Affalé sur le canapé, Mateo se délectait du calme de l'appartement alors qu'il était délaissé par une partie de ses colocataires. Même s'il les appréciait toutes, avoir sans cesse de l'activité chez lui n'était pas le plus reposant. Maxine était au bar pour s'y produire, Maisie au cinéma. Il les respectait pour réussir à travailler en soirée quand lui aimait beaucoup trop son rythme pour s'imaginer faire des heures aussi tard, quoi qu'il n'échappait pas lui même à un certain nombre d'évènements professionnels qui le sortaient de sa routine à l'occasion. Seule Elena était présente ce soir, recroquevillée de l'autre bout du canapé, alors qu'une série Netflix était en train de passer sur l'écran de la télé ; série à laquelle il ne prêtait absolument pas attention puisqu'il était en train de passer du temps sur une application de rencontres. Lui qui n'avait aucun réseau social, il détestait ce genre d'apps et il n'aurait jamais cru sauter le pas de s'y créer un profil. Mais il en était arrivé à un point où il avait eu besoin de se prouver quelque chose, sans trop savoir définir quoi. Ce qu'il savait en revanche c'est que Diego était la cause de ses questionnements et ça le rendait presque malade. Voilà plusieurs mois que Mateo lui tournait autour et s'il avait compris qu'il devrait se montrer patient avec lui, il en venait à douter de son charme, à ne pas avoir réussi à ne serait-ce que l'embrasser. Ce n'était pas l'envie qui manquait pourtant. Ça, c'était son premier problème. Le second résidait justement dans le fait que le premier en était devenu un : il détestait accorder autant d'importance à cette situation. Le sentiment de liberté dans sa vie, celui auquel il s'était toujours raccroché et qu'il s'était promis de toujours conserver, il l'avait senti défaillir un instant. Ses dernières relations n'avaient rien à voir avec ce qu'il était en train de vouloir construire avec Diego, et ça l'effrayait déjà énormément alors même qu'il ne s'était encore rien passé. L'importance que cet homme était en train de prendre pour lui le faisait craindre qu'il ne serait pas à la hauteur si les choses devaient devenir sérieuses. Et pour toutes ces raisons, Mateo avait décidé qu'il avait besoin d'un peu de légèreté, de quelques rencontres pour passer du bon temps et se retrouver. Il se sentait profondément con, à swiper une fois à droite, une fois à gauche, en se basant uniquement sur le physique d'une personne et ses trois lignes de bios. C'était pourtant le seul moyen qu'il avait trouvé pour essayer de se sortir ce flot de questions de son esprit. Et alors qu'il traînait sur l'appli, il lui avait fallu se retenir de rire lorsque le profil d'Elena était apparu sur l'écran de son téléphone. Il avait levé les yeux discrètement pour l'observer sans qu'elle ne s'en rende compte, trop concentrée pour réaliser ce qui était en train de se passer. Le principe de Tinder était complètement idiot à ses yeux, celui de swiper à droite le profil de sa colocataire qui se trouvait à un mètre de lui encore plus. Mais elle était plutôt mignonne, Elena, et ils s'entendaient bien. Alors sans réfléchir, il bougeait son pouce vers la droite, et quelle ne fut pas sa surprise quand l'appli était venue confirmer qu'il s'agissait d'un match. La jeune femme avait attrapé son téléphone pour voir la notif qu'elle venait de recevoir, et alors que leurs regards s'étaient croisés, Mateo dû s'empêcher de rire une nouvelle fois - sans trop de succès. « Ok alors je parie que ça c'est du jamais vu dans l'histoire de Tinder. » Qu'il avait lancé en posant son téléphone à côté de lui. « On fait genre qu'il s'est rien passé ou tu veux jouer le jeu ? » Parce que pourquoi pas, après tout ?

