Certaines personnes avaient une peur panique de la solitude. L’idée de se retrouver seul avec soi-même peut-être, l’incapacité à supporter le silence, et le fait de n’avoir personne avec qui partager le flot de ses pensées. Anwar n’était pas de ceux-là, la solitude ne lui faisait pas peur et comme tous ceux qui avaient eu l’occasion de vivre avec un enfant sous leur toit, il avait appris à voir ces moments de silence et de tranquillité comme des instants de grâce qui n’arrivaient que rarement. Ces dernières semaines pourtant, il sautait sur n’importe quelle excuse – qu’elle soit bonne ou mauvaise – pour y échapper, et si la paperasse qui s’accumulait d’ordinaire sur son bureau au grand dam de sa hiérarchie ne s’en portait qu’infiniment mieux, l’attitude démontrait malgré tout d’un grain de sable dans les rouages de la machine. Anwar fuyait son appartement tant que possible et le Borealis ne quittait plus la Marina que pour trimbaler les touristes à même de lui glisser quelques billets pour compléter ses revenus, qu’il dépensait au comptoir de Jonathan à prix d’or selon les termes de leur accord à l’amiable : passé le second verre, il paierait double tant qu’il refuserait d’admettre qu’il levait le coude trop facilement. Et la tête aussi dure que celle d’un âne, Anwar préférait payer double. Cette solitude qu’il avait toujours considérée comme une vieille amie le terrifiait désormais autant qu’elle le faisait avec d’autres, car chaque instant qu’il ne passait pas à s’occuper était une porte ouverte à tous les questionnements qui se bousculaient dans son crâne pour l’assaillir de nouveau. Plus la naissance de son second enfant approchait et plus il avait l’impression de remettre en question absolument tout ce qui faisait son existence ; Exit le pragmatisme des premières semaines, et la certitude latente que s’il avait su se débrouiller une fois alors que la mère de Tarek n’était jamais là, il n’y avait pas de raison qu’il n’en soit pas de même cette fois-ci alors qu’en dépit de son caractère un peu difficile – mais peut-être était-ce les hormones – Lene aurait au moins le mérite d’être là. Plus le terme approchait plus ne lui revenaient en mémoire que les ratés des premiers mois avec son fils, les nuits sans sommeil, les dents qui poussaient, la fatigue nerveuse et l’impression d’être face à un petit être qui ne parlerait jamais la même langue que lui, et l’angoisse qu’il ressentait alors n’avait d’égale que l’impression de se tenir tout au bord d’un précipice dans lequel on finirait fatalement par le pousser.

Outre le fait de ne pas avoir vu la jeune femme depuis longtemps – tout était relatif, mais le temps lui semblait passer à une vitesse folle – Anwar voyait donc dans le rendez-vous fixé avec Leena une énième excuse pour ne pas avoir à rentrer chez lui trop vite, au grand dam peut-être de son perroquet qui lui voyait le temps passé hors de sa cage se réduire drastiquement. Lorsque son amie lui avait confirmé « Dix-neuf heures trente au Canvas ? » il avait donc pianoté dans la seconde son approbation, sans se douter le moins du monde du traquenard dans lequel il s’embourbait, et c’est même avec cinq minutes d’avance qu’il avait garé sa voiture au coin de la rue où se tenait le bar. À cette heure de la soirée, le Canvas était encore plein de ces verres post-sortie de bureau et trouver une table libre n’avait pas été une mince affaire, mais slalomant entre les tables après avoir commandé une bière au comptoir le policier était néanmoins parvenu à trouver un coin où s’asseoir. Leena était en retard, mais pas vraiment du genre à cheval sur les horaires Anwar ne s’en souciait pas outre mesure, se contentant de poser son blouson sur la place vacante à côté de la sienne au cas où il viendrait à quelqu’un l’idée de s’y