Dernier coup d'oeil devant le miroir. J'ai le trac. Je n'arrive pas à croire que j'ai calculé autant de choses. Le restaurant : un bel endroit, mais rien de trop excessif. Il ne faut pas donner l'air de vouloir l'acheter avec un repas hors de prix, ni d'être un type qui exhibe son argent. Sans oublier que les établissements de la haute pourraient la mettre mal à l'aise. Elle n'est pas de cet univers, elle ne se sentira pas chez elle. J'ai donc réservé dans un endroit qui soit assez beau (et cher) pour être à la hauteur de mon invitée, sans trop en faire. Nous devons nous retrouver là-bas. Je trouve l'option plus rassurante pour elle. Si la soirée tourne mal, Joanne pourra décider de partir et se sentir libre de prendre sa voiture. Oui, j'envisage aussi le pire.
Le costume : la question était d'ailleurs, faut-il un costume ou non. Après des heures de réflexion, la réponse était non. Enfin, oui. Bref, je n'ai pas tranché. J'ai tenté une tenue à la fois classe et casual (comme si c'était aussi simple que ça de trouver le bon équilibre). Simple pantalon de ville, chemise blanche, et veste cintrée. J'ai retiré toutes les fioritures : pas de cravate, de nœud, pas de boutons de manchette. Jamie, version bio. Et cela ne me semble pas mal.
Ah, les fleurs. Ces fameuses fleurs. C'est sûrement la touche too much, mais il semblerait que je ne puisse pas m'en empêcher. J'ai acheté cette composition très simple de roses, de freesias et d'alstromerias il y a à peine une heure. Je ne voulais pas risquer de me retrouver devant un fleuriste fermé si je m'y prenais à la dernière minute. Cela a sûrement été la meilleure idée de ma journée. Voir de ces derniers mois. J'ai eu la chance de rencontrer Kaitlin, la gérante. De longuement parler de cette mystérieuse personne à qui les fleurs sont destinées. De réaliser…
Je passe en revue tous ces savants calculs une dernière fois. Et encore une fois. Allez, tout est impeccable, il serait temps d'y aller. Mon dieu. Je perds pied comme une lycéenne le soir du bal de promo, c'est ridicule. Ce n'est qu'un rendez-vous au restaurant, pas une réunion du conseil d'administration. Mon premier rendez-vous en… trois ans. Rien d’insurmontable. Sûrement. Quoi que. Ben se met soudainement à aboyer. Il me met dehors. Ca m'arrache un rire, juste assez pour me détendre un peu. Merci, fidèle compagnon. Je file.
Je parviens à me garer à quelques mètres du restaurant -une chance un vendredi soir à Brisbane. D'un coup d'oeil à travers la baie vitrée, je vois que Joanne n'est pas encore arrivée. Tant mieux. Je demande ma réservation auprès du maître d'hôtel qui me dirige vers une petite table au milieu de la salle. Non, hors de question. Tout un repas en plein dans le passage des serveurs, au milieu du champ de vision de tous les clients ? Pitié. L'homme m'explique que toutes les autres tables sont également réservées, plus rien n'est libre pour en changer. Je soupire, sors mon porte-monnaie et lui glisse dans la main la seule chose qui ouvre toutes les portes de nos jours : un billet. C'est ainsi que j'obtiens une table avec banquette dans un coin tranquille, légèrement coupée du reste du restaurant par quelques plantes. Je remercie l'homme qui prend congé et me laisse m'installer. Je n'ai plus qu'à attendre qu'elle vienne. Si elle vient.

