Il était tous partis à la plage je pense, ou à la montagne. Ici, c’était un ou l’autre, tout le temps, c’était la seule chose qu’il y avait à faire en alternance et c’était à se demander pourquoi on avait fait autant d’heures de vol pour si peu. Mais justement, c’était pas si peu.

C’était la première fois où on m’invitait à suivre pendant les vacances, à faire partie d’un plan de groupe, groupe étant formé d’autres étudiants à l’Académie. Jusqu’à la dernière seconde, j’avais douté qu’on m’ait véritablement invitée pour moi et pas pour bénéficier d’un rabais quelconque, ou juste pour faire une bonne action commune.

C’était la première fois où je dormais plus d’une nuit loin de chez mes parents, et recevoir leur permission pour me laisser filer à l’autre bout du globe était tellement hors de question que j’avais dû promettre à Jill et Matt monts et marrées pour qu’ils me couvrent durant la semaine complète. Jill devait fait croire que je dormais dans sa chambre, Matt que j’étais en interminable session d’examens et de travaux. C’était le plus immense et le plus lourd tissu de mensonges que j’avais porté jusqu’à maintenant.

Et c’était la première fois où j’étais vraiment moi-même, je crois. À me réveiller à l’heure que je veux, à suivre les autres quand je voulais. À m’arrêter pour dessiner quand j’en ai envie, à reprendre un autre jus de litchi même si dans 10 minutes je vais au lit. C’est un élan d’indépendance que je ne pensais même pas vouloir ou pouvoir avoir, et c’est finalement ce qui m’accroche le plus grand sourire que j’ai en stock sur les lèvres depuis qu’on a posé le pied à Pago Pago.

Ça, et le fait qu’Auden a trouvé le moyen d’embêter de façon aussi variée qu’horrible (et créative, j’admets) tout le groupe, à chaque jour. Il se réinvente entre les pranks de gamin et les rumeurs violentes, il s’est presque battu avec tout le monde et par presque j’entends qu’il a une liste exhaustive de ses victimes qu’il tient à jour à la minute et qu’elle est au trois quart remplie. Il traîne du pied derrière moi quand je passe à la cuisinette qu’ont en commun nos petits villas individuelles sur la plage, la rage de caféine en fin de journée qui ne part pas même quand le fuseau horaire change.

Il a un coup de soleil sur le nez ou alors ce sont les vestiges d’un coup de poing qu’il a reçu d’un des gars de la bande, je sais pas, je demande plus. Il est pas allé avec les autres parce que je suis presque à 100% certaine qu’il voulait râler sur comment même en vacances je suis nulle à rien faire d’immense, de phénoménal. À lire, à dessiner, à rester dans ma tête, à personnifier encore et toujours la Mary Sue typique sans couleur sans saveur.

« T’agis pas de façon à ce qu’ils te réinvitent, tu sais. » que je pouffe, lui servant une tasse de café avant de m’en servir une à moi aussi. Je suis même pas certaine qu’ils l’aient invité ici à la base. Le connaissant, il a sûrement dû juste entendre parler du voyage organisé et s’y greffer une place rien que pour les faire rager.

Entre Ginny et moi, elle est sûrement celle qui était la plus invitée de nous deux à tout ce séjour alors que je me suis glissé entre les mailles du filets à la dernière minute, que je l’ai entraîné à ma suite à la dernière seconde. Pago Pago ça sonne bien, ça sonne exotique, ça ne sonne pas Italien et ça sonne surtout qu’on peut faire tout ce qu’on veut ici alors ça me suffit largement. Plus le reste du groupe me fait gagner une place dans leur death list et plus j’ai l’impression d’avoir fait une bonne action ; selon mes propres critères en tout cas. Si je repars de cette île en vie, ce sera l’accomplissement d’une vie dont je ne cesserai de me vanter pour au moins les dix années à venir. Je dis dix pour ne pas être trop optimiste à propos de mon espérance de vie, surtout.

Ce qu’il y a au moins de profitable pour eux, c’est que je préfère faire de leur vie en enfer au soir ou même au beau milieu de la nuit mais jamais au matin. Cela leur laisse quelques heures de répit avant une longue, longue journée emplie de coups de poings et de souffles de rage et de roulement d’yeux et de ‘tu nous emmerdes Auden’ qui n’étonnent plus personne maintenant. Bonne journée à vous aussi, compagnons de voyage du bout du monde. « T’agis pas de façon à ce qu’ils te réinvitent, tu sais. » Elle critique (peut être, je crois, elle doit être à son maximum là) mais le café glisse quand même sur le comptoir de la cuisine sans que je n’ai rien eu à demander ni même à préciser sur sa composition. Je pourrais le lui faire remarquer, lui dire qu’elle ferait une parfaite assistante pour quand je serai un artiste enfin reconnu au niveau mondial et qu’elle en sera toujours à faire des pastels sur son petit carnet. Je pourrais mais je ne le fais pas, sûrement parce que je me réserve pour un plan bien meilleur encore lequel j’attends encore qu’il arrive soudainement dans mon esprit. « Toi non plus, tu sais. » Même loin de chez nous les habitudes restent les mêmes ; le fait qu’on soit en dehors du cadre de l’Académie ou de tout ce qu’on peut connaître n’y change absolument rien. On ne change pas et ça me va, à moi, elle me convient cette routine un peu bancale et pas forcément saine ; elle nous correspond.

« On va faire un test. » J’abandonne mon café, souris déjà (merde, les mauvais plans commencent) alors que je m’approche d’elle pour me poser derrière et placer mes doigts autour de son crâne sans même appuyer. « J’ai développé des talents de médium dans la nuit. » C’est faux, bien sûr. Je suis médium depuis la nuit des temps. « Tu vas prendre ta boisson brûlante, tu vas aller sur la terrasse, tu vas t’asseoir sur le canapé pas franchement confortable mais face à l’océan et t’auras ton gilet autour des épaules même s’il fait déjà mille milliards de degré. Et tu vas rester là mille ans, tu vas regarder les couleurs changer, tu vas écouter les oiseaux et blablabla et ton thé va devenir froid mais tu vas le boire quand même parce que t’es Ginny McGrath et une fois tout ça terminé, tu voudras dessiner tout ce que tu vois et qui est mignon ou alors le photographier. » Photo ou dessin, la seule variable dont je ne puisse pas être certain. « Vrai ou faux ? » Hey psst, Ginny, la réponse c’est ‘vrai’. Satisfait, je me déporte et me replace face à elle, abordant enfin le café brûlant du bout des lèvres.

« Toi non plus, tu sais. » et puis quoi encore. J’ai rien fait pour déranger qui que ce soit, je me plie aux plans quand ils me plaisent, je m’esquive en silence et en secret quand c’est pas le cas. J’ai appris à bien me comporter pour éviter toutes frasques, pour ne pas déranger qui que ce soit. « Moi au moins j’ai pas encore le sang de Kyle sur la manche de mon hoodie. » mon sourire fait écho au sien, il est pas aussi espiègle mais il essaie et déjà, ça vaut la peine de le mentionner. Quand j’humidifie une serviette d’un peu d’eau chaude pour la lui tendre, qu’il lave ce qui semble déjà bien séché, sur le tissu taché.

Il passe derrière moi, ma silhouette entière qui se raidit et c’est sûr qu’il le voit, c’est sûr qu’il s’en amuse aussi, il sait faire que ça. « On va faire un test. » « Auden, attends il te manque un sucre je pense- » alors je m’esquive, je tente de passer à sa gauche quand il envahit ma droite, j’ai l’air d’un vers de terre à me tortiller dans tous les sens pour éviter le moindre contact quand il force ses paumes sur ma tête et que je braque mes yeux horrifiés vers le fond de la pièce, n’importe quel point d’horizon vague suffira. « J’ai développé des talents de médium dans la nuit. » « Ouch - mes cheveux! » faut pas qu’il les voit mes joues qui rougissent. Faut pas qu’il le sente, que ma respiration s’est arrêtée, faut pas qu’il voit quoi que ce soit et autant je le maudis d’être derrière moi autant ça me soulage qu’il soit là.