installer, et scannant l’assemblée à allure régulière dans l’espoir d’apercevoir le petit bout de femme au milieu des buveurs du jour. « Leena ! » la repérant finalement tout juste derrière la carrure d’un gros bras qui parlait fort, il lui avait fait signe pour attirer son attention et débarrassé la place à côté de lui la seconde d’après, lui rendant furtivement son étreinte puis la laissant s’installer tranquillement. « Salut Anwar. Comment tu vas ? » Elle semblait un peu lasse en s’asseyant, et encore plus en prenant la parole. Assez en tout cas pour que dans un froncement de sourcils, le brun ne questionne d’un air attentif « Ça va oui. Et toi, tout va bien ? » Semblant hésiter un instant, la jeune femme avait néanmoins acquiescé d’un signe de tête et fouillé dans son sac en justifiant « J'ai vraiment super mal au crâne, excuse-moi. » avant d’en ressortir un tube d’aspirine. « Ah, mince. Tu aurais dû me dire, on se serait vus un autre jour … » Bien placé pour connaître la sensation désagréable de la migraine – l’alcool, vous dirait les mauvaises langues – le policier savait comme elle pouvait rendre grognon, et l’ambiance d’un bar bondé de soir de semaine n’était sans doute pas le meilleur remède. Le prenant néanmoins totalement de court, Leena était aussitôt passée du coq à l’âne en questionnant « Est-ce que tu as eu des nouvelles de Tess, récemment ? » et comme à chaque fois qu’il était question de leur amie commune le brun avait senti la culpabilité lui pincer désagréablement l’estomac. Tachant au mieux de conserver un air impassible, il s’était entendu répondre « Heu, oui … Enfin tout dépend ce que tu entends par récemment. Pourquoi, tu n’en as pas eu depuis longtemps ? » Elle se situait là, la limite qu’Anwar s’était fixé à propos de Tess. Ne plus s’en mêler, ne plus s’inquiéter (ou plutôt essayer) tant qu’il pouvait indirectement compter sur Leena pour le tenir au courant ; Si Leena avait des nouvelles, alors c’était que tout allait bien, et quelque part il était parvenu à se persuader que cela lui suffisait. Et désormais pétri de la crainte que la brune n’en ait plus reçu depuis un moment, Anwar affichait un air soucieux que la ride entre ses deux yeux venait souligner un peu plus.

Il y avait quelque chose d’inhabituel chez Leena. Quelque chose qui ne tournait pas rond, ou au moins c’était l’impression qu’Anwar en avait eu à la seconde où elle avait ouvert la bouche … Mais elle avait la migraine, elle venait de le dire elle-même, alors il ne s’agissait sans doute que de cela. La fréquence de plus en plus régulière de ses gueules de bois aidait aussi à ce que le brun s’imagine sans peine qu’un mal de crâne puisse être une raison suffisante à vous donner l’air contrarié. Sans lui laisser le temps de continuer à s’en persuader cependant, la jeune femme avait enchaîné presque aussitôt sur un sujet qu’il s’arrangeait d’ordinaire pour éviter au maximum avec elle : Tess. Malgré lui, la mention de leur amie commune lui avait arraché un léger frisson – la tristesse ou la culpabilité, nul ne saurait le dire – et outre la perplexité dans laquelle le plongeait le fait que Leena mette cela sur le tapis aussi brutalement, Anwar s’était laissé envahir par l’inquiétude à l’idée qu’elle n’ait plus eu de nouvelles de Tess depuis trop longtemps ... Sans le savoir, l’assistance sociale était devenue le seul lien qu’il conservait encore avec leur amie, et seul le fait qu’elles continuent encore à se téléphoner régulièrement empêchait Anwar de sombrer totalement dans le désarroi de ne plus rien savoir de ce qu’elle devenait. « Oh, si. On s'est appelées la semaine dernière, ou la semaine précédente, je sais plus très bien » avait pourtant assuré Leena, arrachant au policier un discret soupir de soulagement. Tess allait