Enfin, elle arrive. Je reconnais immédiatement sa petite silhouette dès qu’elle pose un pied à l’intérieur du restaurant. Par réflexe, je saute sur mes pieds et me lève pour l’accueillir. J’ai une poignée de secondes pour décider de la meilleure manière de lui dire bonsoir ; une bise, une accolade, rien du tout ? Je suis paralysé, mes pensées bloquent sur le simple fait qu’elle soit là. Je souris nerveusement. La voilà déjà devant moi, et je n’ai toujours pas tranché. A quel sujet déjà ? Je ne sais même plus. Elle s’assied, et je fais de même par automatisme. « Ce n’est pas grave, ne vous faites pas. » je réponds à ses excuses. Joanne a bien quelques minutes de retard, mais étrangement, elles sont passées bien vite. Il paraît que le stress ralentit le temps, ce soir est une exception à la règle. Je souris à son histoire du gardien de nuit qui a déclenché l’alarme. Je me souviens de la première fois où je me suis retrouvé dans un studio de radio. J’étais à peu près aussi maladroit, mes pieds se prenaient dans tous les câbles qui jonchaient le sol. « Au moins, l’alarme fonctionne. » je dis avec un haussement d’épaules. Je la laisse souffler, se remettre de ses émotions. Elle est très légèrement décoiffée, rien de désastreux, mais je la sens préoccupée au sujet de sa coiffure lorsqu’elle passe une main dans ses mèches blondes. Je ne peux m’empêcher d’arborer un air amusé. « L’important c’est que vous soyez venue. Et vous êtes très belle. » dis-je pour la rassurer.
Un court silence s’installe. Mon regard, d’abord fuyant sur les lignes de la carte des boissons, se décide à croiser à nouveau celui de Joanne. A ne plus le lâcher. Tant de nervosité ; je lutte contre mon envie de jouer avec mes mains, gratter la nappe, tripoter mon verre ou mes couverts. Je ne m’accorde qu’une seconde pendant laquelle mes dents passent sur ma lèvre inférieure, avant d’esquisser un sourire gêné. Je ne sais pas quoi dire, je ne suis pas certain d’avoir envie de parler dans l’immédiat. Je sens mon cœur, si rapide depuis l’arrivée de la jeune femme, retrouver un rythme de croisière peu à peu. Mon ouragan de pensées indéchiffrables se calme, et le vent repose chaque idée à sa place. Je songe à ma conversation avec la fleuriste.
Un serveur brise le silence pour prendre la commande des apéritifs. Muscat pour elle. « Mojito, virgin, merci. » dis-je à mon tour. Pas d’exception concernant l’alcool. Mon organisme y est si peu habitué que je ne veux pas prendre le risque de me sentir malade devant Joanne. Une pinte suffit à me donner mal au crâne, alors je ne veux pas imaginer un cocktail. Le garçon s’en va après un hochement de tête, nous laissant seuls à nouveau.
« Je pense que nous pouvons passer au tutoiement maintenant, non ? » je demande à la jeune femme, comme une subtile tentative de rapprochement. Nous avons gardé cette marque de respect et de distance qu’est le vouvoiement depuis que nous nous connaissons.

La dose de courage qu’il m’a été nécessaire de réunir afin de proposer à Joanne de se tutoyer est plutôt ridicule. Après tout, ce n’est qu’une suite logique, et vraiment rien de sorti de l’ordinaire. Mais je me suis tant habitué à vouvoyer la jeune femme que j’ai peur que si nous laissons cela s’installer, s’ancrer dans notre relation, nous n’en sortions plus. C’est une sorte de barrière qu’il fallait faire tomber pour espérer réussir à aller au-delà. La belle accepte, riant en ajoutant qu’elle pense avoir besoin d’un temps d’adaptation. « Moi aussi ! » je réponds avec un léger rire. Je me vois déjà essayer de formuler toutes mes phrases de manière à éviter toute forme de pronoms. Ce dont je suis bien incapable. Mais cela ne devrait pas être trop difficile ; nous ne sommes pas très formels au travail, la radio est une grande famille. Et en dehors de cela, je suis rapidement amical envers les personnes que je rencontre. C’est plus une forme de timidité qui m’a poussé à garder une distance avec Joanne. Une