Quitter le McTavish en ayant le sentiment d'avoir un peu trop bu, ce n'était pas une première fois pour Anwar. C'était une habitude qui, sans être totalement ancrée dans ce qu'il était, trouvait à certaines périodes un écho plus important qu'à d'autres. La mort de Frank, souvent, les ruines toujours fumantes de son mariage, parfois. L'enfermement de Caelan, ce soir-là. Le besoin de faire taire le mauvais pressentiment qu’il sentait lui tordre l’estomac depuis qu’il avait raccroché de sa conversation avec son ami, surtout, car de là où il se trouvait actuellement il n'y avait rien que le brun puisse faire de plus pour aider son ami. Chassé du bar, comme les derniers retardataires, par des employés chiffon en main qui espéraient pouvoir fermer, le brun avait remonté à pas lents l'avenue menant à son quartier, incapable de décider ce qui de l'alcool ou de la moiteur estivale lui donnait le plus chaud. Incapable de décider ce qui de l'alcool ou la culpabilité lui barbouillait le plus l'estomac. Le silence dans l'appartement lui avait paru lourd lorsqu'il était rentré, il n'avait pas le cœur à vérifier l'heure mais Maze devait dormir depuis longtemps, et les yeux s'habituant à la pénombre il s'était hissé sur l'un des tabouret de la cuisine en soupirant, sa chambre lui semblant soudainement trop loin pour s'y rendre et l'alcool dessinant de drôles d'ombres sur la corbeille de fruits face à lui. Dans l'obscur il avait l'air abattu, Anwar, la main glissant sur l'îlot jusqu'au fruit pour l'y saisir. Abricot. Un mot anodin. Un mot amusant, mignon ... Un mot plus chantant qu'ananas, plus joli qu'artichaut ou salsifis. Plus joli qu'un bon trois quarts du listing aux fruits ou consorts, dirait-on. Abricot doux sous la main d'Anwar, puis sur son palais quand sonnait 16h, la collation, Alma agitant bras ou mains dans un brin d'irritation pour avoir aussi droit à sa part. Abricot-chagrin qu'on oubliait sur l'îlot au matin, aussi, quand arrivait l'aura d'un jour sans but. Orphelin d'un métier dont il avait lui-même décidé de se priver, Anwar n'en avait plus aucun – de but. « Frank saurait quoi faire, lui. » Mais Frank n'était plus là, il n'aiderait plus ni Anwar ni Caelan, et le cœur en bandoulière l'inspecteur-en-indisponibilité-Zehri s'était finalement endormi là, la joue contre son bras et l'abricot serré dans sa main.

« T'as dormi là ? » Sa bouche était pâteuse, sa tête implorait pour un verre d'eau et la voix de Maze lui était parvenue comme du bout d'un long tunnel, mais relevant la tête vers la jeune femme le brun avait tenté de donner le change, malgré tout. « Non. » Le mensonge sonnait aussi faux que la voix rauque avec laquelle il l'avait prononcé, et le « J'ai dormi à la marina. » ajouté pour tenter de se donner de la conscience ne semblait pas plus avoir convaincu sa colocataire. Elle n'avait pas fait de remarque, pourtant, se contentant de déposer devant lui une tasse de café et un tube d'aspirine tandis qu'il entreprenait difficilement d'ouvrir les yeux. « T'es une Sainte, Crawley. » Sainte Maze était surtout habillée et sans doute prête à filer bosser – au cas où il aurait encore eu espoir qu'elle ne l'ait pas découvert là, à cuver en bavant sur l'îlot de cuisine. « Compte sur moi pour te le rappeler quand tu sentiras plus le whisky frelaté. » Oh, ça. La tête encore trop lourde pour qu'il la regarde dans les yeux, Anwar s'était contenté de brandir un pouce levé tandis que l'autre main se saisissait de l'aspirine. À l'instant où elle s'apprêtait à passer la porte de l'appartement, pourtant, il l'avait interpellée d'un « Maze ? » maladroit, et leurs regards s'étaient croisés. « Merci. » Elle méritait plus qu'un simple merci et il y avait bien d'autres choses qu'il aurait voulu dire, mais sous la brume de son esprit imbibé d'alcool il faudrait s'en contenter.