bien, alors. Elle allait bien et c’était le plus important, mais le comportement de Leena alors perdait un peu de son sens, et lorsqu’elle avait repris en disant « Peut-être que tu vas trouver ça bizarre, hein. Mais ... » le brun avait compris dans que si quelqu’un était actuellement dans le pétrin ce n’était pas Tess, mais uniquement lui. Lui et la montagne de mensonges derrière laquelle il se cachait depuis des mois. « Quand je lui ai parlé du fait que tu attendais un enfant, elle ... elle était comme surprise. Enfin, elle ne m'a rien dit de particulier, mais ... je sais pas, il y avait quelque chose de bizarre dans sa voix. Elle ne s'attendait pas à ce que je parle de ça. » Et cela lui avait serré le cœur que les choses se passent de cette manière, que Tess apprenne ce genre de nouvelle de la bouche de quelqu’un d’autre que lui, qu’elle ne soit pas là à une période où il aurait plus que jamais souhaité qu’elle le soit … Elle était la marraine de son premier enfant et peut-être ne verrait-elle jamais le second. Et lorsque Leena avait enfoncé le clou en rajoutant « Anwar, j'ai eu l'impression de lui annoncer tout ça. Peut-être que je me trompe ... mais c'était étrange. » il n’avait pu que baisser les yeux d’un air penaud, et ravaler avec difficulté la boule qui se formait douloureusement au fond de sa gorge. « On … on se parle moins qu’avant avec Tess, tu sais. » Tant de nervosité que de frustration, le policier avait resserré ses doigts autour de son verre de bière puis relevé les yeux vers son amie. « Je suis pas doué pour ça, garder contact … tu me connais. » Est-ce qu’un demi-mensonge était aussi grave qu’un mensonge ? Est-ce qu’arranger la vérité était aussi impardonnable que de la travestir entièrement ? Est-ce que Leena lui pardonnerait mieux de l’avoir simplement cru négligeant plutôt que d’avoir le fin mot véritable de cette histoire ? « Et ça a déjà été assez difficile d’en parler aux gens ici, tout est tellement compliqué, et je … » Et rien. Anwar se reprenait en pleine face une fois encore d’être ce genre de mec qui faisait des enfants par accident, de passer pour un irresponsable, d’entretenir une vie dissolue alors même que la loi le liait encore – officiellement – à la mère de son aîné. « Je voulais pas l’embêter avec ça. » Ou l’embêter tout court, en réalité. Une brouille comme la leur ne se réglait pas par téléphone, alors la brouille avait subsisté ; Sans doute que leurs fiertés à elle et à lui n’y étaient pas étrangères elles non plus. Et dans tout cela Leena n’avait pas conscience du champ de mine au milieu duquel elle se trouvait. « Je suis désolé, j’aurais dû te dire que je ne lui en avais pas parlé. Pas encore. » Elle se demanderait sans doute ce qu’il attendait. Elle aurait raison. Lui s’était contenté de soupirer.

La question serait venue de n’importe qui d’autre qu’Anwar l’aurait probablement prise pour un sombre traquenard. Mais il s’agissait de Leena, et ils se connaissaient depuis bien trop longtemps pour qu’il ne la pense capable de vouloir le piéger. De quoi provoquer chez lui une culpabilité supplémentaire, car il la pensait tout bonnement incapable de se jouer de lui et malgré tout il avait l’impression de se jouer d’elle depuis des semaines. Depuis des mois. Il mentait pour ne pas assumer, il mentait pour ne pas la perdre, et il mentait pour ne pas perdre le seul lien qui le reliait encore à Tess, et tout cela il le faisait peser sur les seules épaules de son amie sans même qu’elle ne le sache … Ce n’était pas juste. Il n’était pas juste, mais plus le temps passait plus il se sentait piégé dans son propre mensonge, incapable de retirer le moindre trois de pique sous peine de voir s’écrouler tout le château de cartes. Alors il avait tenté mollement de s’excuser, tant bien que mal, en