C’est probablement la pire idée du monde. Eue quelques jours après m’être vidée le coeur au beau milieu du salon d’Evie, après avoir pris le temps de retrouver mes esprits et mon souffle. Une idée où je tentais avec toutes les meilleures intentions du monde d’aller chercher ce que je voulais retrouver du avant. Il n’existe plus, ce avant, Auden a été clair et il n’a a plus aucune zone grise dans son discours. Alors soit. J’ai voulu gratter ce qui pouvait bien être autre que ça, autre que nous. Avant de s’aimer, on était quoi? Si Sloan est bel et bien notre seul port d’attache, il ne peut pas y avoir que lui qui sert d’ancrage et de bouée. Il ne peut pas soutenir toute la pression d’une relation qu’on se force sur les épaules, pas à son âge et certainement pas lorsque presque quinze ans d’historique flottent à quelque part entre son père et moi. Je me suis dit que l’art était un bon point de départ, que c’était ce qui nous avait uni du temps de l’Académie et que même avant tout le reste il y avait cela. Même hors de tout le reste il y a avait ça. Mais c’était sans compter la grande abstinence d’Auden à peindre. Il dessine, il gribouille, il grogne dans ses carnets mais il ne peint plus. Et le coin en plein air qu’ils ont rempli de chevalets et de canevas blancs et prêts à être peints ne pourraient que plus le narguer. Il va détester. C’est probablement la meilleure idée du monde, maintenant que j’y pense. Alors que j’appréhendais qu’il tourne en rond comme une lion en cage, qu’il perde patience, qu’il sente les regards des participants et des participantes lui brûler la nuque, le voilà qui arrive face à une classe déjà pleine. Toutes les stations sont prises, personne ne lui laisse de place pour s’installer lui-même à une station restante. Auden pourra se contenter de faire ce qu’il adorait faire du temps de l’atelier ; c'est-à-dire de déambuler entre les peintres, jeter des coups d’oeil, soupirer ou critiquer, et surtout - ce qu’il ne s’avouera jamais - donner de véritables bons conseils qui pousseront l’autre dans ses retranchements (exactement là où il ou elle doit aller).

« Le quatrième, à gauche. » que je finis par lui articuler du bout des lèvres, alors que son regard croise le mien à distance. C’est lui qu’Auden doit aller voir en premier, son travail me semblant être pile dans ses cordes. Suffisamment intéressant pour qu’Auden ait quelque chose à en dire, qu’il puisse le guider aussi. Je ne sais pas encore de quelle manière interpréter sa présence. S’il est là simplement par orgueil, question de prouver qu’il est encore un artiste même s’il n’en a plus envie. S’il est là pour faire un pas dans une direction correcte, dans une direction qui adoucira la suite pour nous, mais surtout pour Sloan. S’il est ici pour s’assurer que je signerai les papiers. Ou s’il est venu simplement pour me dire qu’il ne voulait pas venir, et pour partir aussi vite à l’autre bout du globe ensuite. Auden est devenu une version de lui que je n’aurais jamais cru rencontrer de ma vie et pour être tout à fait honnête, je ne sais pas encore ce que j’en pense. Mitigée. « La rousse en diagonale. » elle, c’est cadeau. Toujours sans un son, je m’assure de lui pointer du bout du doigt les directions où regarder. Celle-là, c’est plutôt pour s’amuser. Elle trace ce dont on se moquait avant, des trucs trop faciles, trop évidents, trop Mary Sue pour que je ne sois pas le moindrement amusée en attendant de voir la réaction qu’il aurait à découvrir sa toile en devenir. Et même si la base de la conversation, muette mais tout de même, est légère, la boule dans ma gorge n’arrête pas de se resserrer. À chaque fois où j’attrape ses prunelles des miennes de loin. Et à chaque fois où je les perds.



@auden williams

Ginny m’a traîné jusqu’à un workshop dont je me moque foutrement du thème. Je suis déjà venu visiter les lieux avec Vivian mais je me garde de le lui dire, parce qu’elle serait capable de me demander si je l’aime, elle aussi. Cette fois-ci, au moins, je pourrais lui offrir une réponse faisant honneur à notre mariage. Néanmoins, elle ne me la posera sûrement pas, et je ne m’attarde pas sur le sujet. Je suis venu pour tenter de passer un peu de temps avec Ginny, sans que cela ne remette en question mon désir de divorcer. Même après ça, Sloan sera toujours là. Même après ça, elle reste une femme que je continue d’aimer, sans pour autant continuer à vouloir faire ma vie auprès d’elle. « Le quatrième, à gauche. » Mon regard se pose automatiquement sur l’homme dont elle vient de signer l’arrêt de mort en le sachant pertinemment. Sans honte, j’observe sa peinture de haut en bas, la jugeant particulièrement médiocre. Autant qu’elle est insignifiante, bien qu’elle dégage un certain quelque chose qui me fait dire qu’il a du potentiel. La même sonnette a dû tinter dans l’esprit de Ginny, surtout pour qu’elle me le fasse remarquer. Elle ne le sait sûrement pas, mais en cet instant même j’en viens à regretter les défilés, la mode, l’immensité des possibles que ce monde représente. Ce monde qui n’est pas le mien, pourtant. « La rousse en diagonale. » Mon regard dérive, parfaitement à l’écoute de ses mots. Mon expression se fixe lorsque je découvre sa toile et tout ce qu’elle me donne l’impression d’avoir déjà vu. Ginny peignait quasiment encore comme ça, à l’époque. A l’époque ne remonte pas à si longtemps, quand on y repense. Mais quand on a vécu toute cette période à chercher une femme qui ne se considérait même pas disparue, cela distord quelque peu la vision de la temporalité, pas vrai ?

