Banlieue de Londres, 2005.

« C’est ton mec qui vient te chercher ? » Demande Tina entre deux bulles de bubblegum. Ses longs cheveux afros sont coiffés en deux chignons brouillont, et son regard, mi-curieux mi-blasé, est posé sur Arabella, qui lui répond un « hmmm hmmm » pudique qui ne suffit pas à calmer Tina. Elle donne un coup d’épaule à Arabella et fait claquer sa langue entre ses dents. « C’est toujours le même, le blond mignon là ? » Arabella lève les yeux au ciel. « Swann. Il s’appelle Swann », elle précise comme pour corriger l’adolescente. Elle déteste quand on définit Swann comme “son petit-ami” ou quand on la définit comme “sa petite-amie”, comme s’ils n’étaient plus que la propriété de l’autre. « Swannnnn et Bellaaaaa », chantonne Tina en secouant ses hanches dans une fausse chorégraphie. « On dirait des personnages d’une romcom ! » Arabella a un soupir dédaigneux. « Fuck off, Tina », elle réplique. Elle recoiffe ses cheveux, un tic d’ennui et de nervosité. Au loin, une silhouette s’approche, une silhouette qu’Arabella reconnaît immédiatement. Elle se redresse, replace la hanse usée de son sac sur son épaule. Elle se tourne vers Tina, avec un sourire aux lèvres malgré elle. « A la prochaine », elle annonce, et Tina lui fait un signe de la tête, dans un accord silencieux. Oui, il y aura une prochaine fois. Elle et Tina font partie de ses gamines qui vont et viennent dans ce foyer d’urgence, où elles restent parfois quand leur situation familiale devient trop compliquée. C’est déjà la troisième fois qu’Arabella fugue et s’y retrouve, y passe deux ou trois nuits, avant de repartir chez elle, morose.

Elle s’avance vers Swann, qui l’attend patiemment sur le trottoir. Elle a son air un peu bougeon, comme à chaque fois qu’elle sort du foyer et qu’elle a l’impression d’être une idiote qui fait des bêtises mais se retrouve toujours au même endroit - chez sa mère. Elle embrasse néanmoins Swann brièvement, et balance sa tête d’un geste dégagé. « Hey », elle marmonne. Ils se dirigent vers l’arrêt de bus, qui arrive un instant plus tard. Ils montent par la porte du milieu, parce qu’Arabella n’a pas de monnaie pour payer son trajet, et ils montent à l’étage pour s’installer sur les places de devant, avec la grande vitre qui donne sur la rue animée.

Arabella s’avachit sur le siège, pose ses pieds n’importe comment sur la barre en face d’elle, et passe son bras autour de celui de Swann, s’appuyant un peu sur lui - dans tous les sens du terme, même si elle aurait préféré s’arracher une jambe que de l’avouer à voix haute. « Merci d’être venu me chercher. » Il n’avait pas besoin de le faire, elle a le droit de rentrer chez elle toute seule. Il le fait juste parce qu’il est comme ça, Swann. Elle l’appelle et il vient. Elle ne sait même pas pourquoi elle l’appelle. Mais elle sait qu’elle aime, quand il vient.

@Swann Craine

(2005) Il connaît le chemin par cœur jusqu’au foyer, sans que cela ne puisse être synonyme de quoi que ce soit de positif. Il ne dit rien quand il y rejoint Arabella, il ne dit rien quand elle y retourne pour la trop-nombreusième-fois en trop peu de temps. Swann sait que les choses ne sont pas faciles de son côté, tout comme il sait que son rôle se résume à l’aimer et à la soutenir autant qu’il le peut, ce qu’il tente encore de faire en cet instant alors que leurs salutations se résument à un bref baiser. « Hey » - « Hey. » Il souffle doucement, tentant d’observer un peu plus longuement son visage comme si cela allait lui permettre de lire en elle. Elle est difficile à comprendre, difficile à cerner, et c’est une carapace qu’il admire chez elle, même s’il aimerait parfois qu’elle puisse comprendre qu’ils sont dans la même équipe.