slalomant entre ce qu’il ne pouvait pas dire pour distiller le peu qui ne lui apporterait pas la menace des flammes de l’enfer – était-ce l’alcool qui le rendait si dramatique ? La bière qu’il avait dans les mains était pourtant la première de la journée. Et finalement ce fut Leena qui à nouveau se sentit confuse, s’excusant d’un « Anwar, c'est moi qui suis désolée, j'aurais pas dû aborder tout ça, enfin ... » maladroit avant d’ajouter « Ça ne me regarde pas, ce qui se passe entre Tess et toi. Désolée. » en baissant les yeux vers sa boisson. Et Anwar se sentir un peu plus empêtré dans la culpabilité encore, car pour rien au monde n’imaginait-il que ce soit à Leena de s’excuser de quoi que ce soit, et secouant vigoureusement la tête il avait assuré « Non, non, t’as pas à t’excuser, c’est pas … T’as rien à te reprocher. Vraiment. » Mais qu’espérait-il, aussi, à courber ainsi le dos pour se donner des airs de victime quand il ne méritait pas une once de compassion concernant la façon dont les choses avaient tourné entre Tess et lui ? Aussi avait-il tenté de se redresser, s’éclaircissant la gorge pour tenter de se donner une contenance et tâchant de dissiper son abattement. Car ce n’était pas le rôle de Leena de lui trouver des excuses. « Mais ... c'est une grande nouvelle, enfin, que tu attendes un enfant. Même si vous vous êtes disputés, ou que vous n'avez pas parlé depuis longtemps, je me disais ... Je me disais qu'à ta place, je lui aurais annoncé tout de suite, quoi. Vous êtes amis, non ? » L’étaient-ils ? Pour seule réponse Anwar avait dégluti en silence, et secoué la tête d’une manière qui ne permettait pas de décider entre un « oui » ou un « non ». « J'ai trouvé ça triste, qu'elle ne sache pas ça. Enfin, toute l'idée que vous ayez perdu contact. » avait-elle finalement repris d’un ton songeur, donnant le dernier coup de marteau pour enfoncer le clou lorsqu’elle avait terminé par « Je repense souvent à l'époque où on était tous ensemble. Je me demande encore quelle mouche l'a piquée, quand elle partie. » avant de reposer les yeux sur lui. Laissant planer le silence quelques secondes, il avait haussé les épaules « Qui n’a jamais eu envie de tout plaquer sur un coup de tête ? » C’était ce qu’il se disait pour se rassurer, la plupart du temps … Quand il essayait de se convaincre que le départ de Tess n’était pas entièrement de sa faute à lui. Caelan avait pris le large lui aussi, Riley n’avait jamais été capable de rester à Brisbane plus de quelques mois sans s’y sentir étouffée du temps de leur mariage, Maze était allée panser ses plaies sur un autre continent … Peut-être était-ce eux qui avaient raison, eux qui avaient le courage suffisant de tout plaquer pour aller chercher le bonheur là où il était plutôt que d’attendre sagement ici qu’il revienne (peut-être). « Elle ne t’a jamais rien dit … ? Après qu’elle soit partie. » Il se sentait comme un funambule, posant des questions comme on posait le pied sur le fil, avec tous les risques de chuter que cela comportait. « Je pensais qu’elle reviendrait. » avait-il finalement confié. « Je me disais qu’elle reviendrait, qu’on se parlerait, et que je lui parlerais du bébé à ce moment-là … » Mais Tess n’était pas revenue, et la naissance de sa fille n’était plus qu’une question de semaines, peut-être même de jours. « Mais plus tu en parles, plus j’ai l’impression qu’on ne la reverra jamais. » Et la gorge se serrant, Anwar avait attrapé son verre et vidé d’une traite ce qu’il restait de sa bière. Il aurait mal à l’estomac tout à l’heure, mais tant pis, car pris d’un accès de courage qu’il savait trop fugace pour ne pas le saisir au vol, il avait reposé son verre sur la table avec une pointe de brusquerie et admis dans un souffle « C’est de ma faute, si elle est partie. » Enfin.