***
Le whisky s'était peut-être évaporé, la douche avait peut-être été salvatrice, mais le mauvais pressentiment qui lui pesait sur l'estomac n'avait pas disparu, lui. Si Alma avait été là il aurait eu de quoi se garder l'esprit occupé, on n'imaginait pas comme les journées filaient à toute allure avec un bébé, mais sa fille était chez sa mère, et le socle sur lequel tenaient ses relations avec Lene reposait en partie sur le fait de ne pas empiéter sur le temps que l'autre passait avec leur progéniture. Sans grande conviction, le policier avait quitté son appartement après avoir vérifié que la mangeoire d'Ibis était remplie, nourrissant l'espoir que depuis le pont de son voilier, la liste de ses tracas s'éclairerait d'une nouvelle perspective. Et puis finalement … Finalement il avait continué sa route, longé l'immensité de Beachcrest Road avec dans le dos la chaleur rassurante du soleil, et ne s'était immobilisé qu'une fois devant le 216. La main en visière malgré celle de sa casquette, il avait observé quelques secondes la façade de la beach house d'un air songeur, comme s'il hésitait, mais l'index ayant enfoncé la sonnette plus vite que ses jambes n'avaient effectué leur demi-tour il s'était résolu à aller au bout de son idée, aussi stupide soit-elle. « Salut. » Channing aurait pu ne pas être là, à vrai dire Anwar s'était presque déjà convaincu que ce serait le cas, mais puisque la porte s'était ouverte sur l'homme d'affaires il en avait simplement conclu qu'il avait eu du flair. « Je te dérange pas ? » lui avait-il alors demandé, quand bien même une réponse positive n'aurait plus rien changé à sa présence sur le pas de la porte. « C'est à propos de Caelan. Je peux entrer deux minutes ? » Bien sûr que c'était à propos de Caelan, quoi d'autre ? Channing et lui ne se connaissaient pas vraiment, ils avaient simplement le jumeau Leckie en commun, mais s'il y avait une personne susceptible de répondre honnêtement aux questions d'Anwar c'était bien lui.

@CHANNING WALKER

Anwar n’était pas quelqu’un qui se laissait aisément submerger par ses émotions. Plutôt pudique à ce sujet, il n’était jamais le dernier pour donner de la voix lorsqu’il s’agissait de pousser un coup de gueule, mais devenait subitement un homme de peu de mots s’il était question de sentiments. Pas du genre à se créer des tempêtes dans une tasse de thé, il possédait comme qui dirait un sang-froid de policier et savait raison garder, toujours à l’affût de solutions plus que de lamentations lorsqu’une situation s’envenimait … et pourtant. Était-ce d’avoir déserté le commissariat au profit de la marina depuis de trop longues semaines désormais, ou bien la situation le touchait-elle de trop près du fait qu’elle concerne l’un de ses amis ? Toujours est-il que le mauvais pressentiment qui s’était enroulé tel un serpent autour de son estomac après avoir parlé à Caelan au téléphone n’avait cessé de le tourmenter depuis, et ni l’alcool ni la douche supposément salvatrice prise au réveil n’étaient parvenus à l’en débarrasser tout à fait. Le retrouver là, planté sur le pas de la porte du Walker sans avoir pris la peine de s’annoncer au préalable, c’était donc bien plus l’expression d’un geste désespéré que d’une véritable stratégie pour transformer sa frustration en quelque chose de concret – que pouvait-il faire, avec Caelan coincé dans le seul endroit où il ne pouvait pas lui rendre visite ? « Salut Anwar. » Channing n’avait pas l’air très frais ; Ce n’était pas un reproche, simplement un constat. Et si d’ordinaire l’absence de tact d’Anwar l’aurait probablement poussé à faire une remarque railleuse à ce sujet en lui demandant s’il avait encore bien l’âge pour faire la bamboche jusqu’au petit matin, le fait d’avoir déjà sa propre migraine à gérer l’en avait dissuadé. Mieux valait en venir directement au fait, et dans cet esprit le nom de leur ami commun avait aussitôt été mis sur la table. « Bien sûr, entre je t'en prie. » Remerciant d’un signe de tête, il ne s’était pas fait prier et avait passé la porte, laissant au propriétaire des lieux le soin de refermer derrière eux.