Ils montent dans le bus en silence. La carte de transport de Swann est scannée, il ne note pas qu’elle n’en fasse pas de même, habitué à ce schéma. Lorsqu’elle passe son bras autour du sien, il sourit tendrement, se contentant de chercher ses doigts avec les siens pour les nouer entre eux. « Merci d’être venu me chercher. » Il sait qu’elle aurait pu rentrer seule mais il ne trouvait rien de positif à cette idée, raison pour laquelle il n’a pas hésité à faire tout ce chemin pour la retrouver. Beaucoup diraient que son bref baiser et son hey maugréer n’en valaient pas la peine, mais ce n’est pas ce que Swann pouvait chercher en la retrouvant. « Tu veux qu’on s’arrête dans un parc en chemin ? » Pour décompresser un peu, pour prendre le temps, pour ne pas déjà qu’ils se séparent et retournent à leur quotidien qui n’a franchement rien d’enviable. « J’ai ramené des chips et du coca. » Rien d’immense, rien d’incroyable, mais ça leur donne une excuse pour retarder le reste. Ils ont le choix du parc, ils ont quelque chose à grignoter, ils ont de quoi boire. Cela ne va rien révolutionner mais ils n’ont pas les moyens de révolutionner quoi que ce soit non plus. « Tu voudras me raconter ce qu’il s’est passé ? » Tout reste à l’état de supposition et de question. Avec Arabella, il a rapidement appris qu’il y avait de nombreuses barrières et autres sécurités à ne pas franchir, ce dont il se retient bel et bien. Elle est la seule à décider de ce qu’il peut savoir ou non et cela lui convient. Il a signé pour ça, d’une certaine manière. A passer l’étape suivante et à ainsi former un couple avec elle, il savait que tout ne serait pas rose et utopique, mais c’est justement pour cette raison qu’il a l’impression que le courant passe aussi naturellement entre eux deux. Après tout, lui non plus n’a pas envie de retourner chez lui, entre le fantôme d’un père qu’il n’a jamais vu et une mère effacée et rongée par les différentes sortes d’alcool qui peuvent bien exister. Au moins, ils sont là l’un pour l’autre, eux deux, même si cela relève peut-être davantage de la survie que de l’amour.

Arabella n’a jamais été à l’aise avec les formes d’affection physique - elle est trop anglaise, se dit-elle, même si elle imagine surtout que sa mère ne l’a jamais enlacée, même quand elle était un bébé. Elle n’a pas l’habitude. Avec Swann, c’est étrange, un peu compliqué. Elle aime bien lui tenir le bras, la main, elle accepte les gestes qu’il peut avoir envers elle, même si elle a du mal à les initier elle-même. Mais il la met à l’aise, parce qu’il est patient, parce qu’elle lui a bien fait comprendre, dès le début, qu’elle n’était pas prête d’aller plus loin - de coucher - et qu’il n’a jamais insisté, alors qu’il est pourtant un peu plus âgé qu’elle, qu’il est un garçon, et que les garçons ont toujours envie de ces choses-là. Mais Swann n’est pas comme tous les garçons. Alors Arabella décontracte un peu plus son corps, s’autorise un peu plus à se laisser aller. Parfois, tard le soir, ils s’embrassent comme Arabella imagine que les adolescents normaux s’embrassent : un peu fièvreusement, leurs corps se pressant l’un contre l’autre maladroitement. « Tu veux qu’on s’arrête dans un parc en chemin ? » Elle hoche la tête d’un signe affirmatif. « J’ai ramené des chips et du coca. » Arabella sent qu’elle sourit malgré sa mauvaise humeur. C’est un peu leur rituel, à tous les deux, se partager une canette de coca, manger un paquet de chips au goût extravagant qu’Arabella achète avec les centimes que sa mère laisse traîner sur la table basse, au milieu des traces de poudre. « Tu voudras me raconter ce qu’il s’est passé ? » Elle aime bien qu’il ne lui demande pas directement la question, mais lui demande s’il peut la poser, en quelque sorte. Pour toute réponse, elle appuie son front contre le bras de Swann, presse un peu plus sa main dans la sienne. « Hmmmm », elle grogne, sans savoir s’il s’agit d’une affirmation ou d’un rejet. Elle n’est pas décidée.