Le sursaut de vie d’un poisson de rivière qui repose dans un seau en plein soleil depuis vingt minutes : voilà à peu près où en était l’état de sa libido, depuis son divorce. Sa réinscription anticipée sur les applis de rencontres diverses avait été motivée en partie par ce fait, mais bien davantage par la curiosité et l’envie furieuse de swiper compulsivement pour découvrir des têtes familières ou de nouveaux visages qui n’existaient pas à l’époque où elle ne voyait que Victoria. C’était fou, comme c’était addictif ; il y avait quelque chose de grisant à recevoir des notifications de matchs, et quelque chose de bien plus sinistre à se retrouver conne et devoir y répondre autrement que par un salut ça va ? dénué de tout intérêt ou envie réelle de se connecter avec quelqu’un d’autre. Quoi qu’elle en dise, Elena n’avait pas terminé son deuil : elle en était même aux prémices, et personne, au sortir d’une situationship-devenue-mariage au bout de dix ans ne pourrait lui en vouloir. De fait, elle accompagnait les funérailles d’un déni flagrant, lequel se transformait très régulièrement en message d’introduction à peu près aussi court et aussi élégant que on baise ?, et profitait de ce nouveau monde qui lui ouvrait ses portes pour élargir encore plus et explorer son intérêt récent, ou en tout cas très camouflé, pour les hommes.

Et Dieu savait à quel point elle lui tenait rigueur de forcer en elle un intérêt pour le genre qui estimait que balancer des dick pics toutes flasques équivalait bien à un chouette rencard ou une belle déclaration d’amour. Il y avait eu Simon, avant tout ça ; la première étincelle qui avait instillé les prémices d’un doute de plus en plus présent, et la Brésilienne s’était simplement dit qu’il était sûrement l’exception qui confirmait la règle, parce qu’il avait été suivi par Basil, avec lequel le rendez-vous avait pris fin au bout de vingt minutes parce qu’elle le traitait un peu trop comme un gamin qu’on récupère après l’école, bien qu’il fasse 2m et côtoie la fin de la trentaine. Elle avait été à ça de remettre son profil sur femmes uniquement et oublier toutes ces mésaventures, jusqu’à ce qu’elle croise le profil de Mateo. Sa première réaction avait été de rire, puis elle avait sérieusement considéré la chose, pendant cinq minutes, puis cinq autres, puis encore cinq, avant de finalement swiper à droite et d’envoyer son portable valser au bureau sous l’oeil inquisiteur de ses collègues. Elle pensait ne jamais plus entendre parler de ce swipe à la con, encore moins ce soir devant une série à la con à laquelle elle essayait sans grand succès de s’intéresser.

De toute façon, il ne matcherait jamais en retour, si ?

Bah si.

La notification la fait sursauter et sortir de son enveloppe de soirée film insouciante et elle bondit presque sur son téléphone pour que son colocataire n’ait pas le temps de voir la notification, et, potentiellement, de se foutre de sa gueule. Quand elle croise son regard, cependant, c’est pour une toute autre raison qu’il se marre, et elle ne tarde pas à faire l’addition et à se retrouver à rougir profusément. Ça ne dure qu’une demi-seconde avant qu’elle ne reprenne de sa superbe un peu égocentrée et agaçante : « Que t’aies enfin un match, tu veux dire ? » qu’elle taquine pour dissiper la possible gêne et se donner le temps de trouver quoi répondre à la question suivante. « Ca dépend, t’as swipé seulement pour voir si j’avais swipé ? » Ca lui paraît un bon point de départ, de savoir s’il y a quelque jeu à jouer ou s’ils allaient tous les deux jouer la carte de la curiosité. A son tour de poser son téléphone et de poser ses deux mains à plat sur ses genoux repliés. Elle donne toujours dix ans de moins et beaucoup moins de charisme, quand elle flippe ; à ce stade, c’est un état de fait qu’elle ne souhaite même pas éviter, ou alors à peine masquer, pour la forme. « Sinon, ça se fait. Mais faut que tu saches que le dernier mec avec qui j’ai fait ça m’a emmenée en date au Subway avec son iguane avant de me faire le conduire à une clinique véto parce que celui-ci avait mangé trop de sauce chipotle. Je suis pas super au point sur…tout ça. »

