C’est une journée des plus calmes. La conférence de rédaction s’est terminée sur les coups de midi. Pile le temps pour moi de me rendre à mon déjeuner avec Roxy et Eggsy pour se briefer à propos du cap des prochains jours. Les chiffres, l’audience, toutes ces données très techniques et vitales pour la radio. Nous nous sommes rendus dans une de ces brasseries très chic d’inspiration française où le plat le moins cher est à une trentaine de dollars. Et comme souvent, l’addition est pour moi, parce qu’il est hors de question de laisser son boss de sexe féminin inviter, et son frère encore moins. Je suis sûr que ça le fait jubiler. Qu’importe. Après deux heures dans le restaurant, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. C’est Joanne. Un texto de Joanne. J’ai envie de sourire à pleines dents, laisser sortir ce juron qui reste coincé dans ma gorge, mais je me retiens autant que possible. Je demande à Roxy et Eggsy de m’excuser, et je vais dans les toilettes pour lire le sms. La jeune femme me propose de se rencontrer aujourd’hui, dans le parc. Le parc ? C’est juste en face. Est-ce qu’elle m’aurait vu à travers la baie vitrée du restaurant ? Non, impossible, je tournais le dos à la rue. Si ce n’est pas le destin, je ne sais pas ce que c’est. J’en oublie de répondre au texto, me disant que je ne dois pas m’éterniser dans ma cachette. Quand je retourne auprès de mes amis, je prétexte une conf’ call d’urgence à la rédaction, et je dois donc les abandonner. « On se retrouve à la station, à tout à l’heure ! » Je m’occupe de payer l’addition à l’entrée de la brasserie, puis je m’éclipse.
A la robe bleue et la chevelure blonde que j’aperçois de l’autre côté du boulevard, Joanne est déjà sur place. Il faut être stratège. L’entrée principale du parc est juste en face du restaurant, donc, dans le champ de vision de mes collègues qui verront immédiatement que je ne vais pas au bureau. Le plan est donc simple, faire le tour et trouver une autre entrée. Et vite. Je fais sereinement une centaine de mètres dans la direction d’ABC, avant de piquer un sprint sur la centaine de mètres suivants. Je vais arriver dans un piteux état, c’est ridicule. Seigneur, je ne lui ai même pas dit que je venais. Elle ne sera peut-être même plus là. Tout ce cirque pour rien.
Je trouve enfin une entrée et continue de courir dans le parc pour trouver le chemin menant au grand portail. De loin, je la vois. Elle est encore là. Je me remets à marcher normalement, profitant des mètres restants pour passer une main dans mes cheveux, arranger ma cravate et ma veste. Chaque pas fait s’accélérer mon rythme cardiaque, mon thorax est un enfer de batteries de groupes néo-satanistes norvégiens. J’arrive enfin derrière elle, très légèrement haletant, mais ressemblant à quelque chose. « Hey. » je lance pour attirer son attention. « Désolé, j’ai dû faire le tour, je… Hm, c’est compliqué à expliquer, mais j’ai fait aussi vite que possible. » Je ris quelque peu nerveusement. « J’ai été étonné de recevoir votre sms, je ne pensais vraiment pas que vous alliez me recontacter. » Joanne m’avait fait promettre que nous nus reverrions, mais honnêtement, les jours passant sans avoir de ses nouvelles, je pensais de plus en plus qu’elle ne l’avait fait que par politesse. Même si je ne pensais qu'à mon envie de la revoir, je me faisais doucement à l'idée que cela resterait un mirage.

