Archie est arrivé bien en avance au Carlton. Drôle de choix, pour donner rendez-vous à cet homme face auquel il ne doit plus montrer le moindre attachement émotionnel. Il avait peut-être essayé d’envoyer un message – très peu subtile – à Carmine, lui souffler l’idée qu’il se souvenait, n’arriverait pas à oublier, mais que la vie devait continuer à se développer sous ses pieds même s’il trébucherait dans ses replis.
 
Devant le miroir des toilettes, Archie embellit son image. Malgré la longueur inhabituelle de sa barbe, il a réussi à lui attribuer une propreté impeccable (ou plutôt, son barbier a réussi à faire un miracle). Ses cheveux, aussi plus longs, surfent vers l’arrière de son crâne, sauf une mèche qui s’est détachée du lot et qui se renverse sur le côté pour mieux se balader librement sur son front. Pas de cravate ce soir ; métaphore peu subtile. Il a opté pour un ensemble plutôt sobre dans les tintes foncées aussi pour ne pas attirer l’attention, aussi pour se donner une impression de solidité. C’est la première fois qu’il se retrouve seul à seul avec Carmine depuis l’événement dans le placard alors il a fait tout en son pouvoir pour ne pas perdre pied. Si la crème K. Cosmetics qu’il applique religieusement tous les soirs clarifie son teint, il faudrait à son interlocuteur d’être non-voyant pour ne pas remarquer sa chair creusée par le déficit alimentaire que l’inconscient d’Archie lui impose en guise de punition. « Une jeune femme à impressionner ? » Susurre un homme plus âgé à tribord d’Archie, les mains jointes et mousseuses sous le jet d’eau tiède du robinet. Mal à l’aise, Archie ne lui accorde pas un coup d’œil, se redresse le dos du comptoir et replace une dernière fois sa coiffe avant de déguerpir. Autant faire semblant de n’avoir rien entendu.

Yeux sur sa Rolex (ugh…), il constate que Cavendish ne devrait pas tarder à arriver. Il retrouve la table qu’on lui a attribuée, près de la fenêtre qui accorde une vue impeccable sur le centre-ville animé de Brisbane. Quelques minutes plus tard, sa compagnie le rejoint, tout aussi parfaitement vêtu. Comment pourrait-il en être autrement, de toute façon ? Même le sommeil de Carmine s’accompagne d’un accoutrement à la hauteur du roi d’Angleterre. Son cœur commence déjà à sautiller dans sa poitrine mais il lui ordonne de se rassoir au calme. Lui, il décolle ses fesses de la banquette en cuir mauve et, dans le réflexe le plus foncier, il vient serrer la main de son plus grand secret, prêt à échanger un contact qui sera, il l’espère, aussi neutre qu’un au revoir à l’égard de la caissière du supermarché. « Toujours pile à l’heure. » Comme c’est désagréable, de faire semblant que plus rien n’existe. Autant jouer le jeu jusqu’au bout. « Il paraît que le menu végétarien de ce soir est à couper le souffle. »  

« Certainement meilleur que de l'animal mort, cela va sans dire. » Le sourire qu’esquisse Archie se fait interrompre par son désir de neutralité. Ce genre de remarque crue l’aurait inspiré un tas de réparties crues aussi, mais il préfère se terrer, éviter, ne pas caresser le poil de la bête dangereuse qui dort entre lui et Carmine. En parlant moins, il peut admirer davantage ; et cette coiffe blé, et ce teint hâlé, la pâleur du bleu de ses yeux mis en évidence, ses cils noirs soutenant la ligne de sa paupière qui se bat contre le temps. Il se rappelle avoir remarqué pour la première fois la beauté de cet homme en posant son regard sur cet immense panneau publicitaire. Puis la confirmation qui est venue par la suite, lorsque leurs mains se sont jointes sous les chapiteaux des gradins VIP du premier match de rugby auquel Archie assistait. Si Cavendish luisait dans les écrans, rien n’avait d’égal sa présence de chair et d’os, ponctuée d’un charme et d’une confiance à toute épreuve. Peu de gens arrivaient à faire se sentir minuscule l’homme d’affaire qui n’a plus de preuves à faire, mais l’anglais pouvait l’asseoir d’un seul coup d’œil. Encore aujourd’hui. Encore demain. Carmine est une infection qui s’attaque au cœur et qui ne se soigne jamais. Un mal d’amour chronique.

