(février 2023) La suite du séjour en France a beau avoir été calmée par les prolongations dans le sud du pays, je reste toujours aussi en colère contre Cristina et tout ce qu’elle représente. Cette colère s’étend à l’autre côté du couple Weatherton, sans doute parce qu’il s’agit du chemin le plus simple à prendre pour mes pensées, sans doute aussi parce que j’ai besoin de laisser la faute reposer sur autant de personnes que possible pour ne pas diriger ma colère contre seulement une d’entre elles. Je tente de laisser l’eau couler sous les ponts pour oublier une partie de cette histoire et passer à autre chose, sans pour autant être certain qu’une telle attitude puisse fonctionner aussi simplement avec moi tant je suis une personne bornée et pas franchement encline à faire des efforts. Néanmoins, je tente d’occuper mon esprit à d’autres pensées, ce soir. Gabrielle passe à la maison, j’utilise l’éternelle excuse de mon besoin d’avoir mon matériel à portée pour peindre ; quand bien même je ne peins pas, mais ça ce n’est pas un sujet qui importe. On rentre de la putain de Fashion Week, où on a présenté un putain de chef d’oeuvre, alors personne n’est à même de me prendre la tête pour tout ce qui touche à l’art pendant les six mois à venir et je vais rester la seule personne la plus critique envers moi-même. J’ai d’autres choses à gérer, j’ai un enfant dont je dois m’occuper, j’ai une femme dont les recherches font de moi le suspect principal et outre le fait que je sais être innocent, je fulmine surtout à l’idée que c’est autant de temps qu’ils perdent à ne pas suivre la bonne piste pour la retrouver.

A l’étage, Sloan dort depuis longtemps, exténué par les journées du haut de sa deuxième bougie fraîchement soufflée. Dans l’immense salon au rez-de-chaussée, les discussions se sont calmées et la fin de soirée se fait ressentir. « Je ne comprends pas comment tu as toi-même pu choisir un métier qui demande autant de dévouement. » Elle a parlé de son métier, elle a parlé des dossiers sur lesquels elle doit travailler. Elle a dit qu’elle ne pourrait pas veiller jusqu’au lever du jour, et je comprends que ce sont autant de mots que de pions placés pour ne pas avoir à rester une éternité, puisque je n’ai pas la force de lui faire comprendre que la soirée touche à sa fin. Au-delà de ça, je n’ai tout simplement pas envie qu’elle le pense, parce que mes pensées ne s’alignent pas sur cette idée de leur côté non plus. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas chez elle, et pourtant ce n’est pas si grave. Je me souviens d’un temps où je ne connaissais rien de Ginny, avant de la connaître mieux que moi-même. Les choses changent, le temps fait son œuvre. Assis dans le fond du canapé, j’observe la nuance de ses yeux, dont le clair pourrait s’y méprendre avec du vert pour quiconque n’ayant pas passé une vie entière à justement donner de l’importance à chaque nuance de couleur qui puisse exister. Ma tête se penche légèrement sur le côté lorsque je réfléchis à un dessin qui pourrait être facile à réaliser tant je connais par cœur les traits de son visage. Je ne sais plus vraiment si elle trouve de quoi répondre à mes mots et je ne m’y intéresse pas réellement non plus lorsque la distance entre nous est annihilée au même moment où mes lèvres trouvent les siennes dans un geste qui est aussi naturel qu’il me semble nécessaire. J’y ai pensé à plusieurs reprises sans jamais rien initier, mais ce soir est différent. Ce soir, je ne pense plus à tout ce qu’il y a autour et surtout pas à tout ceux qu’il y a autour. Ce soir, j’initie enfin un baiser qui, j’en suis persuadé, a aussi longuement été pensé de son côté tant il me semble évident que nous partageons quelque chose, elle et moi.