Ce qui ressemble facilement à une éternité n’est en fait qu’une seconde avant qu’il se lance dans ses prédictions en carton. Je bénis Dieu et tous les saints qui qu’ils soient où qu’ils soient que mes mains aient eu la brillante idée de se cacher à l’intérieur des manches de mon cardigan et non de tenir ma tasse entre elles. « Tu vas prendre ta boisson brûlante, tu vas aller sur la terrasse, tu vas t’asseoir sur le canapé pas franchement confortable mais face à l’océan et t’auras ton gilet autour des épaules même s’il fait déjà mille milliards de degré. Et tu vas rester là mille ans, tu vas regarder les couleurs changer, tu vas écouter les oiseaux et blablabla et ton thé va devenir froid mais tu vas le boire quand même parce que t’es Ginny McGrath et une fois tout ça terminé, tu voudras dessiner tout ce que tu vois et qui est mignon ou alors le photographier. » sinon ç’aurait été difficile de ne pas l’échapper au fur et à mesure que son souffle chaud, bouillant, désagréable, infernal se casse sur ma nuque.

« Vrai ou faux ? » il est repassé devant Auden, j’inspire enfin un peu mieux. « Vrai et faux. » mes yeux qui se braquent aux siens et qui les tiennent aussi longtemps que possible. Comme à toutes les fois où il s’allonge sur mon bureau avant le début d’un cours rien que pour m’empêcher de réviser. Ou à tous les moments où il dit un truc qu’il sait déplacé et que je me retiens de toutes mes forces de ne pas devenir pivoine à côté. Respire Ginny, oublie pas de respirer. « Il sera confortable parce que je vais pas me faire avoir aujourd’hui et je te céderai pas tous les coussins. Ce sont pas sur les couleurs que je veux travailler là, mais sur les ombres. Et j’ai envie de peindre, pas de dessiner ni de photographier. » l’air satisfait de celle qui a encore une fois évité de montrer le moindre signe reprend sa place sur mon visage. C’est mieux comme ça et je le sais depuis le début de toute façon. « Alors tu vas m’aider à amener mon chevalet sur la plage. » oups. Ça par contre, c’était pas prévu.

C’est pas parce que c’est routinier que c’est moins fun. J’ai du sable jusque dans les cheveux alors qu’on a quitté la terrasse depuis même pas deux minutes à peine. Il est derrière avec le chevalet, j’ai ma mallette à huile et à pinceaux dans une main, mon thé presque froid dans l’autre. C’est la pire idée que de transporter tout mon matériel quand j’aurais juste pu gribouiller sur un carnet ou sortir mon appareil, mais j’ai jamais dit qu’à 16 ans j’avais le moindre sens de la logique ni même du pratico pratique de la chose. « J’ai pas besoin d’être devin pour dire qu’à la seconde où ils arrivent, tu vas retourner errer autour d’eux avec ton sourire, pas celui-là, tu sais lequel je parle, celui que t’as tout le temps quand t’as un mauvais coup qui se dessine dans ta tête sans même que tu saches encore qui sera ta victime. Tu vas aller leur dire un truc qu’il faut pas, piquer dans leurs réserves de céréales, celles au chocolat qu’ils ont amenées en bien trop grande quantité, mais après tu voudras pas partager avec moi. Et tu vas disparaître pendant des heures avant de revenir avec les jointures fendues et faudra encore que je nettoie tes plaies pendant que tu me diras tout ce qui va pas avec ma toile. »  au fil de mes mots, j’ai remonté mes cheveux en un chignon qui ne sert à rien à voir les mèches qui s’en dégagent, ajusté mon chevalet au sol pour m’installer en tailleur à même la plage. Les vagues font tout leur travail de trame de fond quand au loin, on les entend les voix des autres qui reviennent – et donc le signal de son départ imminent si je me fie à mes propres prédictions. « Vrai ou vrai? »

« Moi au moins j’ai pas encore le sang de Kyle sur la manche de mon hoodie. » « Je pensais que c’était celui de Mike. » Ça aurait vraiment pu être celui de Mike, qu’on soit clairs. Si jamais il y avait eu un Mike avec nous sur cette île, ça aurait pu être son sang. On sait tous qu’elle a bien mieux retenu les prénoms que moi et que je me contente d’être celui qui frappe une minute avant qu’elle arrive avec sa bouche en coeur et ses désinfectants trouvés je ne sais où. La serviette qu’elle me tend est celle la même que je refuse d'emblée, m’étant fait une raison à garder mon hoodie dans cet état là. « Garde la pour quand t’auras laissé des marques de ton mug sur tes dessins. » Ça va arriver, on sait tous les deux que ça va arriver. Ça arrive toujours et ça gâche les dessins - déjà qu’ils ne sont pas très d’un très niveau, autant les préserver un maximum.

Elle se raidit de toute son âme et de tout son être quand je passe derrière elle, sûrement même qu’elle tente aussi fort que possible de se transformer en arbre - n’importe lequel, tant qu’elle deviendrait un arbre insignifiant dans une forêt qui l’est tout autant, pour que personne ne la remarque. Pourtant un arbre n’est pas supposé bouger et c’est ce qu’elle s’acharne à faire, la brune, alors que la base de tous mes doigts sont posés sur le haut de son crâne sans même que je ne cherche à un seul instant à enfoncer mes ongles ou à lui créer plus de nœuds dans les cheveux qu’elle n’en a déjà. Elle cherche des excuses quand elle ne devrait pas, elle n’est pas à l’aise quand elle le devrait, quand j’aimerais tant qu’elle ait su le devenir au fil des mois. C’est moi, c’est juste moi.

Alors le jeu s’arrête rapidement, je la laisse recouvrer sa liberté et passe devant elle pour débuter une nouvelle partie de bataille de regards - laquelle je vais gagner sans que cela n’étonne personne. « Vrai et faux. » Menteuse. Menteuse qui capte mon attention, qui la retient surtout et c’est une chose assez rare pour que ce soit souligné. « Il sera confortable parce que je vais pas me faire avoir aujourd’hui et je te céderai pas tous les coussins. Ce sont pas sur les couleurs que je veux travailler là, mais sur les ombres. Et j’ai envie de peindre, pas de dessiner ni de photographier. » Un sourire en coin, fier, naît sur mon visage. Elle tente de riposter avec les armes qu’elle a et okay, ouais, j’aime quand elle fait ça et qu’elle ne se contente pas de se liquéfier sur place ou de devenir totalement transparente. « On en reparlera pour les coussins. » Je vais toujours lui voler le plus grand, le plus beau, le plus confortable, son préféré et le mien aussi par conséquence. « Je demande qu’à voir pour le reste. » Elle va le faire elle même, son gris, elle va mélanger toutes les couleurs primaires pour y arriver parce qu’elle le voudra vivant, coloré. Elle ne va pas se contenter du tube déjà prêt à l’emploi parce que c’est Ginny McGrath et qu’elle est la jeune femme la plus têtue qu’il m’ait été donnée de rencontrer quand il s’agit d’aller au bout de ses idées. « Alors tu vas m’aider à amener mon chevalet sur la plage. » La plus têtue et sûrement la plus suicidaire aussi, quand elle s’adresse à moi avec tant de conviction sans même mettre toutes les couches du monde sur sa phrase pour la rendre la plus mielleuse possible. Je demande qu’à voir, seule et unique raison pour laquelle je ne râle même pas (si, oui, okay, mais que le minimum vital) et m’exécute pour emmener le chevalet presque là où elle m’a ordonné de le poser. Un mètre sur le côté, parce qu’on voit mieux les ombres là.

