Sa mère le lui avait toujours répété, de façon plus ou moins irritée ou fière, au cours de sa vie : les vêtements d'une personne faisaient autant montre de sa stature que de sa dignité, et il n’y avait aucune mauvaise occasion pour s’habiller convenablement, sinon un cran au-dessus de l’attendu. La gamine l’avait entendu tellement de fois, cette litanie, qu’elle avait fini par l’intégrer, et à la remixer à sa sauce : selon les réactions qu’elle voulait tirer de Miranda, elle sortait tantôt en vêtements trop larges, tantôt trop scandaleux ; les repas de famille chrétiens étaient une source d’angoisse tout le monde sauf pour elle, et elle avait pris son indépendance à son départ en Australie avec un père absent comme une victoire et une raison pour passer par tous les styles vestimentaires.
Pourtant, elle s’en rappelait toujours, de ce credo, et il lui avait servi bien plus qu’elle n’aurait aimé l’admettre dans sa vie d’adulte – encore plus à son arrivée dans le PSI. Sans avoir d’éducation particulière ni de culture débordante à faire valoir, elle se hissait sans encombre ni effort parmi les hautes sphères à son bon vouloir : il suffisait d’un tailleur de créateur bien coupé et d’une touche savante de maquillage. Force était d’admettre que Maman avait raison, et qu’au-delà de ça, Elena lui devait bien des victoires.

Alors elle avait sorti un tailleur qui puait la richesse et la distinction, qui mettait en valeur son décolleté et drapait les muscles de ses bras. Elle était en opération séduction, mais pas pour son date Tinder : celle-ci le découvrirait bien assez tôt. Si elle avait ouvert la pièce jointe Maps, elle aurait vu que le bar auquel Elena avait proposé de se retrouver était de haut standing, type cocktails à 20 dollars et des Tormore Glendivet de 15 ans d’âge. Elle l’avait précisé : elle paierait tout, et Danaë n’avait qu’à se ramener dans une tenue correcte et sans chercher à la séduire. L’attention serait portée ailleurs, ce soir, elle avait lourdement insisté sur ça – et leur match ne voudrait rien dire de plus qu’une opportunité professionnelle. Elena ne mêlait jamais sexe et travail, outre obligations, et un prospect n’en serait jamais un.

Elle est soulagée de voir Danaë débarquer à l’heure et pimpante, elle qui aurait eu l’occasion de se débiner mille fois : Elena n’est pas sûre d’avoir un jour fait bonne impression, et l’étudiante aurait été en droit de ne pas la prendre au sérieux sur une app de rencontre. Elle l’accueille d’un hochement de tête, un demi-sourire victorieux sur les lèvres qu’elle essaie de ravaler pour prouver tout son professionnalisme en-dehors du cadre afférent. « On y va », se borne-t-elle à répondre, trop ravie de pouvoir entretenir un peu plus le mystère et faire languir son invitée. Elles pénètrent dans le bar, un rooftop un peu sélect à la con comme il y en a des dizaines à Brisbane ; on y rentre au faciès et elles ont vite fait d’être acceptées. Elena choisit une table près d’un angle, duquel on peut tout voir. « On a encore une bonne demi-heure avant qu’il arrive, alors commande ce que tu veux, familiarise-toi avec les lieux, pose tes questions. Ce qu’il paie pas, je le paierai, mais dépasse pas tes limites, sinon c’est cuit. » Elle se rabat dans son siège, croise les bras sur sa poitrine, prétend regarder partout sauf en face pour la titiller un peu plus. « Le mec que tu vas aller aborder organise une soirée la semaine prochaine. Très sélecte, privée, la totale. Je veux que tu nous décroches deux places à celle-ci. » Pas plus d’enrobage sur l’identité, la raison de sa présence : Danaë demandera, si elle estime que c’est important. « Idéalement, découvre ce qu’il fout en Australie et pour combien de temps il y reste. Subtilement, mais j’imagine que j’ai pas à te le rappeler. »

