(bunyip) Les vagues déferlent avec une férocité insoupçonnée, éclaboussant le visage de Rhett d'une brume salée alors que Ezra et lui s'accrochent désespérément à bord du minable bateau gonflable leur ayant pourtant sauvé la vie. Les flots, animés par une colère insondable, semblent vouloir les engloutir à tout moment. Ils essayent, du moins. Jusqu’à présent, cela a été sans succès ; personne ne pense que cela saurait perdurer ainsi pour les deux naufragés. Le cœur de Rhett tambourine dans sa poitrine, ses mains crispées sur les rebords du bateau au point où ses phalanges sont devenues blanches. Son esprit tourbillonne dans un tumulte d'émotions contradictoires, perdu entre l’idée d’avoir la chance inouïe d’avoir survécu au naufrage du bateau et celle rationnelle de ne l’avoir fait que pour écoper de longues journées (mois ?) de survie impossible en plein océan.

Le souvenir du Bunyip hante chaque pensée de l’australien, d’autant plus que cette chose semble s’amuser à les traquer sans relâche. Les histoires qu'il avait entendues autrefois semblaient si lointaines, mais maintenant, elles prennent une réalité terrifiante. Il peut presque sentir sa présence menaçante planer dans l'obscurité des eaux infinies. Leurs espoirs de survie ne tiennent qu’à lé clémence de l’animal, s’ils peuvent encore le qualifier ainsi. Ils ne sont sûrement qu’un jeu, un repas qu’il n’a pas encore envie de dévorer et qu’il souhaite plutôt savourer.

Rhett se force à garder les yeux fixés droit devant, cherchant désespérément un signe dans l'océan déchaîné. Chaque vague qui s'abat sur eux semble les rapprocher un peu plus de leur destin funeste. Parfois, il pose son regard sur Ezra, qui semble à son tour partager son angoisse muette. Les deux hommes gardent le silence, sans doute effrayés à l’idée que leurs mots puissent ramener la bête vers eux.

Lorsqu’un grondement sourd résonne dans l'air, Rhett frissonne jusqu'au plus profond de son être. « Dis moi que c’était l’orage. » C’est un ordre : il veut entendre que ce n’était que l’orage, il veut savoir qu’il ne fait qu’imaginer des corrélations impossibles entre ce bruit, le Bunyip et les flots toujours plus déchaînés qui ne font que les avertir du danger imminent. Dans une œuvre gothique, ça aurait été le cas, alors pourquoi n’en serait-il pas de même dans la réalité ? « Il y a une île par ici. Je sais qu'il y a une putain d'île. » A la merci des vents, ils ne peuvent que prier de venir s'y échouer un jour - et le plus tôt sera le mieux.

Finalement, Ezra n’était plus si sur que l’option tenir à la vie était vraiment la plus sage de toutes celles qu’il aurait pu avoir. Il avait l’impression que cela faisait une éternité et peut-être même une seconde qu’ils étaient coincés sur ce bateau de fortune, qui leur faisait découvrir tous les coins et recoins de l’océan déchainé autour d’eux, sans les laisser apercevoir le moindre bout de terre ou le moindre navire qui pourrait avoir eu la malchance de passer dans le coin. S’en sortir était une bonne idée de base, lorsque tous les rats avaient fui le navire; désormais, il se demandait à chaque nouvelle vague si ce ne serait pas plus simple d’abandonner.

Un bruit sourd faisant froid dans le dos retentit et bien sur que son regard apeuré alla directement se jeter derrière eux, par là où la bête semblait être tapie depuis bien trop longtemps, attendant le moment parfait pour les dévorer. « Dis moi que c’était l’orage. » Rhett, à ses côtés, semblait plus déterminer à continuer d’espérer et voir une nouvelle issue dans tous les signes qui ne trompaient pourtant pas: ils n’allaient jamais s’en sortir. Décalant son regard pour le poser sur celui qui avait été son ami pendant de longues années avant qu’ils en finissent à partager un radeau, et lâchant un soupire, pinça quelque peu ses lèvres. « C’est l’orage. » Ils savaient tous les deux que ce n’était pas le cas, ou alors Ezra était moins dans le déni que pouvait l’être l’autre.

« Il y a une île par ici. Je sais qu'il y a une putain d'île. » Personne ne saurait jamais dire si c’était le vent ou un rire qui avait sifflé en cet instant entre les dents de Beauregard. « J’ai l’impression que tu dis ça toutes les deux heures Rhett, que y’a une île et que t’en es sur. » Ce n’était pas un reproche, pas un vrai; mais disons qu’ils n’avaient à rien et que ce n’était pas avec un espoir pour deux qu’ils allaient le faire. « Comment tu peux savoir qu’elle est là, hein ? On voit que dalle et on sait même pas où on est. »

« C’est l’orage. »
« Tu mens comme un arracheur de dents.»

Rhett a beau râler et grogner, mais il était le premier à reconnaître que ce n’était en rien le bruit de l’orage et en tout une putain de créature tout droit sortie des enfers - rien de moins. Il ressent pourtant le besoin de statuer que leur avenir est formé par une étincelle d’espoir, notamment parce qu’ils n’auraient plus aucune raison de continuer à avancer et pagayer si jamais ils n’avaient rien à y gagner et pas même la vie. « J’ai l’impression que tu dis ça toutes les deux heures Rhett, que y’a une île et que t’en es sur. » - « Et moi j’ai pas l’impression que t’aides à quoi que ce soit, en réalité. » Peut-être qu’il répète ça toutes les deux heures, certes, mais au moins il essaye quelque chose. Un jour, ses espoirs finiront par prendre la forme de la réalité, il y croit sincèrement.

« Comment tu peux savoir qu’elle est là, hein ? On voit que dalle et on sait même pas où on est. » - « Tu t’y connais en navigation peut-être ? Tu veux que je te laisse le bateau et tu te démerdes ? » Ils s’y connaissent aussi peu l’un que l’autre, ils le savent bien, et si c’est Rhett qui s’occupe de leur direction, ce n’est que parce qu’il est beaucoup plus têtu qu’Ezra. Lui semble déjà avoir accepté son sort, à une vitesse bien trop rapide pour que Rhett ne lui en veuille d’ailleurs pas sur ce point. « C’est pas parce que y’a personne qui t’attend à Brisbane que c’est le cas pour tout le monde. » En réalité, Rhett n’en sait rien, mais il l’imagine sans mal puisqu’Ezra ne semble pas avoir la moindre volonté de vivre, et cela ne peut dire qu’il n’a personne pour le motiver en ce sens. « Alors ? Hm ? Tu t’occupes de la direction, monsieur le génie ? » Puisqu'il semble tant y tenir, le sujet énerve Rhett qui lui tend les rames. Ezra ne s'y connait pas, mais peut-être qu'il aura au moins un peu de chance, lui. Plus que Rhett, en tout cas, ce qui ne leur ferait pas de mal, surtout si on prend en compte la bête qui erre près dans les eaux.