C’est à son tour que de jouer les voyantes et je suis déçu qu’elle n’utilise pas la technique des doigts sur le crâne, parce que je jure que 1) c’est fun et ça fait le show 2) peut être que ça fonctionne, dans une dimension parallèle ou une connerie comme ça. Elle aurait râlé de pas arriver au sommet de mon crâne en plus, même en se mettant sur la pointe des pieds, et ça aussi ça aurait été drôle. Presque aussi drôle que toutes les prédictions qu’elle annonce les unes à la suites des autres alors que mon regard ne cesse de la toiser. Le sourire naît sur son visage quand elle en parle et sans que je ne le commande, par simple automatisme. Elle devrait le savoir, pourtant, que ma cible (ou victime, okay) est toute trouvée et qu’elle n’a pas changé depuis une éternité. Elle devrait le savoir qu’elle est en ligne de mire depuis qu’elle a fait tomber tout le contenu de son sac en cours, depuis qu’elle a osé corriger le nom d’artistes italiens. « Vrai ou vrai? » « Vrai et faux. » Il est immense mon sourire, si immense. Les voix faisant écho dans mon dos n’ayant rien à voir avec ce dernier. « Je vais les laisser se reposer avant d’aller les emmerder. J’irai dire un truc qui faut pas après, je volerai dans les réserves ensuite. Ou peut être dans l’autre ordre, peu importe. Et après je me battrai avec un des gars parce qu’on sait faire que ça. Sauf que pour le moment je bouge pas d’ici tant que t’as pas réussi ce dessin, l’ombre est disproportionnée à la base. » Y’a du vrai mais beaucoup de faux ; y’a aussi mon besoin irrationnel de la contredire qui prend le dessus. « Passe moi ton carnet. » Le mien qui doit être perdu entre deux t-shirt sales et imbibés de sel dans ma chambre, le mien que je maltraite depuis qu’on est arrivés ici parce qu’il n’a pas autant d’importance qu’en avait mon premier. C’est juste des esquisses, c’est juste tout et n’importe quoi, ça ne compte pas. Mais je ne peux pas la laisser peindre seule et simplement rester sage à ses côtés, ça aussi c’est impossible, mes mains me démangent déjà. « Ils font un feu de joie plus loin sur la plage ce soir, tu pourras l’alimenter avec mes dessins, ça va pas rester pour la vie dans ton carnet fais pas cette tête. » Je ne suis bien sûr pas invité (sinon je risquerais d’être le premier combustible jeté dans les flammes), mais à défaut d’être attendu nulle part on apprend bien vite à écouter tout ce qu’on ne devrait pas.

Et y’a une question qui me titille, qui est sur le bout de ma langue depuis qu’on a pris l’avion et que j’ai posé mes affaires sur ses genoux pour la dizaine d’heures de vol. « T’as menti à tes parents pour pouvoir venir. » Mes yeux captent les siens, font au mieux pour ne pas qu’elle se dérobe alors que j’entame un jeu qui, je n’en doute pas un seul instant, ne pourra jamais se retourner contre moi. « Vrai ou vrai ? » Si mentir est un compliment pour moi, je sais bien qu’il est loin d’en être de même avec elle, que c’est aussitôt devenu son secret le plus précieux ou une connerie dans le genre.

« On en reparlera pour les coussins. » de retour à la joute verbale, de retour aux négociations qu’il ne me laisse jamais gagner, qu’il lance lui-même en sachant que peu importe ce qu’il me donne il me le reprendra de suite. Mais j’ai décidé qu’aujourd’hui les coussins étaient à moi, je l’ai décidé si fort que je finirai par lui mordre la main je pense, faudra juste que je m’assure qu’il l’ait lavée avant et qu’elle soit pas pleine du sang de Mike/Kyle/n’importe lequel des gars avec un K dans son prénom. « Je demande qu’à voir pour le reste. » mon chevalet que je glisse d’office sous son bras, et le sourire de la victoire que j’exhibe à sa place pour une fois, ça fait du bien quand on le réalise.

Il reste silencieux pendant tout mon monologue et si j’avais eu quelques années de plus d’expérience en Auden Williams sur mon CV, j’aurais de suite su que c’était une très, très mauvaise idée. Pour la peine, je croyais seulement qu’il avait attrapé le fixe sur l’horizon et qu’il ne m’écoutait déjà plus, ce qui aurait été totalement légitime. « Vrai et faux. » mon sourcil se hausse même si je ne lâche pas ma toile des yeux, assurée qu’il le verra le signe qui l’autorise à parler. Et même s’il ne le voyait pas il parlera, il fait toujours ce qu’il veut Auden, et c’est probablement pour ça qu’il me fascine autant qu’il m’effraie. « Je vais les laisser se reposer avant d’aller les emmerder. J’irai dire un truc qui faut pas après, je volerai dans les réserves ensuite. Ou peut être dans l’autre ordre, peu importe. Et après je me battrai avec un des gars parce qu’on sait faire que ça. Sauf que pour le moment je bouge pas d’ici tant que t’as pas réussi ce dessin, l’ombre est disproportionnée à la base. » l’énumération qui pointe le vrai du faux, et ma nuque que j’arque sur la fin, mon chignon inutile qui se défait au même moment pour prouver à quel point il l’est justement, inutile. « C’est pas vrai, tu regardes pas dans le bon angle, si tu penches la tête comme ça tu verras que... t’as raison. » il a raison et j’en entendrai parler pour une décennie encore, j’en suis sûre.

« Passe moi ton carnet. » qui n’est pas une question, qui n’est pas une proposition, qui n’a rien de poli ; il se sert lui-même sans que personne ne s’en étonne. « À ce rythme-là c’est autant le tien que le mien. » j’ai jamais dessiné dans ses carnets, il m’a jamais laissée faire. J’ai jamais demandé non plus, sachant déjà que la réponse serait un grand non catégorique, en lettres majuscules, en noir souligné de son sang (ou de celui de Kyle/Mike/et autres synonymes). C’est pas un reproche, c’est qu’une constatation. Auden avait la main mise sur toutes mes affaires, principalement parce que je les laissais traîner partout, surtout parce qu’il n’acceptait aucun refus de ma part, et clairement parce que je n’avais tout simplement jamais eu envie de lui dire non autant râleuse, autant rageuse que je pouvais être rien que pour sortir les quelques bribes de rebellitude que j’avais en banque juste pour lui. « Ils font un feu de joie plus loin sur la plage ce soir, tu pourras l’alimenter avec mes dessins, ça va pas rester pour la vie dans ton carnet fais pas cette tête. » le bruit de sa mine sur le papier se noie dans les vagues qui viennent se casser à mes pieds et aux pattes du chevalet, rien de mon matériel n’est touché mais mes orteils sont maintenant trempés. « Si je les brûle j’ai peur que ça réveille toutes les personnes que t’as tuée pour qu’elles viennent me hanter. » il en a des dizaines de squelettes dans son placard Auden, et tout autant de secrets et d’ennemis, de gens qu’il veut tuer et de gens qui veulent le tuer. Avec le temps, j’ai appris à me dresser un portrait probablement sensationnaliste mais tout aussi amusant du personnage – c’est probablement ce qui fait que je colle autant à ses baskets depuis le début. Pour ça et rien d’autre, Ginny.

« T’as menti à tes parents pour pouvoir venir. » hen, que, quoi? « Vrai ou vrai ? » il lève sa tête de notre carnet pour plonger ses yeux dans les miens, il sort ça de nulle part et il fait que piquer, il fait que jouer, il sait que ça me déstabilise. Le parallèle est étrange, quand on sait à quel point il fait tout pour que j’ignore le moindre détail de sa vie, et que moi je fais tout pour qu’il sache l’entièreté de la mienne. « Presque vrai. J’ai omis quelques parties de vérité. » j’inspire, hausse de l’épaule, joue avec mon pinceau, me tache tous les doigts, ceux qui ne l’étaient pas encore. « J’ai dit que j’allais beaucoup peindre, et dessiner, et photographier, ce qui est vrai. »  y’a pas eu une seule journée depuis qu’on est ici où j’ai pas passé la majorité de mon temps à créer, il est probablement le meilleur à pouvoir en témoigner tant il errait toujours dans mes parages. « J’ai dit que j’allais passer beaucoup de temps avec les gens de l’Académie, ce qui est vrai. » les gens ça fait obsolète, quand entre les repas et après le couvre-feu, je filais de mon côté et qu’eux filaient du leur. Eux, sauf lui. « J’ai juste pas dit que ça allait être sur une île qui n’est pas la nôtre. » mon sourire remonte, celui de la gamine qui pense être au-dessus de ses affaires pour une seule et unique fois dans sa vie. Je l’ignore mais le retour sera catastrophique, entre les menaces de Jill et les sermons de Matt, et les relents de culpabilité qui me grugeront pendant des jours. Mais pour le moment, je vis parfaitement bien dans le déni et l’insouciance d’une fin d’adolescence dont je n’ai jamais vraiment su profiter. « Avec mes parents ça a toujours été compliqué. Avec ma sœur et mon frère aussi. Ils se mettent le nez partout, j’ai juste eu besoin qu’ils me laissent un peu d’air.  » mes yeux le quittent pour retourner errer sur ma toile, elle a du mal, l’air fier que j’arborais disparaît d’un coup d’un seul. « Okay c’est le moment où tu entres en scène et sauve tout, c’est ta faute si ça a l’air de ça. » c’est ta faute si tu me déconcentres à chaque fois.