@Danaë Lescaut

Plus le temps passe, plus ça lui semble être une stupidité, sinon un non-sens total que d’avoir invité Danaë ce soir – déjà pour les lignes qui risquent de se brouiller plus qu’elles ne le devraient, ensuite pour les faux espoirs qu’elle pourrait apporter à la jeune étudiante qu’elle a déjà (trop) gentiment rembarré une fois. Pour autant, avoir Danaë comme atout, ce soir, ne lui semble pas une si mauvaise idée : c’est en partant du postulat qu’elle ne le regrettera pas (et tant pis pour les 60% de probabilité inverses) qu’elle l’invite à rentrer à sa suite. Elle sent Danaë tendue, entièrement à l’écoute, tout son être palpite derrière le sien qui guide et ça la ferait presque rire, à moins de la flatter, si elle-même n’était pas trop consciente de la propre tension qui s’agite en elle : c’est un moment particulier que de ramener une femme culottée qu’elle n’a jamais vue en action, en lui remettant toute sa confiance pour mener à bien une tâche sans aucune preuve qu’elle puisse sereinement le faire. C’est un pari, en somme, et Elena a tendance à mal les vivre, même si sa tendance à l’impulsivité dérégulée la mène à reproduire l’expérience bien plus souvent que de raison.

Premier test : laisser à Danaë tout loisir de poser ses questions. « Tu le sauras quand t’auras obtenu des invitations. » Elle ne tient pas à en dire plus pour l'instant : la cible de Danaë n'est qu'un premier pion, une porte d'entrée ; la soirée, c’est le niveau 2, et l'étudiante doit le mériter. Celle-ci a déjà l’air contrariée de ne pas pouvoir employer la manière douce avec lui – forçant Elena à réprimer un sourire, qu’elle redirige vers le serveur qui leur fait signe qu’il s’occupera rapidement de leur table. « Séduis-le si tu veux. Je te demande juste de pas finir dans son lit. » Par mesure de protection, déjà, parce que si le type s'avère être un fumier, Elena ne pourra rien faire pour l'aider, sauf si elle se fait embarquer dans la discussion, et elle n'a pas particulièrement envie qu'un threesome lui soit promis en échange des places. Ensuite, lui donner trop maintenant risquerait tout simplement de compromettre l'obtention de l'invitation. Surtout, enfin, parce qu'elle a envie de voir de quoi Danaë est capable une fois privée des méthodes de manipulation les plus éculées ; pour ce soir, cela dit, princière, elle lui laisse le choix, à la seule condition qu’elles repartent ensemble. Le résultat final voulu, au fond, c’est qu’elles soient invitées : elle se fout du comment. « Et si je l'avais rencontré, je serais soit planquée quelque part, soit complètement grillée. » Croiser des personnes deux fois, dans ce genre de cas, c’est soit pour tisser une relation durable avec une cible qui le nécessite, soit la mort d’une mission. Elena, elle a rarement dû passer plusieurs semaines ou mois avec une même personne : elle est généralement plutôt en backstage, avec quelques approches çà et là qui prennent une demi-journée au mieux et ne connaissent jamais de seconde itération. Ce n’est pas pour lui déplaire : elle serait infoutue de faire comme dans les séries et de se coller le petit-fils chiant et abrasif d’un milliardaire péruvien.

Un peu de l’acabit de leur oiseau de ce soir, finalement.

Le serveur les salue et Elena choisit un Sidecar. Sitôt reparti, Danaë enchaîne déjà sur ses questions – plus personnelles, cette fois, et Elena se sent hésiter avant de lâcher, en haussant les épaules : « Mes directives ont changé. » On pourrait même parler de direction, tout court, mais la Brésilienne ne s’imagine pas spécialement se lancer dans des explications sur comment sa cellule avait fermé après réattribution du budget avant d’immédiatement se faire débaucher par la maison-mère. Elle ne savait même pas si elle allait accepter, et pour l’heure, ça lui plaisait bien d’avoir l’air mystérieuse, même si c’était pour trois conneries administratives. « Toi, ton passé sulfureux, tes magouilles qui vont pas sur un CV. » Elle gratte sa joue, puis surveille l’entrée, l’air de rien. Toujours pas de Johsen. « Tu m’as laissée sur ma faim l’autre fois. T’as quoi à faire valoir ? »