Voici que Joanne se noie dans un océan d'excuses, plus nerveuse que jamais, ses doigts bataillant à nouveau entre eux. Amusé, je ne peux m'empêcher de sourire, attendri par cette jeune femme qui prend tant à cœur de bien faire les choses. Je n'ose pas l'interrompre, d'un côté parce que je ne me vois pas la couper dans ses balbutiements sans paraître impoli, et surtout parce que je ne peux pas m'empêcher de la trouver adorable lorsqu'elle se perd entre sa pensée et ses mots. Elle a un côté terriblement innocent ; qui pourrait lui en vouloir pour quoi que ce soit ? Qui pourrait même lui vouloir du mal ? Joanne trouve enfin ses mots et avoue qu'elle avait peur de me déranger. Il est vrai que mon travail est particulièrement prenant, et mes rares moments de tranquillité sont ceux où j'éteins mon téléphone portable -maudite machine. Le reste du temps, c'est une tempête perpétuelle d'appels, de déjeuners, de conférences de rédaction, d'informations de dernière minute, de problèmes techniques, et de paperasse. Ici, dans ce parc, en la compagnie de la jeune femme, j'espère avoir un moment de quiétude. Malgré ma folle course, je suis déjà étrangement calme et apaisé. « Vous n'avez vraiment pas à vous justifier. Je préfère que vous m'avez contacté parce que vous en aviez envie plutôt que par obligation. » dis-je en espérant la rassurer ainsi. J'aurais été particulièrement triste si elle m'avait proposé de la voir uniquement par politesse, pour ne pas vexer un donateur du musée et risquer que cela retombe sur l'établissement par exemple. Non, elle avait envie de me revoir, a-t-elle dit, et cela me ferait sourire à pleines dents si je ne me retenais pas. Elle propose de marcher dans le parc. J'acquiesce d'un signe de tête et la suit silencieusement sur les premiers pas. La tête légèrement baissée, mes yeux ne savent pas s'ils doivent admirer la nature ou la belle blonde à côté de moi. Légèrement grisé par sa présence que je n'espérais plus, j'en oublie de lui répondre pendant quelques longues secondes. Un simple caillou heurtant ma chaussure me tire de mes pensées. « Il nous arrive de déjeuner avec des collègues par ici, en été, dans l'herbe. Il n'y a vraiment qu'en été que nous pouvons espérer avoir une pause déjeuner tous ensemble de toute manière. » Voire une pause déjeuner tout court. Les journalistes passent leur temps à courir dans tous les sens et un encas à midi peut se faire rare certaines semaines. La période estivale étant plus calme, nous pouvons nous permettre un break. « J'avoue préférer la plage. On ne peut pas se vanter d'avoir du sable blanc en Angleterre, et encore moins un Soleil assez radieux pour en profiter pleinement. On s'y habitue, ce n'est pas si terrible que ça, les galets ont leur charme. Mais depuis que je suis à Brisbane, je suis tombé amoureux des soirées sur la plage. » Je pense que la qualité de vie est bien différente entre l'Angleterre et l'Australie. Notre côté européen nous rend plus stressés, plus actifs et nerveux, malgré notre nonchalance innée. Ici, tout est plus calme, plus détendu. Peut-être faut-il venir de l'étranger pour le remarquer. « Excusez-moi si la question est indiscrète, mais... est-ce que vous avez quelqu'un dans votre vie ? » Immédiatement mes dents s'enfoncent dans ma lèvre inférieure comme pour me punir de cette phrase. Néanmoins, je devais savoir. Avant de m'attacher encore plus, de me faire des idées, je dois savoir si je ne dois espérer de Joanne que son amitié.