***

« J’ai faim et j’ai froid. » il a filé dans sa chambre, j’ai filé dans la mienne. Dehors, on entend les conversations et le feu qui crépite, ils sont tous à vivre leur voyage organisé sans nous parce que de base, on faisait pas partie de l’équation. Je sais pas si je le dérange et pour être honnête j’aimerais presque. Parce que comme ça je sais que son esprit diffusé va mettre au moins le double du temps à souffler avant de se concentrer à nouveau et que ce temps-là, je pourrai l’utiliser pour un de mes plans machiavéliques de bac à sable, plans qu’il m’a probablement appris à mettre en place sans même jamais s’en rendre compte. Faut bien que ça serve, de l’observer faire à la volée en permanence. « Tu sais que je vais râler pour les deux, choisis ton combat. » le hoodie qui traîne sur son lit, le bol de céréales qui est sagement posé sur son bureau. S’il me prête (donne) ni l’un ni l’autre, je serai la fillette insupportable qui se rapprocherait le mieux de la petite sœur peste en puissance. Je sais même pas s’il a des sœurs.

Trop long, Auden. Alors je décide pour lui, quand je fais un pas dans son antre, pique le sweater pour l’enfiler, joue distraitement avec la fermeture éclair avant de m’emparer du bol à portée. La cuillère tinte entre mes doigts, ma tête qui se tourne vers la fenêtre de là où on voit la lueur des quelques flammes déjà bien hautes à l’horizon, qui se mélangent avec le soleil terminant doucement sa course. « On est pas plus invité l’un que l’autre, mais ils ont des guimauves, c’est bon avec les coco puffs j’suis sûre. » j’y vais si tu y vas, j’y vais pas si tu veux pas.

« Si je les brûle j’ai peur que ça réveille toutes les personnes que t’as tuée pour qu’elles viennent me hanter. » Rien que ça. Elle a grillé des étapes dans le processus pour devenir une véritable dramaqueen dans l’âme. Ca me va. C’est fun. Elle est fun, quand elle fait sa rebelle de bac à sable et qu’elle essaye d’avoir le dernier mot sans jamais réellement y arriver. Ça me va tout autant, moi, si mes dessins restent ad vitam aeternam dans son carnet et qu’elle souffle à chaque fois qu’elle les retrouve et qu’elle se dit ‘oh waw c’est vrai que c’est le meilleur peintre d’Australie, quand même, Auden’.

« Presque vrai. J’ai omis quelques parties de vérité. » La rebelle prend son envol. Presque un an à attendre, j’ai failli m’impatienter. Les arguments sont tous déployés les unes à la suite des autres, je les écoute d’une oreille distraite alors que je suis bien trop occupé à graver sur les feuilles de son (tout est relatif) carnet mon (ça c’est pas relatif par contre) dessin. « J’ai dit que j’allais beaucoup peindre, et dessiner, et photographier, ce qui est vrai. » « T’as pas pris le temps de préciser que t’allais surtout coller le grand méchant ? » Ça n’étonnera personne que je soulève ses mots seulement pour parler de ma personne. Ça étonne tout le monde, par contre, que je ne cherche pas à la couper à aucun autre moment et que mon coup de crayon s’immobilise même un instant quand elle appuie davantage la notion de famille et tout ce qu’elle entraîne avec. Je sais ce que c’est que d’avoir des frères et sœurs qui mettent le nez partout, moi aussi, encore plus quand c’est quelque chose qui apparaît être normal dans les mœurs italiennes. J’ai jamais été fait pour vivre dans ce pays là, de toute façon. Les frères qui pensent aider en s'immisçant dans ma vie, les sœurs qui détruisent tout là où elles pensent seulement grappiller quelques précieuses informations. Je connais. Je connais et j’ai fui.

« Okay c’est le moment où tu entres en scène et sauve tout, c’est ta faute si ça a l’air de ça. » « Y’a pas écrit “assistante sociale” sur mon front non plus. » Lui dire que son dessin est mal calibré est une chose, l’entendre se plaindre de sa famille en est une autre. J’entends pas les secrets, je ne veux pas les connaître et seulement en rester aussi loin que possible parce qu’il n’y a que ça de sécuritaire dans la vie. Loin des yeux loin du coeur, qu’on dira.

Mais j’ai quand même pitié de ses lignes mal assurées et de la peinture qu’elle n’ose pas étendre au maximum alors qu’elle le devrait. Je me relève en grognant, ajoute de l’ombre là où elle a vraisemblablement oublié que pour travailler les ombres il faut justement ajouter du foncé, retrace quelques lignes, accentue les contrastes et la laisse s’occuper de tout le reste quand je juge la catastrophe évitée. « Tu pourras dire qu’Auden Williams y a participé et un jour ça vaudra une fortune. En attendant t’as épuisé ton stock de mots pour la journée donc chut. » Et si je reste c’est seulement parce que j’ai un dessin à terminer. Rien de plus. Ni Kyle ni Mike ne partiront, je trouverai toujours quelqu’un avec qui faire le coq.

***

« J’ai faim et j’ai froid. » Vous n’avez pas idée d’à quel point mon soupir est interminable à ce moment précis, quand elle ressemble trait pour trait à Jenna et qu’elle a la même attitude qu’elle - laquelle attirerait presque ma pitié. Je pourrais lui répondre que c’est une bonne maladie, je pourrais lui dire que ce n’est pas mon problème, je pourrais lui dire littéralement tout et n’importe quoi pourtant je sais déjà que cela ne mènera à rien. Elle a ses yeux de chiens battus qui oscillent entre le hoodie et le bol de céréales, mon minimum vital dans mon existence qui est apparemment devenu le sien pendant ce voyage aussi. Ouais, comme si c’était la première qu’elle volait mon hoodie. J’ai autant de réactivité qu’un escargot et la fourbe, elle a prévu un plan d’attaque en trois étapes : s’immiscer dans mon espace personnel, voler le hoodie, voler les céréales. Quatre étapes, même, alors que la dernière consiste à ne pas fuir et à me narguer à rester là à côté du lit alors que j’étais pourtant si bien installé au milieu de ce dernier, assis face à la baie vitrée et à la lumière rare mais suffisante pour dessiner mon monde à moi. « On est pas plus invité l’un que l’autre, mais ils ont des guimauves, c’est bon avec les coco puffs j’suis sûre. » Ses plans sont supposés devenir les miens, donc, et un de mes sourcils se lève pour souligner ma surprise. Je ne devrais pas l’être à vrai dire, parce que le voyage on l’a surtout passé ensemble bien plus que séparés. « Les flammes sont trop fortes ils vont brûler les guimauves. C’est au moins un truc utile qu’on apprend aux scouts. On ira après, on pourra voler dans leurs réserves anti fin du monde. » Elle a sorti l’argument du doublé coco puffs et guimauve : je suis humain, j’ai pas su résister. C’est seulement une chute d’une demie seconde, ça ne veut rien dire, ça ne laisse place à aucune autre pensée. On ira au coin du feu plus tard et en attendant elle peut retourner dans sa chambre, hm, ça serait même la meilleure chose à faire. « Par contre y’a pas de “on” et tu testeras rien du tout avec mes céréales, même pas en rêve. » Le combo coco puffs et guimauve est à moi, fallait pas qu’elle en donne l’idée aussi tôt dans la conversation.

Du centre du lit je me décale vers le haut, laisse mon dos reposer sur le mur alors que je lui fais face, à la gamine. « C’est Bob que t’essayes de capter de loin avec ces yeux de merlan frit ? Ou c’est Thomas ? Ou … Suzie ? Ca peut être Suzie, tu sais, je trouve ça cool. » A choisir j’aurais jeté mon dévolu sur Thomas mais ouais, Suzie c’est cool aussi, elle a encore le temps avant d’apprendre à faire les bons choix. « Tu te rends compte que personne va jamais te voir, d’ici, hein ? Même avec le meilleur hoodie tâché de sang du monde. »

« Les flammes sont trop fortes ils vont brûler les guimauves. C’est au moins un truc utile qu’on apprend aux scouts. On ira après, on pourra voler dans leurs réserves anti fin du monde. » « T’as déjà été dans les scouts? » oh qu’il a fait une erreur Auden, en mentionnant un élément si futile et si éphémère, à croire que je ne l’attraperais pas au vol comme la denrée la plus chère à mes yeux depuis longtemps. Il laisse des détails glisser et je les attrape au fur et à mesure sans jamais en démordre, à un moment j’arrêterai d’accumuler tout sur lui à défaut qu’il sache tout de moi. « Par contre y’a pas de “on” et tu testeras rien du tout avec mes céréales, même pas en rêve. » pfffff, à d’autres. « Essaie pas de me distraire. T’avais un salut spécial? Il est de quelle couleur l’uniforme en Italie? Vous vendiez des pizzas pour financer vos séjours en forêt? » mes pas ont déjà dérivé vers le bureau en bordure de sa chambre, là où la boîte encore ouverte traîne. Boîte que je pique sans aucune hésitation, remarquant au passage que la manche tachée l’est toujours sans surprise aucune, me promettant de passer son hoodie volé à la lessive demain pendant qu’il sera encore en mode grasse matinée à éviter de casser le nez de qui que ce soit.

