Le mail d’acceptation de sa candidature avait manqué de la faire tomber de sa chaise : Kelly avait été acceptée au sein du casting de cette téléréalité à laquelle elle avait postulé sans la grande conviction. Elle avait simplement eu le sentiment que cela lui serait bénéfique, une véritable expérience de vie, quelque chose à raconter, des souvenirs à se faire. Soudainement, elle réalisait qu’elle avait autant de chances de totalement se ridiculiser à la télévision, que le public pourrait la détester, que ses collègues auraient honte d’elle, sans oublier les commérages dans le voisinage qui iraient bon train. L’idée d’être suivie minute après minute par des caméras parvenait à l’angoisser. Devait-elle se préparer ? Comment ? Cela changerait-il quoi que ce soit à ses chances de réussite -minimes ? Un long moment, elle fixa les lignes du message, les mots noir sur blanc. Puis son regard se posa sur Tobey, assis à ses pieds, attendant sa pitance du soir avec la ponctualité d’une pendule à balancier. Et lui ? se demandait-elle en panique. Qui prendrait soin de lui ? Oh, quelle idée avait-elle eue, dans quelle idiotie s’était-elle embarquée…

Une semaine s’écoula et le soutien général que reçut Lee lui permit de relativiser. Leena et Clay étaient derrière elle, prêts à faire imprimer des t-shirts et des gants géants en mousse. La brune n’en demandait pas tant, mais qu’ils lui assurent de la supporter la faisait se sentir moins potentiellement ridicule. Non, désormais, elle craignait de les décevoir, et cette peur était peut-être plus étouffante encore. Presley s’était montrée réticente à lui accorder un nombre incertain de congés, ceux-ci dépendant exclusivement de la durée pendant laquelle Lee resterait dans la course. Elle avait semblé quelque peu amusée et surprise de l’initiative de la sommelière, avant de lui donner sa bénédiction dans un roulement d’yeux. Face à la pression qui se dessinait, Kelly tentait de ne pas perdre de vue tout ce qui l’avait initialement poussée à candidater ; au bout du chemin, de cette course, elle était persuadée qu’elle saurait bien plus sur elle-même, ses capacités et ses souhaits pour l’avenir qu’en trois ans passés à ruminer son divorce. C’était une opportunité comme nulle autre. Quant à Tobey, la brune avait trouvé le parfait pet-sitter pour la durée de l’aventure : Hassan. Le beagle aurait la compagnie de deux autres canins en plus de celle du bien trop aimable voisin, et Kelly l’esprit tranquille de le savoir entre de si bonnes mains.

“Tobey, voyons…” Le jour fatidique, le canidé s’impatientait sur le porche du professeur. La queue frétillante et la gueule haletante, il sentait la présence de Bandit et Spike derrière la porte d’entrée. Dans un grand sac, Kelly avait apporté toutes les affaires de Tobey, dont son coussin, sa couverture, son jouet préféré et un bien trop grand stock de croquettes. Dans l’autre main, un délicieux fumet de cuisine asiatique s’échappait. Elle devait rejoindre Kangaroo Point pour le début de l’après-midi. L’information peinait encore à s’ancrer dans son esprit ; oui, elle allait le faire, elle allait participer à cette émission, elle allait passer à la télévision. C’était aussi euphorisant que terrifiant. La porte de la maison s’ouvrit et Tobey s'engouffra dans le salon d’Hassan afin de rejoindre ses camarades, rapide comme l’éclair et lourdaud comme un boulet de canon. Lee fut incapable de l’en empêcher et fut donc abandonnée à son embarras face à l’universitaire. “Bonjour !” qu’elle lança, une main frottant l’arrière de sa tête avec toute la gêne du monde. “Merci encore d’accepter de le garder en mon absence.” Il lui ôtait une sacré épine du pied, pour sûr. Dans un geste délicat, Kelly tendit le sac plastique contenant les plats chinois qu’elle avait cuisiné une heure plus tôt ; nouilles sautées, porc au caramel et légumes chop-suey au menu. “J’ai apporté le déjeuner en compensation.”

Il n’y avait pas grand-chose à déménager dans le presbytère qu’occupait Owen à l’étage de l’église de Logan City, et c’était bien plus par principe que par nécessité de plusieurs bras pour se mettre à l’ouvrage qu’Hassan avait passé le dimanche après-midi à aider son ami à empaqueter ses dernières affaires. Le déménagement du blond dans une autre paroisse de l’état l’attristait, mais se refusant à alourdir les épaules de l’homme d’église, déjà chargées des raisons pour lesquelles il s’était résolu à quitter la ville, Hassan avait gardé au mieux sa morosité pour lui-même et s’était efforcé de profiter de ces dernières heures en compagnie d’Owen avec légèreté. Il ne partait pas si loin au fond, et que le reste des Baxon continuent d’occuper les environs était selon les dires du concerné une assurance qu’on le reverrait dans le coin à l’occasion … Malgré cela, et malgré la promesse de son ami de l’accueillir dès qu’il le souhaiterait dans sa nouvelle villégiature, le brun se sentait le cœur un peu lourd lorsqu’il avait regagné sa maison de Latimer Road. Rien n’avait ensuite réellement trouvé grâce à ses yeux pour lui rendre le reste de la soirée moins morose, ni la balade au parc avec Spike et Bandit, ni la rediffusion de Snatch à la télévision, ni les quelques messages échangés avec Gwen qui le temps passant lui arrachaient un sourire de moins en moins affirmé. Finalement, il avait été se coucher en se surprenant à s’impatienter un peu de la visite qu’était supposée lui faire Kelly le lendemain, quand bien même elle n’était pas supposée rester plus longtemps que le temps nécessaire pour lui déposer son animal de compagnie ainsi que les dernières recommandations d’usage – et concernant Tobey, le brun ne doutait pas que sa voisine en aurait des tas.