« Dis à la rousse ce que tu as appris. Elle est pour toi. » Tiens le rôle que j’ai joué auprès de toi. Je ne peux pas donner le même discours une seconde fois et je ne peux pas répéter mes conseils auprès d’une autre. Il n’y a eu qu’une seule Ginny et cela ne pourra jamais changer, tout comme je ne me marierai jamais à nouveau, tout comme je serai sans doute incapable de collaborer à la même hauteur avec une autre personne n’étant pas elle. Je la déteste pour avoir posé la barre si haute, si inaccessible à l’immense majorité du monde. Et je la déteste de m’en vouloir d’avoir trouvé une personne qui pourrait l’égaler à sa façon. Une fois la demande formulée à Ginny, je me rapproche du quatrième à gauche. Bras croisés, je me présente tel un messie en son royaume, sans même chercher à me présenter. « Ne coupe pas tes traits. Crois en eux, tu gâches ton travail à y aller pas à pas. » Mon regard se concentre sur la toile bien plus que sur le créateur ; je ne suis pas attiré le moins du monde par l’aspect humain qui se trouve derrière. Ma gorge se noue lorsque je me rends compte que je n’ai aucun conseil pratique à lui donner, pas alors qu’il réalise des peintures pourtant médiocres mais dont les miennes ont récemment tout à envier. Du regard, je cherche Ginny, sans savoir si je dois le faire près de la rousse ou si elle n’a pas bougé de notre post d’observation.

Une fois ma femme à portée de vue, je retrouve ses côtés et mes lèvres se postent au plus proche de son oreille pour que je puisse murmurer les mots qui suivent. « Pourquoi tu m’as fait venir ici ? » Et ça, je lui demande avec l’éternelle même sincérité mais avec une colère nouvelle. Je sais qu’elle a compris que je ne suis plus à ma place à être entouré de toiles, de peintures et de foutus esprits trop créatifs.

« Dis à la rousse ce que tu as appris. Elle est pour toi. » c’est un jeu que je connais par coeur, alors que mes yeux s’étaient dirigé vers Auden bien avant de savoir s’il allait répondre ou non. Des années à se renvoyer la balle et les étudiants, à développer une facilité à articuler en silence nos moindres jugements et questions. Auden avait toujours refusé que j’invente un language des signes, probablement qu’il trouvait tout ça trop enfantin, que ça aurait gâché son aura de messie en classe. Aujourd’hui, je regrette de ne pas avoir poussé plus longtemps rien que pour l’imaginer plier ses doigts pour me dire la même chose qu’il murmure à quelques mètres de moi. Évidemment que je me détourne vers elle, évidemment que je lui suggère d’arrêter d’être trop académique. Elle suit un patron clair et précis, elle y va étape par étape, elle intellectualise sa toile. Je lui retire ses pinceaux et la force à peindre avec des pastels, j’enlève ses couleurs et je tourne sa toile sur elle-même pour que le bas devienne le haut. À force de trop suivre les règles, elle s’y perd ; exactement comme moi, il n’y a pas si longtemps que ça. Bien vu Auden. Je n’avais même pas réalisé dans quel piège il m’envoyait. Le long de ma nuque, un frisson passe si rapidement que je le prends pour une chair de poule causée par le vent. Il n’y a aucune brise, dehors.