Les céréales craquent sous mes dents, je manque de m’étouffer et il le sait, quand il relance le sourire aux lèvres. « C’est Bob que t’essayes de capter de loin avec ces yeux de merlan frit ? Ou c’est Thomas ? Ou … Suzie ? Ca peut être Suzie, tu sais, je trouve ça cool. » « J’essaie de capter les guimauves. » j’ai les gencives tartinées de chocolat, les prunelles voilées et les joues qui rougissent aussi. C’est pas Bob, c’est pas Thomas et c’est pas Suzie que je regarde comme ça, et le fait qu’il ne le voit pas me soulage autant qu’il m’énerve. Une bouchée de plus et le silence est parsemé des miettes qui tombent sur mon menton. On repassera pour le charme, McGrath.

Auden qui se replace dans son lit, y’a un bout d’espace qui se libère au coin, je le repère, l’investis pas tout de suite alors que j’évalue les risques qu’il me pousse par terre à m’en rompre le cou à la seconde où je m’approcherai seulement du périmètre. « Tu te rends compte que personne va jamais te voir, d’ici, hein ? Même avec le meilleur hoodie tâché de sang du monde. » « Tant mieux alors, personne pourra dire à mes parents que je colle encore le grand méchant. » je reprends ses mots et son ton, finis par ravaler et mes céréales et ma gêne pour grimper sur le matelas et m’y installer en ramenant mes jambes sous moi, pas de chance du moindre contact mais reste que c’est bien plus facile de suivre l’avancée du feu dehors d’ici, de voir les étoiles aussi. Et si ça l’énerve d’assister en première ligne au spectacle où je mange ses précieuses rations sucrées, ça n’est qu’un bonus. Un parmi des tas d’autres.

« Thomas est cool mais il est trop sympa avec tout le monde pour les mauvaises raisons. » il n’a pas demandé d’explications et il n’en voudra pas, je suis certaine. Je sais même pas pourquoi je précise, pourquoi je mentionne que les sourires faux et les bonnes actions calculées de Thomas ne me sont pas passées inaperçues. « Bob me fait pas rire, ses blagues sont nulles et vraiment trop évidentes. » et pourtant, il sait Auden à quel point j’ai le sens de l’humour d’une gamine de 4 ans. Tout me fait rire, tout le temps, mais j’ai du mal avec le spectacle que Bob met en scène à chaque fois où je lève la tête dans sa direction. J’ai pas remarqué qu’il fait exprès justement pour ça, j’ai pas remarqué parce que je remarque rien de toute façon. Parce que je ne veux pas le remarquer ça, non plus. « Et même si Suzie m’intéressait, elle a des yeux de merlan frits que pour toi, j’aurais aucune chance. » ça par contre je l’ai remarqué. Et je fais tout pour qu’il ne le remarque pas à son tour, en remplissant mes joues de coco puffs d’une énième poignée.

Une seconde passe, dix autres quand je lui tends comme un drapeau blanc sa boîte à moitié entamée par mes soins. « Pardon, t’avais dit que j’avais épuisé mon stock de mots du jour, c’est vrai. »

Je ne répondrai pas à ses questions. Ni à la première, ni aux dix autres qui suivent parce que hm hm, non, absolument hors de question que je commence à lui céder du terrain sinon je la connais et je sais à quel point elle ne va pas arrêter de continuer à en grappiller ensuite. Du terrain, elle en a à mon sens déjà bien trop gagné rien qu’en venant dans ma chambre, en mangeant mes céréales, en prenant de mon temps et en continuant à virevolter autour comme si elle était le centre de mon univers. « Essaye pas de me distraire. » Je reprends ses mots, en oublie tous les autres, me crois déjà maître du monde.

Au bout d’un moment je ne sais plus si je souris parce qu’elle s’obstine à me prendre tête, si c’est à cause des miettes sur ses joues ou si c’est simplement parce que j’en ai envie. « Tant mieux alors, personne pourra dire à mes parents que je colle encore le grand méchant. » « Comme s’ils savaient pas où t’es en ce moment même. » J’aurais presque gagné ce duel si elle n’avait pas profité d’une demie seconde d’inattention de ma part pour se faire sa place sur le lit. Ma jambe s’étend pour pousser sa cuisse mais rien n’y fait, dès l’instant où elle a touché le matelas c’est sûr et certain qu’elle y a enfoncé toutes ses griffes dedans et qu’elle est devenu un bloc de béton impossible à faire bouger - soit ça, soit c’est à cause de toutes les céréales qu’elle m’a volé et qui lui ont fait prendre dix kilos inattendus. « Les miettes tu les garde sur tes joues et pas dans mon lit. »

S’ensuivent des explications que je n’avais pas demandé mais qu’elle m’expose quand même, que j’y sois opposé ou non. Et autant dire que j’y suis largement opposé, parce que pour ce qu’il en est de mon avis je déteste autant Thomas que Bob et même que Suzie. « Et même si Suzie m’intéressait, elle a des yeux de merlan frits que pour toi, j’aurais aucune chance. » Oh. Je reviens sur mes paroles : je déteste autant Thomas que Bob, mais toujours moins que Suzie. Quelques secondes de pause à peine, c’est tout ce qu’elle gagne alors qu’elle devrait savoir que ça n’augure absolument rien de bon. « Pardon, t’avais dit que j’avais épuisé mon stock de mots du jour, c’est vrai. » Le paquet de céréales que je reprends, ce n’est que partie remise, cela ne m’engage à rien. « Okay, tu veux parler. On va parler. » Mon sourire s’agrandit alors que je repose le carnet à dessin sur le côté du lit. Les crépitements du feu n’ont plus autant d’importance maintenant alors que c’est vers elle que je me retourne, l’envahisseur du coin du lit. « Quand tu dis que t’aurais aucune chance. » Je suis con, à faire durer le suspens de merde, à prendre tout mon temps pour avaler quelques céréales à peine, à faire semblant de chercher la perle rare dans les tréfonds du sachet. « Tu parlais pour Suzie ou pour moi ? » Elle n’a plus de munitions, la gamine, elle ne peut pas même utiliser l’excuse de s’étouffer avec de la nourriture. Suzie est peut être cool mais cela n’a rien de comparable avec moi, ça semble l’évidence même et cela ne fait finalement parti que d’un plan visant à s’amuser.

Je les entends plus trop, les conversations dehors. J’ai arrêté d’être sur leur fréquence à la seconde où Auden a tout fait pour m’empêcher de m’installer à l’autre bout de son lit, et l’idée de le faire grogner un peu me semblait bien plus intéressante que celle d’épier des discussions qui ne m’intéressaient pas de toute façon. « Comme s’ils savaient pas où t’es en ce moment même. » « Limite ils devraient me remercier. Quand je te dérange, t’es plus occupé à souffler qu’à faire de leur vie un enfer. » la vérité étant que le voyage, on l’avait passé pas mal toujours l’un avec l’autre, sauf quand il s’éclipsait pour aller cogner un visage lambda entre deux disputes banales sur mes choix de teintes de couleurs. Les habitudes ne changent pas de celles à l’Académie, où il joue très bien mon ombre attitrée, où je joue très bien son pot de colle dédié.  « Les miettes tu les garde sur tes joues et pas dans mon lit. » ma paume passe vite fait sur les couvertures puis sur mon jeans déchiré aux genoux bien plus par maladresse que par style, les miettes que je tente de dégager qui ne font que dramatiquement s’étendre sur le plaid. « Râle pas, ça te fera un encas si tu as faim cette nuit. »

« Okay, tu veux parler. On va parler. » « T’es bizarre quand tu fais cet air-là. » et ce sourire-là, et ce regard-là, et ce ton-là. Et tout, tout ce qui suit, je sais que je le regretterai. Il fait comme si de rien n’était mais quand la boîte de céréales quitte mes doigts pour devenir sienne, ne me reste plus qu’à ramener mes jambes contre moi en guise de bouclier de carton, qui survivra jamais à la moindre attaque de vannes qu’il semble prêt à me renvoyer.