La tenue des examens du premier semestre lui avaient donné sa matinée de libre, et descendant une quantité de thé à peine avouable l’enseignant l’avait passé installé dans son canapé avec son ordinateur portable sur les genoux, alternant entre les mails d’élèves qu’une question de dernière minute sur une notion de cours taraudait, ceux échangés avec sa principale interlocutrice chez Amnesty et – il plaidait coupable – la page sportive de la version online de The Australian quand bien même il recevait chaque matin la version papier dans sa boîte aux lettres. Jusque-là couché à ses pieds, Spike avait relevé la tête et tendu l’oreille avant même que le moindre bruit n’émane de l’extérieur, mais lorsque depuis l’allée les jappements de Tobey avaient averti de leur arrivée imminente à sa maîtresse et à lui le berger allemand avait bondi sur ses quatre pattes et était allé aboyer dans l’entrée – sait-on jamais, qu’Hassan soit subitement devenu trop sourd pour entendre la sonnette. Bandit se joignant à la cacophonie la seconde suivante, le brun avait sans trop forcer tenté de les faire taire, refermant son ordinateur et l’abandonnant sur la table basse pour aller ouvrir à ses visiteurs. À peine la porte ouverte, Tobey le Beagle avait déboulé dans le salon à toute allure, rapidement rejoint par les deux canidés de la maison, et sur le pas de la porte Kelly s’était fendue d’un « Bonjour ! » un brin gêné auquel Hassan avait répondu par un sourire avant qu’elle n’ajoute. « Merci encore d’accepter de le garder en mon absence. » Lui faisant signe d’entrer, il s’était reculé pour la laisser passer et lui permettre de se débarrasser de tout son bardas, lui assurant avec enthousiasme « Y’a pas de souci, ça me fait plaisir. J’en connais deux qui vont pouvoir se renifler le museau sans que la clôture ne soit plus un obstacle. » Illustrant ses propos à la perfection, Tobey et Spike se tournaient autour museau frémissant et avaient arraché un bref rire à Hassan.

Se saisissant par la suite du sac en plastique que Kelly lui avait tendue une fois entrée dans la maison, il n’avait pas eu le temps de demander de quoi il s’agissait qu’elle lui coupait l’herbe sous le pied et annonçait avec une fierté que l’on devinait sans trop de mal « J’ai apporté le déjeuner en compensation. » Et bien que l’odeur qui s’en échappait soit suffisante à faire flancher n’importe quel estomac, Hassan avait tout de même assuré pour la forme « C’est adorable, mais tu n’étais vraiment pas obligée tu sais ? » Cela étant dit, il ne comptait pas se faire prier plus que nécessaire pour la simple et bonne raison qu’il n’avait pas vu l’heure passer, et pas encore pris le temps de songer à ce qu’il comptait déjeuner. « Qu’est-ce que c’est ? C’est toi qui a cuisiné ? » Un autre jour le contraire aurait pu l’étonner, mais elle aurait eu ce jour-là toutes les raisons du monde d’avoir l’esprit occupé à autre chose qu’à se mettre derrière les fourneaux, et nul ne l’en aurait blâmé. Ouvrant la marche jusqu’à la cuisine, il avait fait signe à Kelly de faire comme chez elle et de s’installer, et avait déposé le sac plastique sur le plan de travail le temps de sortir assiettes, couverts et verres. « Tu veux boire quelque chose ? » avait-il alors questionné à la cantonade, sortant également de dessous l’évier une gamelle supplémentaire qu’il avait remplie d’eau et déposée près de la porte-fenêtre à l’attention de Tobey. « Alors ça y’est, c’est le grand départ ? » Il peinait encore à réaliser où partait la jeune femme. Cela semblait à des années lumières de sa zone de confort, et elle était bien la dernière personne qu’il se serait imaginée participer à Race of Australia … Mais plutôt que de la dubitation, la chose le rendait surtout curieux, et sincèrement enthousiaste pour elle.

Le manque de notion du temps de canidés donnait parfois lieux aux réactions les plus drôles. Kelly pouvait s’absenter pour une course moins d’une heure et être accueillie par Tobey comme si elle avait disparu un an. Déjà le beagle et ses deux autres comparses se reniflaient avec enthousiasme comme s’ils ne s’étaient pas croisés sous la clôture la veille au soir. Le chien de l’australienne avait l’énergie d’un jeune chiot lorsqu’il était question de jouer, mais son âge le rattrapait rapidement. Avec des partenaires de jeu comme Spike et Bandit, elle était assurée qu’il ne serait pas poussé à en faire trop. Elle les observait, tous les trois, avec un sourire attendri. Tobey ne pouvait rêver meilleure garderie pour les prochaines semaines et elle non plus. « C’est adorable, mais tu n’étais vraiment pas obligée tu sais ? » faisait remarquer Hassan à propos du déjeuner qu’elle avait apporté afin de le remercier de ce service qu’il lui rendait. C’était également, pour la brune, une occasion parfait de décompresser en bonne compagnie avant de prendre la route vers Kangaroo Point où le top départ allait être donné. Elle ne pouvait décemment pas commencer l’aventure le ventre vide, quand bien même celui-ci était noué par l’appréhension. “Dis pas de bêtises, c’est la moindre des choses.” Elle balaya la remarque de son voisin d’un geste de la main, bien qu’elle ait conscience, en réalité, qu’elle n’était bel et bien pas obligée à quoi que ce soit et qu’un énième merci aurait fait l’affaire pour Hassan. Mais cela n’aurait pas suffit aux yeux de Kelly qui aimait bien trop faire plaisir avec ce genre d’attentions faites de ses mains compétentes.

