En effet, je le fais exprès. A l'absence de sourire de Joanne, je comprends qu'elle n'apprécie pas vraiment. Après tout, qui suis-je pour essayer de lui donner des cours de confiance en soi ? Néanmoins, elle joue le jeu et se déclare ouverte d'esprit. Il est vrai que, depuis que nous nous connaissons, c'est la qualité principale que je lui trouve. Pour écouter et comprendre tout ce que je peux dire ou faire à chaque fois, sans jamais me regarder de travers, c'est que sa tolérance n'a plus de limites. J'hoche la tête avec un large sourire, heureux qu'elle n'en ait pas profité pour faire la liste de ses défauts par la même occasion ; « J'approuve, c'est une des qualités qui te collent à la peau. » A mon tour. Une qualité. Je me rends compte de la difficulté de la tâche. Je ne manque pas tant que ça de confiance en moi, et pourtant, je suis loin de me considérer comme une personne ayant une montagne de bons côtés. Bien au contraire. « Moi... » Je suis impulsif, et je ne le maîtrise pas forcément. Je peux être narcissique, chose contre laquelle je dois actuellement me battre pour répondre à cette question. Je suis instable. Je n'ai aucune idée de qui je suis. Je ne suis pas forcément drôle. « Je suis… curieux. » dis-je finalement, après une intense réflexion. « De manière générale ce n'est pas forcément bien vu, mais c'est la plus grande des qualités qu'on puisse avoir dans mon travail. Et puis, j'ai toujours aimé apprendre de tout et de tout le monde. En savoir le plus possible. » J'accorde une immense importance à l'enrichissement personnel, même si, plus jeune, je détestais l'école plus que tout. En réalité, je détestais l'autorité qui faisait partie de l'école, la rigueur, la froideur. Je n'ai jamais été doué pour suivre les règles et respecter la hiérarchie. Mais l'apprentissage, en revanche, est un immense pouvoir. J'aime non seulement les livres et les musées, mais surtout observer les autres, décortiquer leur vie et leurs habitudes, faire des déductions sur leur personnalité, essayer de comprendre les éléments de leur vie qui sont les causes d'états actuels. Le serveur revient avec les plats principaux. De nouvelle odeurs envahissent notre coin du restaurant. J'en profite pour demander un nouveau verre, laissant le soin à Joanne de choisir quelle boisson elle souhaite après son muscat. Finalement, elle avoue ne plus avoir d'idée de question. Mince, est-ce que cela veut dire que je suis un tel livre ouvert qu'il n'y a plus rien qu'elle ne sache pas ? Un léger rire m'échappe. Mon inspiration s'amoindrissait également. « C'est sûrement le signe que le jeu touche à sa fin. » dis-je. C'est peut-être une bonne chose. Nous trouverons plus tard de la matière à se découvrir l'un l'autre. Je laisse un instant le silence prendre place. Ma fourchette porte à ma bouche un peu de risotto. Le plat est délicieux, mais je n'en attendais pas moins. Joanne, de son côté, semble également apprécier le met. Au bout de quelques minutes avec pour seul bruit la musique d'ambiance de l'établissement, et vers la moitié de mon plat, je reprends la parole ; « J'aurais une dernière question... » Je passe ma serviette sur mes lèvres. Mon rythme cardiaque s'accélère sensiblement. « … indiscrète et indélicate, je l'avoue... » Comme la plupart de mes questions. Je suis rarement subtil dans mes interrogations. Mis à part en interview, je ne suis pas doué pour prendre les gens avec des pincettes quand je souhaite savoir quelque chose. « … j'espère que tu ne m'en voudras pas, et que tu ne partiras pas en courant. » Bien sûr que si, et je la vois déjà me fuir, à la fois mal à l'aise et en colère. Mais je demande quand même ; « Est-ce que tu as encore des sentiments pour ton ex-mari ? »