J’étais prête à ce qu’il râle que j’ai déformé son matelas pour une raison sombre.
J’étais prête à ce qu’il me chasse de sa chambre en hurlant en italien juste pour me crier des insultes bien plus vulgaires que mes chastes oreilles n’arriveraient à supporter en anglais.

Mais j’étais pas prête à son « Quand tu dis que t’aurais aucune chance. »  qu’il étire, qu’il allonge, qu’il gratte et qu’il tente, son attention entière rivée sur ses coco puffs. La scène a tout de terrorisant, parce que j’ai été naïve au point de croire qu’il ne le mentionnerait jamais. Qu’il ne le remarquerait jamais. Qu’il ne me remarquerait jamais. « Tu parlais pour Suzie ou pour moi ? »

Stop, arrêt sur image.

Le bruit des céréales qui craquent sous ses dents, mes lèvres que je pince par réflexe, l’intérieur de ma joue que je mords un temps. Quand je recommence à respirer, c’est parce que je me suis levée du lit, c’est parce que mes pieds nus se sont retrouvés sur le bois travaillé de sa chambre, c’est parce que j’ai mis une distance de plus entre ses coups d’œil amusés et les miens beaucoup plus fuyants qu’assumés. « Tu sais la réponse. »

On fonctionnait bien, comme ça. On fonctionnait bien, quand lui me parlait de toutes ses conquêtes et de toutes les frasques qu’il mettait en place, quand moi je restais la bonne pote à rire de ses blagues horribles et à secrètement envier sa capacité de faire ce qu’il veut, quand il veut, sans demander quoi que ce soit à qui que ce soit. Je les ai vus, les filles et les garçons graviter autour de lui avant de disparaître parce qu’il les jette, parce qu’il se lasse, s’ennuie. « Et ça sert à rien que je la dise parce que c’est mieux comme ça. » j'ai compris que pour rester dans son orbite, fallait juste éviter ces sujets-là, fallait juste éviter ces sentiments-là. Et si pour moi ils sont clairs, jamais je ne pourrais concevoir qu’il pense à moi comme je pense à lui.

« Tu dessinais quoi? » mes pas ont dérivé à sa table de nuit, d’où je prends son carnet sans demander, énième porte de sortie qu’il m’a tout sauf laissée.

Elle n’était pas préparée à ce que je pose la question et moi je ne l’étais pas pour sa réponse. Je pensais pas à ça, pas comme ça. Je pensais qu’elle allait dire que c’était moi qui l’intéressait parce que c’était la réponse logique, parce qu’à son rire j’y aurais ajouté le mien et que j’aurais profité d’un moment d’inattention pour la pousser à la renverse. C’était ça, le plan. Il ne comportait aucun « Tu sais la réponse. »aussi solennel que brise coeur, parce que vous ne l’avez pas entendu, vous, l’intonation de sa voix. Vous ne l’avez pas vu, vous, son visage changer et se fermer et ses yeux arrêter de briller.

Elle fuit la proximité qu’elle était pourtant si heureuse d’avoir trouvée et c’est à mon tour que de me refermer en plaçant mes pieds sous mes cuisses. Je ne fais rien, je ne sais rien faire dans ces moments là si ce n’est la regarder fuir alors que je voudrais qu’elle reste. « Et ça sert à rien que je la dise parce que c’est mieux comme ça. » Tu ne peux pas faire ça, Ginny, tu ne peux pas faire un pas en avant et dix en arrière parce que ce n’est pas ainsi que tout est supposé se produire. Cela ne devrait pas pouvoir fonctionner ainsi. Je connais la réponse et c’est pour ça qu’elle en vaut la peine, que tu en vaux tout autant la peine même si je suis très doué pour me voiler la face autant que toi pour être indélicate.

« Tu dessinais quoi? » Essaye encore, essaye plus fort, et arrive-en à la même conclusion : tu ne pourras pas de changer aussi facilement, surtout pas maintenant. « C’est Suzie qui n’a aucune chance. Pas toi. » C’est le maximum que je puisse faire et le maximum que je n’ai jamais fait aussi. Elle comprend, là. Elle devrait vraiment. Elle connaît toutes mes histoires d’une nuit, d’une journée. Elle les connaît toutes et je n’ai pas été avares en détails. Aucune d’elles ne commence avec des mots francs, aucune d’elle ne commence sans sourire ou clin d’oeil ou même remarque salace de ma part. Ce n’est pas même ce dont il s’agit, là, ce n’est même pas la question d’une histoire d’une nuit ou d’une journée ou même seulement d’une histoire. Je veux qu’elle sache ; après, c’est à elle d’en faire ce qu’elle en veut. « Tu en connais la raison, au fond. » Du fond du lit je m’avance à nouveau vers elle, pose les pieds au sol alors que je lui dérobe son attention en dehors du carnet. C’est pas l’heure pour ça, Ginny, c’est plus l’heure. Mes paumes s’ouvrent et se posent sur mes genoux, tournées vers elle. Je ne la forcerai pas et elle doit le savoir, tout comme elle doit savoir que si quelqu’un sera un jour capable de me faire avoir des yeux de putain de merlan frit, c’est elle.

C’est lâche mais c’est pour le mieux. Quand mes pas filent loin du lit, ironiquement pour se rapprocher une seconde une seule de lui. « C’est Suzie qui n’a aucune chance. Pas toi. » et il a pas le droit, là. Il a pas le droit de me dire ça, il a pas le droit de le dire aussi sérieusement, il a pas le droit de ne pas y ajouter le moindre sourire à deux balles, le moindre clin d’œil exagéré et grivois, la moindre remarque salace. Il a pas le droit parce qu’il sait que je l’enregistre, que je le mémorise, que je le retiens et que ça ne peut que me faire du mal. C’est la seule issue possible dans ma tête, quand la dynamique qu’on a mise en place aussi étrange et désarticulée soit-elle est aussi la relation la plus solide et la plus naturelle que j’ai eue avec qui que ce soit depuis longtemps. Depuis toujours. Je veux rien gâcher.

« Tu en connais la raison, au fond. » non, non je ne la connais pas. Non, non je ne veux pas la connaître. Et je me répèterai ça aussi longtemps qu’il le faudra pour que ça soit ancré à l’encre indélébile dans ma tête, sur mon coeur de gamine. Je ne veux pas me faire le moindre espoir, je ne veux pas me rattacher à des signes que j’invente, à une complicité que je romance. Je veux pas et pourtant je veux que ça, quand je le vois du coin de l’oeil qui bouge, qui se rapproche. Mes doigts relâchent instinctivement le carnet comme s’il allait me le piquer, l’habitude de lui céder toutes mes affaires du moment où il ne les réclamait même pas parce que l’inverse est toute aussi vraie. Il râle mais il partage tout, et il partage ce coup d’œil-là, celui que j’attrape au vol et celui que je ne veux pas voir, même si je ne vois que ça.

« Depuis quand tu peins avec de la couleur? » mes yeux qui dérivent vers ses paumes un temps, qui notent les sillons entre les lignes de vie, les taches sur ses doigts de mes teintes, pas les siennes. Il dira que j’ai volé sa palette et qu’il a dû se débrouiller avec les moyens du bord, il dira que c’est ma faute et que c’est moi qui l’ai taché, il dira qu’il a peint la même chose que moi juste pour me montrer ce à quoi ma toile aurait pu ressembler si j’avais une seule once de talent.

Il dira tout ça quand mes lèvres auront quitté les siennes, quand je me serai dégagée aussi vite que je l’ai embrassé, quand j’aurai fait un pas devant et dix derrière, encore, toujours.

J’ai sur les lèvres le fantôme d’un baiser volé qui semble appartenir à une autre vie aussi irréelle que possible, quand y’a à peine une seconde mon visage se confondait avec le sien. « Pardon, je sais pas, je- désolée. » juste un test, c’était juste un test. Yeah, right.

« Depuis quand tu peins avec de la couleur? » Tu connais la réponse.