Est-ce qu'il s'était attendu à s'inscrire sur une appli de rencontres ? Non, certainement pas. Quelques semaines en arrière, d'ailleurs, il avait eu le débat avec un de ses amis et avait maintenu coûte que coûte qu'on ne l'y prendrait jamais. Alors il avait espéré en s'y mettant que personne de son entourage ne finirait par tomber sur lui par hasard, et il avait craint cette éventualité. Pas parce qu'il n'assumait pas cet acte ou la façon qu'il avait de gérer ses relations : il faisait bien ce qu'il voulait. Mais surtout parce qu'il avait tellement garanti à tout le monde que ce système était idiot et qu'il ne s'y intéresserait jamais, que revenir sur sa parole l'agaçait au plus au point. Il aurait certainement dû y réfléchir plus tôt parce que s'il l'avait fait, il aurait pu prédire qu'Elena était inscrite sur Tinder elle aussi. La façon dont elle avait sauté sur son téléphone après que la notification ait sonné était presque drôle et Mateo se délectait de la scène. Il n'avait eu qu'une hâte à ce moment précis : que leurs regards se croisent et qu'elle finisse par réaliser ce qui venait de se passer, elle aussi. Rapidement, il avait décidé de rompre le silence pour éviter qu'une gêne ne s'installe entre eux définitivement. « Que t’aies enfin un match, tu veux dire ? » Il avait ri en bon public qu'il était. Mateo préférait largement ce genre de réactions que celle qu'il avait anticipé, à savoir tout un tas de questionnements sur les raisons qui l'avaient poussé à s'inscrire. Comme quoi, les choses allaient peut-être se dérouler mieux que ce qu'il ne l'avait espéré, finalement. « Ca dépend, t’as swipé seulement pour voir si j’avais swipé ? » Il aurait pu se dégonfler et répondre par l'affirmative ce qui aurait clôt le sujet aussi vite qu'il en était devenu un. Bien évidemment, ce n'est pas ce qu'il avait décidé de faire. « C'est pas pour ça que je l'ai fait non. » Avait-il lancé avec un sourire en coin qui voulait tout dire : Elena était tout à fait le genre de filles qu'il appréciait de rencontrer habituellement. Le fait qu'elle soit sa colocataire l'avait empêché de lui montrer un quelconque intérêt pour le bon déroulé de leur vie commune - et surtout parce que l'occasion ne s'était pas présentée ou qu'il n'y avait pas réfléchi avant, pour être honnête. « Sinon, ça se fait. Mais faut que tu saches que le dernier mec avec qui j’ai fait ça m’a emmenée en date au Subway avec son iguane avant de me faire le conduire à une clinique véto parce que celui-ci avait mangé trop de sauce chipotle. Je suis pas super au point sur…tout ça. » « Et après on s'étonne que j'aime pas ces applis. » S'ouvrir sur internet c'était prendre le risque de tomber sur tout et n'importe qui, comme elle venait de l'illustrer parfaitement. « Pas de subway, pas d'iguane, pas d'after chez le véto : c'est noté. Je crois qu'on devrait trouver de quoi faire malgré les énormes contraintes que tu viens de me mettre. » Il avait pouffé de rire en s'imaginant le genre d'énergumène qu'elle avait pu croiser. « Même si je t'avoue que je suis pas au point non plus. Moi qui me demandait ce que ça serait de voir en vrai une personne rencontrée derrière mon écran, j'avais pas réfléchi à ce que ce serait de tomber sur quelqu'un qui était posée sur le même canapé. » C'était certainement plus simple au final puisqu'il savait qu'il pouvait être lui même avec Elena et que ce contexte lui enlevait toute la pression de la première impression. Au mieux ils se découvriraient une alchimie insoupçonnée jusque là, au pire ils passeraient un bon moment entre eux. « T'as déjà mangé ? » Qu'il avait demandé, sous entendant de son air taquin qu'ils pourraient lancer ce date une bonne fois pour toute à l'instant si elle le voulait. Après tout, on ne lui avait pas partagé la règle à suivre dans leur situation, et un peu de spontanéité ne pouvait certainement pas faire de mal.