« Tu sais ce que c’est, quand on aime ce qu’on fait, ça n’a pas d’importance » Je sais ce qu’on dit à ce sujet, mais je ne sais pas ce que c’est pour autant. Mon métier est ma passion, mais mon métier n’exige rien de moi ; surtout pas des interactions, surtout pas la moindre place au hasard. Surtout pas de dévouement envers autrui. Envers mon art, oui, mais jamais envers les gens. Ils peuvent parfois représenter une source d’inspiration, mais je ne dépends pas d’eux pour exister et, surtout, je ne dépends pas de leurs désirs, de leur passif ou de leur capacité à me dire la vérité, toute la vérité et uniquement la vérité. Elle doit se résoudre à croire de parfaits inconnus qui sont une fois sur deux fautifs et non, vraiment, malgré ce qu’on dit, je ne peux pas le comprendre. Ce dont je suis soulagé, au moins, c’est que son métier reste uniquement le sien. Et puis de toute façon, mes pensées vaquent déjà ailleurs, bien trop loin pour que le sujet initial de notre conversation réside encore dans mon esprit. « Je pourrais m’étendre davantage là-dessus mais vu l’heure qu’il … » La suite de son discours est arrêté par mes lèvres rencontrant les siennes dans un baiser que je trouve être aussi nécessaire que bienvenu.

Pourtant, le baiser ne correspond en rien à ce que je pouvais en attendre et en plus d’être particulièrement bref, il se termine surtout sur ses empreintes se posant contre mon torse pour me faire reculer. Je le fais sans lutter, mais surtout sans comprendre sa réaction alors que les signes me semblaient avoir été évidents jusque-là. Pour nous deux. « Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. » Mes sourcils se froncent et ils interrogent ses yeux un à un, comme si une prunelle pouvait finalement trahir ses mots et me faire comprendre qu’elle ne pense pas ce qu’elle dit. « Pourquoi ? » Je demande, gamin un brin vexé et surtout pas le moins du monde habitué à ce que mes avances ne trouvent pas preneur. « Qu’est-ce qui te prend, Auden ? » Gabrielle sourit et elle le fait seul alors que je repose à mon tour mon dos contre le coussin du canapé, effectivement loin de vouloir réitérer ce baiser à nouveau - ce qui ne semble de toute façon pas être son désir non plus. « J’ai glissé, oublie. » Gamin vexé, donc. Je ne me vois pas lui expliquer tout ce qui a pu me faire croire au cours de notre échange qu’elle voulait elle aussi m’embrasser et peut-être même aller plus loin, et je ne me vois pas non plus lui laisser la moindre opportunité de m’expliquer de vive voix à quel point j’ai sûrement tout compris de travers. Si seulement j’avais moi aussi bu du vin, j’aurais au moins eu l’opportunité de m’en servir comme d’une excuse, mais ce n’est pas le cas. « C’est pas ce que tu crois. Pas la peine d’en faire tout un plat. » Et si elle pense que ce baiser découle de quelconque sentiments de ma part alors oui, en effet, ce n’est pas ce qu’elle croit. Si elle pense que seul le désir était responsable de mes gestes, par contre, je viens de prononcer un parfait mensonge à son égard. Est-ce que j’en ressens la moindre culpabilité pour autant ? Non, pas le moins du monde. « T’as dit que t’allais pas tarder de toute façon, hm ? » Peut-être qu’elle l’a dit, peut-être que non. Je n’écoutais sans doute pas vraiment, comme à mon habitude, et cela ne pourrait pas étonner Gabrielle non plus.