distance qui n’a plus lieu d’être. La jeune femme est la première à lancer un sujet, celui de la photo dans le parc. Je ne peux m’empêcher d’avoir un grand sourire. « C’est une très belle photo, je trouve. » dis-je, approuvant ses paroles. Je ne mentionne pas le fait que je l’ai immédiatement envoyée à Lehyan, mon meilleur ami, histoire d’extérioriser un minimum l’instant d’euphorie qui a suivi notre instant au parc. J’extériorise assez peu mes émotions, à part la colère qui, elle, m’échappe totalement. Avec un sourire gêné, j’ajoute ; « Tu vas finir par me trouver narcissique à force de faire des photos, mais j’aime beaucoup avoir des souvenirs de tout ce qui se passe. Des personnes que je rencontre, des bons moments. Je les imprime et je les garde. C’est très vieille école, mais c’est important à mes yeux. » Oh, elle peut se moquer si elle le veut, je suis habitué à ce que mon âme de grand-père fasse rire. Cette aversion de la technologie, pour ne pas dire que toute notre époque actuelle, laisse souvent penser que je suis né dans le mauvais siècle. Je préfère tenir un vrai livre dans mes mains, écouter un vieux vinyle, mon répertoire musical s’arrête aux années 80, et j’aime garder des photos sur papier glacé. Je ne comprends toujours pas vers où nous mène la dématérialisation de toutes nos possessions. Si demain nous disparaissons tous, dans un de ces scénarios où l’électricité n’existe plus, les serveurs crashent, que restera-t-il ne notre passage ? « Mes photos sont un peu mon musée personnel. Je garde une trace du passé, et je sais que, dans le futur, elles permettront de garder une trace de moi. Vu ton métier, je pense que tu peux comprendre ça. » dis-je avec une once d’espoir de ne pas être regardé comme un illuminé. Une question me vient tout naturellement ensuite ; « D’ailleurs, qu’est-ce qui t’as poussé à devenir conservatrice ? » D’après ce que je sais de son caractère, ce n’est pas vraiment une vocation surprenante. Joanne me semble attachée au passé et assez empathique pour se sentir proche de toutes ces personnes qui n’existent plus.

Bizarrement, Joanne ne semble pas surprise de ma préférence pour les photos « matérielles ». Ou bien, elle le cache à la perfection. Un rire m’échappe lorsqu’elle évoque les conservateurs des générations à venir. J’imagine de grands musées à base d’écrans projetant les œuvres de grands maîtres, mais dont l’original reste aux archives. Il n’y aura plus besoin de conservateurs du tout, à mon avis. Et plus rien à conserver. « J’ai sûrement plus de chances de finir dans un musée du futur que la majorité des gens alors ! » dis-je avec un sourire amusé. C’est tellement narcissique d’être aussi soucieux de son empreinte dans l’Histoire. Cette peur d’avoir existé pour rien, qu’une fois dans la tombe, il n’y aura rien pour témoigner de mon existence. Mes photos, c’est ma vanité. La peur du temps qui passe, du futur, et le besoin d’exister. J’aimerais faire partie de ceux qui s’en fichent, ceux qui vivent au jour le jour, comme ils disent. Impossible. Tout me raccroche au passé, la seconde que je viens de vivre est déjà du passé. Alors je m’efforce de penser en matière d’avenir. Le jour suivant, le mois suivant. Je fais des plans, je me donne des objectifs, et cela me permet d’avancer. « Je ne pourrais pas être plus d’accord avec v… toi. D’expérience, je pense qu’il n’y a pas plus important que le passé pour construire le futur. » C’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’exil est si difficile. C’est faire une croix sur tout ce que j’ai vécu en Angleterre, tout ce qui a construit un certain Jamie. Je l’ai détruit, et semaine après semaine, mois après mois, je lui écris une nouvelle histoire qui créera un autre Jamie. Depuis ma rencontre avec Joanne, cette partie de moi un peu perdue a trouvé quelque chose à laquelle se rattacher. C’est elle. Je le sais maintenant, c’est elle qui a le pouvoir de m’aider à devenir « moi-même ».
