Carmine attendait dans le salon du loft qu’arrivent ses invitées. Allongé sur le canapé, sa Majesté jouait les blessés de guerre. Le plâtre qu’il portait à l’avant-bras était propre et blanc, preuve du caractère récent de sa blessure. Les premiers jours qui avaient suivi le match de rugby l’ayant opposé à Hartflied, l’Anglais était resté terré chez lui. À l’agonie, C. était également incommodé par ce poids mort censé aider son avant-bras à guérir. Par chance, aucune plaque n’avait été vissée à ses os cassés net. Les chirurgiens les avaient remis en place aisément. Ils avaient assuré que le mannequin finirait par retrouver le plein usage de son bras. Grâce aux petits soins tous particuliers que l’on réservait aux gens de sa classe sociale, même les traces de cicatrisation seraient minimes.

Cela n’empêchait pas Sighbury de trainer son âme en peine. Digne, C. ne pestait pas, ne râlait pas non plus, mais savait parfaitement comment tomber dans le mélodrame lorsque Greta lui demandait comment il se sentait ou s’il avait besoin de médication supplémentaire. Enfant gâté et choyé, sa Majesté n’avait jamais expérimenté les douleurs de ce genre. Douillé, voilà ce qu’il était. Et le fait de ne pas pouvoir se gratter sous le plâtre le frustrait beaucoup ! L'Anglais vivait mal de ne plus pouvoir faire ce qu'il voulait quand et surtout comme bon lui semblait.

Mais lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir puis les petits pas de Rosie arriver à toute vitesse, Carmine s’extirpa du canapé. Impatient, il s’accroupit afin de l’accueillir et sourit à l’entente de son prénom mâchouillé par la prononciation approximative de l’enfant : « Bonjour, Rosie. » La petite s’arrêta à sa hauteur et n’eut instantanément d’yeux que pour le plâtre. Ses petits doigts s’apprêtaient à tripoter l’objet lorsque la voix de Mabel la rappela à l’ordre. Sighbury redressa le regard en direction de son amie. Cette dernière venait de les rejoindre dans le salon. « Bonjour, Mabel. » C. lui fit signe de s’approcher afin de pouvoir la prendre dans son bras valide. Il la gratifia d’une accolade reconnaissante. « Merci de venir me voir. »  S’il l’avait souhaité, sa Majesté aurait tout à fait pu rester à l’hôpital, mais l’idée d’avoir à porter une blouse informe ouverte sur ses fesses ne l’avait pas convaincu. C. préférait le confort du logement qu’il partageait avec sa sœur, de sortie ce jour-là. Il n'était cependant pas capable de se faire à manger et cela n'avait rien à voir avec sa blessure. D'aussi loin qu'il s'en souvenait, Sighbury avait toujours été servi. Par les domestiques de la demeure familiale ou les serveurs des nombreux restaurants dans lesquels il prenait la plupart de ses repas. Même sur les plateaux de tournage ou lors des défilés, il y avait toujours quelqu'un pour s'occuper de son estomac. Ce jour-là, Mabel était sa bonne fée.

À ses pieds, la petite Rosalie observait toujours le plâtre avec la plus grande des attentions. « Il semblerait qu’une passion médicale soit en train de voir le jour ... » Chuchota-t-il en direction de la mère tandis que son regard restait tourné vers l’enfant. Puis, voyant que cela demandait beaucoup d’effort à la petite de ne pas toucher, C. tendit délicatement son bras blessé en direction de son visage de poupée. « Est-ce que tu donnerais un bisou magique à mon bras ? » Le même genre de bisou que ceux administrés par les nourrices des Sighbury sur les paumes de Carmine lorsque ce dernier revenait de l’équitation les mains rougies par le cuir des rennes ou la corde des collets.

S'il trouvait à s'occuper ? « Je relis Shakespeare. » Du Carmine tout craché. Il y avait d'ailleurs, sur la table basse, plusieurs ouvrages poussiéreux que Greta, soucieuse de lui remonter le moral, avait fait livrer de la bibliothèque personnelle des Sighbury, à Londres. Il ne s'agissait pas de traités de pratique et d'initiation au yoga dont parlait Mabel, mais cela constituait une activité effectivement plus calme que le rugby.