L’arrivée du serveur est précipitée. Archie n’a pas encore eu le temps de faire son choix. Tandis que son doigt se presse à caresser la colonne des vins proposés par l’établissement, son collègue prend la parole le premier. Un choix étrange qui soulève le sourcil de Kwanteen, tandis qu’il le dévisage et se répète la commande dans la tête. Du lait végétal ? Cet événement anecdotique le mêle dans sa réflexion et, quand vient son tour de faire son choix, il se retrouve empourpré et perdu. « Eum. » Il n’en sait rien. Il ne sait pas se qu’il va manger – et s’il réussira à manger dans de telles conditions – alors il n’a pas pu poser son dévolu sur le blanc ou le rouge. « Whiskey ? » Non, mauvaise idée ! La moindre goutte d’alcool fort lui retournerait l’estomac. Il n’a rien avalé depuis neuf heures du matin. « Non, je change d’avis. » Puis c’est l’éclair de connerie, la maladresse, il tombe du haut de l’escalier, se casse les côtes sur chaque marche : « Je prendrai la même chose. » What the fuck ? Et puis, quel genre d’arbre possède une mamelle ? En matière de véganisme, Archie est novice. La commande passée, le serveur disparu, Archie pose l’arrière de sa main contre sa bouche pour s’empêcher de se montrer trop expressif. Il a envie d’en rire, mais il ne peut pas se montrer trop familier. Pourtant, Cavendish doit arriver à lire dans ses pensées et a certainement déjà compris que jamais Kwanteen ne se serait laissé inspirer par cette commande de lait végétal. Tant pis. Ils en riront ensemble dans une autre vie.

Une trentaine de minutes plus tard, la discussion professionnelle bien avancée et les plats apparus sur la table, Archie attrape sa fourchette ainsi que son couteau afin de trier les crevettes sur leur lit de cheveux d’ange. Inconsciemment, il fait des trous dans son plat, éloigne chaque bouchée l’une de l’autre, pour se donner l’impression de progresser. Pourtant, il n’a mangé qu’une seule bouchée, et désormais il lutte contre la nausée qui triture son œsophage. À coups de lait d’amande (infecte cette boisson, d’ailleurs), il alimente la conversation plus qu’il ne s’alimente lui, et il dévie vers le mois de juin, un moment où les plans de Carmine sont bien définis. « Alors ? Tu nous quittes plusieurs jours en Juin pour le festival, c’est bien ça ? As-tu pensé à céder ta charge de travail au Lola’s pour cette période ? » Une question impersonnelle à laquelle il aurait ajouté une touche personnelle s’il en avait le droit. Il aimerait le féliciter avec son cœur, pas seulement sa voix ; mais ça reviendrait à témoigner d’un intérêt qui ne doit plus exister. C’est ainsi que les deux hommes ont décidé de survivre. En s’interdisant de vivre.    

« C'est bien ça. » Opinant du chef, Archie continue de scruter son assiette remplie pour éviter d’offrir trop de regards à Carmine, craignant de lui envoyer le mauvais message. Parler affaires… Seulement d’affaires… L’exercice est de plus en plus compliqué maintenant que la corde est à son cou et que le tabouret menace de renverser au moindre faux geste. « J'imagine que Stefan se montrera disponible et volontaire ... » C’est d’un gloussement retenu qu’il accueille la réflexion ironique de son collègue. Il n’a jamais aimé Stefan. Dès le premier jour, il l’a reniflé comme un chien entraîné à débusquer la drogue cachée dans les valises à l’aéroport. Archie ne peut cependant pas cracher sur le personnage qui a toujours bien exécuté son travail. Son comportement est parfois agaçant, mais la paperasse est remise de bonne heure et les délais ne se rallongent jamais quand un dossier lui est remis. Ça doit le motiver, de souhaiter prendre la place de Cavendish. Après tout, lui il ne décampe pas plusieurs fois par années pour s’adonner à d’autres activités à l’international. Il rentre tous les jours au Lola’s, enrhumé ou pas. Mais ce ne sera jamais Carmine. Ils n’ont pas la même vision. Celle du mannequin a bien plus de valeurs aux yeux du directeur général. « Si de souhaiter prendre ton poste l’encourage à bosser pour trois, quel idiot serais-je de l’empêcher de me soustraire d’un peu de charge de travail ? » Archie fredonne du bout des lèvres, lançant un regard malicieux mais bref à son compagnon de dîner. Autant l’utiliser jusque dans la moelle avant qu’il ne se rende compte qu’il n’obtiendra jamais la promotion de ses rêves.

