sa passion, et être en mesure d’en vivre. N’importe quel parent sensé se serait réjoui ; pas le chef d’entreprise Bishop. La passion du fils avait été un frein aux ambitions du père, et les tensions entre les deux étaient rapidement apparues. Jusqu’à ce que Carlisle rentre dans le droit chemin, et accepte finalement de céder, et de venir travailler avec son géniteur. « Je sais que je ne suis pas la personne la plus expressive et la plus démonstrative qui soit. Je sais que je suis souvent distant et que j’ai été dur avec toi. Et je sais que je devrais être un peu plus attentif à toi. » Déclara-t-il à voix basse, avant de porter sa flûte de champagne à ses lèvres. Parler à cœur ouvert avec Carmina n’était pas simple ; d’une certaine façon, l’Australien craignait d’être jugé. Ils avaient déjà eu de longues et profondes conversations, mais à chaque fois, elles concernaient Maya. Là, c’était d’eux, et d’eux seulement qu’ils parlaient. « Non. » Souffla l’ancien pilote en secouant la tête. « Même si ça n’a pas toujours été facile, même si on risque de s’engueuler encore de nombreuses fois… Tu m’as apporté plus de bonnes choses que de mauvaises. » A commencer par Maya, qui dormait sagement à quelques mètres de là. « Pourquoi ? Tu regrettes quelque chose ? »

« J’en ai besoin. » Il était épuisé, et commençait à être tendu. Si la fatigue y était pour beaucoup, il soupçonnait aussi que l’éloignement d’avec sa progéniture ne facilitait pas son épanouissement. Elle lui manquait, constamment. Il s’inquiétait pour elle, constamment. « Maya. » Répondit-il avec un petit sourire amusé. Sa fille, son obsession. Depuis qu’elle était née, il n’aspirait plus qu’à une chose : passer le plus de temps possible avec elle. Combien d’heures avait-il consacré à l’amener en ballade ? A jouer avec elle ? A la regarder dormir ? Soudainement, elle était devenue sa priorité numéro un. Sa carrière, qui avait jusqu’à maintenant été essentielle, avait été reléguée au second plan. Faire une heure de footing tous les matins, jouer au tennis deux fois par semaine, et s’entraîner à la boxe le reste du temps n’était plus si important. Sa vie avait été chamboulée, et dans le bon sens du terme. « Et ça me ferait plaisir que tu passes toi aussi du temps avec nous. » Admit-il, sur un ton un peu hésitant. Carlisle appréciait les fêtes de fin d’année, et il n’envisageait pas de les passer loin de sa famille. Alors certes, la situation n’était ni parfaite, ni idéale, mais elle avait tout de même le mérite d’être. Si elle acceptait, l’ancien pilote songerait à une escapade en famille, à trois. L’Australie regorgeait de coins magnifiques et paradisiaques ; ils pourraient donc passer des moments exceptionnels, ensemble, loin de l’agitation de Brisbane. « Si ça te dit, évidemment. » Ajouta-t-il à voix basse, conscient qu’il s’était peut-être un peu trop avancé. Il marchait sur des œufs avec Mina, ne sachant jamais trop sur quel pied danser. Il ne voulait pas lui forcer la main, alors qu’elle faisait des efforts considérables pour être une bonne mère pour sa fille. Il ne voulait pas la voir s’enfuir, alors que les choses commençaient à s’apaiser entre eux. « Je sais. Je sais qu’on est sur la bonne voie. » Confia-t-il.