« Pas bon ! » Voyant Mabel réprimer son éclat de rire, Carmine imita l'attitude et se pinça les lèvres. L'Anglais ne se vantait d'aucune fibre paternelle particulière, mais, intuitif, il pouvait tout à fait sentir que l'attitude de son amie était celle à copier afin d'éviter à Rosalie des traumatismes de l'enfance. Le mannequin accessoirisé par ses parents dès son plus jeune âge en avait vécu plus d'un. S'il y avait bien un être sur cette planète qu'il souhaitait préserver de ce genre de désagréments, c'était la petite fille grimaçante face à son plâtre de mauvais goût. « Le plâtre, ça a pas très bon goût. Mais un bisou qui guérit sur la joue ou le front, ça marchera tout autant. » Que demander de plus ? Carmine se retrouva une fois de plus choyé et dorloté, aussi bien par l'une que par l'autre de ses invités. Sa Majesté, plus couvé qu'un bébé.

« Tant d'amour, je suis comblé ! » S'exclama-t-il tandis que sa main valide chatouillait gentiment les flancs de l'enfant. « Vous êtes mes infirmières préférées. » C. aimait voir rougir Rosalie. Il y avait dans l'attitude de cet petite quelque chose de pur et de sincère qui le bouleversait. Un peu comme si elle avait été amoureuse de lui pour les bonnes raisons, celles à côté desquelles passaient les adultes : son grand cœur, sa sensibilité et leur fascination commune pour les jolies choses. « Et toi, comment vas-tu ? » Reprit-il en direction de Mabel désormais assise à ses côtés.

Sur la table, un service à thé attendait qu'on remplisse les tasses. Greta prenait soin de toujours remplir la réserve de sa Majesté avant de partir. C. se pencha, servit la blonde puis fit de même pour lui. Il hésita un instant, mais finit par tenter une approche aussi délicate que le petit doigt qu'il tenait levé lorsqu'il buvait son thé : « Des demandes d'interviews en ce moment ? » Comment imaginer que cela pouvait ne pas être le cas ? La promotion de l'adaptation cinématographique de Nine avait été lancée juste avant le coup d'envoi du match. Carmine, peut-être un peu trop confiant, s'était jeté tête baissée dans la mêlée afin de venger son amie salie par les confessions de Rhett. At least, ce grossier personnage était reparti en ayant mal aux genoux ...

« Des tas de demandes, pour Nine, mais aussi pour d'autres projets. Mon planning va être plutôt chargé pour les mois à venir. » « C'est une bonne chose. » Carmine devinait que Mabel n'était pas forcément ravie du tournant que prenaient les choses depuis la sortie du livre de Rhett, mais il voyait dans le battage médiatique entourant le film une belle occasion pour elle de promouvoir ses autres projets. L'Anglais savait son amie bien plus maligne que certaines vipères de la presse ne tentaient de le faire croire ; il avait toute confiance en la capacité de Griffiths à surprendre tout le monde, comme elle l'avait déjà fait par le passé.

« Me dis pas que t'as essayé de me venger pendant votre match de rugby » « Je ne dis rien. » Répondit sa Majesté avec toute la superbe de celui se sachant ridicule, mais résolu à ne pas l'admettre. Son air suffisant ne trompait cependant personne. Carmine s'était comporté comme un idiot, voilà. « Pourquoi tu t'es lancé dans le rugby d'ailleurs ? » Mabel n'était pas la première à lui poser cette question. Greta l'avait récemment renouvelée et la surprise avec laquelle les femmes de sa vie semblaient appréhender son choix d'activité physique aurait pu le vexer s'il avait du genre à sentir sa virilité attaquée pour si peu. « Tu supportes à peine que Rosie te touche les cheveux, qu'est-ce que t'es allé te fourrer dans les vestiaires du rugby ? »

Sighbury gratifia son amie d'un regard complice. Être tous deux bisexuels leur donnait des opportunités d'humour que les amis hétéronormés n'avaient pas : « On voit de jolies choses dans les vestiaires de rugby. » Nul besoin de se montrer explicite. Les oreilles chastes de Rosalie le resteraient avec la bienveillance et le bon goût du mannequin doué pour sous-entendre sans dire crûment. Une fois le petit rire fluet ayant accompagné sa remarque envolé, Carmine reprit, plus sérieusement : « J'aime le challenge que cela représente. Représentait. » Il se reprit en constatant qu'il n'avait plus peur de foncer droit devant, que ce sport, plus qu'une blessure malheureuse, lui avait surtout apporté de la confiance en sa capacité à tenir tête et imposer ses choix quand convaincre était impossible. Sa carrière avait tiré profit de ce nouvel état d'esprit. Les parents de Carmine s'étaient pliés à ses revendications d'autonomie et avaient dû reconnaître que leur fils gérait parfaitement les choses seul. Sighbury restait un empire et une marque familiale, mais - à l'image de la royauté dont ils étaient si proches - il y avait dorénavant plusieurs façons de porter ce nom. Continents différents, mœurs différentes, racines communes.