« Pourquoi ? » Gabrielle semble amusée de la situation mais les choses sont loin d’être semblables pour moi en retour, en démontre ma mine toujours plus renfrognée à chaque seconde passée à attendre une réponse. Parce que répéter ma question ne peut décemment pas être une réponse. « Parce que je ne pense pas que c’est ce genre de relation qu’on souhaite entre nous. » Et puisque je n’ai pas nourri l’idée d’une moindre relation avec elle, ou qui que ce soit, je ne réponds rien à cela. Sur ce point, elle a raison. Sur ce point, je serais le premier à statuer que je suis un homme marié et que de ce fait, il n’y a aucune relation que je puisse envisager avec qui que ce soit d’autre. « Je suis marié. » Je finis par souffler. Je suis marié, et elle me faisait penser à Ginny par certains aspects. Je suis marié, et je vis surtout avec le fantôme d’une femme pour qui j’ai accepté l’idée que je ne la reverrai sûrement plus jamais, mes derniers mots pour elle ayant été des insultes mêlées à des reproches, ce qui n’est pas le reflet de presque quinze ans de relation, justement. Je suis marié et je sais, je sais que j’aurais dû commencer par ne jamais prospecter, ne jamais la voir autrement qu’une amie et simple présence ponctuelle dans mon quotidien. C’est ce qu’elle a toujours été et c’est ce qu’elle devra toujours rester, toute autre idée ne pouvant être qualifiée autrement que “mauvaise”, si ce n’est “pathétique”. Je ne peux pas racheter l’absence de Ginny avec la présence d’une autre ; et un jour je finirai par le comprendre et l’accepter. Reste uniquement à déterminer le quand, sans doute.

« Non j’ai pas dit ça » - « Tu devrais. » Parce que je n’ai pas la moindre envie de continuer la soirée après ce qui vient de se passer. Il y aura d’autres entrevues, mais celle-ci n’est sûrement pas une bonne chose à perpétuer. Elle veut des explications et moi je veux tourner la page sur ce baiser autant que sur un bon millier d’autres choses encore. « Et comme je ne suis pas prête à partir et qu’on est deux adultes toi et moi, pourquoi tu ne me dirais pas juste la vérité maintenant ? » Elle gomme les maigres centimètres de notre différence de taille en approchant son visage du sien sans que je ne bouge à mon tour. Je ne compte pas l’embrasser une seconde fois, mais je compte encore moins la laisser penser qu’elle peut sincèrement avoir l’ascendant sur ma personne, même en étant aussi têtu qu’elle peut l’être. Au lieu de ça, je souris à mon tour, sans doute un brin surpris par son besoin de réponse - elle l’a sous les yeux, sa réponse. « N’oublie pas je suis avocate, je sais quand on me ment. Tu mens très mal d’ailleurs. » Mais ça, n’importe qui aurait pu le statuer sans avoir fait de longues et coûteuses études. J’en suis le premier conscient. « Est-ce que c’est quelque chose que j’ai pu dire ? Ou faire peut-être ? » Elle insiste et je souffle, l’amusement étant déjà arrivé à son terme. Ma patience aussi arrive au même terme. « Tu m’as fait penser à Ginny. » Je ne précise pas à quel moment exactement, je ne précise d’ailleurs rien d’autre. Elle devra se contenter de l’explication générale, qui est déjà une offre bien trop généreuse de ma part. « C’est un peu humiliant, non ? Toutes ces années d’étude et être désirable uniquement parce que tu fais penser à une autre. » Elle sait comment je réagis quand je suis blessé, et elle sait que cette simple phrase n’est même pas considérée comme une attaque à mes yeux. Je ne fais que parler comme je pense, et pour elle je fais l’effort d’y mettre au moins quelques formes. « N’en fais pas une histoire pour rien. » Je souffle une fois de plus, n’ayant réellement aucune autre sorte d’explication à lui offrir. Elle aurait pu être Ginny, dans une autre vie. J’aurais pu l’aimer d’une certaine façon, j’aurais au moins pu faire semblant. J’aurais pu lui dire au revoir comme je ne l’ai jamais fait avec ma femme. Tout est hypothétique et tout le restera, parce qu’elle a rendu la situation bien assez claire en statuant que mon geste était une erreur. « Même si, entre nous, c’était quand même une sacrée opportunité. » Moi, j’étais une belle opportunité. Evidemment que je ne me considère pas autrement.