« Je comprends... » Vraiment ? Comment est-ce que je pourrais être en mesure de comprendre ? Tout ce que j'ai vécu n'est en rien comparable à l'histoire de Joanne. Elle a vécu son divorce comme un coup de poignard, et moi comme une libération. Elle ne s'y attendais absolument pas, alors qu'il était évident que moi et mon ex-femme ne pouvions plus vivre un jour de plus ensemble. Je ne peux pas comprendre, seulement imaginer et essayer de me mettre à sa place, aussi difficile cela puisse être. « Enfin, je pense pouvoir comprendre. » je rectifie. Je préfère ne pas me surestimer. J'ai la chance, contrairement à énormément d'hommes, de réussir à faire preuve d'un semblant d'empathie. Disons plutôt que la curiosité dont je parlais plus tôt m'a permis de créer cette espèce de grande bibliothèque dans mon cerveau où sont classés les caractères, les émotions et les réactions humaines. Comme deux et deux font quatre, j'assemble ce que j'ai appris afin d'imaginer le résultat. « C'est assez délicat pour quelqu'un comme moi... » Quelqu'un qui n'a jamais aimé. J'ai aimé mon frère, mes parents, comme on aime sa famille. J'aime mes amis, mes proches, autant qu'on peut aimer ces personnes qui n'ont pas besoin d'avoir le même sang que nous pour être quand même de la famille. Mais pas un femme. Jamais le sentiment amoureux ne m'a animé. Alors comprendre comment ce même sentiment peut mettre quelqu'un à genoux… J'en suis loin, très loin. « Disons que mon divorce n'a rien à voir. » dis-je pour justifier mes mots précédents. Comme elle le sait, il n'était pas question d'amour dans mon couple. Mais au contraire, absence totale de sentiments. « Mais j'imagine que lorsqu'on a aimé la personne qui nous fait du tort, la blessure est profonde. » Plus que l'imaginer, je peux le voir. La peine de Joanne est palpable, chaque mot est difficile à articuler pour elle. La blessure est encore à vif, et je m'avancerais presque à dire que cette douleur est encore si intense parce que la jeune femme n'y fait pas face. Vivre les événements ont été déjà difficiles, alors panser les plaies force qu'à se replonger dans le calvaire. Mais comme toute blessure, lorsqu'on ne prends pas le temps de la soigner, elle se gangrène. « Tu m'a l'air cassée par cela. Je te connais encore peu, mais je sens que tu es à côté de toi-même par peur d'avoir mal. Que tu ne t'aimes plus à cause de ça. » Je l'imagine vive, optimiste, un peu plus sûre d'elle. Je vois une femme à la force douce, freinée par cette histoire. Je me penche légèrement vers elle, et attrape ses yeux du regard. Avec un sourire imperceptible, mais surtout une honnêteté à toute épreuve, j'ajoute ; « Je te le dis sincèrement ; ce n'est pas parce qu'une personne a cessé de t'aimer que toi tu ne mérites plus d'être aimée. » La laissant réfléchir à cela, je prends une gorgée d'eau. « J'espère que tu réussiras à aller mieux. A être heureuse. » Puis, bien plus léger, j'attrape me fourchette et prends un peu de risotto. Hors de question d'arriver aux larmes, tel est l'objectif de ce soir. Alors je compte à nouveau changer de sujet, histoire de ménager Joanne après ma grande indiscrétion. Avant de porter ma fourchette à ma bouche, j'ajoute avec un sourire bien plus large et enjoué ; « Je crois que la bonne cuisine aide à être heureux. Pas toi ? »

Joanne a peur. Ca, je le comprends aisément. Comme pour beaucoup de gens, la peur a guidé bon nombre de mes actes et de mes choix. La peur de faire face au décès d'Oliver, la peur d'être une déception pour mes parents, la peur de rester à Londres. Aujourd'hui, la peur de découvrir des aspects de moi-même dont je ne me doutais pas. J'ai peut-être même évité l'amour par peur de ce sentiment. Être effrayé est une émotion qui m'est trop familière. Je n'ajoute rien. Je pense que Joanne n'a pas besoin que nous nous enfoncions plus profondément dans ce sujet. Petit à petit, je sais ce qu'il y a à en savoir. Je n'ai pas besoin d'éreinter la jeune femme pour cela. Doucement, elle s'ouvre à moi, et je m'estime déjà chanceux que tout ce que j'ai pu dire ou faire ne lui ont pas fait prendre la fuite. Elle me souhaite également d'être heureux. N'en ais-je pas l'air ? Je ne me suis jamais posé la question. Je pense être heureux. Je suis dans une ville qui me plaît, entouré de personnes géniales, j'ai un travail qui me passionne, trop d'argent et trop d'espace dans ma maison. Je ne me demande pas pour quelle raison je me lève le matin. A mes yeux, c'est une des définitions du bonheur. Ce qui ternit le tableau, c'est ce trou, cet