« Et puis je suis devenu trop bon au golf, plus personne ne veut jouer contre moi. » Sa Majesté exagérait à peine. Son swing impeccable désespérait les autres membres du Royal Queensland Golf Club. Parfait jusque dans ses kicks les plus biscornus, C. était au green à 18 trous ce que Rhett était au terrain de rugby.

« Sportif et personnel. » Carmine ne regrettait pas de s'y être frotté. Il allait devoir attendre que son bras retrouve toute sa solidité et que ses séances de rééducation se terminent avant de pouvoir reprendre cette activité, mais son goût pour le rugby était sincère. Ne disait-on pas qu'il s'agissait d'un sport de voyous joué par des gentlemen ? Sighbury doutait qu'on puisse qualifier Hartfield de gentleman, mais là n'était pas la question. Mabel semblait disposée à faire de lui un maître nageur plutôt qu'un adepte du ballon ovale. C. eut un sourire tendre en direction de Rosalie. L'idée de se baigner avec la petite ne lui déplaisait pas. « Ce serait un bon compromis en attendant que mon bras guérisse. » Il se demandait si l'enfant insisterait pour prendre avec elle sa peluche et s'imagina le jouet vêtu d'un bonnet de bain. Une perspective amusante et insouciante, à l'image de l'enfant de Mabel dont la présence dans son salon était un véritable rayon de soleil. La présence de ses visiteuses suffisait à améliorer considérablement son moral en berne.

Après avoir observé la petite en silence tout en sirotant leur thé, Mabel s'inquiéta de ce qu'elles pouvaient faire pour lui. Carmine se redressa et alla chercher dans une armoire quelque chose qui ne tarda pas à attirer l'attention de Rosie. « Cayon ! » Des crayons, oui. De toutes les couleurs, présentés dans une pochette transparente vers laquelle se précipita l'enfant, main tendue. Sighbury plia les genoux. Il n'était pas mannequin pour rien, sa grande taille équivalait à 3 ou 4 Rosalie empilées, mais l'anglais faisait l'effort de se mettre à la hauteur de l'enfant chaque fois qu'il souhaitait engager la conversation avec elle. « Que dirais-tu d'un peu de liberté d'expression, Rosie ? » Si elle ne connaissait pas le terme, la petite semblait toutefois plus que partante. L'anglais redressa le regard en direction de son amie restée sur le canapé. « Me ferais-tu l'honneur d'un autographe ? » Il leva précautionneusement le bras afin de désigner son plâtre comme toile vierge. « Relookons cette horreur. »

Carmine revint s'asseoir aux côtés de Mabel. Il tenait dans sa main valide la petite main de Rosalie qui, elle-même, tenait la trousse de crayons. Enjoué, il tendit son bras en direction de ses invitées et les observa s'échanger les crayons tout en se faisant la réflexion que le rôle de mère allait décidément bien à son amie. Griffiths traduisait les mots de son enfant sans aucune difficulté, là où Sighbury n'entendait la plupart du temps que de joyeuses interjections incompréhensibles. Le temps passé en compagnie de l'enfant le rendait meilleur au jeu des interprétations, mais il était loin d'avoir l'expertise de Mabel.

Attentif, l'Anglais suivit l'application que mettait la petite à dessiner les spirales sur son plâtre et l'encouragea chaque fois qu'elle parvenait à effectuer un cercle sans en toucher un autre. Inconsciemment, il passait la main dans ses cheveux fins et communiquait avec elle une tendresse qu'on le voyait rarement exprimer face aux caméras. L'intimité de ce petit cocon lui permettait d'être lui-même. Lorsque Mabel s'attela au dessin de la robe, C. s'empara d'un feutre bleu avec lequel il dessina un smoking de cérémonie. La vision des deux vêtements l'un à côté de l'autre souleva dans son esprit une question qu'il se sentit en droit de poser compte tenu du fait qu'il était acquis entre eux que Carmine ne souhaitait que le bien de Mabel : « Ça se passe bien avec son P. E. R. E ? »

Épeler le mot permettait à Sighbury de s'assurer que Rosalie ne comprendrait rien à la conversation, qu'elle ne se sentirait même pas visée par la nature de leurs propos. Délicat, il veillait à préserver l'innocence de cette enfant chère à son coeur.