Lorsque Carmina lui avait parlé de Skylar, son sang n’avait fait qu’un tour. Il avait aussitôt compris que la visite de sa cousine à l’héritière Farrell n’avait rien d’anodin et de bien-pensant. Pour une fois, elle s’était rangée du côté de son père et ne s’était pas gênée pour lui dire qu’il n’était qu’un idiot, doublé d’un crétin. Un petit con qui avait été aveuglé par une fille trop belle, trop jeune, trop interdite. Qu’il avait été bêtement dominé par ses hormones, et que les conséquences de ses actes allaient lui pourrir éternellement la vie. « Je lui dois. » Répondit l’ancien pilote en secouant la tête. Même si les relations avec son père n’avaient jamais réellement été au beau fixe depuis la mort de Mary Bishop, Carlisle n’avait jamais été en mesure de l’envoyer paître, et encore moins de couper les ponts avec lui. Au fond, peut-être espérait-il que ça s’arrange entre eux. Ou peut-être avait-il un trop bon esprit pour abandonner un homme seul. « Lorsqu’il a accepté que je parte étudier à Berkeley, je connaissais le deal : tôt ou tard, ce serait moi qui dirigerais l’entreprise familiale. » L’accord avait été passé vingt-cinq ans plus tôt entre eux. Carlisle avait repoussé l’inévitable pendant de longues années, et se confrontait maintenant à son destin. « Je viens d’avoir quarante ans. Mon père n’est pas éternel. Je dois reprendre le flambeau. » Les actionnaires de l’entreprise avaient toujours eu connaissance de cette transmission de pouvoir entre les deux Bishop. Cependant, on ne pouvait pas franchement dire qu’ils voyaient cela d’un bon œil, ni même qu’ils ne montraient accompagnants avec Carlisle. Ce dernier se heurtait à l’hostilité de personnes jalouses, ayant des cheveux blancs depuis longtemps, qui doutaient de ses capacités. « Et puis c’est mieux, pour Maya. » Admit-il d’une voix posée, avec un petit sourire. Pouvoir rentrer chez lui tous les soirs était un luxe, et il aurait probablement très mal vécu d’être éloigné de sa fille de manière régulière. Son boulot de pilote lui manquait, c’était un fait – mais sa fille restait et resterait sa priorité. « Mais je te remercie sincèrement pour la proposition. » Un jour peut-être, il retournerait dans une compagnie aérienne. Mais pour le moment, ses projets lui faisaient voir d’autres horizons.

Il sentit son cœur s’emballer lorsque, finalement, Mina se laissa aller à quelques confidences très personnelles. Il resta hébété pendant quelques secondes sur le canapé du salon, et réalisa soudainement que sa place n’était pas ici. Il se redressa, et se lança à sa poursuite. « Mina, attends ! » S’exclama l’héritier Bishop, refusant que cette soirée se termine de la sorte. Sa main rattrapa la sienne de justesse, avant qu’elle ne s’éloigne trop et ne prenne définitivement la fuite. Elle venait déjà de ranger son téléphone portable dans son sac à main, et il comprit qu’elle avait eu le temps d’appeler un taxi. « Je suis désolé ! Je ne suis juste pas bon à tout ça. » Déclara l’Australien avec un certain empressement. Il craignait qu’elle refuse de l’écouter, ou qu’elle ne lui permette pas d’aller au bout. « Ça n’aurait pas changé parce que je n’étais pas en mesure de gérer deux grands bouleversements en même temps dans ma vie. » Il venait de se séparer d’Amal, et s’apprêtait à devenir père. Il avait fait un enfant à une inconnue, dont la réputation n’était plus à faire. Comment aurait-il pu être sur ces deux fronts en même temps ? Il n’était pas assez fort pour cela. « Et je reste persuadé que tu vas t’en aller, parce que je ne suis pas celui qu’il te faut. Un jour, tu te réveilleras, tu ouvriras les yeux, tu réaliseras l’absurdité de la situation et tu partiras. » Leurs regards se confrontèrent silencieusement pendant de longues secondes. Les deux protagonistes ne semblaient pas savoir quoi faire, ni quoi dire. Il vit des phares émerger dans la nuit, et l’empressement le gagna. « Mina, s’il te plait… Laisse-nous du temps. » Il pouvait entendre le bruit de la voiture se rapprocher. Ses doigts se nouèrent à ceux de l’héritière, et il se pencha vers elle pour déposer un baiser sur son front. Puis sa pommette. Puis la commissure de ses lèvres. Puis ses lèvres, auxquelles il goûta pour la première fois depuis presque un an.