Rien ne mettait plus Carmine de bon humeur que la perspective de passer du temps de qualité en compagnie de son cousin. Connor était un homme détestable pour bien des écologistes, féministes, libéraux et concurrents dans le domaine de l'extraction minière. Mais, aux yeux de Sa Majesté, l'Australien était avant tout un support sans faille autant qu'un repère vers lequel se tourner en cas de tempête. Capitaine de son propre Yatch, bien qu'un tantinet négligent sur les règles de sécurité maritime, Connor avait toute la confiance du Britannique qui avait accepté de se laisser porter là ou le vent le souhaiterait en sa compagnie pour un après-midi navigation en famille. « Ne t’en fais pas. J’ai tous ce dont on peut avoir besoin à bord. » « Même la crème solaire ? » Répondit l'Anglais en sortant de la poche intérieure de sa veste de costard un tube tout neuf avec lequel il feinta de taper sur la tête de Connor. Biensûr que le surfeur bodybuildé ne pensait jamais à la crème solaire ! Connor n'en avait pas besoin. Carmine, en revanche, n'avait toujours rien perdu de sa peau de londonnien et continuait à cramer allégrement chaque fois qu'ils avaient le malheur de se rendre proches de l'eau sans que Sa Majesté ne se fût au préalable copieusement tartiné la peau de protection pour enfant. « J’espère que tu n’as pas apporter mes parents dans tes bagages. Je pense que je préférerai repartir à la nage que de passer la journée avec eux. » « Ah. » Ponctua le mannequin, arrêtant son geste. Cavendish sortait d'une réunion importante durant laquelle il avait présenté quelques-uns de ses projets concernant le futur Symposium VIRTUOSO. Afin de bien paraître face aux représentants des compagnies de croisières les plus prestigieuses d'Australie, le mannequin s'était comme à son habitude mis sur son 31. Il venait de retirer sa veste et de défaire ses boutons de manchette quand le soupire de son cousin lui mit la puce à l'oreille. « Quel est le problème ? » Abandonnant l'idée de se changer, il se contenta de desserer sa cravate et de retrousser les manches de sa chemise blanche (une mauvaise habitude prise au contact de l'Australien, mais qui lui donnait l'air " cool " d'après les derniers commentaires de la presse people).

Le Yatch encore à quai attendait que Connor mît le contact et les guidât vers l'horizon. Carmine, en véritable reine d'Angleterre, préférait attendre sagement assis sur la banquette que son cousin fît le chauffeur. Il entreprit d'astiquer les verres de ses RayBan avec application avant de les poser sur son nez. Hormis la différence de sérieux de leurs tenues, les cousins Cavendish ressemblaient trait pour trait à ce que l'on attendait des hommes de la famille : ils étaient beaux, grands et riches. Mais ils étaient célibataires et ça ... ça, ça ne passerait pas une année de plus, malheureusement.

Tandis que Connor levait l'ancre, Carmine ouvrit le tube de crème solaire qui lui avait valu les moqueries de l'Australien et commença à s'en appliquer sur le visage. Il était hors de question de revenir de leur virée en mer le nez rougi et prêt à peler si tôt qu'ils seraient revenus à Terre. « Eux. Leurs obsessions. Leurs envies sans faille de me voir avec la femme au bras jusqu’à la fin de mes jours. Le jardin remplis de marmot galopant partout. » C. contint une grimace de dégoût à l'entente de ces mots. S'il adorait Rosalie, la fille de Mabel, le mannequin ne s'était jamais projeté dans un rôle de père. Sa peur de vieillir l'empêchait de se voir les cheveux gris et le visage marqué des rides de tracas propres à la parentalité. Il se souvenait avoir envisagé de demander un jour la main d'Abi, lorsqu'ils étaient encore ensemble, mais n'en restait pas moins en désaccord profond avec le nombre dérangeant d'unions forcées ayant participé à la construction des différents clans Cavendish à travers l'Histoire et le Monde. Les propos de Connor faisaient écho en lui, car, bien que très différents, les cousins restaient, aux yeux de la famille, les deux face d'une même pièce : celle du célibat. La différence avec Carmine résidait dans le fait que ce dernier avait claqué la porte du Royaume-Uni après que sa bisexualité eut commencé à devenir un sérieux problème aux yeux du clan londonien, ce qui avait coupé court à toute autre conversation relative à sa vie privée. Mais pour combien de temps ? ...