Tout contre Swann, elle observe à peine le paysage qui défile et qu’elle déteste : les immeubles gris sans fin, qui se noient contre le ciel lui aussi assombri, ne concédant jamais un coin de bleu. Les voitures klaxonnent, slalomment, le bus tangue. Quelqu’un dans le bus écoute de la musique sur son baladeur mp3 trop fort, et on peut entendre le son depuis son casque. Arabella reconnaît l’air : You’re Beautiful de James Blunt. Elle lève les yeux au ciel et pousse un soupir. « J’en peux plus de cette putain de chanson », elle se plaint à voix haute, à moitié pour elle, à moitié pour Swann. En vérité, elle est jalouse des gens qui peuvent se payer un mp3. Elle adorerait pouvoir noyer le bruit de la ville et de ses pensées quand elle le souhaite. Pas avec James Blunt, cela dit.

Ils descendent du bus à l’angle d’une rue qui donne sur un grand parc verdoyant. Des enfants sont en train de jouer dans l’air de jeu, et Swann et Arabella s’installent sur un banc plus loin, évitant les cris et les rires. Arabella s'assoit sur le dossier du banc, les deux mains dans la poche de son blouson, ses épaules remontées, comme si elle pouvait être une tortue qui rentre dans sa carapace. Sa pied gauche tapote nerveusement l’assise du banc. « Y a rien à raconter, elle m’a juste soulée », elle n’a pas besoin d’être nommée, il s’agit bien sûr de la mère d’Arabella. Swann le sait parfaitement. « Elle a encore laissé aménager son mec du moment, un cassos », dit Arabella d’un ton dédaigneux. Elle déteste tous ces mecs que fréquente sa mère - un, en particulier, dont elle n’a jamais parlé à Swann, mais dont les actions ont irrémédiablement changé la vie d’Arabella, qui supporte mal de voir ce genre d’hommes dans son espace personnel, à présent. « Il m’regarde quand j’sors de la salle de bain, c’est un vieux porc », continue Arabella en grimaçant. « Bref, j’me suis engueulée avec elle, j’ai claqué la porte. » C’est déjà arrivé, et ça arrivera à nouveau. Rien de neuf sous le soleil - ou plutôt le ciel gris. « J’sais pas pourquoi j’me fais chier à partir, c’est pas comme si elle remarquait, de toute façon. »


@Swann Craine

La sortie au parc est acceptée, le détour est déjà acté dans l’esprit des deux adolescents. L’idée qu’ils puissent parler de ce qu’il s’est passé, en revanche, fait encore son bout de chemin dans l’esprit d’Arabella. Swann, lui, n’a pas l’intention de la presser vers une quelconque direction. Il la regarderait avec la même affection même si elle refusait de lui parler ; simplement, il serait triste pour elle. « J’en peux plus de cette putain de chanson » Il sourit face à son agacement, non par moquerie mais bien parce qu’il sait qu’elle ne déteste pas autant la chanson qu’elle le dit. « Elle passera vite de mode. » Il annonce et rassure, terrible Nostradamus qu’il est. En réalité, ils descendent bien assez rapidement du bus pour que le problème ne se pose davantage, même si la chanson ne dépasse pas les trois minutes.