Quand Auden réapparaît à mes côtés, la rousse a fermé les yeux et peint selon son instinct, selon ce que son intuition lui dit bien de faire et de tenter. Ce serait trop difficile de cacher le sourire en coin de fierté qui se dessine sur mon visage. « Pourquoi tu m’as fait venir ici ? » un sourire qui part aussi vite qu’il est venu. Non pas parce que je ressens une animosité chez Auden, simplement parce que ce sont des choses sérieuses à discuter sérieusement. « Je te demanderai pas pourquoi tu es venu, c’est trop facile de répondre pour Sloan. » la vérité est aussi pathétique que piquante : je ne veux pas entendre la réponse. Pas après la dernière fois, pas après sa manière si nette et précise de chasser toutes les zones grises. Il n’a pas reparlé du divorce depuis. Ce serait mentir de dire que je ne regarde pas dans la poche arrière de son jeans si les papiers n’y sont pas repliés dans l’attente que je les signe. Auden, pourquoi es-tu venu? Pour que tu ne sois plus ma femme, Ginny. « Pour que tu ne fasses absolument rien. » je finis par répondre, une fois la rousse bien lancée dans son élan, et le quatrième à gauche qui assume son trait de pinceau comme personne auparavant. Presque aussi bien qu’Auden. « Je t’ai vu, rôder autour de l’atelier, être incapable de peindre. » c’était il y a un moment, il a peut-être recommencé depuis. J'en doute. Ces fois où l’atelier à la maison avait des airs d’ennemi notoire, de nemesis. Auden changeait de couloir, passait par dehors pour éviter de mettre le pied ne serait-ce qu’à distance de son atelier. Je l’entendais même, parfois, faire les cents pas de l’autre côté de la porte quand j’y peignais des heures durant. Mes yeux finissent par se planter dans les siens, poursuivre mon idée jusqu’au bout. « Tu ne fais rien quand tu veux faire quelque chose. » il enrage de ne pas pouvoir peindre, il veut peindre, il ne demande que ça, et il n’y arrive pas. Il bloque. Quelque chose bloque à quelque part, la vague ne se finit jamais sur ses toiles. Elle se casse sur un mur invisible qu’il a érigé je ne sais pas quand ni pourquoi, et je ne veux pas le savoir. Ça lui appartient. « Fais rien pour ne rien faire. Observe. Je ne veux même pas que tu peignes dans ta tête. » c’est tellement logique, selon moi. Il a oublié ce à quoi les premiers instants ressemblent. Il veut tout de suite sauter au résultat, il veut des preuves, savoir avec pertinence qu’il peut encore peindre et que sa page blanche n’était qu’une bonne vieille blague. Il se met des règles lui aussi, comme la rousse. Devoir peindre un nombre fixe de fois par semaine, un nombre fixe de toiles. Être productif dans son atelier parce que ce n’est qu’ainsi qu’il aura la confirmation qu’il est encore celui qu’il veut être.

« Ressens ce que ça fait, de ne pas y arriver. » Auden va détester. Il va refuser, quitter le workshop, ne pas répondre à mes messages pendant des jours, s’en tenir au strict minimum lorsque ce sera ma journée avec Sloan. Ou alors, il prendra le temps d’écouter ce que je veux dire. De voir que je souhaite vraiment l’aider, peu importe à quel point nos derniers échanges ont cassé en moi tout ce qui restait à l’être. « Tu peux pas recommencer à peindre si tu t’empêches de ressentir. Ton inspiration venait toujours de là. » du bout du doigt mais sans laisser mon index se poser sur lui, je pointe l’endroit où son coeur se trouve. Un peintre ne peut pas peindre avec ses tripes comme il le faisait si bien s’il essaie toujours de passer par-dessus ses blocages. S’il précipite, s’il ne veut pas les vivre, s’il les remet à plus tard, s’il nie. Je veux qu’il accepte d’être incapable de créer son prochain chef-d’oeuvre. Avec un peu de chance, c’est ce qui lui soufflera à l’oreille de quoi il devrait avoir l’air.

« Je te demanderai pas pourquoi tu es venu, c’est trop facile de répondre pour Sloan. » J’ai posé ma question avant mais je dois bien avouer qu’elle a appris parmi les meilleurs à ne jamais se laisser marcher sur les pieds ; et tout semble avoir porté ses fruits bien trop tard, finalement. Néanmoins, je ne lui donne pas tort. Je n’aurais peut-être pas répondu de cette manière mot pour mot, mais je n’en pense pas moins. Tous les efforts que je fais, ils sont pour Sloan avant n’importe qui d’autre. Elle est importante, mais plus au niveau où elle a longtemps été. « C’est pas le sujet. » que je me contente de dire, avec seulement de la fatigue mais plus d’animosité ou presque. Ce n’est qu’ensuite qu’elle finit par me répondre. « Pour que tu ne fasses absolument rien. » Et naturellement, je pense en premier lieu au mariage et surtout au divorce que j’ai demandé sans que cela ne la fasse sauter de joie. Pendant un instant, je me dis que c’est ce dont elle parle elle aussi ; je me dis que c’est ça qu’elle ne veut pas voir avancer, sans pour autant que je sois pour ma part capable d’oublier cette envie, laquelle est plutôt un besoin. « Je t’ai vu, rôder autour de l’atelier, être incapable de peindre. » Je me fige lorsque je comprends que nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde une fois de plus et, surtout, qu’elle ose aborder un sujet qui est pourtant jalousement gardé depuis tout ce temps. « Tu m’as vu me balader chez moi. » Personne ne rode et, surtout, personne n’est incapable de peindre. Je nie en bloc, j’ignore tous les indices qu’elle peut avoir à sa disposition et, surtout, j’ignore le simple fait qu’elle me connaît mieux que quiconque. En retour, j’avance l’idée que ce n’est justement pas le cas. « Tu ne fais rien quand tu veux faire quelque chose. Fais rien pour ne rien faire. Observe. Je ne veux même pas que tu peignes dans ta tête. »

