Depuis qu’elle était sobre, Faith nourrissait le fantasme de retrouver sa famille. Enfin, pas ses parents, elle était encore indécise pour son frère, mais elle voulait revoir son neveu et sa nièce. Ils avaient tout juste cinq et deux ans lorsqu’elle avait quitté l’Irlande pour l’Australie et ils lui manquaient. Elle avait toujours aimé aller les voir lorsqu’elle était encore dans son pays natal et que son frère lui parlait encore. Les dimanches, lors de repas en famille après la messe, elle était toujours assise au sol avec eux à jouer et à les taquiner. Elle aurait aimé pouvoir répéter la même chose avec sa fille, mais la vie en avait voulu autrement et c’était une de ses grandes défaites. Elle pensait régulièrement à Matthew et Máire. Elle se demandait ce qu’ils étaient devenu, s’ils avaient pu côtoyer Ella d’une manière ou d’une autre. Elle se demandait si son frère était plus doux que leur parent avec ses enfants. Elle se demandait également ce qu’elle leur avait dit lorsqu’elle était partie. Ils étaient si jeunes qu’elle se doutait bien qu’ils n’avaient jamais su la véritable raison de son absence. Lorsqu’elle se sentit prête, elle commença des recherches sur les réseaux sociaux. Ils n’avaient pas été si difficiles à trouver. À sa plus grande surprise, l’aîné lui répondit rapidement. Elle lui proposa un rendez-vous, lui expliquant qu’elle désirait le revoir, mais qu’elle comprenait qu’il ne le voulait pas et il lui répondit par la positive. Leur rencontre se déroula assez bien. Il semblait nerveux et elle s’était rendit compte qu’il était sur ses gardes. Elle lui expliqua rapidement qu’elle n’avait jamais voulu les abandonner, mais qu’il lui était arrivé une situation qui ne lui avait pas laissé le temps. Il n’insista pas pour qu’elle explique plus en détail ce qui lui était arrivé. Elle préférait rester évasive pour ne pas qu’il ait à choisir entre elle et son propre père. C’est pendant cette rencontre qu’elle apprit qu’ils étaient maintenant cinq : trois garçons et deux filles. Il lui parla brièvement d’eux, lui racontant qu’il était parti pour une mission humanitaire et qu’il n’avait jamais repris contact avec eux par la suite. Cette explication la laissa avec un goût amer. Elle avait une impression que son aîné avait fait la même chose avec son propre fils que ses parents avaient fait avec toi. Elle entreprit de tenter de trouver Eoin sur les réseaux sociaux, mais n’y arriva pas. Puis, elle vit une photo sur la page du Death before decaf. C’était une photo du staff et elle y reconnut le visage de son neveu. Matthew lui avait montré une photo d’Eoin lors de votre rencontre et, malgré qu’il avait vieilli, elle était convaincue que c’était lui.

Un mercredi soir, environ vingt minutes avant la fermeture du resto-café, elle entra à l’intérieur. Elle était chanceuse, c’était plutôt tranquille. Elle allait pouvoir s’adresser à Eoin et avoir une conversation avec lui sans avoir l’impression d’être écouté par d’autres clients ou sans l’empêcher de faire son travail. C’est lui qui vint l’accueillir et qui lui demanda ce qu’elle voulait consommer. Elle était nerveuse et aurait pris une bière, mais elle se contenta de lui demander une eau gazéifiée au citron. Elle ne pouvait pas sacrifier toutes ces journées de sobriété tout d’un coup. Lorsqu’il arriva avec son verre, elle passa proche de le laisser partir sans rien dire. Aussitôt qu’il eût le dos tourné, elle se lança. ”Pardon, est-ce que tu serais Eoin O’Hara ?” Elle avait décidé d’être directe. De toute manière, si elle tournait autour du pot, ce serait d’autant plus louche.