Les verres arrivent sur la table. Joanne lève le sien pour trinquer, à nous. J’aime ces sons. Levant mon verre, je la rassure ; « Il n’y a pas de meilleur sujet pour trinquer. A nous. » Un tintement scelle cet hommage. Puis je prends une gorgée de ma boisson. La menthe et les bulles traversent ma gorge et me rafraîchissent l’esprit. C’est agréable. « Oh, j’allais complètement oublier. » Je repose mon verre rapidement et me penche sur ma gauche pour attraper le bouquet de fleurs que je souhaite lui offrir. « Tenez, pour vous. Pardon. Pour toi. » La composition n’est vraiment pas trop énorme ou encombrante, je la passe facilement par-dessus la table pour la mettre dans les mains de Joanne. « Je sais, c’est too much. » dis-je avec un sourire gêné. Jamie tout craché. Elle va me prendre pour un cinglé.
A son tour, Joanne me demande ce qui m’a poussé à être rédacteur en chef aujourd’hui. Je ris à sa remarque. « C’est vrai. Quand j’étais petit, je voulais devenir acteur… ou Kermit la grenouille. » Une vocation ratée, quel dommage. J’aurais été un batracien d’enfer. Blague à part, j’ai toujours aimé le théâtre, la scène. Mais bien entendu, c’était le genre de carrière dont il m’était absolument interdit de penser. « J’ai fait des études de journalisme pour ma mère, qui est du métier. A la base, moi et l’école, ça faisait deux. Mais je voulais qu’elle soit fière de moi. Et au fond, je n’avais pas vraiment le choix. Mes parents ne pouvaient pas se permettre que les frères Keynes soient deux ratés. » Un camé suicidé et un acteur vivant de leur argent, cela aurait été la disgrâce.

Je souris. Encore, toujours. Nerveusement. A la fois gêné et heureux. Soulagé et stressé. Elle aime les fleurs. Elle semble vraiment, sincèrement touchée. Je dois dire que je ne m'attendais pas à ce genre de réaction. Pas de manière aussi sincère. Les femmes aujourd'hui ne peuvent pas s'mepêcher de tourner à la dérision les attentions des hommes -et inversement. Une manière puérile de se rassurer, de ne pas se prendre au sérieux, d'anticiper le rejet. Joanne, elle, n'en est pas. Elle apprécie le geste. Vraiment. Elle dit qu'elle n'a rien pour moi. Je souris, amusé. Je n'attends absolument rien en échange. Si ce n'est un sourire, comme le sien actuellement. Un regard, comme celui qu'elle m'adresse. Moi, je fuis un instant ses iris bleus. J'étais si persuadé qu'elle rirait de moi, elle me prend de court. Et sa main atteint la mienne. Mon coeur s'emballe un instant. Jamie, ce n'est franchement pas le moment de perdre tes moyens. On se reprend. « Ravi que ça te plaise. » je réponds, sobrement, avec un fin sourire. Mes doigts se referment sur sa main.
Je confie à Joanne que mon chemin de vie ne relève pas du choix. Mais de l'obligation. Elle devait s'en douter, sachant de quel monde je viens. Le choix est une illusion. L'important, c'est vrai, est d'aimer son travail. Je ne m'imagine pas avoir la boule au ventre tous les matins avant d'aller au bureau. Je ne comprends pas comment on peut survivre ainsi. Pourtant, plus d'une personne subit le job qui met du pain sur leur table. Là encore, j'ai de la chance de faire un métier qui me plaît. « J'adore ce que je fais. Mener des journalistes à la baguette, commander cette petite armée de fouineurs. » dis-je pour plaisanter. Non, je n'ai jamais eu un esprit de leader. « Mon travail est ce qu'il y a de plus important pour moi à l'heure actuelle. C'est une passion. » dis-je plus sérieusement. C'est une des rares choses que je ne dois à personne d'autre que moi. Mes parents, mon nom, mon argent n'y sont pour rien. J'ai eu ce poste par moi-même, et cela a été ma première fierté, ma première victoire dans cette nouvelle vie.