Je veux
Depuis quand Ginny veut quoi que ce soit ? Depuis quand est-ce qu’elle se donne le droit d’exiger, à un moment de notre vie commune où elle a justement perdu absolument tous ses droits ? « Ressens ce que ça fait, de ne pas y arriver. » Les mouvements de ma tête marquent la négation avec agacement. Je ne laisserai pas un tel sentiment s’immiscer en moi, et je laisserai encore moins le droit à mon cerveau de penser qu’il est normal ou même légitime. L’échec n’est pas acceptable, ne pas y arriver n’est qu’une étape avant la consécration et certainement pas une finalité. « Tu peux pas recommencer à peindre si tu t’empêches de ressentir. Ton inspiration venait toujours de là. » Elle approche son index de mon cœur sans que je la repousse, n’en voyant pas l’intérêt: elle connaît les limites à ne pas (plus) franchir, même si cela ne semble pas l’empêcher de les frôler plus que jamais. La Ginny d’avant ne faisait pas ça. Avant, pourtant, j’aurais tué pour qu’elle ait autant d’audace. « C’est le moment où tu me dis que si je te donne une chance et que si tu m’aides à ressentir, ça ira mieux là ? » Je rétorque avec un calme qui m’étonne moi-même, ma propre main venant pourtant chercher son doigt pour qu’elle ose toucher mon torse. Je mords verbalement, comme toujours, mais elle sait à quel point je m’en veux d’avoir un jour levé la main sur elle ; et à quel point ça ne recommencera jamais. Les gestes ne sont pas les seuls à pouvoir être violents, pourtant. « Tu aurais dû commencer par ne jamais causer ça. » Je ne peins plus depuis son départ et je ne m’en cacherai pas davantage, parce que je ne compte pas lui mentir davantage sur ce point, mais je peux au moins dire qu’elle ne peut pas être le mal autant que la solution. Pas cette fois, ou tout du moins pas comme ça. Revenir la bouche en cœur ne pourra pas être la solution à toutes choses. « Tu peux pas revenir et croire que t’as les mêmes solutions qui fonctionnaient avant. » Et pourtant, je sais qu’elle a raison. Je sais que sa méthode pourrait fonctionner et je sais que si je lâchais un peu du lest sur certains sujets, je pourrais donner de mon temps, de mon énergie et davantage de ma passion à l’art. Mais elle n’est pas la solution à ça. Elle ne l’est plus. « Qu’est-ce que je devrais ressentir au juste, Gin ? »

« C’est pas le sujet. » j’ai si souvent eu l’habitude de retenir mes mots par peur de ne pas être à propos que sa remarque ne m’atteint pas autant que je l’aurais cru. Elle ne pique pas, Sloan adoucit l’air, il le fait toujours. À côté, le grattement des pinceaux sur la toile me rappelle que nous ne sommes pas à la maison, pré-tempête, à boire un café en silence et à chercher un terrain d’entente. Là où je l’ai vu - « Tu m’as vu me balader chez moi. » rôder autour de l’atelier. Auden sait très bien qu’il ment, qu’il joue sur un terrain glissant, qu’il s’entendra parler aussitôt qu'il aurait fini de penser et qu'il saura tout de suite que le filtre du déni n’a pas sa place ici. Il ignore l’atelier, il en a fait son nemesis. Je le rêve au beau milieu de la pièce, à tout casser, à laisser aller, à reprendre son souffle, à constater le chaos, à le peindre. À repartir des morceaux pour prendre ceux qu’il veut, pour s’en donner le droit. Se demander ce qu’il est, lorsqu’on lui enlève toutes ses bases et ses limites et qu’il est vide, qu’il n’est plus rien. Qu’est-ce qu’il garderait alors, qu’est-ce qu’il créerait de nouveau? L’idée me fascine ; il se fermerait comme une huître si je l’adressais.

Ce sont ses doigts plutôt, qui se referment sur mon index. « C’est le moment où tu me dis que si je te donne une chance et que si tu m’aides à ressentir, ça ira mieux là ? » le simple fait qu’il me donne une place dans la réflexion me coupe le souffle. Jamais je ne m’étais imaginée dans ce scénario. Jamais je ne m’étais vue être celle qui encourage ou qui guide, celle qui regarde et qui détermine. J’étais celle qui allait poser la question qui blesse, parce qu’on me l’avait tellement fait vivre là-bas que la réflexion m’était venue aussi naturellement que possible. Les années à peindre à ses côtés et à connaître son art aussi bien si ce n’est mieux que lui par moment m’ont rattrapée, j’ai glissé, j’avoue. Mais de là à ce qu’Auden croit que j’ai l’audace de vouloir prendre une place qu’il ne veut tout simplement plus me donner, il y a tout un monde.

« Tu aurais dû commencer par ne jamais causer ça. »
« Tu aurais dû commencer par ne jamais m’empêcher de partir. »