Il détache sa main de la sienne lorsqu’ils remontent le parc, tant parce qu’il sait qu’elle n’est pas la première à demander sa présence que parce qu’il ne veut pas lui-même tomber dans le cliché du couple adolescent qui ne sait pas vivre sans l’autre. Il peut ; simplement l’amour enfantin qu’il porte à Arabella le pousse à ne pas en avoir envie.« Y a rien à raconter, elle m’a juste soulée » ses jambes battant la mesure comme le ferait la queue d’un chat agacé tendent à prouver le contraire. Il n’en dit rien, un peu trop au fait à son tour des proportions que peuvent prendre les querelles familiales. « Elle a encore laissé aménager son mec du moment, un cassos. Il m’regarde quand j’sors de la salle de bain, c’est un vieux porc. » - « Il fait quoi ? » Il peut comprendre les querelles de mère à fille, il peut d’autant plus comprendre le point de vue d’Arabella sur la question de l’addiction et du modèle parental à revoir, mais il ne peut certainement pas comprendre qu’un homme ait de tels agissements et que sa mère l’introduise dans leur quotidien qui plus est. « Bref, j’me suis engueulée avec elle, j’ai claqué la porte. J’sais pas pourquoi j’me fais chier à partir, c’est pas comme si elle remarquait, de toute façon. » - « Mais c’est mieux pour toi de changer un peu d’air, parfois. » Il ne lui dira jamais de s’enfuir, de fuguer, de partir sans jamais se retourner ; mais il peut comprendre qu’elle ressente parfois le besoin de s’éloigner de ce monde qui lui semble éternellement hostile. « Elle finira peut-être par changer, à force. » A enfin devenir une bonne mère ou, du moins, une mère qui tente de faire au mieux pour sa fille, ce qui est loin d’être le cas à l’heure actuelle. C’est tout ce que Swann peut lui souhaiter, lui qui pense malgré tout qu’Arabella a cessé d’avoir le moindre espoir à ce sujet depuis bien longtemps. Et il trouve ça passablement atroce, qu’une personne de son âge puisse avoir perdu foi en sa propre mère ; et c’est quand il se dit ça qu’il se rend compte qu’il n’est pas loin d’en être arrivé à la même conclusion avec sa propre mère. « Mais ce gars, là ? Si tu penses qu’il est vraiment louche, n’y retourne pas. » Plus que jamais, il est sérieux au point de chercher son regard du sien, son propre souci se lisant aisément à travers ses prunelles naturellement sombres. Il ne veut pas que quelque chose arrive à Arabella et, surtout, il ne veut pas que cela lui arrive alors qu’elle avait donné les premiers signes d’alerte et qu’il n’a rien fait. Après un court silence et s’être mordu la lèvre au passage, il reprend. « …Tu penses qu’il l’est ? Louche ? » Après tout, son avis sera toujours bien plus éclairé que celui de Swann, qui n’a même jamais rencontré l’hommeen question. Il s’en remet à son jugement.

« Mais c’est mieux pour toi de changer un peu d’air, parfois. » C’est quelque chose qu’Arabella apprécie chez Swann : il ne la juge jamais, ne lui fait pas des leçons de moral sur le fait qu’elle fugue ou vole dans les magasins. Elle sait au fond que partir de chez elle ne sert à rien, que ce n’est qu’un geste d’humeur stupide qui la soulage quelques heures avant qu’elle réalise que ça ne résout rien. Ce n’est pas comme si les gens du foyer peuvent lui venir en aide, de toute façon. Les éducs et les psys tentent de lui parler, parfois, mais ils ne connaissent et ne comprennent rien - probablement parce qu’elle ne leur laisse pas l’espace à ce sujet, en réalité. « Elle finira peut-être par changer, à force. » Arabella a un rire jaune, et elle secoue la tête. « Arrête, ni toi ni moi on y croit, à ça », elle souffle d’une voix qui fait croire qu’elle est détachée. Bien sûr qu’au fond, elle espère qu’un jour sa mère soit sobre, se réveille, comprenne, se remette en question. Comment pourrait-elle tenir si elle n’avait pas un seul espoir auquel s’accrocher ?

« Mais ce gars, là ? Si tu penses qu’il est vraiment louche, n’y retourne pas. » Arabella regarde Swann, son air anxieux, et elle sent son coeur se crisper. S’il savait, elle pense tristement. Mais c’est trop tard, elle a avalé son secret et l’a caché bien profondément dans son estomac, elle ne saurait plus comment mettre des mots dessus. Elle se demande à quoi aurait ressembler sa vie si elle avait grandi avec quelqu’un autour d’elle qui s’inquiète comme Swann semble s’inquiéter pour elle en cet instant. « …Tu penses qu’il l’est ? Louche ? » Elle pousse un soupir, secoue la tête.  « J’sais pas, non, c’est juste un tocard. Et c’est ni le premier ni le dernier qu’elle ramenera », avoue Arabella en pinçant les lèvres. Elle descend du dossier du banc, et s’asseoit normalement, faisant un petit signe de la tête à Swann pour qu’il s’asseoit à côté d’elle. Elle pique au passage un baiser sur sa joue, un espèce de remerciement silencieux au fait qu’il s’inquiète pour elle. « De toute façon, où veux-tu que j’aille », elle murmure d’une petite voix.  « J’vais pas aller vivre en foyer, être une gosse du système, l’enfer. »Elle étire ses jambes, tapote son pied nerveusement. Elle lève la tête vers le ciel, observe l’immensité grise qui sert de couvercle à sa petite vie. Elle a l’impression d’être enfermée. « Tu crois qu’elles ressembleront à quoi nos vies, plus tard ? » Elle demande d’une petite voix gênée de rêver. Swann a sorti la canette de coca, et ils se la passent à tour de rôle, buvant une gorgée l’un après l’autre. « Tu crois que tu auras, genre, une femme, des enfants, un pavillon en banlieue ? Et que tu penseras avec nostalgie à l’époque où t’avais une copine timbrée qui fuguait en foyer ? » Aucun d’eux ne parle jamais de finir ensemble, c’est une espèce d’accord tacite, comme s’ils savaient s’aimer pour un temps nécessaire. Arabella pense déjà qu’elle ne mérite pas un amour comme celui que lui offre Swann - alors ça ne tiendra jamais, elle le sait.


