Enchaîner les shots au comptoir d'un bar, c'était prévu. C'était même souhaité, pour oublier la copie à moitié blanche rendue un peu plus tôt. L'alcool réveille, inhibe le manque de sommeil - la logique inversée de la fille qui pourrait simplement rentrer s'coucher, mais passons. S'faire accoster par un type charmant, présomptueux sur les bords, ça en revanche, c'est du bonus. De prime abord, c'est sa carte de crédit qui chauffe; deuxièmement, ça lui fait une compagnie, dans le genre portrait agréable à regarder, pas trop bavard au risque de devenir pénible, pas trop silencieux non plus, au risque d'être malaisant. Il s'appelle Tristan, elle a oublié son job mais ce n'est qu'un détail. Elle a failli répondre - Yseult, lorsqu'il a retourné l'interrogative, mais l'cliché lui semblait trop gros, et la référence incertaine, alors plutôt que d'faire un flop, elle a simplement esquissé un sourire enjôleur, puis déclaré : - Irène, enchantée.

A voir sa tête, il s'attendait à quelque chose de plus commun. De plus banal peut-être. - et tu viens d'où, Irène ? - l'esprit a alors, dans un accès de créativité, créé un périple de mensonge fortuit, l'amenant à poursuivre naturellement: - de Macédoine. Tu connais ? bien sûr que non, fallait pas trop en demander. Et ce qui n'était qu'une illusion fugace, un goût de soirée sans lendemain, se transforma subitement en nouvelle bobine de vie, presque prête à l'emploi. Tristan n'avait pas tiqué - pourquoi l'aurait-il fait ? Cet air d'ailleurs lui conférait un parfum exotique, et le regard masculin changea; elle était devenue l'oiseau rare, une créature chimérique dont il pourrait éventuellement se targuer d'avoir partagé les draps.

Néanmoins, la soirée qui ne faisait encore que commencer, prit soudainement une tournure différente. Une surprise en cachait une autre. Le portable vibra. Deux fois, puis trois. Aussi lui suggéra-t-elle de répondre. Les azurées masculines se levèrent alors, sondant la profondeur de l'espace, puis s'écarquillèrent; un sourire dévoila ses ivoires, un signe de main permettant à Irène de comprendre qu'il saluait quelqu'un. Unexpected. - Y a un bon pote à moi dans le bar.. J'crois qu'il est en plein date, mais il propose qu'on se joigne à eux.. si ça te dit. elle haussa les épaules, puis acquiesça. Après tout, pourquoi pas ? Tristan lui donna le bras, et celle qui n'en attendait pas tant se surprit à accepter - la faute aux consommations.

- Bonsoir. J'vois que t'es bien entouré. commenta-t-il en arrivant à la table, faisant le tour pour s'installer, Danaë l'imitant pour se fondre à son côté. - J'vous présente Irène.. Irène de Macédoine. déclara-t-il fièrement, posant de concert la main sur son épaule. Mais ladite Irène s'était déjà figée, démasquée sans doute avant même d'avoir pu piper mot. La cible du moment se volatilisa, éclipsée par le fantôme - bien vivant - d'une passion plus ancienne, d'une histoire jugée depuis longtemps révolue. Inachevée, partie sans prévenir. Elle dut rompre le voile de force, pour s'épargner tout commentaire ou questionnement inadéquat; se contenta de s'asseoir, essaya de se focaliser sur l'homme - en vain, car le souvenir s'incarnait là, devant elle, et tout comme à l'époque, les mirettes devinrent aveugle au reste.       

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Elle ne considère pas ça comme un rendez-vous. 

Un errement de plus, au mieux. Au pire, une nouvelle manière d'oublier. Les nuits sans fin se sont enchaînées et quelques draps se sont succédés, marquant sa peau de nouvelles cicatrices. Elle a bu, elle a dansé, elle s'est droguée aux lumières et a peut-être finalement pleuré sous l'eau de sa douche. Parce que c'est toujours un peu plus simple quand personne ne voit. Les larmes ont coulé et ont emporté ses rêves de gamine, de famille parfaite et de mariage doré. C'est ce qu'elle se dit du moins, en faisant de semblant de rire à ses blagues.