intense et profond sentiment de solitude, si tenace, si lourd, étouffant. Qui s'estompe doucement. Je lui souris et la remercie en silence d'un mouvement de tête, préférant ne pas plus m'attarder là-dessus. Après tout, nos assiettes refroidissent. Je laisse la dégustation du plat se terminer dans le silence. Une absence de bruit qui n'a rien de lourde ou de pesante, quoi que peut-être gênante par instants. Mais surtout un moment de calme, de regards échangés de temps à autre, de légers sourires en coin parfois. La pluie se met à taper sur les fenêtres du restaurant au moment où je dépose mes couverts dans mon assiette vide. Une pluie qui prend pas le temps d'aller crescendo et débute immédiatement par un torrent de grosses gouttes qui s'éclatent sur les vitres. « Tu aimes la pluie ? » je demande, pensif, le regard toujours perdu dehors. J'aime la pluie, mais uniquement celle de Londres. Ces petites bruines de gouttes minuscules et froides, très courtes, rafraîchissantes. A l'extérieur, hommes et des femmes se mettent à courir pour se mettre à l'abri. En quelques secondes, tous sont trempés des pieds à la tête. « J'espère que tu n'est pas garée trop loin. » Ou sinon, que son maquillage soit waterproof. Le serveur revient, débarrasse les plats et dépose la carte des desserts. Dieu sait qu'un repas n'est pas vraiment terminé s'il manque un dessert digne de ce nom. Avant de m'y intéresser, je demande ; « Ca a été à ton goût ? » Au fond, si ça ne l'avait pas été, il était trop tard pour en changer. Mais au moins, je saurais quel plat éviter la prochaine fois que je viendrais. Le serveur revient, bien trop rapidement à mon goût puisque je n'ai même pas le temps d'engager un nouveau sujet de conversation avec Joanne. Je commande une simple crème brûlée. Pas de café. Je tiens à faire ma nuit sans caféine dans le sang. « Je t'avoue que j'ai passé un temps monstrueux à me demander si je devais choisir ce restaurant ou un autre que je connais très bien plus à l'est de ville. Disons que… le public y est très différent, et je pensais que tu serais embarrassée. » Les plats sous cloche ne sont pas du quotidien de tout le monde, et cela peut être étrange la première fois que l'on assiste à ce rituel. « J'ai énormément de choses à apprendre en matière de… de rendez-vous. » Je me cache derrière une gorgée d'eau. Jamie, tu es une catastrophe.

Joanne est décidément faite pour l’Angleterre. Je ne connais aucun autre pays aussi sujet aux pluies très fines et légères. Depuis mon arrivée à Brisbane, je n’ai assisté qu’à des averses colossales. Le seul moyen qu’a trouvé la nature pour contrebalancer la chaleur ambiante. Malheureusement pour la jeune femme, sa voiture est garée loin. Elle finira certainement trempée, quel dommage. « Tu n’auras peut-être pas à te mouiller, qui sait si la pluie va s’arrêter. » dis-je en haussant les épaules. Ce genre de pluie a tendance à s’arrêter aussi soudainement qu’elle est apparue, et le dîner n’est pas terminé. La belle me confirme ensuite que le repas lui a plu, et approuve mon choix de restaurant. J’avoue avoir eu peur qu’en essayant de ne pas passer pour un homme exhibant son argent, elle ne me prenne au contraire que pour quelqu’un de radin, proche de ses sous. Ce qui est, il faut le dire, on ne peut plus loin de la réalité. Puis, sans que je m’y attende, la main de Joanne vient chercher la mienne. Je frisonne, je ne sais pas si c’est de plaisir ou de surprise, mais je sens que j’ai la chair de poule. J’ai beau essayer de cacher ma gêne derrière un regard fuyant, la jeune femme a capté mon attention et ne laisse pas mes yeux de défaire des siens –ou est-ce moi qui ne le veut pas. Je suis embrouillé. Elle me remercie. Même si un sourire se dessine doucement sur mes lèvres, je mets quelques secondes avant de trouver mes mots et répondre, pourtant très simplement ; « Content que ça te plaise… » Je ne vais pas devenir euphorique, sauter au plafond, danser sur la table, c’est loin d’être mon genre. Je reste dans la retenue. Cela me donne-t-il un air froid ? Je ne l’espère pas, je ne voudrais pas que Joanne pense que ses paroles ne m’atteignent pas.