@Swann Craine

« Arrête, ni toi ni moi on y croit, à ça »
« Un jour. »

Il n’y croit pas pour le moment présent, bien sûr que non, mais il n’a jamais perdu l’idée qu’elle puisse un jour changer et si ce n’est enfin devenir une bonne mère pour Arabella, alors au moins être capable de décence en ce qui la concerne. Même si elle le fait trop tard pour participer à l’éducation de sa fille comme elle l’aurait dû, Swann veut tout de même croire que ce jour finira par arriver et qu’elle se rendra par la même occasion compte d’à quel point elle a raté toute une vie auprès d’une jeune femme si inspirante qu’elle aurait pu voir grandir au jour le jour. Dans l’instant présent, le problème de Swann ne se trouve plus seulement dans une éducation inexistante de la part de sa mère mais surtout auprès de choix hasardeux de compagnons qui, il le pense désormais, pourraient remettre en question la sécurité et l’intégrité de sa fille. Le souci qu’il impose n’essaie même pas de cacher totalement le fond de sa pensée. « J’sais pas, non, c’est juste un tocard. Et c’est ni le premier ni le dernier qu’elle ramenera » De ça, il ne doute pas un seul instant. « Être un tocard c’est pas un crime. » Il souffle malgré lui. Ce n’est pas le genre de personne que quelqu’un de sensé voudrait avoir dans son entourage, ça oui, mais ce n’est pas un crime pour autant. « Mais si jamais il dépasse les borns, tu me dis ? » Il sait qu’il ne peut rien exiger de la part d’Arabella, alors ce qu’il voudrait être un ordre se transforme en question malgré lui, pour se rassurer. Il veut être prévenu, il veut être là pour elle.

« Tu crois qu’elles ressembleront à quoi nos vies, plus tard ? » Il l’observe s’allonger sur le banc inconfortable et peu fait pour un tel usage. La canette de soda passe malgré tout entre eux. Si Swann mime de songer à cette question, il y a en réalité déjà réfléchi depuis longtemps. « Tu crois que tu auras, genre, une femme, des enfants, un pavillon en banlieue ? Et que tu penseras avec nostalgie à l’époque où t’avais une copine timbrée qui fuguait en foyer ? » - « Une maison en bordure de ville. Mais le reste, oui. » Il aura une femme, il aura des enfants. Il aura sûrement un ou des animaux aussi, qui auront été adoptés pour faire plaisir aux enfants mais qui lui feront surtout plaisir à lui. Il aura une vie bien rangée, une vie simple et paisible. « Et je dirai à tout le monde que j’ai connu la Arabella. Je suis sûr que tu feras quelque chose d’incroyable. » Elle ne rentrera pas dans les cases, ils l’ont toujours tous les deux su. Pourtant, ce n’est pas la seule issue possible aux yeux de Swann et bien loin de là: si de son côté il souhaite seulement se perdre dans la masse, il sait que ce n’est pas le cas de sa petite-amie et il sait aussi qu’elle a assez de ressources pour s’en sortir comme elle le désire. « Mais j’aurai le droit de te qualifier comme ma petite-amie du lycée que si ma femme est ok sur ça, je crois. » Il avoue dans un rire, sans doute un peu perturbé à l’idée de dépeindre un avenir aussi simplement tout en pouvant l’omettre du tableau final avec une telle simplicité, comme d’un commun accord: ils sont ensemble et heureux pour un temps, mais il ne le seront jamais pour la vie. « Je serai chirurgien à l’hôpital le plus proche et ma femme a encore le droit de choisir son travail, par contre. » Il ajoute un rire de plus. Le tableau comporte encore quelques zones d’ombres qu’il est prêt à adapter selon comment l’avenir se passera. « Et toi ? A quel point t’auras fait un pied de nez à ta mère ? » Ca viendra, tôt ou tard, et au fond de lui il s’y prépare déjà.