À deux, on a tout gâché. Quel travail d'équipe. Au-delà de la clavicule, au-delà de tout le reste. C’est de le sentir incapable de me laisser partir qui a provoqué la suite. C'est de savoir que je le blessais de partir qui a tout détruit. Je suis partie parce que je n’en avais pas le droit et parce que pour la première fois de ma vie je voulais me l’accorder. J’ai tout causé parce qu’il a tout causé avant et pendant moi. La faute est partagée, même si mes mots sonnent aussi durement que les siens. Du bout de l’index, je presse un peu plus sur sa cage thoracique cherchant à savoir si lui aussi, retient son souffle. Alors je suis la cause et la conséquence. Si j’ai causé ça, s’il me croit capable de vouloir tout réparer, c’est que je suis le dénominateur commun. L’étincelle. « Tu peux pas revenir et croire que t’as les mêmes solutions qui fonctionnaient avant. » ses blocages, ses remises en question, ses grèves d’ateliers, ses pages blanches, ses silences artistiques, ses changements de direction, sa girouette du peintre, tout ça, c’est un terrain aussi miné que connu pour moi. Depuis bien avant, depuis l’Académie. « Qu’est-ce que je devrais ressentir au juste, Gin ? » quelque chose change, dans son regard. J’y vois une miette de lui, du Auden que je connais. Du Auden vif, celui à des dizaines de milliers de kilomètres du Auden que j’ai retrouvé quelques mois plus tôt. Pour la première fois depuis mon retour, il y a une infime partie de lui que je reconnais dans ses iris, et ça me terrifie. Ça me terrifie de réaliser qu’il est encore là, et qu’on reste des inconnus malgré tout. « Tu ressens quoi pour moi, maintenant? » il n’y a jamais eu un moment où je lui ai posé la question aussi franchement. Même lorsque je savais très bien qu’il n’aurait que du beau, que du bon à dire. Même lorsque j’étais persuadée que rien ne pouvait assombrir ce qu’il allait renchérir. Pourtant aujourd’hui, avec tous ces étudiants qui vivent leur vie autour de nous, j’ose demander en sachant très bien que les chances de l’entendre répondre sont minimes. C’est probablement pour cela que je saute aussi vite aux conclusions. J’ignore à quel point je peux prendre sur mes épaules de sa haine et de son rejet. « Parce que même si la réponse est atroce tu ressens quand même. C’est pas moi le problème. C’est pas vide. » tenant son regard du mien, je me laisse une poignée de secondes pour réorganiser mes idées et m’assurer qu’il comprenne exactement et sans la moindre équivoque ce que j’ai à lui dire. Avant d’ajouter quoi que ce soit. Avant de refuser quoi que ce soit. À nouveau. « Que tu m’aimes ou que tu me détestes, je suis là Auden. Je pars pas. » être un fantôme disparu ne suffit pas ; la haine et l'amour, eux, ils restent. Mon index presse un peu plus, je sens la naissance de son sternum sous mon ongle. « T’as tort. J’ai pas causé ça. » et le ça ici est flou. « Tu l’as fait toi-même, ton blocage. Tout est à l’intérieur. » le ça ici n’est pas nous. J’en prends le blâme, je sais autant que lui. Le ça ici, c’est son incapacité à peindre, à s'autoriser à peindre, à s’accepter peintre. Il n’en veut plus. Comme si peindre ne venait qu’avec son lot de règles et de filtres, et que si un seul de ces éléments n’était pas en liste tout le reste cassait comme de la porcelaine lancée aux bout de ses bras. « Ils existent pas. Y’a juste nous. » les étudiants nous ignorent depuis tellement longtemps que je me dis que la remarque est superflue. Mais lorsque je mets ma main sur ses yeux, je sais qu’ils sont très alléchants comme excuse. Que le simple fait qu’ils existent à peindre autour de nous suffirait à ce qu’Auden se retracte ; il en aurait le droit. Je le détesterais à mon tour mais il en aurait le droit. « Qu’est-ce qui remonte? » quand il n’y a que lui et moi, la cause, quand il fait abstraction du reste. Il peindrait quoi, s’il ne restait que ça? S'il constatait son chaos.

« Tu aurais dû commencer par ne jamais m’empêcher de partir. »
« T’avais qu’à rester là-bas si tu t’y plaisais tellement. »

Et bien que je me doute qu’elle me reproche la façon dont je l’ai empêchée de partir, une chose que je me reproche moi aussi, je préfère voir le problème ailleurs et attaquer plutôt que de me défendre. Je n’accepte pas l’idée qu’elle puisse avoir un tel poids dans ma vie et dans mes décisions alors qu’elle vient à peine de revenir. Elle n’a pas le droit d’avoir toujours autant de force alors que j’ai passé des nuits entières à tenter de me convaincre qu’elle était morte et qu’il n’y avait rien que je puisse y faire. Aujourd’hui, elle joue avec Sloan et il retrouve sa mère qu’il n’a même pas l’impression d’avoir perdu de vue il y a si longtemps. A l’échelle de sa vie, cela en représente pourtant les deux tiers. « Tu ressens quoi pour moi, maintenant? » - « On est mariés. » Et je ressens ce qu’un époux ressent pour l’autre, que je le veuille ou non. Seulement, cela n’a plus la même importance qu’avant et ce ne sont même pas des mots que j’ai à cœur de lui partager. Je continue de l’aimer parce que ce n’est pas un sentiment qui peut s’estomper du jour au lendemain après près de quinze ans à l’avoir ressenti pour elle, mais ce n’est pas non plus un sentiment qui me pousse à revenir sur ma décision du divorce. Par crainte de sa réponse, peu importe ce qu’elle pourrait être, je ne lui retourne même pas la question. Je n’ai pas envie qu’elle n’ait jamais cessé de m’aimer et je n’ai pas non plus envie qu’elle ait arrêté - je voudrais encore moins en connaître la temporalité. « Que tu m’aimes ou que tu me détestes, je suis là Auden. Je pars pas. » Ce que je ne sais pas si je dois l’assimiler à une bonne ou à une terrible nouvelle. J’ai toujours eu envie de cette vie à ses côtés et presque rien de bon n’est ressorti de son absence, pourtant je ne suis toujours pas certain que son retour dans ma vie puisse être synonyme de positif. Ça l'est au moins pour Sloan, et de ça je reste certain. Rassuré.