Anwar les enviait un peu, ceux qu’aucune obligation ferme et définitive n’enchaînait à Brisbane et qui, si cela leur semblait être la solution, pouvaient décider de tout plaquer du jour au lendemain sans n’avoir personne d’autre qu’eux-mêmes à qui rendre des comptes. Ils se faisaient récurrents, ces soirs où le policier aurait rêvé de sauter sur son voilier, de larguer les amarres et de s’embarquer Dieu savait où, pour Dieu savait combien de temps. Mais jamais il n’en ferait rien, car si Tarek était presque un adulte bientôt un autre enfant aurait besoin de lui et Anwar se refusait à être un père absent, un père sur lequel on ne pouvait pas compter. Et puis il y avait Norah, pour qui il avait promis d’être là depuis la disparition de Frank, il y avait sa nièce et son filleul qui grandissaient trop vite pour qu’il imagine ne pas y assister … Tant de choses qui empêchaient le brun de céder à un quelconque caprice de fuite en avant, mais lui faisaient espérer que Tess, elle, y aurait au moins trouvé un apaisement qu’il avait bêtement piétiné. « Je ne sais pas, Anwar. Je ne suis toujours pas sûre de comprendre les raisons de son départ. » avait de son côté répondu Leena, et baissant la tête sur son verre le brun n’avait pu s’empêcher de penser que si elle venait à comprendre leur amie un jour, alors ce serait lui qu’elle ne comprendrait plus … Au fond il n’y avait pas de bonne solution, et les choses finiraient forcément par lui exploser à la figure. Il ne faisait que repousser l’inévitable, et pour l’heure il creusait sa culpabilité à coup de questions dont les réponses enfonçaient chaque fois un peu plus le clou « Non, évidemment que non. Je n'en sais pas plus que toi ou que quiconque, j'imagine. » Croyait-elle. Et pourtant même sans avoir toutes les pièces du puzzle elle semblait lucide pour la situation, et qu’Anwar assure « Si elle ne t’as rien dit à toi, elle n’a rien dit à personne. » ne changeait rien à l’impression commune que plus le temps passait plus leurs chances de voir Tess revenir s’amenuisaient … Un crève-cœur pour le brun, d’abord parce que la jeune femme lui manquait, mais aussi et surtout parce qu’elle devait manquer tout autant à Leena et qu’il en était le seul responsable. « Moi aussi, Anwar. J'espère encore qu'elle reviendra un jour » Elle y croyait peut-être, mais si tel était le cas elle peinait à convaincre le brun, et lorsqu’elle avait ajouté « Peut-être qu'elle reviendra vraiment. On ne sait jamais. Mais je crois que si tu veux lui annoncer la grossesse, il vaut mieux que tu renonces à l'idée de lui annoncer en vrai. Ou alors le bébé sera déjà né. » il n’avait pas pu retenir le bref rire empreint de nervosité que lui inspirait cette perspective. « Ouais … pour ça non plus, je suis pas sûr d’être prêt. » Faisait-il plutôt référence au fait de parler à Tess ou à la naissance désormais imminente de ce petit être imprévu destiné à chambouler un quotidien déjà instable ? Lui seul le savait.

Reste que le silence, le brouhaha ambiant qui lui donnait le tournis, la culpabilité qui appuyait sur sa poitrine et lui donnait la sensation d’étouffer, tout était réuni finalement pour que le brun ne finisse par craquer et ne se sente plus capable de garder pour lui ce qu’il conservait si honteusement en son for intérieur depuis des semaines – des mois. Il était responsable, l’absence de Tess pesait sur sa conscience et il en était le seul coupable ; C’était dit. Un peu incrédule, pourtant, Leena l’avait fixé d’un drôle d’air avant de finir par lui demander « Qu'est-ce que tu racontes, Anwar. » comme s’il s’était exprimé dans une langue dont elle ne maitriserait pas les subtilités. « Ce n'est pas de ta faute si elle est partie, pas plus que ce n'est la mienne. Au contraire, s'il y a quelque chose qui aurait pu la retenir ici, c'est bien nous. » Pour seule réponse il avait secoué la tête, navré qu’elle prenne le problème à l’envers, honteux qu’elle lui prête une confiance qu’il ne méritait plus sur ce sujet. « Pourquoi tu dis ça ? Pourquoi ça serait à cause de toi ? Si vous vous êtes disputés avant qu'elle parte, je ne pense pas que ce soit un motif suffisant, franchement. » L’endroit n’était pas bien choisi, et il regrettait déjà de ne pas avoir su