« Fort heureusement leur débarquement surprise a l’aube c’est fais suffisamment tard pour qu’il ne croise pas ma dernière conquête. A quelques minutes près et j’aurai du, encore, leur expliquer que cette ravissante demoiselle n’est que de passage et ne leur apportera pas de petits enfants. » Le mannequin cessa les petits cercles délicats d'application contre son visage pour lancer à travers les verres opaques de ses lunettes un regard consterné au capitaine. « Encore ? » Répéta-t-il, tout bonnement dépassé par le nombre délirant de conquêtes défilant entre les murs de leur demeure. « C’est à ce demander pourquoi ils s’inquiètent autant de notre vie personnel. Ne sommes nous pas assez grand pour la mener comme on l’entends ? » Carmine eut un petit rire sans joie. « Question rhétorique, je présume. » Pince sans rire, l'Anglais rangea son tube de crème puis ouvrit deux boutons de sa chemise. Le visage présenté au soleil, il apprécia le souffle de la brise marine dans ses cheveux avant de relancer : « Quel est le topo ? » Il avait sa voix de businessman. La voix des personnes blasées par leur clairvoyance des mécanismes toxiques à l'œuvre dans le monde des affaires. Après tout, la marque Cavendish était une entreprise comme les autres, aux ramifications multiples et aux pratiques de gestion du personnel particulièrement salées lorsqu'il était question des collaborateurs du même sang. « Chantage ? Menaces ? Négociations ? » Carmine était curieux d'en apprendra davantage sur la façon dont son oncle abordait les rapports de force avec Connor. Il se disait que les liens père-fils dans leur famille n'étaient pas nécessairement tous mauvais, puisque Callum* ne faisait que citer à longueur de temps la complicité unissant Cooper** à son paternel, de l'autre côté de l'Atlantique.

* Callum = le père de Carmine
** Cooper = le cousin américain de Connor et Carmine (qu'on verra bientôt en scenario ;)

TW : Colonialisme.

Le " côté émotionnel ". Cet angle d'attaque fit rouler les yeux du mannequin derrière les verres de ses lunettes. Seule la courbe de ses sourcils arrondis d'exaspération laissait deviner son état de Carmine face aux aveux de Connor. Ne pas être surpris n'empêchait en rien la déception. Plus les années passaient, plus C. réalisait à quel point la vérité sur leur famille était loin de l'image perçue par ceux n'en faisant pas parti. Être des Cavendish leur conférait moult privilèges, mais le prix à payer pour ce confort personnel était si élevé que Sa Majesté ressentait parfois l'aigreur de ne pas avoir eu le choix. Aurait-il décidé de ne pas faire partie de cette dynastie s'il avait eu son mot à dire ? Peut-être que non, mais là n'était pas la question. Ce que l'Anglais percevait dans les propos de Connor s'apparentait à de la frustration. Un sentiment qu'il comprenait et partageait totalement, car la pression familiale le faisait lui-même se sentir complétement dépossédé de son destin et de son identité ; particulièrement lorsqu'il était question de vie privée, comme c'était le cas ici.

« Si je peux être totalement franc avec toi. Je ne suis même pas sûr de vouloir des enfants. Ma vie est déjà suffisamment remplis et captivante pour me rajouter ce poids. » Pensif, Carmine observa l'océan. Connor les conduisait au large. Le fait de se retrouver seuls au milieu de l'eau donnait à leur conversation une dimension intime et confidentielle propice à ce genre de révélations. « Je te comprends ... Ça ne m'intéresse pas non plus. » Répondit-il. Leurs réticences à devenir pères n'avaient pas les mêmes racines, mais elles arrivaient au même constat. Un constat inacceptable pour le clan. « Je me demande vraiment ce qui nous empêche de nous couper de ce monde et de partir loin. Très loin. » L'attention du Brtitannique revient sur l'intérieur de l'embarcation. C. chercha du regard un signe de désertion imminente, comme s'il avait soupçonné son cousin d'être en train de lui avouer à demi-mot qu'il ne comptait pas rentrer au port. La petitesse du stock de vivres présent sur le navire venait invalider les suspicions du mannequin. Ils n'avaient pas assez de nourriture pour fuguer sans regard en arrière et Carmine ne se sentait de toute façon pas prêt à quitter Brisbane sans prévenir les personnes chères à son cœur en ville.

Qu'il l'eût admis ou non, Sa Majesté avait fini par faire son nid en Australie. Il n'avait pas avec l'île natale de Connor le même lien d'affection qu'il pouvait avoir avec l'Angleterre, mais cette terre d'exil était peu à peu devenue un refuge rassurant en dépit des araignées, requins, serpents et autres animaux dangereux prêt à tuer n'importe qui n'importe quand - ahhh ces colonies ! « Pour faire quoi ? » Finiti-il pas questionner. Conscient du ton fataliste sur lequel il avait parlé, C. retira ses lunettes et lança à Connor un regard résigné. « Nous sommes partout. » Autrement dit, leur nom les rattraperait, quoi qu'ils choisissent de faire. Sur chaque continent, des noms de rues portaient le nom de leurs ancêtres. Le clan s'était illustré depuis des centaines d'années dans tant de domaines différents que, pour la première fois, Carmine comprenait les ambitions martiennes de son cousin. Puisqu'ils avaient conquis la Terre entière, ne leur restait plus que le système solaire pour se donner l'impression de faire mieux tous les autres Cavendish avant eux.