Les desserts arrivent sur la table, doucement la soirée tend vers sa fin. Le regard posé sur ma crème brûlée, je me surprends à ma demander en combien de temps je serais capable de la manger de manière à être aussi lent que possible, sans que ma volonté de gratter des secondes soit trop visible. Je suis ridicule. Joanne ne touche pas non plus à la cuillère. « Tu… » Mes doigts passent doucement sur sa peau sans même que j’y fasse attention. Elle a la main tiède, légèrement moite. Mais elle est surtout prise entre mes doigts. « Hm, tu vas avoir besoin de ta main. » dis-je avec un léger rire ayant pour mission de dissimuler le fait que je doive la lâcher à contrecœur. « Ou alors, tu la laisses là et je mange ta glace pour toi. » Après tout, elle ne se mangera pas toute seule. Et l’amoureux de la glace à la vanille que je suis ne peut pas permettre que ce dessert se perdre et se transforme en une flaque de crème réchauffée. Puisqu’elle ne réagit toujours pas, je soulève doucement la main de la jeune femme et lui fait tendre le bras afin d’atteindre un espace proche de mon visage. Très légèrement, l’effleurant à la peine, je dépose un baiser sur sa peau avec un sourire quelque peu amusé. Je la redépose sur la nappe, et la libère de l’emprise de mes doigts. J’attrape finalement ma cuillère et entame ma crème brûlée. Durant tout le dessert, je reste dans les futilités. « En bonne amatrice de cuisine, je pense que je dois absolument te faire goûter un de mes desserts un jour. Histoire d’avoir ton avis. » dis-je pour combler le silence, le temps que nos coupes se vident. Le rituel du serveur reprend ; il vient chercher la vaisselle, nous demande si tout est bien allé, puis s’en va.
Le dîner terminé, Joanne et moi n’avons plus qu’à récupérer nos affaires et retourner dans nos chez-nous respectifs. Nous quittons la table. Je laisse la jeune femme récupérer sa veste pendant que je règle la note –sans même porter attention au montant à vrai dire, je compose machinalement le code de ma carte bancaire. Lorsque je reviens auprès de Joanne, mon attention se porte sur l’extérieur. « Quel déluge… » La pluie n’a pas cessé, bien qu’elle se soit largement calmée. « Attends-moi un instant, je reviens tout de suite. » Je viens de me rappeler qu’en bon Anglais, j’ai gardé l’habitude d’avoir un parapluie sur moi. Il est resté dans ma voiture, mais contrairement à Joanne, la mienne est garée sur le trottoir d’en face. Je termine bien mouillé, évidemment, même si l’aller-retour est court. D’une main dans mes cheveux, j’amoindris les dégâts. Mais au moins, mon invitée ne finira pas dans un sale état. « Allons-y, je t’accompagne. » dis-je en lui tenant la porte du restaurant. Je la laisse me guider jusqu’à sa voiture, tenant le parapluie au-dessus de nous. C’est un parapluie fait pour une seule personne, ce qui force Joanne à tenir mon bras pour rester assez proche de moi, et donc au sec. Le silence demeure ; je me fais à l’idée que la soirée prend fin, qu’il faut dire au revoir, peut-être à bientôt. Je à la fleuriste, à tout ce que j’aimerais dire et qui reste coincé dans ma gorgée malgré les pas qui nous rapprochent des dernières minutes. Trop rapidement, nous rejoignons son véhicule. Je prends une grande inspiration, réunissant mon courage. J’ai tenu toute la soirée sans perdre mes moyens, ce n’est pas le moment de se fissurer. Pourtant, ma nervosité est palpable. « Merci d’avoir accepté mon invitation, j’ai passé une superbe soirée en ta compagnie. » dis-je doucement. Seigneur, ce que les battements de mon cœur sont douloureux. Ma pauvre tête n’est pas habituée à ce flux sanguin. « J’aimerais vous dire… que… Hm, je… » Réfléchis avant de parler, ça peut aider. Je me mords la lèvre pour m’empêcher de baragouiner encore plus et virer au ridicule. Même mes poumons débloquent. « Pardon, je ne suis vraiment pas doué pour ces trucs-là. » Comprendre « les rapports humains » de manière générale. Mais faute de bouquins à la libraire à ce sujet, je fais comme tout le monde : j’improvise. J’ai peur. Je n’ai jamais fait ça. Je sens mes pensées et mes émotions m’échapper. Je déteste ça. Il paraît que c’est normal. Mes yeux devenus fous de gêne retrouvent finalement ceux de Joanne. Le calme se fait dans la seconde. Je retrouve mon aplomb. « Je trouve que tu n’es pas seulement belle, tu… dégages quelque chose d’incroyable… » Quelque chose qui me fait du bien et qui provoque tout ceci. Je ris nerveusement. « Ce que j’essaye de dire, c’est que je t’apprécie beaucoup. » Respire. Bien. « Au revoir… » dis-je tout bas, approchant mon visage du sien dans l’idée de déposer un baiser sur sa joue. Jusqu’à ce que je ne sais quelle force dévie ma trajectoire vers ses lèvres. Je l’embrasse doucement. Et lorsqu’enfin mon cerveau s’en rend compte, il m’ordonne d’arrêter. Mon visage reste à quelques millimètres de celui de Joanne. Je cherche du regard ses yeux, son visage, n’importe quoi qui puisse trahir sa réaction. Bizarrement, mon cœur est calme. Il sait que, quoi qu’il se passe, je lui ai été fidèle.