Heureux de sentir Joanne prête à se dévoiler un peu plus, même à travers des banalités, j’écoute avec attention chacun de ses mots. Une seconde, je l’imagine toute petite blondinette avec d’énormes yeux bleus trainant sur la plage non loin du regard de ses grands-parents. Mon imagination, souvent plus vive que ma pensée, ne peut pas s’empêcher de me créer des images à partir des mots. C’est agréable autant que c’est embarrassant, car l’espace d’un instant, je ne suis plus vraiment ici. Et je reviens aussi vite que je suis parti. La jeune femme pense que la campagne anglaise doit avoir son charme. Je ne peux pas m’empêcher de lui raconter ; « Oh oui, la campagne a son charme. Un ami de la famille avait un domaine dans le Kent et organisait des parties de chasse dans le bois. C’est vraiment quelque chose à voir une fois dans sa vie, des Lords et des membres du parti conservateurs en costumes traditionnels, sur leurs chevaux, qui galopent à côté de leurs lévriers dans l’espoir d’attraper un renard… » Un sourire nostalgique s’installe sur mes lèvres tandis que mon regard se perd un instant dans le parc. Je pouvais presque voir tous ces cavaliers en gilets rouge et en bottes de cuir cavaler sur l’herbe. Les vieux de la vieille sont étranges chez nous, ils s’accrochent aux traditions comme un enfant à la jupe de sa mère. Ils ont peur de toute forme de changement, parfois avec raison, et vivent en décalage avec leur temps. Ils gardent un peu de 19ème siècle dans notre ère. J’ai toujours aimé ces vieux boucs. En général, j’évite de penser à l’Angleterre, je ne veux pas être pris du mal du pays. Mais il y a de bons souvenirs qui m’y rattachent quand même et que je ne peux pas renier. Je ne serais jamais australien après tout. Vient finalement cette question qui me taraude depuis notre soirée chez moi. Après tout, j’en sais si peu sur Joanne, et jamais elle n’a ne serait-ce que mentionné sa vie sentimentale. Cette question me trahit complètement. Elle trahit mon attachement. Que je me souvienne, je n’ai jamais de ma vie ressenti de sentiments amoureux pour qui que ce soit, il m’est donc très difficile de reconnaître cela et impossible d’avancer que ce genre d’émotions pourra un jour naître en moi. Peut-être en suis-je incapable, tout bonnement. Dommage qu’on ne puisse pas demander à ce cher Google comment savoir lorsqu’on tombe amoureux. A cet instant, je me fie à ce que mes études m’ont appris : être factuel. Les faits sont que j’aime la présence de Joanne. Que depuis notre rencontre, une idée est devenue une obsession : qu’elle ne me regarde plus jamais comme au poste de police. J’aime ses iris bleus, son long cou, ses mains délicates qui se battent sans cesse, et son grand sourire. Je veux en savoir plus sur elle, je veux tout savoir d’elle, parce qu’au fond, elle sait presque tout de moi. Elle a vu le meilleur et le pire de ce bon vieux Jamie, et c’est tout ce qu’il y a à connaître. Je veux lui plaire. Je veux être la cause de ses sourires. D’expérience… je ne sais foutrement pas ce que ça veut dire. Mais je ne veux pas risquer de m’attacher à quelqu’un de déjà pris. Je dois savoir à quoi m’en tenir pour savoir où est ma place. Mais Joanne n’a personne. Je souris, intérieurement. Elle me retourne la question. « Il n’y a personne. » dis-je à mon tour. Une idée me vient ; m’ouvrir peut être la clé pour qu’elle se confie également ? Qui ne tente rien n’a rien, je me lance, bien moins confiant ; « Je suis seul depuis mon divorce, il y a trois ans. Nous étions ensemble depuis peu de temps, et le problème est que nous ne nous aimions pas, tout simplement. C’est une des raisons qui m’ont poussé à m’installer ici. » Entre autres, mais il était bien trop tôt pour évoquer le reste.

D'un geste de main dans l'air, je balaye l'air désolé de Joanne. Il n'y a vraiment pas de quoi se rendre malade pour une histoire aussi stupide. Je n'aurais simplement jamais dû épouser une femme pour qui je n'avais pas le moindre sentiment. C'était une immense erreur, quelque chose d'injustifiable. Une perte de temps autant pour elle que pour moi, et une blessure de plus alors que je n'avais pas vraiment besoin d'un coup supplémentaire. Je me demande rarement comment elle a vécu cette séparation, ou si aujourd'hui encore il lui arrive d'y penser. Tout s'est fait si naturellement, avec un tel détachement que c'en était étrange. Le divorce était tout ce qui devait être fait, et nous avons signé les papiers comme deux PDG mettant fin à un holding. Sans la poignée de main à la fin. Sans un regard, en fait. Le détail qui trahit peut-être un brin de peine.