Elle suivit l’enseignant jusqu’à la cuisine, laissant le salon aux chiens et à leurs jeux. « Qu’est-ce que c’est ? C’est toi qui a cuisiné ? » La question ne se posait pas vraiment. Kelly et la nourriture industrielle, ce n’était pas une grande histoire d’amour. Elle aimait faire les choses elle-même, non seulement parce que cela l’occupait, mais parce que le goût et la qualité des plats n’avait rien à voir. Bien sûr, un crochet par un traiteur chinois n’était pas exclus plutôt que de se donner du mal à reproduire leurs spécialités, mais où serait le challenge là-dedans ? “Oui, je plaide coupable, ça m’a permis de canaliser ma nervosité ce matin.” confiait-elle avec un sourire crispé et des épaules tendues jusqu’aux oreilles. Pas sereine, Kelly ? Le cas de figure était non seulement rare, mais qu’elle le confesse était un peu plus exceptionnel encore. Les mots étaient encore loin du compte cependant : l’australienne était terrorisée. “Et puis j’ai craqué pour un nouveau wok, elle reprit afin de ne pas laisser l’évocation de stress le rendre plus réel qu’il ne l’était déjà. Tu sais, ceux en pierre qui ne nécessitent pas la moindre huile de cuisson ? Un pur bonheur !” Décidément, le téléachat avait ce don de la saisir dans ses filets à tous les coups. “Ce sont des nouilles sautées, du porc au caramel et des légumes chop-suey.” elle énumérait non sans fierté. Il s’agissait de son coup d’essai pour chacun de ces plats et Hassan serait son cobaye. Le porc s’était avéré bien plus compliqué que le reste, mais la saveur n’étant pas du goût de tous, Lee avait anticipé la chose avec des nouilles pour un régiment. « Tu veux boire quelque chose ? » demandait le brun poliment. L’esprit de Kelly se tourna immédiatement vers du vin, puis elle jeta un coup d’oeil à l’heure affichée sur le micro-ondes ; définitivement, cela ne paraissait pas approprié. “Il est trop tôt pour du blanc, hm ? plaisanta-t-elle. De l’eau, ça fera l’affaire, merci.”

Incapable de rester bras croisés, la sommelière, fidèle à elle-même, s’empara des assiettes et des couverts qu’elle disposa sur la table à manger, laissant à Hassan le soin d’apporter le reste. Les chiens, par l’odeur alléchés, leur gambadait désormais entre les jambes avec un fort intérêt. « Alors ça y’est, c’est le grand départ ? » Le jour J. Pour Kelly, tout ceci avait encore une dimension irréelle. Allait-elle vraiment tenter de traverser l’Australie de part en part en compagnie d’un total inconnu en qui elle serait forcée d’avoir confiance pour atteindre ensemble l’objectif ? Avait-elle ce qu’il fallait en elle pour supporter autant de stress, d’incertitudes, pour faire face à l’inconnu, à des situations inattendues ? Elle doutait de tout, d’elle-même au sommet de la liste, et cette sensation n’était pas une première pour celle qui s’interrogeait sur le sens global de la vie depuis des mois. Mais cette fois, elle prenait le taureau par les cornes. “Je me demande à quelle sauce je vais être mangée, et pour être honnête, j’ai encore du mal à comprendre qu’ils aient pu considérer ma candidature.” Durant l’interview face au directeur de casting, Lee pensait avoir répondu à côté de chacune des questions qui lui étaient posées. Après tout, elle n’avait strictement rien de la candidate idéale pour ce genre d’émission, elle n’avait jamais campé, et elle était si attachée au confort de son chez elle. “Peut-être qu’ils comptent sur moi pour être le comic relief de la première émission, la parfaite citadine paumée au milieu du bush.” Elle soupira. C’était sa conviction. Sans ça, pourquoi diable lui auraient-ils permis d’intégrer le show ? “Je vais me ridiculiser, n’est-ce pas ?” demanda-t-elle à Hassan revenu de la cuisine, soucieuse. Le regard de tous ceux qu’elle connaissait, leur jugement à propos de ce projet délirant, la terrifiait. Elle craignait de devenir la risée du quartier, de son travail. Comment pouvait-il en être autrement après tout ?

Outre la volonté première qui n’était que de vouloir rendre service sans l’ombre d’une arrière-pensée, il y en avait une seconde qu’Hassan réfuterait fermement si quiconque l’en accusait mais qui pourtant était on ne peut plus véridique : garder pour quelques jours – voir quelques semaines – un troisième chien ressemblait à l’occasion rêvée pour lui de voir si, à terme, en adopter lui-même un autre relevait de l’envisageable ou du pur suicide logistique. Il y en aurait un que cela ferait probablement ricaner, Qasim ne manquant pas de lui rappeler qu’il disait « ne pas être très chien » avant que la graine de l’adoption de Spike ne soit plantée et ne fasse doucement son chemin, mais Hassan n’en était de toute façon pas encore là … Pour l’heure il rendait simplement service à Kelly de bon cœur, et si le fait qu’elle cuisine pour l’en remercier n’était en rien une obligation il s’était rapidement laissé amadouer par l’odeur de la nourriture asiatique qui se dégageait du sac plastique qu’elle avait amené avec elle. « Oui, je plaide coupable, ça m’a permis de canaliser ma nervosité ce matin. » Avait-elle alors admis sans grande surprise lorsqu’il avait demandé si elle en était la cuisinière – l’inverse aurait été plus étonnant. « Et puis j’ai craqué pour un nouveau wok, elle reprit afin de ne pas laisser l’évocation de stress le rendre plus réel qu’il ne l’était déjà. Tu sais, ceux en pierre qui ne nécessitent pas la moindre huile de cuisson ? Un pur bonheur ! » Si tel avait été le cas juste avant, il ne doutait maintenant plus de sa nervosité tant elle transparaissait dans le ton de sa voix autant que dans le débit de ses paroles, et ce qui lui avait sauvé la mise à lui, c’était simplement d’avoir le dos tourné lorsqu’elle avait ajouté « Ce sont des nouilles sautées, du porc au caramel et des légumes chop-suey. » lui permettant ainsi d’afficher une grimace déconfite sans qu’elle n’en sache rien. Bon, il faudrait la jouer finement pour ne pas la vexer, et espérer que le porc n’était mélangé ni aux nouilles ni aux légumes … Faites que tout ne soit pas mélangé, faites que tout ne soit pas mélangé. Trois contenants, un soupir de soulagement qu’il avait tenté de garder discret, et enfin il avait fait volte-face et déposé les tupperwares sur la table ainsi que les assiettes et les couverts, que Kelly s’était empressée de disposer dans un visible besoin de s’occuper les mains et l’esprit. « Ça sent vraiment bon. » Là-dessus au moins il pouvait se permettre d’être entièrement honnête, puis la laissant s’installer à table il avait sorti des verres et demandé ce qu’elle voulait boire, souriant avec amusement lorsqu’elle avait répondu « Il est trop tôt pour du blanc, hm ? » mais acquiesçant néanmoins lorsqu’elle avait ajouté « De l’eau, ça fera l’affaire, merci. » avant de sortir la carafe d’eau du frigo. « J’ai une bouteille de rouge qui traîne au garage si tu changes d’avis, cela dit. » Anticipant le questionnement que cela soulèverait peut-être. « On me l’a offerte, je me suis dit que ça pourrait toujours servir quand j’ai de la compagnie. » De la même façon, entre les bières sans alcool subsistaient toujours quelques bières traditionnelles dans un coin de son frigo.