Les rôles s’inversent alors que je ne suis pas le premier à embrasser qui que ce soit ni même à montrer la marche à suivre. Mon cou s’étend au dernier moment, trop tard, alors qu’elle a largement entamé son parcours vers mes lèvres et qu’à aucun moment je n’envisage la possibilité de me dérober ni même d’en rire. Elle embrasse comme une gamine, elle ose tout ce soir mais pas encore totalement ça. On se retrouve proches pour une seconde à peine alors qu’on vient de passer une année à jouer au jeu de celui qui pousserait l’autre le plus loin pour qu’il revienne mieux en rampant ensuite.

L’expression d’un pas en avant et de dix en arrière prend désormais tout son sens alors que sur son visage se lit la peur et que je déteste que ce soit assimilé à moi. « Pardon, je sais pas, je- désolée. » Pas entre nous, Ginny. On ne se ment pas entre nous, s’il te plaît. Je ne veux pas m’excuser, je ne veux pas avoir à être désolé. Je ne le suis même pas. Ce sont pour toutes ces raisons là que je me lève à mon tour, réduit sans un bruit la distance entre nous alors que mes pieds glissent sur le parquet. Mes lèvres se posent sur son front sans que je ne lui force rien de plus, sans que je ne cherche à m’y attarder non plus. Mon bras s’étend pour venir fermer les rideaux de la baie vitrée derrière elle, annihilant ainsi la seule source de lumière de la pièce. La seule possibilité d’être vus et de partager cet instant avec qui que ce soit d’autre aussi. Finalement mes doigts viennent se poser instinctivement entre sa mâchoire et sa nuque, sachant parfaitement où se situe chaque parcelle de sa peau sans avoir à l’observer. Mes lèvres complètent la chorégraphie, se lient aux siennes avec une délicatesse que je ne me connais pas alors que ma langue s’y mêle à son tour, presque réellement assurée. « Je suis pas désolé. » C’est comme ça qu’on embrasse, gamine, et ça ne prend aucun remord, ça ne prend aucune excuse non plus alors que tu n’as aucune raison d’en articuler. « Je ne le serai pas demain non plus. » Pas même quand l’adrénaline ou peu importe ce que c’est sera redescendu. Cela n’a rien à voir avec ça.

Mes pouces glissent sur ses joues, j’en sens les miettes sans même les voir, souris contre ses lèvres sans prendre le temps de me reculer de son visage. Les restes de céréales tombent finalement au sol sans un commentaire de plus. « On oubliera demain. Si c’est ce que tu veux, on oubliera tout. »

C’était mon premier baiser.
C’était la première fois, c’était apparent aussi, tellement c’était maladroit, malhabile.
Il a dû en embrasser des centaines avant moi, et pourtant quand mes lèvres trouvent les siennes, c’est comme s’il n’y avait que lui et juste moi.

Mais c’était impoli et c’était forcé et c’était déplacé. Et j’ai mal lu les signaux, il disait pas ça pour ça, il le pensait peut-être même pas et je ne le remercierai jamais d’être mille fois plus à l’ordre que moi parce qu’au rythme où je recule, j’aurais facilement pu heurter 15 livres et tout autant de pinceaux et de palettes si on avait été dans ma chambre.

Il se lève Auden, je secoue la tête de la négative, trop lentement, beaucoup trop lentement pour qu’il le remarque, mes yeux tellement scotchés aux siens qu’il y verra que peu importe ce que je peux dire ou faire, je ne bougerai pas, je n’éviterai pas. Et il embrasse mon front, et il ferme les rideaux, et il revient se poster devant moi, et il m’embrasse à nouveau. « Je suis pas désolé. » mes lèvres sont carmins des siennes, mon front s’appuie sur celui d’Auden presque trop instinctivement pour que je ne le réalise tout de suite. Mes doigts ont arrêté de se triturer maintenant qu’ils jouent avec le pan de son t-shirt, pincent et tirent distraitement. « Je ne le serai pas demain non plus. » si mes sourcils se froncent, ce n’est pas parce que je ne le crois pas, ni même parce que ce qu’il propose me brusque. Si mes sourcils se froncent, c’est parce que je ne croyais jamais qu’il dirait ça. Que je ne penserais jamais qu’il réagirait comme ça. « On oubliera demain. Si c’est ce que tu veux, on oubliera tout. » « On oublie à la seconde où je passe la porte. » que je souffle, sentant son expiration qui se casse sur ma peau, qui réchauffe ma nuque. « Et on en parle pas, et on recommence pas, et on y repense pas. » ma main a quitté le tissu pour remonter rejoindre celle qu’il a laissée errer sur ma joue, mes doigts s’y enlacent et cherchent le contact, grattent la peinture sans même la voir, les endroits marqués dont je me souviens par coeur sans même y penser. Si on oublie il ne partira pas, si on oublie on restera lui et moi.

« C’est la première fois. » il n’a pas bougé d’un millimètre quand mes doigts ont quitté sa main pour aller inventer des lignes imaginaires sur sa nuque. « Je le dis pas pour que tu te moques, je le dis parce que j’ai confiance en toi. » je le dis parce que j’ai toujours voulu que ce soit avec toi.

On oublie à la seconde où elle passe la porte.
On n’en parle pas, on ne recommence pas et on n’y repense pas. Je peux le faire. Je l’ai fait des centaines de fois, je l’ai fait avec des personnes que je serais même incapable de reconnaître dans la rue maintenant. Je l’ai fait sans en retenir aucun souvenir, sans n’en avoir même aucune bribe. Je l’ai fait et je pourrai le refaire, et je le referai même sans aucun doute. Pour elle, j’essayerai. Je ferai semblant, je jouerai au con, j’éviterai le sujet, je deviendrai le meilleur acteur que cette Terre n’a jamais porté parce que c’est ce qu’elle a besoin de savoir. Elle ne me voit pas mais j’hoche la tête en silence, accepte les termes du contrat alors que dans mon dos deux de mes doigts se croisent déjà.
Je n’oublierai pas et elle encore moins, on ne fait que retarder la fatalité.

Ses doigts remontent de mon t-shirt qu’elle triturait jusqu’à ma main qui ne se dérobe pas de sa joue, glissent ensuite vers ma nuque où je la laisse faire. « C’est la première fois. » Un souffle un peu plus profond vient se briser contre son cou alors qu’elle ne fait que confirmer ce que je pensais déjà. C’est con, l’attitude de mon corps dont le rythme cardiaque s’accélère alors que de nous deux je devrais être le moins à même de stresser. « Je sais. » Ce n’est pas une tare, ce n’est pas un problème, ce n’est pas même un défaut ou quelque chose dont elle devrait avoir honte. Mes pouces glissent de ses épaules à ses joues pour tenter de la rassurer au mieux alors que mes lèvres se déportent doucement des siennes vers leur commissure jusqu’à venir glisser sur la ligne de sa mâchoire. « Je le dis pas pour que tu te moques, je le dis parce que j’ai confiance en toi. » Oh, Ginny. Tu ne devrais pas, tu ne devrais tellement pas. Je ne suis même pas capable de tenir la promesse que je lui ai faite il y a de ça quelques minutes, elle ne devrait pas laisser autant d’espoirs reposer sur ma personne alors qu’un jour elle verra que je les ferai tous imploser. Pourtant ce soir je ne la décevrai pas et je ne ferai absolument rien non plus qui pourrait lui causer du tort. Je sais à quel point ce moment de sa vie sera à tout jamais important pour elle et je veux que tout se passe bien, raison pour laquelle je prends tout mon temps, resserrant mes doigts autour de sa nuque après sa dernière révélation et laissant doucement mes lèvres se poser dans le cou de la brune. « On y va à ton rythme. » Le mien est déjà trouvé, rodé. Il a été expérimenté assez de fois pour qu’il ne soit d’aucune sorte d’importance désormais. « Et tu me parle. » Je ne sais pas lire dans les gens, je ne sais pas assez bien le faire avec elle non plus sinon j’aurais tout compris plus tôt. J’ai besoin qu’elle me décode tout pour qu’on avance ensemble et qu’à l’issue de ce moment elle ne regrette absolument rien. « Mais pas autant que d’habitude quand même, ok ? » La touche humoristique que je me sens obligé d’ajouter pour ne pas qu’elle doute faire face à un autre, mon propre rire étouffé qui se perd entre ses clavicules.