Je dévoile ceci dans l'espoir de faire parler Joanne. Et on peut dire que je ne suis pas déçu. Plutôt surpris. Je ne m'attendais pas à autant à vrai dire. La belle avoue qu'elle est également divorcée. Je n'ose pas vraiment me réjouir, ça serait mal venu. En fait, cela peut non seulement dire qu'elle est seule, mais aussi, selon la situation, qu'elle n'est pas prête à se réengager dans quoi que ce soit en bonne déçue de l'amour, soit qu'elle est encore attachée à son ex-mari. Je ne dis rien. Je l'écoute. J'ai presque envie de la couper lorsqu'elle se rabaisse pour la énième fois, mais je la laisse poursuivre. Au moins, je comprends désormais la raison de cette petite estime d'elle-même, sans oublier son malaise constant. A voir sa nervosité, la perte soudaine de ses moyens, ce divorce a été une rude épreuve pour Joanne dont elle est loin de s'être remise. Pour cause, l'événement est récent. Récent, et indépendant de sa volonté.
Je cesse de marcher. Je cherche quoi faire contre ces larmes qui roulent sur les joues de la jeune femme, mais l'inspiration ne vient pas. Une autre larme s'écoule, puis encore une. Je déglutis difficilement et passe une main dans mes cheveux, gêné. Merde, c'est à cause de moi si elle est dans cet état. Ses yeux rougis me brisent le cœur. Je reste toujours silencieux. Dire que c'est encore difficile pour elle est un euphémisme. « Je suis sincèrement désolé... » dis-je la gorge légèrement serrée. « Je ne voulais vraiment pas faire remonter des souvenirs douloureux pour vous. » Et je n'ai même pas de mouchoir sur moi. Je pose une main sur son visage et passe doucement mon pouce sur sa pommette pour essuyer le sillon humide qui traverse sa joue.

Cela peut sembler étrange, mais j'ai toujours trouvé que les femmes qui ont pleuré à cause de l'amour ont, pendant quelques minutes, un autre type de beauté. Les yeux légèrement rouges, même un peu gonflés, les joues humides, les lèvres tremblantes. Peut-être parce que les hommes n'ont pas cette facilité à laisser transparaître leurs sentiments. Plus que de la fierté, c'est quasiment biologique ; les larmes ne viennent pas, jusqu'au moment où il faut on frôle l'explosion. Les femmes sont un autre monde fait de forts ressentis, authentiques. Lorsque l'amour, heureux ou malheureux, transparaît, c'est un type de beauté à part entière. Tout ceci devait sortir un jour. Oui, je suppose. D'autres choses devront être dites, un autre jour. On s'apprend ainsi.
Ma main quitte doucement sa joue. Une pensée d'un immense égoïsme me traverse ; la jeune femme dit avoir revu son ex-mari il y a peu, et demande si on peut espérer que ce genre de retrouvailles se passe bien. Aurait-elle seulement voulu que cela se passe bien ? Je veux dire, vraiment bien. Pas seulement une rencontre cordiale. Est-elle détachée de lui ? A cet instant, j'en doute. A ses larmes, à ses mots, j'imagine encore un lien fort entre eux, en tout cas de sa part. Une page qui n'est pas tournée. Oh pitié, Jamie, tu es pitoyable. Reprends-toi. Je passe une main sur ma nuque. J'ai toujours peur que mes pensées transparaissent malgré moi, que mon corps ou mon expression me trahisse. On m'a si souvent dit que j'étais un livre ouvert quand j'étais plus jeune que j'ai toujours tout fait pour me maîtriser à cent pour cent. « Ne vous en faites pas, je comprends que ça vous chamboule. » dis-je doucement. « Et puis, je suis aussi champion du plombage d'ambiance. Partageons la couronne. » Sans oublier que cette situation est de mon fait. D'une main en haut de son dos, je l'invite à reprendre notre marche. « Oublions tout ça, je refuse d'avoir eu la chance de vous revoir et ne réussir qu'à vous faire pleurer. » Je quitte le chemin de terre et m'aventure dans l'herbe. Mes chaussures hors de prix me haïssent. J'enlève ma veste et la jette à un petit mètre devant moi, au soleil. « Venez ! » dis-je en ôtant ma cravate. Je m'assied sur un bout de ma veste puis me laisse tomber en arrière. Un soupir d'aise m'échappe. L'herbe est un lit bien confortable. Je la laisse s'installer à côté de moi. Se détendre ne peut que lui faire du bien.