Et si elle a consenti à passer cette soirée-là en sa compagnie, celui dont elle n'a pas même retenu le prénom, c'est pour ne pas boire seule. C'est pour ne pas être seule. C'est pour ne pas avoir à raconter les mêmes histoires tristes jusqu'à ce qu'elle en devienne une elle-même. Pour ne pas avoir à lire la pitié et leur donner la sensation de devoir rester. Elle aurait aimé que les gens veuillent rester, Stella. Ça a toujours été comme ça. Mais elle ne veut pas de cette fille qu'elle devient, ou retrouve. Celle qui se noie dans son verre pour éviter de se noyer en d'autres choses. Elle n'a jamais été cette fille là, cette fille triste. Mais elle n'est plus non plus aussi vraie, aussi solaire, aussi douce.

Alors, elle ne sait pas.

Et cette incertitude se prolonge quand l'inconnu la quitte sur un :

- Attends, je crois que je connais quelqu'un là-bas.

Il pianote sur son portable, le sourire d'un gars qui passe une agréable soirée sur le visage. C'est à ce moment là qu'elle sait. Elle aurait dû le prendre, ce temps pathétique. Elle aurait dû rester chez elle et dormir, être moche, pleurer encore s'il le faut, regarder des séries drôles et travailler. Parce qu'ici, parmi les vivants, elle ne se sent plus chez elle.

- Bonsoir. J'vois que t'es bien entouré.

Ils échangent leurs banalités d'amis et parlent d'elles comme si elle n'était pas là. Stella n'a même pas levé les yeux, toujours persuadée d'avoir merdé. Son regard reste résolument fixé sur le bord de son verre, qu'elle n'a pas touché.

- J'vous présente Irène.. Irène de Macédoine.

C'est seulement à ce moment là qu'elle se résoud à la regarder, pas par envie mais par politesse. Et son faux sourire se fige quand ses iris croisent celles de la menteuse Irène. Des flashback du Ritz et d'un comptoir bien plus cher que celui-ci la gifflent et repartent. Elle les connaît sous un autre nom, ces yeux.

- Enchantée, Irène de Macédoine.

Qu'elle débite sans la lâcher du regard, mécaniquement. Elle ne révèle pas son mensonge au monde puisqu'il y a sous doute une bonne raison derrière tout ça, qu'elle se dit. Et après tout, elle ne le connaît pas si bien, cet oiseau-là.

- J'ai l'impression de vous avoir déjà vu quelque part, c'est fou.

Stella s'époustouffle et sonne toujours aussi faux, mais toutefois plus vivante qu'avant. Ce qu'elles ont vécu, aussi bref que ce fut, aussi faux que ça ait l'air, ça ne s'oublie pas.

- Mais ça devait être dans un rêve, sûrement.

Elle hausse les épaules, l'air de rien. Plus rien n'existe à part le jeu qu'elle a initié. Et l'impression véritable de se trouver face à une onirique apparition.

Comme si elle avait besoin d'un autre mensonge.

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Tel est le revers du mensonge, et précisément celui sur lequel elle ne pensait pas tomber un jour: une vérité éclatante qui pourrait, d'un simple battement de cils, retourner la situation. Brisbane, un véritable terrain d'jeu anonyme sur lequel placer ses pions comme elle l'entend; à sa guise, selon la météo et les prescriptions du moment. Personne ne sait, et tout l'monde s'en fiche, aussi demeure-t-elle libre de jouer les mille et une vies. Son date du soir en est le parfait exemple, la présentant aussi fausse qu'il prétend la connaitre.

Oui, sauf qu'en face, ce n'est pas n'importe qui. A regret, ou pas, les brunes se connaissent déjà plus que leurs accompagnants ne sauraient l'imaginer. Et dans son mensonge, Danaë traîne également sa disparition inexpliquée - se souvient pourtant lui avoir susurré "see you soon, honey", et c'était aussi vrai que sincère, bien que Stella, à ce stade, soit sûrement persuadée du contraire. Je ne t'ai pas ghostée, crient les prunelles à son intention, tandis qu'elle insinue ce que nulle autre âme ne peut comprendre, ce que les garçons prennent pour un jeu étrange, un "truc de filles". - Je fais souvent cet effet-là. appuie-t-elle d'un sourire, restant ancrée dans son rôle, alors que - Peyton ? Gary ? - s'amuse à l'attirer près de lui. Leave me alone, buddy, you're useless now. - J'espère que le rêve était agréable, quand même. dame connasse dans la place, effrontée jusqu'au bout des ongles, titille les réminiscences de leur feu passé, dont l'onde semble encore se répandre sur son corps.