Le regard se baladant autour d’eux, Anwar ne s’était fait qu’un bref aperçu des lieux sans être le moins du monde surpris – les gens pleins aux as avaient souvent un sens du goût diablement ennuyeux, probablement parce qu’ils dépensaient des fortunes pour obtenir les conseils de professionnels de la décoration tous persuadés que le rêve du commun des mortels était de vivre dans un appartement témoin. Peu importe, Zehri avait d’autres poissons à frire, et suivant Channing jusqu’à la cuisine il avait senti l’odeur familière du café lui chatouiller les narines. « Mets toi à l'aise. Je te sers quelque chose à boire ? » Retirant ses lunettes de soleil, le brun avait également ôté sa casquette et acquiescé à la proposition de son hôte d’un signe de tête « Je ne dis pas non à un café. » Et à une aspirine, mais un café cela ferait déjà l’affaire. Boire comme un poisson à la moindre contrariété n’était probablement plus de son âge, en plus d’être une mauvaise idée, mais il aurait bien le temps de se flageller à ce sujet plus tard : lorsqu’il aurait tiré au clair ce que lui cachait Caelan – car Anwar n’était pas là pour savoir si le Leckie lui cachait quelque chose, il était pas pour savoir précisément ce qu’il lui cachait exactement. Channing non plus ne semblait d’ailleurs pas d’humeur à castagner autour du buisson, et plutôt que de se perdre en small talk inutile il en était rapidement venu au fait. « Tu ... tu as eu des nouvelles ? Il va bien ? » Les lunettes et la casquette abandonnées sur l’îlot de cuisine, l’inspecteur avait haussé les épaules avec impuissance « À toi de me le dire. » et un soupir lui avait échappé. « Je l’ai eu au téléphone hier, il m’a dit qu’il allait bien. Mais je suis pas débile, j’ai bien senti qu’il me parlait pas franchement, c’est limite si je pouvais pas le sentir à travers le combiné faire ce truc avec son nez quand il ment. » Channing saurait très bien de quel truc il parlait, Caelan faisait cela tout le temps, dès qu’il avait quelque chose à cacher ; Pas étonnant qu’il soit si nul au poker. « Qu’est-ce qu’il se passe, là-bas ? J’suis sûr qu’il en parlerait pas à sa sœur, s’il avait des emmerdes … Mais je peux pas croire qu’il t’en aurait pas parlé, à toi. » Norah avait déjà suffisamment de choses à gérer avec ses enfants, et s’il y avait bien une personne que son frère aurait voulu préserver en cas de pépin c’était elle, particulièrement s’il n’y avait rien qu’elle puisse faire pour lui venir en aide. « Ça me fout déjà en l’air de pas pouvoir lui rendre visite, je vais devenir dingue si je sais pas ce qui se trame là-bas. » Alors crache le morceau Channing, laisse le chat sortir du sac et rend-moi service, avant que je fasse un ulcère.