Le monde de la radio de Brisbane peut très bien tourner sans moi pendant une petite heure. A vrai dire, tant que mon téléphone est allumé et mon ordinateur branché, aucune catastrophe ne peut se produire. Je jette quand même un coup d’œil à ma montre. La prochaine édition est dans un peu moins d’une heure. Il me reste encore un peu de temps pour profiter de la présence de Joanne. Je lui adresse un fin sourire. « Je trouve toujours du temps pour les personnes qui m’importent. Et j’avais promis de répondre présent quand vous voudriez me revoir. » dis-je en faisant référence à la soirée chez moi, la promesse qu’elle m’avait fait faire avant de partir. « Quand je nous revois au poste de police, j’ai du mal à croire que nous sommes ici, à discuter. » A avoir envie de se revoir, encore et encore. Cela me fait rire. Nous avions été durs l’un envers l’autre ce soir-là. Mais la situation était bizarre et amenait forcément à des échanges qui dépassaient notre pensée. Néanmoins, personne n’aurait deviné que ces deux personnes qui n’étaient visiblement pas faites pour se supporter puissent être capables de partager un coin de veste dans le gazon du parc. Mon regard se pose sur Joanne qui s’allonge doucement à côté de moi. Epaule contre épaule. Ses mèches blondes se faufilent entre les brins d’herbe. Nos différences mentales transparaissent quasiment physiquement ; elle petite, gracieuse, les cheveux clairs encadrant des yeux bleus, et moi, grand corbeau. La jeune femme me demande si je compte retourner en Angleterre. Mis à part les jours où la nostalgie me prend ou quand la solitude m’étouffe, la question ne se pose même pas. « Je pense rester ici pendant encore un paquet d’années. Peut-être même définitivement. » Qui sait s’il m’arrivera de retourner dans mon pays natal en tant qu’anonyme, restant loin du Londres mondain et politique. Comme un touriste. Mais ma vie à Brisbane est ma priorité actuellement. « J’aime cette ville. J’ai envie de reconstruire ma vie ici, complètement tourner la page. Il n’y a plus rien pour moi en Angleterre. » Mis à part des flashs, des faux sourires, des poignées de main, et de mauvais souvenirs. J’ai une seule bonne raison d’y aller, quand je serais prêt : aller voir la tombe de mon frère. Année après année, j’aimerais qu’il puisse voir ce que je réussis à faire sans lui. Sans qu’il hante ma tête. « Vous allez devoir me supporter pendant les galas du musée encore longtemps. » j’ajoute avec un large sourire. « A moins que je me trouve enfin une cavalière. » L’air de rien. « Et vous, vous avez resongé à l’idée de tout plaquer ? Peut-être que l’Angleterre vous accueillera à bras ouverts. »

Cela fera une belle histoire à raconter, ma rencontre avec Joanne, et l’évolution de notre lien depuis lors. Une histoire drôle, malgré les haussements de ton et quelques pleurs. La jeune femme avoue m’avoir jugé trop vite. Une phrase qui me fait on ne peut plus plaisir. Je souris, ravi de l’entendre. « Eh bien, vous serez ravie d’apprendre que je n’ai pas réitéré l’expérience depuis ce soir-là. » dis-je en réponse à ses inquiétudes. Dans quelques jours, mes côtes seront parfaitement remises, et les derniers bleus auront disparu. Peut-être l’occasion de cesser ma perpétuelle recherche d’ennuis, de coups, de preuve de j’existe enfin. « Mais je ne suis pas différent de la personne au poste. C’est une facette de moi comme une autre. » Je ne peux pas la renier, seulement essayer de la canaliser. Je n’ai pas encore trouvé le moyen, mais je le dois. Je ne peux pas risquer de me blesser plus sérieusement, envoyer à nouveau quelqu’un à l’hôpital, ou pire. Il suffit de tomber sur le mauvais gars le mauvais soir pour finir à côté d’Oliver à Londres. Et ce n’est pas dans mes plans.