Perdu dans la contemplation aveugle de son met à la sauce rosée, Archie entend d’une seule oreille la prochaine question de Carmine. « Le plat ne te plait pas ? » Il redresse le nez, lâche un « uh ? » puis fait lui-même du sens aux quelques mots que ses oreilles mi-sourdes ont capté. « Voyons. Ils ne loupent jamais une recette, ici. C’est toujours délicieux. » Comment ne pas répondre à la question ? En posant une autre, plus choquante et sensible, pour détourner l’attention de sa fourchette qui ne fait que mimer une danse. « Êtes-vous inquiets à l’idée de paraître ensemble derrière les caméras, et sur scène ? » Cette fois, il n’ose plus regarder Carmine dans le bleu de ses yeux. Il sait que ce dernier a compris. Ils n’ont jamais parlé de ce qu’il s’était passé avec ce musicien dont il était très proche, parce que l’événement avait inspiré (imposé) la rupture à un Archie qui craignait désormais de trop se rapprocher d’une personne qui fait les grands titres et qui attise la foudre des personnes qui ressemblent à son père…

Et à lui-même.

Carmine s’était déjà montré jaloux. À l’évocation des lèvres féminines et passagères dans le passé d’Archie, il s’était crispé, avait fait un faux pas. L’actionnaire, observant les réactions de son collègue avec sa rigueur habituelle, se demandait si c’était encore la jalousie qui le poussait à rester silencieux à l’évocation du bon travail que fournissait Stefan. Il n’a pas nécessairement envie de savoir alors le sujet est chassé aussi vite qu’il est arrivé dans leurs assiettes. De trop penser aux émotions de Carmine revient à trop penser à… Carmine. Un exercice plus que néfaste en l’état des choses.

S’il parvient à échapper au supplice des confessions au sujet de sa perte de poids conséquente et de son appétit absent, il ne regrette pas moins la porte de sortie qu’il a empruntée. Pas une fois lui et Cavendish n’avaient reparlé de ce qu’il s’était passé dans la vraie vie, ou dans ce que les journaux avaient décrit. Archie ne savait ni le quoi, ni le comment, s’était empêché de chercher des détails qui auraient pu le blesser. Après tout, lui et Carmine n’étaient absolument rien lorsque la fantaisie avec AJ s’était passée à l’autre bout du monde. Il n’y avait pas eu de tromperie – et il n’y en aura plus jamais. C’est ce qu’assure leur accord commun. Mais Archie n’est pas redevenu Archie. Il n’avait pas cherché à se mélanger à la foule pour trouver une autre source de plaisir. Autant il n’arrivait plus à avaler la moindre miette, autant son corps était resté complètement chaste. Il ne désirait plus ; avait laissé s’échapper un morceau de lui entre la fente des égouts ; n’arrivait plus à se toucher. La naissance de la notion de couple, aussi précipitée que sa fin, lui avait laissé un arrière-goût amer qu’il ne pouvait plus rincer. Alors tout avait mauvais goût. Les crevettes, la sauce tomate, même l’eau était âcre. Sa peau le brûlait. Et son reflet... Oh, son reflet. Impossible de le supporter. Il ne pouvait plus noter les dommages de son corps s’il ne les examinait plus. Vivre un mensonge lui paraissait plus aisé maintenant qu’il avait la certitude que l’amour avait été engagé pour lui tirer une balle dans le front. « Je ne parlerai pas à la place d'AJ. » Il avait été obligé de poser la question pour se sortir des filets, mais il n’y a rien qu’il pourrait regretter davantage que d’aborder ce sujet, cet événement, celui qui avait, sans le vouloir, rompu une promesse. « En ce qui me concerne, je suis confiant. » Il y a des picotements dans ses doigts. Il a l’impression de flotter au-dessus de son corps, de cette chaise et de cette table. D’observer la discussion sans en faire partie. « Est-ce que toi tu es inquiet ? » Sa manière d’insister sur le mot toi lui fait relever le nez. Il lui renvoie son regard en hésitant quant à la chose à dire. Il n’y a plus rien qui l’inquiète désormais. Il a perdu la capacité de se battre. Quel instinct de survie ? Même son mode automatique est défaillant, crie famine. « Nous pourrions convenir que je ne fasse aucune mention de Lola's et que ton nom ne soit cité nulle part, si cela te tracasse. » Il a l’impression qu’il va vomir, pourtant il n’a rien à vomir. Déglutissant, il finit par se râcler la gorge et à redresser son dos, dont la tendance allait vers la courbe abattue. « Eum. Non. Non, tu n’as pas besoin de te soucier de ça. » Il s’entend répondre, perché au-dessus de lui. Le plafond lui caresse l’échine. « Nous devons être fier de ce projet, il n’est pas un secret. » Hésitant, il finit par ajouter : « Il n’y a plus rien à cacher de toute façon. » C’est de l’histoire ancienne. Une courte histoire qui lui aura fait goûter au bonheur dans sa forme la plus simple pour seulement quelques semaines. Voilà ce que cet amour avait été ; une drogue qu’Archie ne pouvait plus se coller dans le fond de la cavité nasale.