« C'est pas pour ça que je l'ai fait non. » Elle hoche la tête et lui rend son sourire en coin : ils allaient donc jouer carte sur table et ne pas se cacher d'un intérêt diffus qu'ils avaient jusque-là bien masqué, à moins qu'ils ne l'aient d’ailleurs même pas remarqué avant. Elena n'avait pas beaucoup de règles dans sa vie amoureuse et sexuelle et c'était certainement ce point-là qui la foutait quasi-systématiquement dans la panade : femmes mariées, personnes avec qui elle accrochait sans possibilité de les revoir, et plus récemment colocataire (au singulier, ce qui était une bonne chose). C'était une épine en soi, mais pour l'heure et comme toujours, c’est à peine si la Brésilienne la remarquait : on verrait plus tard, pour les complications, les panaris et les écueils évidents desquels elle devrait s’expliquer quand on lui poserait inévitablement la question.

C’est pas pour autant qu’Elena sait faire : ils en ont parlé quelques fois, de son inexpérience complète avec les hommes, ou du fait qu’elle ne leur a jamais trouvé grand charme avant très récemment. Est-elle sûre, d’ailleurs, de leur trouver réellement du charme ? L’affaire crée du débat mais Esteves ne sait pas faire grand-chose d’autre que de se laisser porter. Elle essaie au moins d’être honnête sur ça : elle ne sait pas ce qu’elle fout là (sur Tinder, dans des dates à Subway, à matcher avec son coloc, à fréquenter des hommes : un peu tout à la fois), et elle ne se donnera jamais un rôle pour conforter Mateo dans quelque décision que ce soit. Pour l’heure, il s’agit de parler rencard : « Subway et l’iguane, je peux gérer, du moment que tu trempes pas le truc dans la sauce de tes nuggets et que tu manges pas dans le même pot que lui. » Elle hausse les épaules : ça avait au moins eu le mérite d’être un rencard original, à défaut de s’être bien terminé, et elle aurait recontacté le type s’il n’avait pas été aussi intéressant qu’un mur frais qu’on regarde sécher. Mateo, lui, ne semble pas avoir déjà tenté l’expérience – « Attends, t’as jamais eu de rencard après un match ? » Là, elle se tourne franchement sur le canapé pour le regarder frontalement, soudain bien plus intéressée de savoir ce qui le bloquait, jusque-là. Elle se note soigneusement la question dans un coin de la tête. « Regarde le positif : ça enlève les questions à la con du type tu fais quoi dans la vie, tu viens souvent ici, t’as bien dormi ? et franchement, je suis pas contre. » Le mec à l’iguane s’immisçait décidément dans toutes ses conversations.

« Nan. » Elle se serait sûrement contentée d’un redbull, d’une tachycardie et au dodo, mais les circonstances de sa soirée avaient changé. Elle se rabat dans son siège et s’étire de tout son long pour se sortir de sa léthargie : « En temps normal, je t’aurais proposé de te faire un truc à manger, mais c’est plutôt un truc de second date. » Sous la fausse excuse se cachait la raison un peu plus dure à dire, mais qui planait entre eux : ils n’étaient pas à l’abri qu’un de leurs colocataires rentre et les surprenne, ou se pose des questions, et Elena n’avait pas envie de se confronter à cette idée pour le moment. « Sinon y a un bar western sympa en bas qui fait des bons cocktails. Y a de la musique un peu beauf et un truc de rodéo, mais… »

@Mateo Alvarez