Tu n'aimerais pas ce que je suis au présent. Peut-être m'as-tu aimée, et sans doute était-ce réciproque. Oui, ça l'était. Mais je ne suis pas de celles qu'on aime, et je t'ai déjà donné plus qu'à quiconque. Sois en certaine, notre idylle reste ce que j'ai construit de plus beau.
Ce sont les mots bleus, comme dit la chanson, ceux que l'on chante avec les yeux; Danaë rêve de quitter la table et de revivre, même une ultime fois, la passion secrète, jalousement conservée à l'abri de murs dorés. Elle n'avait pas réalisé, cette fois-là, que c'était justement la dernière. - Cela devait être le rêve américain. manipule presque aussi bien les mots que les gens, dans une missive orale que seule brunette saura décacheter; les deux autres comprennent juste que le jeu leur échappe, que de protagonistes, les demoiselles viennent de les reléguer aux bas-rangs de spectateurs. - Commande moi un verre, chéri, tu veux ? Un truc fruité, j'aime l'exotisme. clin d’œil en couronne, le vassal s'en va prestement remplir la besogne, et emporte l'acolyte dans son sillage. Irène mise au placard, bonsoir Danaë.         

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D'ici, Danaë sonne comme un crime parfait. À croire qu'elle a poignardé sa véritable identité avant de dissimuler le corps, avec talent. Et ce corps là, Stella se demande si elle l'a seulement connu aussi bien qu'elle le pensait. Et si elle avait su, si elle s'était rendue compte que rien de tout ça n'était vrai, alors elle n'aurait jamais essayé de s'en approcher. Maintenant que c'est trop tard, que leur idylle est belle mais depuis longtemps assassinée, elle ne sait pas quoi penser de tout ça.

- Je fais souvent cet effet-là.

Ortega hausse les sourcils, toujours résolument ancrée sur sa chaise, jambes croisées.

- Ah.

Elle mime la surprise, à nouveau. Un brin de déception aussi, qui elle n'est pas un mensonge.

- Moi qui pensais être la seule à ressentir ça.

Entre autres choses. Elle a cru être spéciale pour Danaë, comme elle a cru être spéciale pour tant d'autres. Mais elles étaient jeunes, qu'elle se dit. Leur romance avait un parfum d'interdit, de trop unique pour ne pas être vécue. Elle ne regrette rien mais s'interroge. Et surtout, ne sait pas si elle sera capable de refaire confiance un jour.

- J'espère que le rêve était agréable, quand même.

Ses talents de menteuse ne vont pas au delà de ça. La tristesse qu'il y a dans ses yeux est réelle.

- Il l'était.

Il était incroyable. Un mince sourire vient colorer ses lèvres des souvenirs qu'il lui reste. Impérissables.

- Bref, mais agréable.

Elle a vaguement conscience que leur discussion n'a aucun sens pour leurs homologues masculins. Et elle ne s'en soucie pas le moins du monde, à vrai dire.

- Cela devait être le rêve américain.

Encore un message crypté, balancé depuis ses mille identités. À moins qu'il n'y en ait que deux ? Celle-ci et celle qu'elle connaissait ? Se questionner à ce sujet lui donne mal à la tête.

- Peut-être, qui sait.

Pas elle. Elle, elle ne sait plus rien. Son regard se plante dans le sien et Stella le sait, ses yeux doivent s'assombrir légèrement. C'est ce qui arrive quand la colère monte et que ses pupilles répondent au choc émotionnel, évaluent les risques autour d'elle. La tension devient trop grande pour leurs deux compagnons du soir, qui piétinent d'où ils sont.

- Commande moi un verre, chéri, tu veux ? Un truc fruité, j'aime l'exotisme.

Alors Danaë - ou Irène - se contente de congédier. Et Stella, toujours en colère, hèle après lui comme un chien contrarié.

- C'est comme ça qu'ils doivent boire en Macédoine, je suppose.

Ses jointures sont légèrement blanches autour de son verre, elle le lâche sans hésiter. Son regard furieux se pose ensuite sur l'homme qui l'accompagnait jusque-là. Elle ne prend pas la peine d'être doucereuse.

- Tu devrais peut-être l'accompagner.

Il doit vraiment l'accompagner. Et il le fait, plus ou moins conscient de la situation complexe dans laquelle il a mis les pieds. Malgré lui. Stella laisse passer une seconde, ou deux. Son regard reste résolument fixé sur la brune, son rêve ou son fantôme.