Incapable de tourner autour du pot plus longtemps, le brun avait fini par questionner Kelly sur son état d’esprit, alors que le moment du départ approchait à grands pas. Probablement aussi amadoués par l’odeur de nourriture qu’Hassan, les chiens avaient quitté le salon pour rejoindre à leur tour la cuisine, et passaient et repassaient sous la table avec l’espoir sans doute de voir tomber sur le sol un petit bout de quelque chose susceptible de terminer dans le gouffre qui leur servait d’estomac. « Je me demande à quelle sauce je vais être mangée, et pour être honnête, j’ai encore du mal à comprendre qu’ils aient pu considérer ma candidature. » Versant de l’eau dans le verre de la jeune femme, puis dans le sien, Hassan s’était installé à son tour à table. « Peut-être qu’ils comptent sur moi pour être le comic relief de la première émission, la parfaite citadine paumée au milieu du bush. » Avant de travailler pour ABC il aurait peut-être réfuté catégoriquement cette possibilité, maintenant il n’était plus aussi certain, mais malgré tout lorsqu’elle avait conclu dans un soupir « Je vais me ridiculiser, n’est-ce pas ? » il avait secoué la tête et préféré lui présenter le problème – si tant est que c’en soit un – sous un angle moins pessimiste. « Il doit bien y’avoir une petite partie de toi qui s’en pense capable, sans quoi tu ne te serais pas inscrite en premier lieu, non ? » À moins d’être résolument masochiste, mais cela semblait bien moins probable. « C’est l’occasion ou jamais de foncer sans réfléchir, profite. Et peu importe que tu reviennes dans une semaine ou dans un mois et demi, dis-toi que ça sera toujours plus que ceux qui se contentent de suivre l’émission depuis le confort de leur canapé. » Pas qu’il ne critique cela non plus, après tout il ferait partie de cette seconde catégorie, mais il fallait se comparer à ce qui était comparable. « Et ne t’inquiètes pas pour Tobey, j’en prendrai soin comme si c’était le mien. » Mais elle s’inquiéterait quand même, il ne se faisait pas la moindre illusion à ce sujet. L’esprit un instant occupé à autre chose que la nourriture, il avait juste eu le temps de réaliser que Kelly avait la cuillère dans le plat de porc au caramel après lui avoir servi des légumes et avait tout juste eu le temps de s’exclamer « Non ! » pour recevoir en retour une paire d’yeux ronds. « J’veux dire, je vais … commencer par les légumes et les nouilles. » Il avait un brin de mauvaise conscience malgré tout, il était pratiquement certain de refuser celui des trois plats qui lui avait pris le plus de temps à préparer.