Faith n’était pas le genre de femme à s’imposer dans la vie des autres. Elle ne voulait pas déranger, ne voulait pas bousculer les gens. Par contre, la famille pour elle était vraiment importante et il fallait dire que c’était ironique qu’elle n’ait pas de contact avec la sienne. Elle n’était pas prête à contacter directement son frère puisque celui-ci l’avait renié avec fermeté, mais elle n’avait pas hésité à le faire avec Matthew. Elle n’avait pas insisté avec le restant de la fratrie O’Hara encore puisqu’elle avait senti que ce dernier était un peu hésitant à l’idée de la voir faire irruption dans la famille. Par contre, elle devait savoir pourquoi il lui avait mentionné qu’Eoin n’était jamais revenu de sa mission humanitaire alors qu’elle l’avait sous les yeux. Ayant elle même vécu le rejet de ses propres parents, elle avait un impression que son neveu avait peut-être vécu la même chose dans sa famille et elle devait en avoir le coeur net. C’est donc pour cette raison qu’elle s’était rendue au Death Before Decaf’ ce soir-là et qu’elle avait interpellé Eoin alors qu’il s’apprêtait à s’éloigner d’elle. Elle n’était même pas sûre que c’était lui. Après tout, il y avait possibilité que ce ne soit qu’un jeune homme qui lui ressemble. « Oui… C’est moi. Mais je suis sincèrement désolé, je ne vous reconnais pas. » Son coeur se mit à battre à toute vitesse. Elle ne pouvait plus reculer maintenant. Elle devait se présenter et lui dire qui elle était et pourquoi elle était là. Elle passa sa main dans ses cheveux dans un mouvement nerveux. « C’est normal oui. Tu n’avais probablement jamais entendu parler de moi en fait. » Elle prit une grande inspiration suivit d’une gorgée de son eau gazéifiée. Elle se rendit compte que malgré elle, elle avait laissé régner un certain suspense. « Excuse-moi, je m’appelle Faith. Faith O’Hara. » C’était fait, c’était dit. Elle regarda le visage d’Eoin. Elle ne voulait pas lui causer de mal, elle devait expliquer pourquoi elle était là. « Ton père ne sait pas que je tente de reprendre contact avec toi, ça fait près de vingt-neuf ans que je ne lui ai pas adressé la parole… » Elle parlait vite, ne laissait pas vraiment le temps à Eoin de dire quoi que ce soit. C’était le stress qui la rendait aussi volubile, elle qui avait une bonne capacité d’écoute normalement. « Je suis désolée de te déranger sur ton lieu de travail, mais je ne voulais pas prendre contact avec toi par les réseaux sociaux… C’est si… Impersonnel. » Elle reprit une grande inspiration. La balle était dans son camp à lui maintenant. Elle ne pouvait plus rien changer, il devait décider s’il voulait continuer la discussion ou s’il décidait que c’était trop pour lui et qu’il ne voulait pas lui parler. Elle comprendrait peu importe la réaction qu’il aurait. « Tu dois tellement avoir de questions… » Elle poussa sa dernière phrase dans un chuchotement à peine audible. Ce qui était sûr, c’est qu’elle était ouverte à répondre aussi sincèrement que possible à toutes les interrogations qu’il aurait pour lui. Après tout, ce n’était pas rien apprendre soudainement qu’il avait une tante dont il n’avait probablement jamais entendu parler.