Je ne sais pas à quel moment on a dévié ni même à partir de quel instant précisément on s’est aventurés sur cette pente glissante mais désormais plus aucun de nous deux ne contrôle quoi que ce soit. Je la relâche quelques secondes à peine, le temps pour moi de faire quelques pas en arrière et fermer la porte à clé, nous assurant ainsi une intimité nécessaire et un cocon protecteur par la même occasion. « C’est vrai que ça fait louche de fermer à clé, en fait. » Mais ferme la Auden, ferme la. « Tu peux partir quand tu veux dans tous les cas. » La clé est sur la serrure, sa porte de sortie reste une possibilité si jamais les remords se mettent subitement à l'accabler. Jamais je ne chercherai à la piéger ni l’enfermer, Ginny. On pourrait même en faire un parallèle et dire que si je retire mon hoodie de ses épaules c’est pour qu’elle se sente plus libérée, peut être, et ça n’a rien à voir avec mes mains qui en profitent pour doucement se glisser sous le tissu de son t-shirt, au niveau de ses côtes flottantes. Le rythme n’a rien à voir avec ce dont j’ai l’habitude mais ce soir il s’agit d’elle alors on prendra une vie s’il le faut, si c’est aussi ce dont elle a besoin pour se sentir en confiance.

Mes doigts remontent là où je n’aurais jamais cru les poser, sentent chacune de ses côtes, arrivent au sommet de son t-shirt que je soulève et lui enlève au ralenti. Mon propre t shirt se retrouve à son tour au sol pour plus d’égalité entre nous, pour lui montrer que ce n’est plus seulement à propos d’elle mais bien de nous. Il reste cependant des barrières pour lesquelles je la laisse décider seule, l’amenant plutôt vers le lit où elle se sentira sans aucun doute bien plus à l’aise.

« Je sais. » tout le monde sait, c’est pas difficile à voir. C’est pas difficile à voir quand ses lèvres errent sur ma mâchoire et que je tente de retenir un énième frisson sans y arriver une seule seconde, c’est pas difficile à voir quand ses pouces entre ma joue et ma gorge m’arrachent un reste de rire de gamine, timide au possible.

Tout est première fois, et bien au-delà de ça. Il est pas doux avec moi d’habitude, il m’embrasse pas non plus. Il n’a pas ses lèvres qui errent sur ma peau, il n’a pas ses mains qui prennent leurs marques, qui amènent avec elles de la chair de poule, chaque terminaison nerveuse qui suit son passage en appréhendant la seconde d’avant bien plus que celle d’après. « On y va à ton rythme. » j’aurais des tas de raisons de me dégager de ses bras, de partir. J’aurais des tas de raisons de pouffer de rire contre son torse, de retirer mes mains de sa nuque et de glisser mon corps le plus loin possible de ses baisers. J’en ai une et une seule de rester, de perdre mon souffle contre sa mâchoire, de fermer les yeux à son contact, d’inspirer à chaque fois où il se rapproche, où il me rapproche aussi. Une et une seule, et elle est suffisante à mes yeux. « Et tu me parles. » la scène semble sortir de nulle part autant que faire sens, c’est difficile de se retenir à quoi que ce soit sans perdre pied tant tout est inhabituel. « Mais pas autant que d’habitude quand même, ok ? » « Tu peux répéter plus fort, que j’enregistre la partie où tu dis clairement que tu veux que je parle? » tout sauf ça. On est encore nous là, on l’est même si j’ai appris par coeur le parfum de sa peau, même si je m’applique maintenant au mieux à connaître le goût de ses lèvres.

Il se détache et j’ai une fraction de doute qui passe, d'inquiétude stupide et naïve. Il va partir ou il va ouvrir la porte et m’inviter à le faire. « C’est vrai que ça fait louche de fermer à clé, en fait. » le bruit de la serrure qu’il enclenche ne me fait pas peur, ne m’alarme même pas tant je n'entends que sa voix. « T’es louche de base. » je laisse mes doigts passer à travers mes mèches emmêlées, replacer ce qui n’arriverait même pas à être sauvé avec un ou mille coups de brosse. « Tu peux partir quand tu veux dans tous les cas. » « Merci. » ça, je peux lui dire en plongeant mon regard dans ses yeux. Ça, je peux lui dire pour aujourd’hui mais aussi pour demain, pour y’a une semaine et pour dans un mois, pour des années. Je sais pas ce qu’on est et je ne voudrai probablement jamais mettre d’étiquette précise dessus, je ne lui donnerai probablement jamais un seul et unique rôle tellement je voudrais qu’il les ait tous. Ce qui reste, c’est son hoodie qui part, c’est l’inspiration que je laisse se casser sur son profil quand je le vois apparaître à nouveau une fois le vêtement envolé.

Y’a ses doigts qui viennent errer contre mes hanches, y’a mon visage entier qui rougit quand je le cache dans son cou, que mes lèvres s’y perdent en multipliant les gestes comme il les a faits, lui. Où il est allé, où il m’a embrassée, comme s’il détenait la vérité absolue et que j’arriverais à lui faire ressentir tout ce que moi j’ai ressenti, quand c’était lui qui m’embrassait là, quand c’était lui qui faisait tout ça. Il a pas besoin de mentir Auden, il ne me mentira pas non plus, à me dire ce que je veux entendre pour que je lui cède. Il a pas besoin de dire quoi que ce soit de faux et quoi que ce soit tout court, et je sais qu’il ne le fera pas, je l’ai choisi pour ça.

Mon t-shirt tombe au sol, le sien suit d’office. La lumière de la lune et les quelques flammes qui restent encore dehors s’immiscent par l’ouverture minime qu’a laissée le rideau, mais avec un peu de chance il ne verra pas que mon soutien-gorge n’a rien à voir avec ceux des Suzie de ce monde, celles qui préfèrent la dentelle, celles qui osent les décolletés plongeants, celles qui sont à l’aise avec leur corps alors que jamais personne n’a vu le mien. Il me guide vers le lit et c’est lorsque je m’y allonge que je réalise qu’il aura tout pour rager de sentir les miettes craquer sous mon poids, lequel s'additionne au sien lorsque je vois sa silhouette s’approcher ultimement, s’allonger au même moment.

« Ça chatouille. » que je soupire entre un rire et un autre, mon jeans et le siens retirés, ses caresses qui ont dérivés vers mon ventre, mes jambes que j’enroule aux siennes et mes pieds gelés que je plaque à ses mollets comme s’il s’agissait là de la pire riposte que j’avais en banque. J’ai tiré la couverture pour qu’il ne se plaigne pas de mes orteils froids, je l’ai tirée aussi pour qu’il n’ait pas à se sentir obligé de commenter quoi que ce soit. Je sais que je n’ai rien à comparer avec ses autres histoires, je sais qu’il ne voit rien de nouveau là, qu’il n’est probablement pas autant fasciné que je le suis par chacune des lignes définies qui partent de sa mâchoire pour aller jusqu’à ses épaules, ses bras. J’en fais une étude d’anatomie alors que mon regard ne fuit plus et que mes doigts s’affairent à tracer sur son épiderme tous les angles, toutes les directions, toutes les cicatrices. Une façon comme une autre de marquer sa peau autant qu’il marque la mienne.

Son visage revient à la hauteur du mien. « Auden, attends. » ma voix est douce, il n’y a aucune panique dans mon murmure. Une paume vient se lover sur sa joue, l’autre dégage ses mèches rebelles de devant ses yeux. Mes prunelles trouvent les siennes, s’y accrochent longtemps, trop. Arrête de le regarder Ginny, arrête de faire ça, arrête de rendre ça plus sérieux que ça l’est, lui impose pas ça en plus du reste. Alors j’inspire profondément, la déferlante de mots que j’improvise au passage un peu pour me justifier à moi-même, surtout pour rendre le tout beaucoup moins émotionnel, beaucoup plus procédural. « Vas-y doucement. Je sais que tu vas faire attention, je sais, mais juste, si tu pouvais genre vraiment être doux et je - non, non, oublie, j’arrête, je parle trop ; tu sais quoi faire, tu as déjà et moi j’ai jamais et - . » je m’arrête dans l’élan, expire, pouffe de rire, l’embrasse avant qu’il ne râle, en espérant qu’il râle quand même un peu.

« Okay, je suis prête. » la vérité c’est que je le suis depuis bien plus longtemps qu’il ne le pense, depuis bien plus longtemps que je ne l’assumerai aussi.