tenir sa langue une journée de plus. Il aurait voulu faire marche arrière, répondre d’un « rien, oublie ça » désinvolte et espérer qu’elle n’insisterait pas, mais le mal était fait et il gardait probablement cela pour lui depuis trop longtemps. Ou bien était-ce l’imminence de l’accouchement de Lene qui lui faisait perdre son sang-froid habituel. « On s’est pas simplement disputés, on … » Pas on, non. « Je me suis comporté comme un imbécile. Elle est venue me demander mon aide, et moi au lieu de l’aider j’ai juste … j’ai été nul. » Il parlait par énigmes, il en avait conscience et à la place de Leena il en aurait été agacé, mais c’était comme s’il ne pouvait pas s’empêcher de tourner autour du pot. Se tortillant sur sa chaise d’un air mal à l’aise, il avait repoussé son verre vide sur le milieu de la table. « Elle avait besoin d’un ami et moi j’ai réagi comme un flic. Et le pire c’est qu’elle le savait, sinon elle serait venue me voir bien plus tôt. » Et maintenant il ne l’aiderait plus. Elle ne lui demanderait plus. « Elle a eu des ennuis avec un type. Du genre … enfin, il s’en est pris à elle. Et elle a voulu régler ça avec un gars qu’elle connaissait à peine plutôt que de venir m’en parler, et ça m’a juste … J’en sais rien. Je suppose que j’ai mal pris qu’elle ne vienne pas m’en parler directement. Je sais pas ce qui m’a pris. » Mais il le savait très bien réalité, il avait laissé son ego blessé s’exprimer à sa place, il s’était vexé avant de s’être inquiété et ce n’était pas ce qu’étaient supposés faire les amis.

Personne n’aimait être mis le nez sur ses erreurs, et Anwar ne faisait pas exception à la règle. En bon représentant de l’homme que sa fierté étouffait parfois un peu trop, c’était même tout l’inverse et le fait de faire face à Leena – autrement dit quelqu’un qu’il connaissait depuis bien trop longtemps pour ne pas s’estimer en confiance – n’y changeait pour ainsi dire pas grand-chose … C’était même bien pire, en vérité, car il n’y avait personne que le brun redoute plus de décevoir que les gens qui lui étaient chers. Et déçue la jeune femme le serait forcément, maintenant qu’il tentait avec maladresse de mettre des mots sur les raisons de l’éloignement de Tess, le géographique autant que le sentimental, sachant sa part de responsabilité dans l’affaire, au mieux conséquente, au pire majoritaire. Mal à l’aise, nerveux comme l’enfant qui se retrouvait forcé d’admettre une bêtise en comprenant qu’il ne pouvait pas la cacher plus longtemps, il bafouillait et se perdait en explications qui n’avaient de sens que pour lui, la jeune femme quant à elle nourrie de perplexité tandis qu’elle demandait « Qu'est-ce que tu me racontes là, Anwar ? » dans une volonté manifeste de lui indiquer que ses paroles n’avaient aucun sens. Les secondes s’égrainant, cependant, elle semblait s’agacer tant de ce qu’elle commençait à comprendre que des trous que le brun peinait à combler, et avait repris un peu plus brusquement « Tu peux me décoder ce que tu viens de dire ? Elle a eu des ennuis avec un type ? Quel type ? Quel ennui ? Et qu'est-ce que tu as fait toi, ou pas fait ? » S’enfonçant un peu plus sur sa chaise à chaque mot, Anwar avait subitement eu l’air renfrogné, un peu las que sa valda déjà crachée si difficilement ne paraisse pas suffisante. « Leena, je vais pas … » S’interrompant, il avait soupiré et secoué la tête. « Elle a été agressée, d’accord ? Je vais pas te faire un dessin, j’étais même pas supposé le répéter. » Mais n’était-ce pas un peu facile, quelque part, de le condamner en silence et de mettre les voiles en le laissant seul pour affronter les questions et les incompréhensions qui en découlaient ? Il n’avait pas les épaules suffisamment larges pour cela, pas quand le poids de la culpabilité les alourdissait déjà tant. « J’aurais juste … voulu qu’elle vienne m’en parler. Plutôt que d’aller voir un gros-bras pour tenter de se faire justice elle-même. » Mais ce gros-bras qu’elle connaissait à peine, Tess semblait lui avait fait plus confiance qu’à lui, son ami, pour tenter de lui venir en aide, et le cœur d’Anwar autant que son ego en avaient été égratignés au point qu’il ne parvienne pas à le cacher, qu’il ne puisse s’empêcher de le faire remarquer.