@CHANNING WALKER

Nul besoin d'être fin psychologue pour comprendre que le sentiment qui, le premier, avait poussé Anwar jusqu'à la demeure du Walker était la culpabilité. Aucune autre issue au problème de Caelan n'aurait pourtant été envisageable à ses yeux, tant sur la nécessité que l’ingénieur se dénonce que sur le fait que lui rendre visite en prison n'était pas une option. Mais contre son gré, le brun n'en avait pas moins le sentiment d'abandonner son ami au moment où il en aurait eu le plus besoin, et de savoir que c'était pour le mieux était une bien maigre consolation. Même leurs échanges téléphoniques sonnaient faux, l'un s'appliquant à prétendre que tout allait bien sans que cela ne semble être la vérité, et l'autre rechignant à verbaliser son inquiétude pour éviter à leurs conversations déjà brèves de se transformer en moment désagréable. Les semaines s'égrenaient, la date à laquelle l'ingénieur pourrait espérer demander sa libération approchait, et encore trois jours auparavant Anwar continuait à faire avec l'idée de prendre son mal en patience, mais sa conversation de la veille avec Caelan avait jeté un trouble dont il ne parvenait pas à se débarrasser, et dont il manquait de personnes à qui le partager. Rien à voir avec l'intuition du policier, c'était quelque chose de plus personnel – et de bien moins rationnel, si tant est qu'une intuition puisse l'être. Et parce qu'Anwar était Anwar, il avait bien plus besoin de réponses que de phrases creuses supposées le rassurer : hors en cela Channing lui semblait être une bien meilleure option que n'importe lequel des Leckie.

L'ayant gratifié d'un café dont ils semblaient avoir autant besoin l'un que l'autre, l'homme d'affaires lui avait fait signe de le suivre, et quittant la cuisine ils étaient allés s'installer dans le salon, baigné dans la douce lumière de la matinée. « Je ne vais pas chercher à te préserver Anwar, la vérité n'est pas belle. » Passant sur le fait qu'il voyait suffisamment d'horreurs dans son métier pour ne pas avoir besoin d'être "préservé" de quoi que ce soit, il avait en revanche besoin de réponses et de vérité, et avait donc enjoint Channing à continuer d'un signe de la main. « Le truc qu'il fait quand il ment, il le porte presque en permanence lors de mes visites. Son faux air de joyeux là, celui qui ne lui va pas du tout. » Mais ? « Il s'est fait passé à tabac. Je ne sais pas ce qui s'est passé exactement, mais c'est récent et il a mauvaise mine. » Une acouphène venue s'inviter dans son oreille en même temps que la fin de phrase du Walker avait fait grimacer Anwar, et secouant machinalement la tête il avait tenté de faire passer ça avec un peu de café. « Il t'a dit pourquoi ? » Non pas que cela fasse la moindre différence, en milieu carcéral la moindre broutille pouvait être prétexte à devenir la cible de la frustration d'autrui. « Il a des hématomes au visage, des cernes et cet air éteint que je ne lui ai jamais connu. Il va mal, même s'il sourit toujours aussi niaisement quand j'essaie de creuser un peu. » Une grimace d'inquiétude étirant son visage fatigué, l'inspecteur avait passé une main dans sa tignasse blonde en soupirant. Et Norah ? Quelle excuse Caelan allait-il servir à sa sœur la prochaine fois qu'elle lui rendrait visite, probablement dans les jours qui suivraient ? « Je fais de mon mieux quand je vais le voir pour essayer de lui arracher un semblant de sourire sincère, lui changer les idées et lui offrir un peu d'air. Mais il sature, ça se voit, il est temps qu'il sorte de là. » Ayant quitté le sofa sur lequel il s'était d'abord installé, Channing avait observé un instant l'extérieur par la baie vitrée avant de reporter son attention sur Anwar. « Visiblement encore plus que je l'imaginais. » Le policier avait tenté de se persuader que son ami était peut-être "juste" déprimé ; Que le souci n'avait avoir qu'avec lui-même. Au lieu de cela il se passait exactement ce qu'Anwar avait tenté d'éviter en s'abstenant de rendre visite au Leckie.