Sa main se fraie un chemin contre mon torse avec une assurance que je ne lui connaissais pas et je la laisse faire, par surprise bien plus que par envie. Par curiosité aussi sans doute, parce que je tente de comprendre où elle veut en venir à son tour. « T’as tort. J’ai pas causé ça. » - « Tu sais pas. T’étais pas là. » Elle n’a rien vu, elle n’a rien su. « Tu l’as fait toi-même, ton blocage. Tout est à l’intérieur. » Ma mâchoire se resserre. Je sais qu’elle a raison et je sais que le problème principal ne vient que de moi ; mais je refuse de croire qu’il n’y a que ça et que j’aurais arrêté de peindre si elle avait encore été présente. J’aurais continué à faire ce qui m’a toujours passionné et ce qui a fait de moi un homme accompli, un homme avec un objectif. « Ils existent pas. Y’a juste nous. » Les étudiants sont ignorés, oubliés. Je ne les défendrai pas. « Qu’est-ce qui remonte? » Sous sa paume, elle sentira mes sourcils se froncer et les traits de mon visage devenir plus durs. La faute à la colère autant qu’à la frustration. « Est-ce que tu m’aimes encore ? » Elle a posé la question à sa manière, je la pose à mon tour sans artifice, mon visage tourné en la direction de sa voix sans que je cherche à retirer sa main de mon visage pour le moment. Peut-être que je préfère encore ne pas voir sa réaction face à une telle question. « J’ai jamais voulu de ça avec personne. Un enfant, une vie rangée. » Avec personne si ce n’est avec elle, le mariage en prime. J’ai toujours pensé finir seul et c’était parfait, c’était magnifique. C’était la liberté absolue, la définition même de la vie telle que je l’entendais. Mais elle est arrivée, elle s’est imposée sans même le vouloir et elle est devenue omniprésente, nécessaire. A l’image de la fumée, elle a pris tout l’espace que je lui ai laissé. La si douce Ginny, la si jeune Ginny. La Ginny qui, une fois partie, n’a sûrement jamais su à quel point son absence s’était annoncée dévastatrice. Aujourd’hui encore, elle refuse de le croire. « Mais c’est tout ce que j’ai maintenant. » Il n’y a plus l’art. Plus au même niveau qu’avant. Et ça, je lui reproche sans doute bien plus encore que son absence en elle-même.

« T’avais qu’à rester là-bas si tu t’y plaisais tellement. »
« Tu m’as jamais demandé à quel moment j’ai décidé de revenir. »

Des enfantillages, s’il me demande mon avis, des enfantillages à projeter toute son énergie et sa rage ailleurs qu’à adresser les vrais problèmes. Mon visage lui renvoie un vraiment ? accusateur, le même qui flottait lorsqu’à mon retour je lui ai demandé avec toute la franchise du monde s’il préférait que je sois restée morte. Ne pas bouger de là-bas revenait au même. Qu’aujourd’hui il se rebelle aussi lâchement me pique, mais ce n’est pas le sujet, pas ça non plus. Il faut encore que je m’y habitue, d’ailleurs. À avoir des tabous avec lui. « On est mariés. » parlant de tabou. Sa réponse est rhétorique, il ne dit rien qui ne puisse pas être confirmé sur papier pour le moment. Justement. À mon silence, j’imagine qu’Auden comprend que je n’insisterai pas plus. Le but de l’exercice était de l’amener à creuser à l’intérieur plutôt que de chercher la cause hors de lui. L’exercice se noie dans des sous-entendus qui n’en ont que le nom, et des états des choses bateau où j’ai arrêté de compter les morceaux d’espoir qu’il casse comme de la porcelaine, sur lesquels il saute à pieds joints en serrant les dents. « Tu sais pas. T’étais pas là. » on est mariés. Pour ce que ça vaut. « Raconte-moi comment c’était alors. » je veux tout savoir.

Il y a des mains, qui se déplacent, qui s’ancrent, qui reprennent des marques, qui forcent. Des mains qui ne bougent pas même lorsqu’elles sentent une mâchoire se tendre, des sourcils qui se froncent. « Est-ce que tu m’aimes encore ? » Auden reste derrière ma paume, je la retire aussi vite. Il n’a pas à avoir la version facile, il n’a pas à rester caché derrière mes doigts pour se garder un minimum de distance. S’il n’est pas capable d’entendre ce que j’ai à dire là-dessus, s’il doit garder les yeux fermés, si ça lui prend une main qui bloque mon regard du sien, ce n’est pas mon problème. J’ai assez donné et c’est à moi, maintenant, de ravaler ma salive avec une pointe d’amertume. Je ne sais pas pourquoi je lui en veux comme ça. Pourquoi tout à coup, c’est au creux de mon ventre que le vide brûle. Probablement parce qu’il n’a pas ouvert les yeux, encore. Probablement parce que je m’étais jurée de ne jamais le lui dire à voix haute non plus. « Je t’aime jusque dans mes veines. » et j’ai essayé, j’ai tout essayé pour arrêter. J’ai quitté la ville, je l’ai haï du fond de mes trippes. Je suis tombée amoureuse avec force, déterminée, du premier candidat qui me donnait l’impression d’être à l’opposé d’Auden. J’ai tout fait dans les règles, même encore aujourd’hui. Et pourtant, il est partout. Il est sous ma peau, il est sous mes doigts. Il est sous mes yeux et il ne bouge pas. Il partira, quand il le voudra. C’est à son tour, de toute façon.