Je ne comprends pas ce qui est à l'origine mon geste, moi qui avait la simple intention de déposer un baiser sur sa joue. J'ai senti sa peau se rapprocher, ses lèvres passer près des miennes à quelques millimètres à peine, et c'est comme s'il m'était devenu impossible de leur échapper. C'était une attraction quasi magnétique, soudaine et inattendue. C'est fou de voir à quel point un détail peut changer les choses. Un visage qui refuse de se tourner, un simple geste affectueux devient un baiser, une déclaration. J'ai trop écouté Kaitlin me dire que mes sentiments pour Joanne sont absolument évidents. Je n'en suis toujours pas convaincu. Je ne sais toujours pas pourquoi je l'ai embrassé.
Elle ne m'a pas rejeté. Elle ne m'a pas poussé ou giflé. J'ai senti ma main serrer mon bras sans trop savoir ce que cela voulait dire de positif ou de négatif. Je n'ai pas eu l'impression de lui inspirer du dégoût, une envie de s'enfuir. Elle reste là sans bouger, tout près. Elle tente de dire quelque chose, mais rien ne vient. Sa fébrilité suffit à me faire peur. Essaye-t-elle de me dire que mon geste était déplacé, inapproprié ? Sa main lâche ma veste et cela suffit à créer un pincement dans mon coeur. Je la vois me dire poliment que cette attirance n'est absolument pas réciproque, qu'elle est désolée, que son divorce la bloque, sans oublier ma sale habitude à finir abîmé au poste. Je ferme les yeux, j'essaye de balayer ces pensées, me laissant les quelques secondes de silence comme répits. Attendant qu'elle trouve ses mots, je me concentre sur son souffle, la peau de son visage que la mienne frôle légèrement, son parfum mêlé à l'atmosphère humide. Je suis sorti de cette contemplation aveugle par la main que Joanne pose sur mon visage. Ses doigts passent sur ma joue, ma bouche. Je ne sais plus quoi penser, jusqu'à ce qu'elle me demande de lui assurer que nous nous reverrons. Qu'elle n'est pas qu'un flirt. Que cela signifie quelque chose. Oh Joanne, si tu savais. Si tu savais mon incapacité à éprouver de l'amour pour une femme jusqu'à ce soir. Tout ce qu'elle déclenche d'aussi beau et effrayant, de nouveau. Si elle savait que je n'ai jamais vécu tout ceci, que je ne comprends pas moi-même ce qui m'arrive. Bien sûr, elle ne peut pas en avoir la moindre idée. Elle ne peut pas deviner l'importance qu'à tout ça pour moi. Je souris un instant, la regardant. Je passe une main dans ses mèches blondes, sur sa nuque, et dépose un baiser sur son front. « Tu n'as pas idée... » dis-je sans finir ma phrase. « On va se revoir, ne t'en fais pas. » Quand, comment, je n'en sais rien. Je ne sais même plus comment je devrais agir face à elle la prochaine fois. « Rentres bien. Bonne nuit. » Si elle parvient à dormir. Rien n'est moins sûr me concernant.