Et maintenant quoi ? Il avait des réponses à ses interrogations, une confirmation à ses intuitions … Mais il se sentait toujours aussi inutile, toujours aussi impuissant face à la situation doublement fâcheuse dans laquelle se trouvait son ami. « Et son avocate ? Il lui en a parlé ? Si elle peut faire valoir qu'il n'est pas en sécurité elle pourra peut-être faire quelque chose … » Comme quoi ? Le mettre à l'isolement ? Cela améliorerait peut-être sa sécurité, mais certainement pas son état mental. Le transférer ailleurs ? la seule autre prison des environs abritait les peines de longues durée, soit des codétenus pas forcément plus recommandables. Soupirant face à cela, le brun avait posé sa tasse de café sur la table basse. « Il est pas fait pour ce milieu. Il est pas à sa place, là-bas. » Il le disait tout en sachant que cela ne rimait à rien : personne n'était fait pour l'emprisonnement, et aux homicides encore plus que dans n'importe quel service fréquenté durant sa carrière dans les forces de l'ordre, Anwar avait pu constater de ses propres yeux que les pires monstruosités pouvaient parfois émaner des plus insoupçonnables personnalités. « J'arrive toujours pas à comprendre comment on en est arrivés là, pourquoi il a … » Quoi ? Renversé quelqu'un et décidé que la fuite était la meilleure solution ? Préféré sacrifier son mariage, fuir sa famille et ses amis, nourrir sa propre culpabilité plutôt que de prendre ses responsabilités ? Le policier qu'il était ne parvenait pas à le comprendre, quant à l'ami qu'il était … Il se questionnait. Qu'est-ce qui avait poussé Caelan à leur tourner le dos à tous, et quel coche avaient-ils loupé, eux, pour n'être aujourd'hui rien de plus que des spectateurs impuissants ? « Faut que tu le fasse parler. » Se saisissant à nouveau de sa tasse, il continuait de fixer Channing d'un air sérieux. « Qu'il te donne le nom de ces types. Que je puisse me renseigner. » Autrement dit pour qu'il puisse juger du niveau de galère dans laquelle Caelan s'était embourbé.

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Tout policier qu’il était, Anwar avait toujours eu ce sentiment de dualité vis-à-vis de la justice, et de sa propre place dans l’immensité de la machine judiciaire. La vision manichéenne de l’inspecteur de police qui “mettait les méchants en prison” était tout juste bonne à expliquer son métier simplement à ses enfants, à sa nièce, mais rien n'était jamais aussi simple et la prison avait parfois des airs de pansement sur une jambe de bois – une jambe de bois vermoulu. La prison ne réglait pas le problème, elle le déplaçait seulement dans un lieu clos, et loin d'être un criminel endurci Caelan se retrouvait pris au milieu tel un agneau au milieu des loups. « Toutes les excuses doivent être bonnes, quoiqu'il en soit. » Sans doute, mais les codes en milieu carcéral n'étaient pas les mêmes qu'à l'extérieur, on n'évitait pas les problèmes de la même façon, et l'aide qu'on y recevait n'était (presque) jamais gratuite ou désintéressée. Tant qu'on slalomait entre les problèmes on pouvait espérer avoir la paix, mais une fois qu'on avait mis le doigt dans l'engrenage … « Tu sais aussi bien que moi que ce n'est peut-être pas la meilleure chose à faire. » Lui avait pourtant répondu Channing, lorsque le pakistanais avait suggéré de faire intervenir l'avocate de Caelan, et la frustration parlant le premier il avait rétorqué d'un ton agacé « Meilleure que quoi, servir de punching-ball ? » Combien de temps encore ? À quel prix ? Le Leckie n'était pas taillé pour ce milieu, il en avait peut-être la carrure mais il n'en avait pas le caractère, et qu'Anwar le souligne à haute-voix ne revenait qu'à enfoncer une porte ouverte. « Non ... mais il peut tenir. Encore quelques semaines. » Était-il prêt à prendre sereinement les paris ? Avait-il moins conscience que l'inspecteur du genre d'individus face auxquels Caelan était susceptible de se retrouver, ou bien avait-il simplement plus foi que lui en la capacité du jumeau Leckie à se sortir de cette situation délicate ? « Mais pour ressortir dans quel état ? » Physique, psychologique … Une incarcération n'était jamais anodine, et tout en intimant à Caelan de prendre ses responsabilités et de faire face à ses obligations, Anwar avait toujours su au fond de lui que le Caelan qui sortirait de prison ne serait plus celui qui y était entré quelques mois auparavant.