Le désir de se montrer sûr de lui s’accompagne d’un geste de la main. Il vient planter une pauvre crevette de sa fourchette, la porte à sa bouche, regrette immédiatement. Quelle idée de commander des fruits de mer en ayant la nausée ! Sur sa langue, le crustacé se fait noyer de salive pâteuse mais aucune dent ne vient en broyer la chair rose. Il voudrait cracher dans sa paume. Il le ferait chez lui, sans yeux pour juger le moindre de ses faits et gestes, mais au Carlton il doit s’efforcer de traverser l’épreuve sans soulever les doutes.      

Ça ne devait pas se passer comme ça. Archie a été moulé dans les faire semblants et la manipulation. Le dîner aurait dû se dérouler comme tous les précédents, d’affaires ou non. Avaler le malaise, poursuivre sur une autre lancée à l’image d’un train qui change de rails par le biais d’un mouvement de levier. Il savait comment faire, mais il semblerait que toutes ses capacités se sont envolées et que plus rien ne réside en lui, si ce n’est que cette nausée profonde qui s’accroche à ses tripes comme des coraux sur la pierre de l’océan. Il n’y a plus rien à faire, désormais. Le regard plein de honte d’Archie s’est ancré dans celui de Carmine alors qu’il tente d’avaler la bouchée qu’il n’a pas eu le courage de mâcher. Il puise dans toute sa contenance pour ne pas faire tout un cinéma, cracher la crevette dans son assiette et alerter les serveurs qui, il le sent, les fixe comme des paparazzis. L’avis de clients aussi hauts gradés est important pour la marque. On s’assure qu’ils sont traités aux petits oignons, que la moindre de leur requête soit assouvie aussitôt prononcée. Alors Archie doit avaler, beaucoup de choses en dépendent. Son collègue le comprend. Il s’est accroché à lui, lit dans ses pensées et opte pour un stratagème digne de son intelligente folie. Il prétend à un appel téléphonique alors que la sonnerie, qu’Archie pourrait siffler tant il l’a entendue, n’a pas retenti. Il ne faut pas lui demander deux fois sa complicité ; il joue le jeu, bataillant toujours contre cette crevette qui refuse de passer les portes vers l’œsophage, mais chorégraphiant une deuxième comédie auprès de Carmine, qui dévale le restaurant en attirant tous les regards.

Une fois les yeux inquiets virés vers ce client trop important, Archie attrape sa serviette brodée de soie, qu’il avait développée sur ses cuisses. Discrètement, il y déverse le crustacé encore entier mais noyé de salive. En se raclant la gorge, et en balayant la pièce du regard, il fait un petit tas avec sa serviette, près de son assiette, qu’il n’ose plus regarder. Son téléphone vibre ensuite dans sa poche. Deux petites vibrations rapides ; celle qu’il a attribuée à son collègue. Curieux, il y lit les deux lignes de texte et serre les dents. Dans la salle de bains ? Il a eu de meilleures idées, le garçon prodige. À peine quelques secondes plus tard, un serveur perplexe vient à lui afin de lui demander si les plats étaient corrects. Sans donner de détails, et pour se sortir de ce questionnaire non désiré, il extirpe sa carte de crédit de son portefeuille et présente son intérêt – impatient – de régler les comptes avant de partir. C’est fait en quelques instants, parce qu’il n’y a pas meilleure client à servir. « Auriez-vous des commentaires à nous faire parvenir ? » Que s’inquiète le serveur en lui tendant la facture d’une main tremblante. « Le lait d’avoine, ce n’est pas bon du tout. »