« Être un tocard c’est pas un crime. » Arabella a un rire jaune et balance sa tête en arrière. « J’espère pas, sinon on aurait plus de place en taule avec tous les exs de ma mère », elle siffle, une blague qui la fait à peine rire. Elle ne peut pas s’empêcher de se souvenir qu’un d’entre eux aurait pu y finir, si la police avait fait son travail. Elle mord l’intérieur de sa joue et ravale le souvenir qu’elle garde pour elle. « Mais si jamais il dépasse les bornes, tu me dis ? » « Hmmm oui oui », elle réplique, évitant le regard de Swann. C’est trop tard, maintenant, pense-t-elle. Ce n’est pas de lui qu’il fallait s’inquiéter. Mais à quoi bon raconter maintenant à Swann ce qui s’est passé avant, avec un autre ? Elle a raté l’occasion de se confier. Elle ne lui a pas dit, pas même lorsqu’elle s’est figée quand un soir, les mains ont été un peu plus baladeuses que d’habitude. Swann a remarqué son attitude, s’est écarté et s’est excusé - elle y pense tout le temps, à ce désolé, à la patience dans sa voix, alors qu’elle n’avait même pas dit non, simplement cessé de réagir. Elle a simplement dit qu’elle n’était pas prête d’un ton gêné, et Swann a dû penser qu’elle était trop gamine, mais il n’a rien dit et jamais insisté. Elle éprouve une reconnaissance qu’elle serait bien incapable de nommer sans se prendre les pieds dans le tapis de sa propre vulnérabilité.

« Une maison en bordure de ville. Mais le reste, oui. » Arabella a un sourire à peine déguisé. Elle l’imagine parfaitement. « Tu feras un bon père de famille, c’est sûr », elle réplique sans le regarder, parce que c’est un compliment qui pèse trop dans sa bouche de fille de mère célibataire. « Et je dirai à tout le monde que j’ai connu la Arabella. Je suis sûr que tu feras quelque chose d’incroyable. » Les joues d’Arabella rougissent légèrement et elle hausse les épaules, comme si de rien était, comme si cette remarque ne fait pas pétiller son estomac. « Mais j’aurai le droit de te qualifier comme ma petite-amie du lycée que si ma femme est ok sur ça, je crois. » Ils ont tous les deux un petit rire. Elle se relève et s’appuie sur le dos du banc, boit une gorgée de coca. « Si elle est ok, peut-être que je viendrais vous rendre visite. Je ramènerais des cadeaux à tes gosses et ils te diront, genre, “papa c’est qui cette meuf trop stylée et super riche ??” », elle ricane, imitant la voix d’un enfant. Elle n’est pas gênée d’admettre qu’elle espère bien gagner sa vie, même si elle n’a aucune idée de comment s’y prendre. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle fera tout pour ne rien devoir à personne. Son succès sera le sien.

« Je serai chirurgien à l’hôpital le plus proche et ma femme a encore le droit de choisir son travail, par contre. » Arabella sourit, et lui donne un petit coup dans les côtes. « Allez, Swann le féministe est encore de sortie », elle le taquine. Elle a souvent l’impression qu’il est plus au fait de choses qu’elle a du mal à conceptualiser elle-même. Elle n’a pas le temps ou le luxe de se poser ces questions-là, un peu trop jeune, un peu trop occupée à survivre. « Et toi ? A quel point t’auras fait un pied de nez à ta mère ? » Arabella pince les lèvres, essaie de réfléchir. Mais à vrai dire, elle connaît déjà la réponse : « Je lui parlerais plus, c’est sûr. J’ai hâte de pouvoir claquer la porte pour de vrai et ne jamais revenir. C’est pas comme si ça lui ferait quoi que ce soit, d’toute façon. » Elle le dit avec une fausse assurance, comme si au fond il n’y avait pas une petite fille triste de la situation. « Tu crois que tu resteras en contact avec ta mère, toi ? »


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