Il n’avait pas voulu y croire au départ, pourtant, au fait que Tess était partie pour de bon. Il s’était figuré qu’elle avait eu besoin de prendre le large quelques jours, quelques semaines tout au plus, mais le temps était passé et jamais dans les paroles de Leena n’avait-il senti que la jeune femme était sur le point de rentrer … C’était comme si le sujet n’était jamais venu sur le tapis, comme si elle n’avait jamais rien laissé entendre à ce sujet à leur amie commune. Cette dernière, d’ailleurs, semblait peu à peu combler les blancs et relier les points. « Attends, Anwar, c'est vraiment à cause de ça qu'elle est partie ... ? Tu le savais, que c'était à cause de ça ? Tu le savais depuis son départ ? » Pour unique réponse le brun avait baissé la tête, incapable de poser des mots sur ce que Leena avait déduit de son propre chef, et gageant que qui ne disait mot consentait. Lorsqu’elle avait repris en ajoutant « Tu ne lui as jamais reparlé à Tess, n'est-ce pas ? Vous n'avez jamais été en contact ? » néanmoins, il s’était forcé à relever les yeux vers elle ; Le brouhaha du bar, jusque-là si assourdissant, lui parvenait désormais à peine. « J'aurais dû m'en douter. » Peut-être, oui. Peut-être aurait-elle dû se douter qu’Anwar finirait par la décevoir, comme Tess s’en était convaincue avant elle, parce qu’il ne semblait plus bon qu’à cela. Les secondes passant, il avait dégluti avec difficulté et repris d’un air abattu « Elle m’a rien dit. » Marquant une pause, il avait rassemblé ses esprits pour tenter d’être plus clair. « Quand elle est partie. Elle m’a rien dit, je savais pas que … avant que tu me le dise, je savais pas qu’elle avait quitté Brisbane. Sans toi je saurais même pas où elle est. » Elle jugerait peut-être qu’il l’avait mérité, Leena, et son secret maintenant découvert il n’avait plus grand espoir d’obtenir des nouvelles de Tess par son biais … Mais elle ne prévoyait pas de revenir, après tout, alors à quoi bon. « Je suis désolé de t'avoir menti. J'ai déjà perdu une amie, je voulais pas en perdre une deuxième. » Les excuses ne valaient pas grand-chose, mais enfin, au moins ne pourrait-elle pas lui reprocher de ne pas les avoir formulées.

Parfois, certains jours, Anwar était encore tellement en colère contre Tess et la manière dont elle avait géré toute cette histoire que l’idée de tout balancer à Leena sans plus se soucier de sa promesse lui avait déjà traversé l’esprit. Il ne s’y était jamais résolu, pourtant, et maintenant que la dite promesse était brisée il se rendait compte qu’il ne se sentait ni plus léger, ni moins coupable – ni moins triste. Le poids qu’il avait sur les épaules il n’avait fait que le multiplier pour mieux le charger sur celles de Leena, et tout cela ne faisait de bien à personne car au lieu d’apporter des réponses, l’aveu d’Anwar ne faisait que poser plus de questions. « Qu'est-ce qu'il s'est passé, Anwar ? Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit de tout ça ... ? » Et cette question-là, parmi tant d’autres, était l’une de celles à laquelle le brun n’avait aucune réponse à apporter, aucune du moins qui soit suffisamment satisfaisante pour que son amie n’y trouve un quelconque réconfort. « J’en sais rien Leena … Pour les mêmes raisons qu’elle ne m’en aurait jamais parlé si elle n’avait pas fini par y être obligée, je suppose. » Et Dieu seul savait si cela en disait beaucoup sur Tess, ou plutôt sur eux. Leur amie avait gardé ce secret pour elle seule durant des années, sans jamais trouvé en Leena ou en lui une oreille qu’elle estimerait appropriée pour l’écouter, et plus encore que cette simple réalisation c’était la bêtise de sa propre réaction et le fait que Tess ait probablement ainsi eu la confirmation qu’elle n’aurait jamais dû en parler qui le rendait malade. Quel échec, face à l’une des seules amies à ne pas lui avoir tourné le dos à la naissance de Tarek, là où les autres avaient probablement pris peur face à la fin brutale de l’adolescence que représentait ce nouveau-né pour tous ceux qui s’en approchaient, comme si les responsabilités d‘adulte étaient une maladie contagieuse.