Si un verre était particulièrement tentant pour la passionnée de vins, celle-ci opta cependant pour la raison et s’abstint de diluer sa nervosité dans l’alcool. Plus d’un verre serait de toute manière nécessaire pour lui faire oublier la montagne d’inquiétude qui lui faisait se ronger les sangs, et Lee ne tenait pas à ce que sa première impression auprès de la production et de son futur binôme ait une senteur de Bordeaux. « J’ai une bouteille de rouge qui traîne au garage si tu changes d’avis, cela dit. On me l’a offerte, je me suis dit que ça pourrait toujours servir quand j’ai de la compagnie. » soulignait Hassan, la suggestion vile comme le serpent dans le jardin. “Garde-la pour mon retour, ça ne devrait pas être dans si longtemps que ça.” rétorqua la sommelière. En effet persuadée de ne pas faire long feu dans cette émission qui éprouvait ses nerfs avant même le coup d’envoi, elle se voyait fouler le pas de la porte de son voisin à nouveau d’ici deux semaines au grand maximum, juste de quoi atteindre les limites du Queensland avant de devoir revenir à Brisbane la queue entre les pattes. Décidément, elle-même ne comprenait pas ce qui l’avait poussée à candidater. Cela n’aurait pas été aussi embarrassant si la production de la compétition avait tout simplement laissé son formulaire sans réponse. « Il doit bien y’avoir une petite partie de toi qui s’en pense capable, sans quoi tu ne te serais pas inscrite en premier lieu, non ? » songeait Hassan, installé également autour de la table. Capable de traverser toute l’Australie dans les pires conditions qui soient ? De vivre sans Tobey, sans sa garde-robe, sans tout son petit confort pendant plus d’un mois ? S’y était-elle vraiment vue, s’était-elle projetée dans les épreuves qui allaient se dresser sur son chemin, ou n’avait-elle pas vu plus loin que son envie de fuir ce qu’était devenu sa vie par tous les moyens qui se présentaient à elle ? “Ca ne me rend pas moins stupide d’avoir candidaté. Imagine, moi, sur les routes, comme ça.” Kelly savait que Hassan n’y croyait pas plus qu’elle, et s’il prétendait le contraire, elle ne le croirait pas de toute manière. Il la connaissait bien assez pour savoir qu’elle avait construit toute son existence autour de sa zone de confort, comme un fort, une forteresse visant à protéger tout ce qu’elle avait toujours connu et n’avait jamais remis en question. « C’est l’occasion ou jamais de foncer sans réfléchir, profite. Et peu importe que tu reviennes dans une semaine ou dans un mois et demi, dis-toi que ça sera toujours plus que ceux qui se contentent de suivre l’émission depuis le confort de leur canapé. » La brune voulut soupirer, mais à la place, un sourire anima timidement le coin de ses lèvres avant de prendre le dessus et étirer sa bouche entière. Il n’avait pas tort, son cher voisin. Se lancer dans pareille aventure demandait du courage, s’y risquer devant les caméras d’autant plus. Peut-être qu’elle ne tiendrait que deux semaines, mais chaque jour serait une victoire en soi. Parce qu’elle prenait un risque, parce qu’elle se poussait plus loin. “Ca semble toujours si naturel chez toi de trouver les mots justes.” souffla-t-elle, reconnaissante. Sans effort, Hassan avait calmé ses angoisses. C’était un don, comme un pouvoir magique. En son fort intérieur, elle espérait une étreinte qui scellerait l’apaisement en son coeur. Le rose lui montait aux joues, d’y penser, et elle se dissimula derrière son verre d’eau en prenait une longue gorgée. « Et ne t’inquiètes pas pour Tobey, j’en prendrai soin comme si c’était le mien. » assurait-il, ce dont elle ne doutait pas un instant. Si Kelly avait été en meilleurs termes avec Chad, c’aurait été celui-ci qui aurait obtenu la garde temporaire de leur compagnon à quatre pattes. Et si ses parents daignaient lui parler, ils auraient été en seconde place sur la liste. Face à cette probante preuve de solitude, il ne lui restait plus que son voisin pour être la personne de confiance à qui elle confiait l’être le plus cher à son coeur. “Ne t’y habitues pas trop, je compte bien le récupérer à mon retour.” plaisantait-elle en attrapant les couverts à service et commençant à distribuer les portions de nouilles et de légumes entre les assiettes. L’odeur était alléchante, certes, mais le goût était-il au rendez-vous ? De ce qu’elle en avait goûté, en trempant le bout de son auriculaire dans la cuillère durant la cuisson, cela allait être aussi parfait que d’habitude. Elle n’aurait pas osé le servir à Hassan si cela avait été moins que cela. Celui-ci eut soudain un cri, et Kelly se figa. Dans son sursaut, une trompette de la mort s’échappa. « J’veux dire, je vais … commencer par les légumes et les nouilles. » Se passant de commenter l’intensité de son interjection nullement proportionnelle à la gravité de l’objection, Kelly reposa le porc au caramel dans le plat. “Comme tu préfères.” Pas de quoi en faire tout un porc. Un plat. “Bon appétit.” fit-elle avec un sourire discret. Puis elle porta une première fourchette à sa bouche afin de goûter les nouilles. Etait-ce un trop plein de sel qui effleurait ses papilles ? Malheur. Son esprit distrait lui avait fait avoir la main trop lourde. Il ne lui restait plus qu’à espérer que Hassan ne le relèverait pas. Non loin d’eux, les chiens étaient également par l’odeur alléchés. Eux ne feraient fit d’un peu trop de sel. “Pourquoi tu n’as pas tenté le coup, toi ? demanda finalement Kelly. Tu as bien plus le profil du candidat parfait que moi. Et tu passerais très bien à l’écran.” Il y avait fort à parier que si les places étaient inversées, Lee aurait volontiers réservé le créneau de diffusion de l’émission dans son agenda chaque semaine afin de ne rien en manquer, quitte à faire l’impasse sur l’un de ses shows préférés. Elle aurait passé ces soirées avec Tobey et un pot de glace, à soupirer à chaque apparition de son voisin à l’écran, attendrie de ses moindres étourderies, chavirant à chaque sourire, et subissant tous les coups de poignard infligés à son coeur à chaque fois qu’elle verrait en lui l’étendue de sa propre solitude.

Tout dans les remarques et l’attitude de la jeune femme concernant ce dans quoi elle s’apprêtait à s’embarquer laissait songeur quant aux motifs qui l’avaient poussée à s’inscrire à Race of Australia en premier lieu. Elle-même ne semblait pas croire en ses chances, à moins qu’elle ne fasse simplement preuve d’une modestie exacerbée, mais sa nervosité ne faisait quant à elle aucun doute et Hassan préférait donc y voir du premier degré et rien d’autre. Sans vouloir se montrer résolument pessimiste, lui-même doutait qu’elle ait la moindre chance de remporter la compétition, mais l’expérience sans y attacher la victoire lui permettrait peut-être d’en apprendre plus sur elle-même, et sans vouloir verser dans la psychologie de comptoir peut-être cela ne lui ferait-il pas de mal, elle qui semblait plongée dans un tourbillon sans fin de questionnements depuis son divorce et cette brouille qui semblait toujours subsister avec son ex-époux. « Ça ne me rend pas moins stupide d’avoir candidaté. Imagine, moi, sur les routes, comme ça. » continua-t-elle en tout cas tandis qu’il tentait avec un succès relatif de la rassurer, et se mettait finalement à table avec elle. Tout n’était qu’une question de point de vue, elle se comparait à ceux qui avaient le profil type pour ce genre d’aventure, mais il suffisait de prendre le problème à l’envers et de se comparer à tous ceux – comme lui – qui n’avaient jamais ne serait-ce qu’envoyé leur candidature pour que la situation semble plus avantageuse. Nul ne saurait jamais si sa phrase était parvenue à convaincre Kelly, mais elle avait au moins eu le mérite d’arracher un sourire à la jeune femme, et pour cette raison le brun estimait malgré tout avoir rempli sa mission. « Ça semble toujours si naturel chez toi de trouver les mots justes. » Un bref rire échappant au concerné, à mi-chemin entre gêne et modestie, il avait secoué la tête et prétendu « Ça doit être un truc de prof. » d’un air vague, son regard se perdant un instant dans celui de la jeune femme et son sourire s’étirant jusqu’à ce qu’il ne s’éclaircisse la gorge et promette, retrouvant un ton plus neutre, de prendre soin du compagnon à quatre pattes de sa voisine. « Ne t’y habitues pas trop, je compte bien le récupérer à mon retour. » avait-elle aussitôt plaisanté, et jouant la fausse innocence Hassan avait tout de même dodeliné la tête et fini par admettre sans totalement l’assumer « J’admeeets que quand tu me l’as proposé je me suis aussi dit que ça ferait un bon test pour savoir si trois chiens ça reste gérable ou non sur le long terme … » Haussant les épaules, il avait ajouté « Réponse à ton retour. » Pour l’heure, Tobey s’était assis bien droit aux pieds de la chaise de sa maîtresse, et imité par Bandit du côté d’Hassan tandis que Spike allait, lui, s’avachir de tout son long contre la baie vitrée – trop d’émotions.