- Salut.

Stella observe depuis le fond de son siège et salue pour la première fois pour de vrai. Elle perçoit un brin d'excuse dans son regard et cette même tristesse tapissée sous ses iris. Celle qui l'a suffisamment bouleversé pour qu'elle se croit - encore - amoureuse. Elle finit par reprendre la parole, sans savoir quoi dire.

- Je t'ai attendu, tu sais.

Et comme à chaque fois, en ce moment, ses mots appellent une pitié qu'elle déteste. Alors ses ongles pianotent un peu sur le comptoir, avant qu'elle se redresse.

- Je devrais peut-être y aller.

Sauf si tu me donnes une bonne raison de rester.

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Une ex sans rupture, c'est la meilleure, le magnifique accomplissement de son palmarès sentimental. Une histoire finalement à son image; un mensonge, du sexe et des projets, puis un coup de vent et une idylle avortée. Cette fois, pourtant, n'est pas complètement de sa faute. S'il fallait qu'elle soit honnête, Danaë affirmerait qu'elle n'avait pas l'intention de quitter ses bras. Elle avait menti sur son âge pour avoir le droit de visiter ses draps, et comptait demeurer à l'état de petite amie, si tenté est que le terme ait jamais été approprié pour définir une romance périodique. Non, Stella n'était pas la seule à éprouver ce sentiment, mais la brune avait désormais le pouvoir de tout cacher, son visage habitué à porter les masques d'identités quelconques. - Et tu le fais encore, ce rêve ? aussi pernicieuse que possible, toujours effrontée, se demande si elle incarne encore, éventuellement, l'image d'un fantasme à ses yeux. L'inverse est vrai, ponctuellement; elle se gardera bien de le dire, mais son minois minaude déjà l'idée.

Les deux hommes sont congédiés, avant que la couverture ne s'efface, que la complicité - même dans la colère, les regrets ou la rancune - ne soit palpable; Danaë se plonge éhontément dans la prunelle de son aînée, de son amour de jeunesse, de sa belle inachevée, sincèrement désolée d'y lire tant de tristesse, d'amertume, de sentiments néfastes. Vois, mon cœur, vois comme je suis toxique pour toi. Elle ne l'était pas vraiment à l'époque, l'est néanmoins devenue entre temps. Ils s'éloignent tous les deux, et la véritable conversation peut commencer. C'est maintenant que les choses se compliquent, et la nouvelle version tend plutôt, dans ce genre de situation, à la fuite. - Hey. répond-elle alors, la voix fluette teintée d'une douceur sincère, semblable à ce que Stella a pu connaitre, à chacun de leurs au revoir. Le chagrin de sentir l'être aimé voler au loin, le besoin de lui quémander de rester - jamais manifesté, mais toujours ressenti.

Elle l'a attendue. Et Danaë l'a imaginée. Incapable de la joindre, de la prévenir, de s'excuser, alors que l'on forçait sa fuite du pays. Aussi, lorsqu'elle évoque l'idée de partir, encore, de fuir les retrouvailles fortuites, de mettre un deuxième terme à cette parenthèse insensée, la main s'avance d'une impulsion pour cueillir la sienne, avec toute la passion jamais insufflée à leur histoire. - Je t'accompagne. et ce n'est pas une question, pas même une proposition; c'est un élan, une idée, l'embrasement d'une volonté. Inutile de prévenir leurs accompagnants, leur absence connotera une réalité dont ils n'imaginent pas l'envergure. Elle se lève prestement, ne lâche surtout pas la main de Stella, entrelace même ses doigts aux siens pour être certaine de ne pas la perdre. Aujourd'hui, je m'enfuis à deux. Il ne faut pas lui laisser le temps de réfléchir, ou de réagir; la spontanéité guide les pas, la démarche assurée qui les mène au dehors, dans la rue, une sorte de course effrénée pour gravir les marches de leur liberté. Lorsque, enfin, elle estime la distance suffisante, Danaë s'arrête, pour mieux lui faire face. - Tu m'croirais pas, si je t'expliquais pourquoi j'suis jamais revenue. ce n'est pas une excuse, mais une façon d'insinuer qu'elle n'avait pas le choix. - Tu vieillis sacrément bien.. constate-t-elle, matant plus qu'elle ne regarde, sans se priver, ce corps de sa main maintes fois dénudé.           

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