« Je…C’est pas… » Faith l’avait prit de court, elle le sentait dans la manière qu’il semblait tendu. En même temps, pouvait-elle vraiment lui en vouloir ? Elle-même serait probablement partie en courant si quelqu’un arrivait de nulle part comme ça en lui disant qu’il était dans sa famille. Elle s’attendait même à ce qu’il lui rit en plein visage et qu’il parte sans même lui accorder quelques instants pour lui expliquer, mais elle fut soulagée de voir que ce n’était pas le cas. Elle lui offrit toutefois quelques instants de silence pour qu’il puisse assimiler ce qu’elle venait de lui annoncer. « Je… Oui… Beaucoup de question… » Elle hocha de la tête. Elle ne pouvait pas s’attendre à moins que ça. Et elle lui pardonnerait s’il était impoli et indélicat dans ceux-ci. Elle venait de bousculer son monde en moins de deux secondes. Elle était à peu près certaine qu’il ne savait même pas que son père avait une soeur. Elle le vit jeter un coup d’oeil à la salle. « Tu peux aller t’occuper de tes clients et on peut se parler après la fermeture. Je te promets que je resterai là et que je ne me sauverai pas. » Maintenant qu’elle avait retracé quelqu’un de sa famille qui avait l’air de vouloir lui porter un peu d’attention, elle ne voulait pas prendre la chance de le perdre. Il y avait bien le grand frère d’Eoin, mais elle n’avait pas senti qu’il voulait garder contact avec elle. Et elle avait le préssentiment que le jeune homme qui était devant elle n’était pas vraiment près de sa famille également et elle voulait comprendre pourquoi. Bien qu’elle n’oserait probablement pas lui poser la question cette soirée-là. Il prit alors place sur la chaise qui était devait elle. Elle fut soulagée de voir qu’il avait l’air disposé à lui parler. « Et…Euh… Oui. Je crois que je vous… Tu ? » Elle eût un petit sourire bienveillant. « Tu peux me tutoyer, » Elle ne voulait pas de la distance qu’imposait un vouvoiement. Elle préférait qu’il soit complètement à l’aise avec elle. « Je t’aurais pas cru si tu m’avais contacté par les réseaux sociaux. T’es censé être morte… ‘Fin c’est ce qu’on m’a dit. » Les paroles d’Eoin lui fit l’effet d’un coup de poignard dans le coeur. Ne pas parler de son existence était une chose, mais le fait que son propre frère ait mentionné à ses enfants qu’elle était morte, elle ne s’attendait pas à ça. Quoi que peut-être qu’il s’était servi de cette excuse pour pouvoir leur parler d’elle ? Leur mentionner des souvenirs heureux qu’ils avaient ensemble lorsqu’ils étaient enfants ? C’était ce qu’elle espérait, mais au fond d’elle, Faith en doutait fortement. Elle vit Eoin se passer la main dans les cheveux dans un geste de nervosité, le même tic qu’elle-même avait lorsqu’elle était mal à l’aise. « Tu sais, j’étais plutôt convaincue que tu n’avais jamais entendu parler de moi. » Elle employait un ton doux et apaisant pour lui parler. Elle essayait de détendre l’atmosphère alors que c’était une discussion difficile autant d’un côté que de l’autre. « Putain… Nan…le salaud… Quand tu dis que ça fait plus de vingt-neuf ans que tu n’as pas parlé à mon père. C’est mon père qui t’a rejeté, n’est-ce pas ? » Elle fit un signe négatif de la tête. Enfin, oui, mais non… Elle ne voulait pas parler contre les grands-parents d’Eoin, mais elle se devait de lui dire la vérité. Et avec ce qu’il venait de dire, elle se doutait bien qu’il n’avait pas la relation la plus simple avec lui. « Ton père n’a qu’écouter la directive de tes grands-parents. C’est eux qui m’ont rejeté de la famille et j’imagine qu’il n’a pas eu le choix de faire pareil s’il voulait conserver une relation avec eux. » Elle avait prit soin de ne pas utiliser les termes mes parents en parlant de ses géniteurs puisque même si Faith aurait voulu les revoir, elle n’était pas prête à leur pardonner ce qu’ils lui avaient fait. Elle ne pouvait pas s’empêcher de croire que toutes ses épreuves ne seraient pas arrivées si elle ne s’était pas retrouvée sans domicile lorsqu’elle avait accouché d’Ella. « Je suppose que toi au.… tu ne rentres pas dans les cases de la famille parfaite ? » Elle avait bien remarqué qu’il avait coupé sa phrase. Elle ne chercha pas à le pousser à se confier à elle. Après tout, elle n’était qu’une inconnue. Elle passa sa main dans ses cheveux en soupirant. « Pas vraiment. Je ne veux pas que tu ais à prendre de partie, mais je crois que je te dois une explication pour mon absence… Tes grands-parents m’ont mis à la porte de leur maison lorsque j’avais 17 ans. Je venais d’avoir ma fille. Est-ce que j’ai besoin de te dire que d’avoir un enfant à l’extérieur du mariage était considéré comme un péché épouvantable pour eux ? » Elle prit une gorgée de son eau pétillante. Elle était nerveuse, ne savait pas comme Eoin prendrait la nouvelle d’une cousine qu’il ne connaissait pas. Elle sentait toutefois qu’elle devait lui répondre sans rien lui cacher si elle voulait qu’il puisse lui faire confiance.