@Danaë Lescaut

Elle prétendrait tant qu’elle voulait que le rendez-vous n'était qu'une distraction – en réalité, elle en avait autant besoin que Danaë, sinon plus ; en l'espace d'une semaine, elle s’est retrouvée à perdre son équipe, tous ses repères, et à retourner camper dans la maison abandonnée par son ex-femme pour tenter d’y trouver un semblant de normalité. Elle campait sur son canapé, trop honteuse pour montrer son visage de déterrée à qui que ce soit, et acceptait avec difficulté son nouveau statut de quasi-chômeuse : de sa vie d’adulte, Elena n’avait jamais connu ce statut, et sa mère avait tant craché sur celui-ci qu’elle aurait tout aussi bien pu se trimbaler une syphilis combinée à la peste noire. Croiser Danaë sur une app de rencontres, c’était sur le coup presque un signe du destin de se sortir les doigts : elle l’avait donc saisi, au diable la hiérarchie d'autre fois. Elle n'existait plus, de toute façon, puisqu'Elena ne disposait plus d'aucun ascendant – à ses yeux, elle était même en-dessous de tout, non qu’elle ne montrerait un jour. Alors, oui : merci, Tinder, pour le timing. Elle n'en pense pas moins.

- Tu te feras une idée quand t'auras obtenu les invitations. Elle est un peu plus contrariée par le manque de coopération de la jeune femme, cela dit ; elle tâche de n’en montrer rien et de demeurer impassible, parce que Danaë semble trop sérieuse pour qu’elle ne lui offre pas le respect de la considérer comme telle. Elle se contente donc de maigrement hausser les épaules quand celle-ci conjecture que le process habituel de recrutement est loin de celui qu’Elena lui offre : elle a raison en tout point, et d’aucuns pourraient attaquer son anti-professionnalisme, mais la Brésilienne se défendrait de flirter avec les limites dans le cadre bien défini d’un test.
Danaë, en revanche, semble jouer avec les limites à sa propre manière – elle sent un pied remonter contre sa cheville puis, pernicieusement, sans qu’elle ne sache quoi y faire, jusqu'à la naissance de sa cuisse. Elena aimerait être meilleure actrice, masquer ses émotions avec un peu moins de peine ; depuis quand est-elle si lisible ? « On n’a pas la même notion de risque », renvoie-t-elle, insinuant qu'elle a fait pire, et ce sur les deux tableaux. Danaë n’a pas besoin de preuves ou de savoir si c’est vrai ou faux. La jeune femme la laisse faire, un instant de plus, avant de se redresser dans son siège, s'écartant à peine, mais suffisamment pour que sa vis-à-vis ne puisse plus l’atteindre.

La question, quant à elle, ne vient pas pour le moment : elle est trop troublée pour y réfléchir. « L’attitude professionnelle sans flirt n'aura pas duré bien longtemps, hm ? » s’amuse-t-elle à observer plutôt, renvoyant sciemment à Danaë l'idée que ce jeu de séduction est une faiblesse, à ses yeux, qu'importe combien elle l’apprécie. Tu n’as rien d’autre dans ton arsenal, alors, cherche-t-elle à astiquer jusqu'à ce que la jeune femme s’énerve, et craque ou se prouve un peu plus à elle. En cela, elle se permet d’occulter sa propre faiblesse, à elle ; celle d’aimer ça, quoique ça puisse être. Elle s'emploie plutôt entièrement à chercher une question que Danaë ne pourra pas éluder et qui lui donnera le maximum de pistes. Pas de trois qualités et trois défauts ni de comment résistez-vous à la pression qui tiennent. « Sur quoi est-ce que tu comptais, en toi-même, quand t’étais au plus bas ? » finit-elle par demander, tête penchée sur le côté, toujours un poil trop expressive. Autant lui demander comment te faire sombrer, quelque part, même si Elena n'est pas de ces personnes qui veulent détruire pour mieux reconstruire par-dessus, ou pousser à bout pour prouver la résistance : c'est antidaté et ça lui importe peu. Elle se doute, pourtant, que c'est à ça que la jeune femme pensera.

@Danaë Lescaut