Evitant de peu l’incident diplomatique en ne souhaitant pas froisser Kelly le jour de son départ, quand bien même il n’avait pas l’intention de toucher au porc caramélisé peu importe le temps qu’elle avait passé à le cuisiner, il l’avait laissée remplir leurs assiettes du reste et répondu à son « Bon appétit. » par un « Toi aussi. » léger. Une bouchée ou deux lui avaient été suffisantes pour constater que les légumes étaient un peu – beaucoup – trop salés à son goût, douce ironie quand on connaissait sa propre manie à avoir la main lourde sur les épices, mais là aussi il n’avait pas la moindre intention d’en faire la remarque à la cuisinière … Elle n’avait pas été forcée de lui apporter à déjeuner en premier lieu, alors il pouvait bien prendre sur lui. Il garderait sa bouteille d’eau à proximité pour le reste de l’après-midi. Attrapant d’ailleurs son verre sur la table pour en boire une gorgée, il avait relevé les yeux vers Kelly lorsqu’elle avait questionné « Pourquoi tu n’as pas tenté le coup, toi ? » Parlaient-ils toujours de cuisine ou étaient-ils revenus au sujet initial ? « Tu as bien plus le profil du candidat parfait que moi. Et tu passerais très bien à l’écran. » S’amusant de la remarque, il avait passé sa serviette en papier sur ses lèvres. « Eh bien, j’aurais un peu de mal à justifier de laisser mes élèves sans cours pendant plusieurs semaines, pour commencer. » Sans compter qu’il s’apprêtait à « prendre du galon » au sein de l’université, chose qu’il préférait pour l’heure garder pour lui puisque ne l’ayant encore officialisé auprès de personne. « Et je ne sais pas nager. » Ce second point, arrivé un peu comme un cheveu sur la soupe, semblait laisser Kelly un brin circonspecte, et sans attendre de commentaire il avait repris « Je sais, quel habitant de Brisbane ne sait pas nager, uh ? » Lui, à l’évidence. « Mais du coup c’est une lacune un peu handicapante sur un CV d’aventurier. » Et ici gisaient donc ses rêves de devenir un jour le nouveau Bear Grylls. Mais ne s’en émouvant qu’une demi-seconde à peine, il avait reposé son verre et enchaîné aussitôt « Par contre, si tu étrennes suffisamment tes chaussures et que tu y prends goût, je ne suis jamais contre un peu de compagnie quand je pars en randonnée … » Certains diraient qu’il s’avançait peut-être un peu trop, mais après tout pourquoi pas.

Contrairement aux apparences, Kelly n’était pas du genre à hurler de panique face à une araignée. En bonne enfant du Queensland, elle avait appris que les petites bêtes n’étaient pas ses amis. Dieu aimait toutes les créatures qu’il avait placé sur cette terre, même les plus étranges et les plus dangereuses, alors elle ne leur faisait jamais le moindre mal, et elle avait été assez chanceuse jusqu’à présent pour ne passer les portes d’un centre antipoison qu’une fois dans sa vie en récompense. Non, ce n’étaient ni les bestioles, ni les animaux, ni les personnes qu’elle croiserait au cours de l’aventure qui lui faisaient peur. C’était tout le reste. Et Hassan lui paraissait plus solide et brave qu’elle pour affronter l’oeil des caméras, lui qui y était déjà habitué dans un sens. « Eh bien, j’aurais un peu de mal à justifier de laisser mes élèves sans cours pendant plusieurs semaines, pour commencer. » répondit-il à l’hypothèse de participer à une émission de ce genre. La sommelière, elle, avait peu de scrupules à laisser ses clients sans ses bons conseils pour quelques temps. Ils survivraient . Hassan lui, avait des impératifs plus importants. “C’est un excellent argument, c’est vrai.” elle admit avec un petit rire en piquant des légumes du bout de sa fourchette. Le savoir était une cause plus noble que le vin. La bouche pleine, elle ouvrit ses yeux ronds face à la révélation suivante de son voisin. “Tu ne sais pas nager ?” elle reprit comme si elle n’était pas certaine d’avoir saisi alors que ses oreilles ne l’avaient pas trompée. Elle n’avait jamais entendu une personne adulte avouer une chose pareille. Tous les enfants passaient par la case piscine en éducation sportive, à l’école, alors il était pris pour acquis que toute personne vivant sur cette grosse île entourée d’eau était au moins capable de faire quelques mètres de brasse. « Je sais, quel habitant de Brisbane ne sait pas nager, uh ? » Lee se rendit compte qu’elle le dévisageait, en plus d’avoir cessé de mâcher sa nourriture. Au summum de l’impolitesse, elle baissa son regard immédiatement et déglutit. « Mais du coup c’est une lacune un peu handicapante sur un CV d’aventurier. » Après s’être cachée derrière quelques grandes gorgées d’eau, Kelly tapota le bord de ses lèvres avec sa serviette et retrouva un petit sourire gêné. Certes, Hassan venait de prouver que sa candidature était écartée d’office pour la meilleure des raisons. “Tu ne dois sûrement pas être le seul. Mais tu n’as jamais songé à apprendre, sur le tard ?” demanda-t-elle par curiosité -avant de s’en mordre les doigts instantanément. “Non, ne réponds pas, ça ne me regarde pas. Qui se soucie d’un détail pareil, hein ?” Elle haussa les épaules. Dieu seul savait les raisons derrière les lacunes de chacun. Certains adultes ne savaient pas lire ni écrire, d’autres ne savaient pas compter, et Hassan ne savait pas nager. Il n’y avait pas mort d’homme, seulement de la surprise. L’aveu était particulièrement inattendu, après tout.