Les traits tirés par l'inquiétude, l'inspecteur de police avait déposé son café sur le recoin de la table basse en soupirant et passé une main lasse sur son visage, tandis que le propriétaire des lieux revenait s'asseoir à son tour. Rien de tout cela ne faisait sens, ni le fait que Caelan – Caelan – occupe une cellule de prison, ni le fait que sa présence soit due non pas à cet accident de voiture mais à la manière dont il avait tenté de s'y soustraire. Des mois après, Anwar peinait toujours à le digérer parce que cela ne ressemblait simplement pas à l'ami qu'il connaissait : ni fuir ses responsabilités, ni mentir à son entourage. « Je crois que c'est ce qui me bouffe le plus au-delà de le savoir là-bas. Le fait qu'il ait supporté ça tout seul, et qu'il ait pas eu l'aide qu'il méritait. Qu'on ait pas été foutu, personne, de voir qu'il allait mal et de comprendre pourquoi. » Mais s'il y avait bien des choses sur lesquelles le pakistanais s'en voulait, le fait de n'avoir pas visé juste n'en était pas une : « Parce qu'on a tous pensé que c'était son divorce. Il a tout fait pour qu'on ne cherche pas plus loin que ça, on n'avait aucune raison de penser que c'était la conséquence et non pas la cause. » Et pour qui se serait-il pris, Anwar, d'oser questionner ou discuter les raisons derrière un divorce, lui qui n'était déjà pas capable de gérer le sien ? « À quel point on a merdé, tous, pour qu'il ne nous fasse pas confiance là-dessus ? » Et le sauraient-ils seulement un jour ? Caelan serait-il capable de trouver les mots, de les poser, de fournir une explication ? Anwar en doutait, et savait d'avance qu'il n'aurait pas la force de chercher à le savoir … Cela n'avait plus d'importance, maintenant.

Caelan avait fait des erreurs, il payait les conséquences, et ni lui ni eux ne pourraient rien y changer. Ne comptait que le présent et ce qui suivrait, et à ce sujet-là l'inspecteur ne pouvait que tenter de se rendre utile à défaut de pouvoir se montrer présent. Et se rendre utile c'était aller à la pêche aux informations pour tenter d'éclaircir la situation que le prisonnier tentait de garder aussi opaque que possible. « À la seule condition que tu me tiennes informé une fois que tu en sauras davantage. » Acquiesçant d'un signe de tête, Anwar était resté silencieux, et laissant passer quelques secondes Channing avait ajouté « Mais tu sais qu'il va comprendre ... n'est-ce pas ? » occasionnant sur le visage du policier un rictus amer. « Et après ? Il est pas vraiment en position de discuter, on voit ce que ça a donné la dernière fois qu'il a voulu gérer ses emmerdes tout seul. » Il avait perdu sur tous les plans ; Cela aurait pourtant dû lui servir de leçon. Terminant ce qui restait de sa tasse de café, le brun l'avait reposée vide sur la table et, après un soupir las, il s'était remis debout et avait réajusté sa casquette sur sa tignasse décolorée. Paradoxalement, le fait d’avoir eu la confirmation de ses craintes lui avait rendu une partie de son sang-froid – il était plus facile d’agir en sachant qui était son ennemi, sans doute. « Tu as sûrement une tonne de trucs à faire, je ne vais pas t’embêter plus longtemps. » Les hommes d’affaires n’étaient-ils pas toujours débordés, après tout ? « Merci pour le café … Et pour m’avoir dit la vérité. » Tendant la main vers Channing pour serrer la sienne, il avait secoué la tête et promis d’un ton sérieux « Tiens moi au courant si tu arrives à le faire parler. C’est la seule chose que je peux faire pour aider … J’veux au moins pouvoir faire ça. » A défaut de pouvoir être présent, il voulait tenter d’être là à sa façon, lui aussi. D’être un ami plus présent et plus acceptable qu’il ne l’avait été les trois précédentes, pétri dans ses propres rancœurs.

@CHANNING WALKER