Le voilà à se frayer un chemin jusqu’au second lieu de rendez-vous. Il se trompe à la première tentative, trouvant une salle de bains complètement vide. C’est après qu’il réalise qu’il y en a une seconde, au deuxième étage. La main sur la poignée, il ravale sa salive une dernière fois avant de pénétrer la pièce à au parfum de cerise synthétique. Une seule cabine est fermée. Il reconnait les chaussures cirées de Carmine sous la fente de la porte. « Merci. » Il débute, vraiment reconnaissant pour son sens de l’observation affuté. « Pourquoi les toilettes ? » Qu’il ose demander pour briser le silence bizarre qui les enveloppe comme une couverture pleine d'épines. Ses histoires qui se sont terminées aux toilettes du restaurant n’étaient jamais de nature innocente.

Non, Archie n’allait pas vomir. Il ne se laissait pas perdre le contrôle en public. Il avait développé un muscle dans sa gorge, un clapet qui se ferme quand la nausée devient trop forte. Ça l’empêche souvent de respirer, mais au moins ça lui éviter de perdre sa dignité quand ce n’est pas le moment d’exposer le contenu de son estomac. Dans la salle de bains, il surprend son état à se stabiliser. Ce doit être cette solitude nouvelle, l’odeur du savon plutôt que celle de la salle à manger… Puis Carmine, dont la vision le rend tellement malheureux qu’il en oublie d’être malade. Ils ont évité la catastrophe du spectacle gore sur la table, mais une nouvelle se ficelle dans les toilettes désormais, et Archie n’a pourtant pas envie de partir. Il voudrait parler avec son cœur, dire les choses telles qu’elles sont. Mais d’ainsi afficher sa vulnérabilité, c’est d’admettre qu’il a commis une erreur. Kwanteen ne doit pas faire d’erreur. Sa réputation en dépend.

Silencieux, l’actionnaire pâle comme Blanche Neige observe le tracé délicat de Carmine jusqu’aux lavabos. Le bruit de ses pas est feutré, maîtrisé. Suspendu au moment étrange, Archie se montre plus patient qu’à l’habitude. Il enveloppe son collègue d’un regard aussi mou que fatigué, le laisse traiter la situation à la vitesse qu’il le désire. Plus rien ne presse. Cette salle isolée les protège, donne au jeune homme l’impression d’avoir fait un bond en arrière, avant que la cassure ne se fasse. Il oublie presque que ses jambes ne le supportent plus comme avant. « Es-tu malade ? » Sa gorge se noue. Il cligne des paupières pour se débarrasser de larmes invisibles – de poussière. Un rire sans vie secoue sa poitrine juste une fois. Il s’agit plutôt d’un gloussement de surprise. Personne ne lui avait posé la question. Il croisait des dizaines de visages au Lola's, et personne ne remarquait. Archie n'était rien d'autre qu'un patron duquel obtenir un chèque de paye. Il faut dire que ça n'a jamais été sa responsabilité de faire du lieu de travail un endroit humain et convivial. Lui, il prend les décisions sur le plan administratif. Refusant toujours de regarder son reflet dans le miroir, même si de fixer Carmine lui fait tout aussi mal depuis qu’ils ont décidé de tourner la page et de faire semblant, il murmure : « Ça changerait quelque chose ? » Il ose demander afin de tâter le terrain. S’agit-il d’une question professionnelle ou personnelle ? S’inquiète-t-il en tant que collègue ou ex amant ? Le toucherait-il encore si plus rien ne les séparait malgré sa chair amincie et l'arrêt de ses os qui fait saillir ses côtes ? Il ne devrait pas avoir le droit de se poser ces questions. Sauf que c'est de lui demander de marcher sur l'eau ou de survivre à une chute de cent mètres, de l'interdire de penser à ce que lui et Carmine auraient pu devenir dans un autre univers.