« Par contre, si tu étrennes suffisamment tes chaussures et que tu y prends goût, je ne suis jamais contre un peu de compagnie quand je pars en randonnée … » Flattée par la proposition du brun, Lee lui adressa son plus joli sourire. “J’adorerais ça.” Passer plus de temps avec lui, apprendre à véritablement mieux se connaître, partager plus que des moments furtifs du quotidien... C’était tout ce qu’elle espérait depuis que Joanne n’était plus dans le paysage, un souhait qu’elle ne parvenait pas à assumer, à concrétiser. Elle vit là l’opportunité de partager ce désir, mettre un pied dans la porte qu’il venait d’entrouvrir. Si elle l’osait, si elle réunissait assez de courage pour sortir de cette case de bonne voisine où elle acceptait docilement d’être cataloguée. “Je me disais que…” Non, à la manière dont son ventre se noua, son coeur se serra si fort, Kelly comprit que le moment était mal choisi. Elle n’était pas prête, elle n’avait pas accompli tout ce qu’elle s’était promis avant de s’ouvrir à nouveau à la possibilité d’offrir de son temps et de sa personne à qui que ce soit. C’était bien pour cette raison qu’elle se lançait dans Race of Australia après tout. A son retour, peut-être aurait-elle trouvé ce qu’elle cherchait, peut-être aurait être renoué avec la Kelly Ward qu’elle voulait être. “... que j’essayerais de te rapporter un souvenir du voyage, si je le peux.” Rapidement, son esprit avait démonté et remonté la phrase de toutes pièces de la manière la plus convaincante qu’elle eut trouvé. Cela était bien son genre de revenir avec un sac plein de babioles pour son entourage, même s’il ne s'agissait que de gros cailloux qu’elle aurait trouvé jolis dans le bush. “Non pas que tu manques de décoration chez toi.” fit-elle avec un petit rire en désignant l’ensemble de la pièce d’un cercle du bout du nez. Kelly, elle, était particulièrement minimaliste, pour ne pas dire dépouillée. Allait-il penser qu’elle se moquait de lui ? Qu’elle jugeait son chez lui ? Quelle maladroite. “De très bon goût, bien sûr, tentait-elle de se rattraper. J’adore les tapis… et les plantes…” Ce doit être un véritable enfer de faire ménage soit dit en passant, songeait-elle.

Prétendre qu’il ne savait simplement pas nager avait toujours été la solution de facilité, bien plus facile à admettre que cette peur panique de l’eau qui ne se comprenait pas à moins d’en être soi-même la victime, et qu’il assumait beaucoup moins bien. Du reste, il se tenait éloigné de toute situation qui le forcerait à s’y confronter depuis suffisamment longtemps pour ne plus considérer cela comme un handicap, et s’il ne voyait pas à mal le réflexe avec lequel Kelly avait laissé échapper « Tu ne dois sûrement pas être le seul. Mais tu n’as jamais songé à apprendre, sur le tard ? » comme si cela tombait sous le sens, avant de se rattraper aussitôt par crainte d’outrepasser les codes de la retenue. « Non, ne réponds pas, ça ne me regarde pas. Qui se soucie d’un détail pareil, hein ? » Mettant son ricanement gêné sur le compte du stress que lui provoquait son départ imminent pour l’inconnu, Hassan avait rejeté sa dernière remarque d’un vague geste de la main et assuré en souriant « Non mais, y’a pas de souci, c’est vrai que je pourrais. » Apprendre à nager d’une part, mais surtout régler son souci avec l’eau de manière plus globale – il savait que des solutions existaient, que ce n’était que l’idée que l’on s’en faisait, mais il n’avait jamais été suffisamment convaincu pour sauter le pas. Et plus officiellement il s’en tenait à un simple « Mais ça ne me manque pas vraiment, et hormis le surf je n’ai jamais eu l’impression de louper grand-chose. » A l’exception donc destin d’aventurier ou de routard télévisuel, il est vrai. « Et puis je m’en suis très bien passé pendant pratiquement quarante ans, alors je pense – j’espère – pouvoir m’en passer encore quarante de plus. » La terre ferme avait de toute façon déjà bien plus à offrir qu’une seule vie ne suffisait pour le voir … Et comme si les deux éléments étaient destinés à s’enchaîner il n’avait pas fallu longtemps avant qu’Hassan ne propose, en revanche, de partager son goût pour la terre ferme et la randonnée avec la jeune femme dans l’éventualité où son voyage à venir lui permettait de s’y initier. Au fond toute excuse lui semblait surtout bonne à prendre pour tenter de voir plus loin que le portrait vernis de la jolie voisine qui entretenait ses bégonias avec application, sortait son chien chaque jour aux mêmes heures réglée comme une pendule, et agitait la main avec légèreté lorsqu’ils se croisaient depuis leurs perrons respectifs. Se fendant d’un sourire, voilà Kelly qui répondait « J’adorerais ça. » avec légèreté, et si elle aurait mille fois l’occasion de revenir là-dessus d’ici à ce qu’elle rentre pour l’heure le brun se satisfaisait de n’avoir pas eu à faire des pieds et des mains pour obtenir son approbation. « Je me disais que … » Le trajet de sa fourchette entre son assiette et sa bouche s’interrompant à mi-chemin, il avait interrogé d’un « Hm ? » tandis que la fin de la phrase se faisait désirer, et lorsque sa voisine avait ajouté « ... que j’essayerais de te rapporter un souvenir du voyage, si je le peux. » avec un brin de précipitation il n’avait pas soupçonné un seul instant qu’il ne puisse pas s’agir de ce qu’elle comptait dire en premier lieu mais bien d’une tentative maladroite pour se raccrocher aux branches. « Non pas que tu manques de décoration chez toi. De très bon goût, bien sûr. J’adore les tapis … et les plantes … » Qu’il entassait, qu’il accumulait, qu’il nommait même pour certains végétaux de la maisonnée – Mehdi avait par exemple décrété lors de sa dernière visite que la Chamaedorea de la salle de bain répondrait au doux nom de Moussaka. « Tu te défends pas mal non plus question botanique. » avait-il alors fait remarquer d’un ton amusé. « Mais c’est gentil. Pour le compliment et pour le souvenir, mais tu sais tu n’es pas obligée. » Bien sûr qu’elle ne l’était pas, mais elle le ferait. Il le savait aussi certainement que la boîte de biscuits qu’elle lui avait offert pour son précédent anniversaire, aussi clichée soit-elle, avait sa place près de sa bouilloire dans son bureau de l’université et lui servait désormais à ranger ses sachets de thé. « Reviens entière et le plus tard possible, surtout. C’est le principal. » À deux doigts de lui rappeler de regarder des deux côtés avant de traverser et de ne pas monter dans la voiture d’un inconnu … Excepté que c’était justement toute la dynamique de la chose. « Enfin, pas trop tard non plus … Le coin perd un peu de son charme, quand tu n’y es pas. » Vérité à demi subjective, probablement, mais qui n’avait pas empêché le brun de sourire avec sincérité avant de porter son verre d’eau à sa bouche.