Je ris en écoutant Joanne me raconter que les touristes ont peur de croiser un serpent. Une petite recherche sur le net permet rapidement de faire le tour de toutes les créatures loufoques qui peuplent l’Australie. Loin de la bouille des koalas et des kangourous, il y a ces araignées de la taille d’une assiette, ces monstrueux moustiques… « Tout ce que j’ai pu voir de vraiment étrange dans ce pays, c’est un pélican dans ma piscine. Vous l’auriez vu se baigner, tout heureux ! » Je ris à nouveau, revoyant très clairement l’oiseau agiter ses plumes dans l’eau et glousser à gorge déployée. Mais le chlore n’a pas dû être à son goût, et il s’était envolé rapidement après avoir été surpris pendant son bain.
Joanne souligne qu’elle acceptera volontiers de me tenir compagnie pendant les galas à venir. Ces soirées peuvent devenir un véritable calvaire, surtout lorsqu’on s’y rend seul. Elle m’explique qu’elle préfère la compagnie des investisseurs plus jeunes qui semblent voir la valeur historique des objets dy musée, contrairement à leurs aînés. Plus sérieux, je trouve le regard de Joanne ; « Il ne faut pas croire que les millionnaires qui mettent les chiffres en avant ne voient pas la valeur des objets comme vous vous la voyez. Ce sont des personnes qui se sont détachées de leur ressenti pour survivre. » On pense souvent, à tort, que la vie avec un compte en banque bien rempli est plus simple. Elle est en fait bourrée de ses propres embûches. La dépendance à l’argent crée la peur, la méfiance. On ne peut pas se permettre de s’attacher à n’importe qui. Il y a les belles créatures qui vous séduisent pour avoir leur part du gâteau, les prétendus amis qui n’hésitent pas à demander un service coûteux. L’argent dévoile si bien le pire des gens qu’il faut apprendre à se dédoubler : d’un côté l’argent, de l’autre, bien enfoui, les sentiments. J’ai compris cela au contact de mes parents. « Mais c’est ce qu’il reste de cette sensibilité qui les pousse à acheter telle ou telle pièce. Les plus jeunes n’ont pas encore appris à se cacher derrière les chiffres. » Il faut un mariage foireux qui divise votre fortune par deux pour commencer ce processus.
« Je ne pense pas que vous manquiez de détermination, au contraire. » je réponds à la belle lorsqu’elle me dit qu’elle ne pourrait pas quitter l’Australie. Je comprends totalement cela. D’ailleurs, je comprends moins bien lorsqu’on admire mon prétendu courage par rapport à mon exil. Après tout, tout plaquer pour recommencer ailleurs, c’est une sorte de suicide (et dans l’idée commune, l’action la plus lâche qui soit). C’est refuser de faire face à ce qui nous dérange, et réclamer un restart. C’est la solution de facilité. Je suis à des années-lumière d’être le type courageux qu’on me dépeint. « Vous m’avez l’air très déterminée à aller mieux et vous accrocher à ce que vous avez plutôt que de fuir. C’est votre propre forme de courage. » Ma main se lève vers son visage pour repousser une de ses mèches blondes derrière son oreille. « Si je vous proposais de venir avec moi à Londres, vous viendriez ? »