« J’ai jamais voulu de ça avec personne. Un enfant, une vie rangée. Mais c’est tout ce que j’ai maintenant. » Auden m’épate, je ne me gêne pas pour le lui montrer. Il peut bien détester la scène, il joue tout de même le jeu. Il creuse. Laisse remonter ce qui doit le faire même s'il oppose une résistance de bac à sable, l’accusation jamais bien loin au creux de sa voix. « À quoi ça ressemble, sur une toile? Ton "ce que j’ai jamais voulu"? » ne peins pas, penses-y juste. Ressens les couleurs, les mélanges, les angles que tu prendrais, les coins que tu casserais. « Ce que j’ai causé en partant. » repasse chaque seconde, surtout celles qui font mal, rejoue-les en boucle, de l’endroit à l’envers et recommence à l’inverse. Plus ça blesse, plus ça écorche, plus tu y replonges. Le lâche pas, le morceau, celui qui te coupe les doigts en passant par ta gorge. Peins rien - imagine juste. « Jusqu’à quand? » et comme il ne peint pas, je ne le dérange pas en grattant avec lui. « Jusqu’à quand on est mariés? » c’est Auden qui l’a dit, le mot en m, le mot maudit, le tabou. C’est lui aussi qui l’a demandé, ce tout ce qu’il a et ce tout dont il ne veut plus. « Je veux savoir jusqu’à quand tu vas me laisser faire ça. Dire ces choses-là. » évidemment que je sais que tout ça, c’est un passe-droit. Qu’à la seconde où j’aurai signé les papiers, la porte sera fermée pour de bon. Sloan restera dans l’embrasure, mais Auden lui, n’ouvrira pas le moindre volet.

« Tu m’as jamais demandé à quel moment j’ai décidé de revenir. »
« Quand tu t’es souvenue que t’avais deux fils ? »
« Raconte-moi comment c’était alors. »

Au silence qui lui répond, elle comprendra que je ne compte rien lui raconter. Elle aurait su si elle avait été là, elle aurait pu le voir de ses propres yeux si elle était restée. Cela n’a pas été le cas. Le temps a passé, l’opportunité de tout savoir s’est envolée. Ce n’est pas parce qu’elle revient la bouche en cœur aujourd’hui que cela change quoi que ce soit. On est mariés, et même ça ça n’a plus aucun poids dans ce que je peux m’autoriser à lui dire. Elle était tout pour moi il n’y a pas si longtemps que ça, mais il y a justement trop de temps qui s’est écoulé pour qu’elle puisse encore être mon tout. Le vide qu’elle a laissé en disparaissant s’est peu à peu rempli. Jamais comblé, certes, mais tout de même.

Ses mains quittent mon visage à une telle vitesse qu’on pourrait croire à une brûlure. Ce n’est que ma seule question qui la fait réagir ainsi ; question que je ne regrette pas un seul instant avoir prononcée. Je m’attendais à ce qu’elle réagisse vivement, je me demandais simplement dans quelle mesure. Je rouvre les yeux et ancre mon regard sur le profil de Ginny à la seconde où ma vision se libère. « Je t’aime jusque dans mes veines. » J’aurais préféré qu’elle me réponde autre chose. Pour mon confort personnel, pour aussi avoir une putain de raison expliquant enfin son absence autant que son silence. Si elle avait expliqué ne plus m’aimer, ça aurait fait du sens, ça aurait expliqué tout le reste. Ça aurait facilité la suite, aussi. Ca nous aurait permis de discuter de tout ce qui concerne de Sloan et de le faire uniquement pour son bien à lui, sans se soucier un seul instant d’un quelconque nous. J’espère simplement pour elle qu’elle a compris que le nous n’existerait plus, qu’importe qu’elle m’aime jusque dans ses veines ou Dieu sait où. « À quoi ça ressemble, sur une toile? Ton "ce que j’ai jamais voulu"? Ce que j’ai causé en partant. » - « Putain c’est pas la question Ginny. » Il faut qu’elle arrête de voir en moi une de ces petites âmes perdue qu’elle aime tant prendre par la main. Je repeindrai quand je m’y sentirai prêt et je jure ne pas avoir besoin d’elle pour ça, encore moins de ses invitations à tout va pour me demander comment chacune de mes idées pourrait être couchée sur papier.