La curiosité était un vilain défaut, un défaut dont Kelly admettait être pourvue. Elle avait toujours eu les oreilles baladeuses, mille et unes questions sur le bout de la langue. Plus d’une fois ses parents et professeurs l’avaient réprimandée, sans que cela n’empêche les mots de glisser à travers ses lèvres bien malgré elle. Si son fond n’était jamais mauvais -elle en était bien incapable- elle réalisait trop souvent ses maladresses une fois qu’il était trop tard. Ainsi Lee n’avait envisagé la possibilité d’être offensante ou indiscrète vis-à-vis d’Hassan et de sa confession au sujet de son impossibilité de nager qu’une fois lancée dans ses paroles, bien malavisée de suggérer l’évidence à une homme adulte quasiment de son âge. Il ne prit pas la mouche -à croire qu’il n’en était pas capable non plus- et répondait aux interrogations de la brune sans se formaliser. Elle n’osa pas renchérir sur le sujet, estimant que les explications qui lui étaient données étaient amplement suffisantes et crédibles pour qu’elle ne s’embarrasse pas une nouvelle fois. Après tout, des milliards de personnes à travers le globe se passaient très bien de la pratique du surf et elle-même ne tenait pas sur une planche. Du reste, lézarder sur le sable ou en bord de piscine avec un bon livre devait bien valoir le plaisir de quelques longueurs les jours de chaleur. Vraiment pas de quoi disserter plus longtemps.

La candidature d’Hassan étant ainsi écartée, la proposition d’une randonnée hors caméras s’invita autour de la table où le porc caramélisé descendait bien moins vite que les légumes chop-suey. Kelly en avait déposé ses couverts sur le bord de son assiette un court instant, flattée au possible que cet homme bien plus cher à son coeur que celui-ci ne pouvait l’imaginer puisse bel et bien souhaiter passer du temps avec elle, partager une activité, un moment de ce genre, lui offrant l’opportunité de briser les murs de cette case de simple voisine à laquelle elle avait été reléguée tout ce temps. Elle avait bien sûr accepté, bredouillant un peu trop à son goût, déstabilisée derrière son sourire rose. Immédiatement son coeur s’emporta, voulut s’engouffrer dans la brèche, et elle le ravisa. L’excuse lui vint avec le même naturel dont elle usait pour constamment être en contrôle de chaque situation ; Hassan ne se douta clairement de rien. « Tu te défends pas mal non plus question botanique. » rétorquait-il à ses compliments improvisés sur son intérieur. “Oh, je sais bien.” Non, Kelly ne faisait pas dans la fausse modestie concernant un domaine dans lequel elle savait exceller. A ses yeux, l’allure d’un jardin en disait long sur son propriétaire. Une pelouse tondue et des fleurs entretenues étaient les premiers symboles du respect du voisinage. Personne n'appréciait une étendue de mauvaises herbes sauvages. Le soin qu’elle accordait à ses plantes témoignait donc de son affection pour son quartier et de son caractère accueillant. « Mais c’est gentil. Pour le compliment et pour le souvenir, mais tu sais tu n’es pas obligée. » La question ne se posait pas ; bien sûr qu’elle était obligée. C'était la moindre des choses, au contraire, pour le remercier -une nouvelle fois- de s’être occupé de Tobey durant cette drôle d’expérience à laquelle elle allait s’adonner, qu’importe si elle durait une semaine ou un mois. « Reviens entière et le plus tard possible, surtout. C’est le principal. Enfin, pas trop tard non plus… Le coin perd un peu de son charme, quand tu n’y es pas. » Se devinant rougir comme une pivoine, Kelly s’empressa de se dissimuler derrière son verre d’eau, prenant une grande gorgée qu’elle manqua de peu d’avaler de travers. Un sourire nerveux, ému, timide, flirta sur ses lèvres tandis qu’elle échappait autant que possible à tout contact visuel le temps de se remettre de ces derniers mots. Elle doutait d’être pour lui le même rayon de soleil quotidien qu’il était pour elle, mais la sensation de ne pas être totalement invisible aux yeux d’Hassan lui suffisait amplement. Fondue de l’intérieur comme un bonhomme de neige en été, Lee termina son plat quelques coups de fourchette plus tard. Elle s’arracha difficilement à ses au revoir à Tobey et, une fois en voiture, s’efforça de ne pas jeter un coup d’oeil dans le rétroviseur. La tentation fut trop grande, et avant de tourner au bout de la rue, Kelly eut un dernier aperçu de deux des choses qui la motiveraient à tout tenter durant cette aventure.