Anwar avait fait une erreur, il avait mal agi, et en tentant de sauver ce qui pouvait encore l’être – autrement dit sa relation avec Leena – il s’était en réalité engouffré dans une brèche qui n’avait jamais eu d’autre issue possible que celle qui était en train de se produire : Leena était déçue. Leena était blessée aussi, sans doute, et c’était les deux émotions qui semblaient se lire sur son visage tandis qu’elle regardait le brun dans les yeux et l’écoutait se perdre dans des justifications dont elle ne semblait plus avoir que faire. « Tu ne savais pas qu'elle était partie, mais tu savais très bien pourquoi. » lui avait-elle alors simplement fait remarquer avec froideur, et n’ayant rien de plus à dire pour assurer sa défense le policier s’était contenté de baisser les yeux, penaud. « Pendant tout ce temps, Anwar, tu m'as menti ? Tu m'as écouté me plaindre, pleurer, me torturer à me demander pourquoi Tess était partie, et tu ne m'as rien dit ? Tout ce temps où je pensais qu'on partageait ça, toi et moi. Et toutes ces heures où je me demandais si j'avais fait quelque chose de mal, ce que j'avais loupé, comment j'aurais pu l'aider. Toi tu savais. » La gorge serrée, il s’était contenté de répéter « J’avais promis. » d’un ton désolé, tout en sachant très bien à la fois que ce n’était pas suffisant, et surtout que ce n’était pas la seule raison. Il n’avait rien dit parce qu’il savait aussi très bien que Leena lui reprocherait la manière dont il avait géré les choses, et le fait que si Tess était partie c’était avant tout de sa faute à lui. Et depuis des mois il vivait avec cette culpabilité, celle d’être le seul responsable du départ de Tess, du fait que Leena ait perdu sa meilleure amie, et Tarek perdu la marraine qu’il adorait tant.

Lorsqu’il avait relevé le regard vers la jeune femme, le brun y avait trouvé des larmes que Leena s’était empressée d’essuyer d’un revers de la main. « Je crois que je vais rentrer chez moi. » Attrapant son sac à main et sa veste, elle s’était remise debout sans attendre de réponse de sa part, et s’il avait d’abord songé à la dissuader de s’en aller le fait de n’avoir aucune idée de quoi lui dire de plus l’en avait finalement dissuadé. « Je suis désolé, Leena. Je t’assure. » Mais il n’avait pas besoin qu’elle le dise pour savoir que ses excuses n’étaient pas suffisantes, et que ce n’était même pas ce dont elle avait besoin à cet instant. Il le savait parce qu’à sa place il n’en aurait pas voulu non plus, et faute d’avoir mieux à lui proposer il ne l’avait pas retenue lorsqu’elle avait finalement tourné les talons et quitté le bar sans se retourner une seule fois. Sonné, il était resté stoïque un long moment, suffisamment pour que venant débarrasser les deux verres vides sur la table la serveuse ne lui demande s’il voulait boire autre chose sur un ton qui signifiait que dans le cas contraire il serait bien aimable de libérer la place. Mais Anwar n’avait plus soif, et surtout il n’avait plus envie de parler à personne, alors la mort dans l’âme il avait attrapé son propre blouson et regagné la rue en traînant les pieds, le poids de son secret désormais remplacé par celui de ne pas être certain de pouvoir récupérer un jour l’amitié de Leena après l’avoir ainsi piétinée malgré lui.