« Jusqu’à quand? Jusqu’à quand on est mariés? Je veux savoir jusqu’à quand tu vas me laisser faire ça. Dire ces choses-là. » - « Tu dis ce que tu veux, tu fais ce que tu veux. » Qu’elle continue de dire qu’elle m’aime si ça lui chante, je ne l’en empêcherai pas. Elle se tourne simplement en ridicule, et je pense qu’elle le sait déjà ; mais moi, je ne l’en empêcherai pas. Je sais qu’elle ne fait que dire ce qu’elle pense, et je sais aussi qu’elle ne le fait pas dans un but stratégique. Je lui reproche beaucoup de choses, mais pas ça. « T’attends juste pas à ce que ça change quelque chose pour moi. » Ma décision sur le divorce est prise, elle le sait assez pour ne pas avoir tenté de me faire changer d’avis une seule fois. « J’ai rendez-vous avec mon avocat dans une semaine. » Je ne sais pas jusqu’à quand on sera mariés, mais je sais au moins que je ne veux pas que ce soit une situation d’entre-deux qui perdure davantage. « Tant qu’on partage la garde de Sloan, je me battrai pas pour le reste. » Il est la seule chose qui m’importe, et elle le sait sans doute déjà. « Ca dépend que de toi. » La date finale. Elle est la seule à pouvoir la faire changer.

« Quand tu t’es souvenue que t’avais deux fils ? »
« Putain c’est pas la question Ginny. »
« Tu dis ce que tu veux, tu fais ce que tu veux. »
« T’attends juste pas à ce que ça change quelque chose pour moi. »
« J’ai rendez-vous avec mon avocat dans une semaine. »
« Tant qu’on partage la garde de Sloan, je me battrai pas pour le reste. »
« Ca dépend que de toi. »

Auden tente de frapper, frapper, frapper encore. Avec ses mots, avec ses yeux. Avec sa voix calme et son regard vide. Pour une raison que j’ignore, mes doigts ne tremblent plus au moindre de ses changements d’intonation. J’en ai fait des cauchemars, au début. Maintenant, je ne le reconnais tellement plus que la personne en face me donne juste l’impression de lui ressembler vaguement, de loin, les paupières plissées. Le Auden que je connais hausse le ton, il ne ressasse pas, n’a pas de temps à perdre à se plaindre constamment des mêmes scénarios inchangeables. C'est un Auden qui provoque, qui pique exactement là où il doit le faire pour donner une décharge. Aujourd’hui, il est de nouveau la version qui marine dans ses idées floues, qui regrette l’art mais qui le repousse aussi vite. Il est le Auden qui accuse le monde entier sauf lui, qui rejette la faute et le pouvoir et le contrôle à n’importe qui et qui leur en veut ensuite.

« Tu auras tout ce que tu veux quand tu le voudras, je vais signer où il faut sans rien demander de plus que ce que tu me donnes. »

Je lui aurais dit que je l’aimais, même si j’avais su qu’il me dirait tout ça. Je lui aurais dit exactement au même moment et de la même manière, et pour ça, je me sens un poil plus forte que lui. De savoir exactement ce qui m’attendait et d’y être allée quand même. Il refuse son atelier parce qu’il sait qu’il n'y vivra qu’une nouvelle confirmation de son incapacité à créer. Je ne refuse pas de l’aimer même si je sais qu’il saisit chaque occasion de m’arracher le peu de forces qu’il me reste pour nourrir sa colère molasse. Si au moins il y avait quelque chose dans ses yeux, de la rage, de la vraie. Si au moins j’y retrouvais le feu d’avant. Celui des disputes, celui des adieux, celui de toutes ces scènes qu’on a déjà jouées tellement de fois que je les connais par coeur. Celle-ci est une pâle copie. Pendant une seconde, une fraction de seconde, je me demande pourquoi je me bas, au final. La seconde passe et une poignée d’autres aussi. Je ne sais même pas ce que je fais encore ici, devant lui.

« Est-ce que tu as remarqué à quel point t’as changé? » la question est rhétorique, bien sûr qu’il le sait, je ne pourrais pas penser autrement. Il n’est pas aveugle, il reste des miettes de lui à quelque part à l’intérieur de sa coquille, c’est impossible sinon. C’est devenu son mécanisme, à chaque fois. Arrêter de peindre est un caillou parmi tant d’autres depuis que je suis revenue. Chaque fois, Auden est prévisible. Il se complait dans son acharnement, il reste au neutre, il ne prend pas position. Il grogne, tout au plus, avant de ne plus prendre à coeur quoi que ce soit d’autre. La peinture est une chose, le reste de sa vie en est une autre. Il dira que c’est moi qui ait changé, que je suis celle qui devrait se regarder dans le miroir avant de parler, que c’est ma faute, et tout le reste. Qu'il le dise, que je ne l'écoute pas. Le vrai Auden était meilleur. Dans tous les sens du terme. Je refuse de croire que celui qui se tient devant moi est le vrai. Qu’il m’aime ou non, ça n’a absolument aucune importance, aucune incidence. Auden était quelqu’un avant nous, et il l’est resté, intègre, jusqu’à ce que - jusqu’à ce que je ne sais pas quoi. Mais je n’ai clairement pas assez de pouvoir pour l’avoir changé à ce point. Jamais je ne serais assez imbue pour croire à ça.