Sujet sensible. Mon frère. Je savais que je n'aurais pas dû le mentionner. Parler de lui amène toujours son lot de questions. Je me rends compte que plus je reste secret à son sujet, plus cela attise la curiosité de mes interlocuteurs. Peut-être est-ce un sujet que je devrais mettre sur le tapis plus facilement. Mais j'en doute. C'est encore trop douloureux. Même dix-huit ans plus tard. Je cherche mes mots quelques instants, je souhaitant pas trop en dire afin de ne pas casser l'ambiance. Chose difficile. « Mon frère… A trouvé le moyen de partir bien avant moi. » Assez vague pour tout et ne rien dire à la fois. Je dissimule mon malaise derrière une gorgée de mojito, priant pour que Joanne ne m'interroge pas plus. Elle pense que je ne suis pas un raté. Au fond, je me demande ce qu'elle en sait vraiment. Puis je me dis que les personnes extérieures à notre passé sont les mieux placées pour nous juger simplement sur qui nous sommes. Je souris timidement. « Merci…. » je réponds en serrant doucement sa main. Joanne, fébrile, m'assure qu'elle est présente pour moi si je souhaite parler. Je suppose que la reconnaissance se lit sur mon visage. Néanmoins, il est trop tôt pour dévoiler le plus sombre. Le moment n'est pas opportun. Je ne voudrais pas lui couper l'appétit. « C'est adorable de ta part, mais les soucis de la haute ne sont vraiment pas le genre de sujets que je souhaite aborder ce soir. » dis-je avec un sourire rassurant. Une autre fois, peut-être.
D'ailleurs, un serveur d'approche afin de prendre la commende de nos menus. Je n'ai pas eu le temps de parcourir la carte, mais je la connais assez bien pour savoir ce que je souhaite manger. Les plats végétariens ne se bousculent pas au menu, je prends donc une salade d'un subtil mélange de fruits exotiques et de noix pour l'entrée, et un risotto dans la même sucré-salé. C'est un contraste dont mon palais est friand. Je laisse ensuite Joanne improviser sa commende en fonction de ce qui lui parle sur la carte. Le serveur parti, je reprends ; « Parlons plutôt de choses très très futiles, comme, je ne sais pas… Tiens, ton plat préféré. Pour ma part, je pourrais me nourrir uniquement de loukoums pendant des années. » Mon changement de sujet est flagrant, je le sais.

Sa main est partie. Furtive. Soudainement, je ne sentais plus sa peau entre mes doigts. Elle est partie se réfugier sous la table à la vue du serveur. Je tente de cacher ma déception, mêlée à de la surprise, mais je ne dois pas être très bon à cela. Ma paume reste ouverte sur la table pendant une dizaine de secondes, comme espérant que celle de Joanne viendra vite s'y loger à nouveau. Elle n'en fait rien. Ma main reste là, solitaire, encore un instant. Le temps de réaliser qu'il n'y a plus rien à tenir, et s'y résigner. Puis elle se referme à contrecœur et s'en va à son tour se ranger doucement sous la table pendant que la belle donne sa commande au serveur. Je ne comprends pas la hâte avec laquelle est s'est détachée de moi. Timidité ? Je ne peux pas l'affirmer. Je ne suis pas vexé, non… Mais je reste dans une incompréhension, que je finis par réussir à masquer derrière ma nonchalance et un air léger. Parler de futilités est une bonne échappatoire. Mais plus qu'une porte de sortie afin de fuir les sujets sensibles, c'est surtout le moyen de parler de choses et d'autres, d'en savoir plus sur Joanne, tout en passant une bonne soirée. J'aime particulièrement apprendre à connaître les autres à travers des détails qui semblent inutiles. Le parfum de glace préféré, la couleur favorite, la marque de son vélo, le dernier film qu'elle est allée voir au cinéma, le premier concert auquel une personne est allée peut autant en dire sur elle que les grands événements de sa vie. Heureusement, Joanne joue le jeu, et ne semble pas le faire sous une trop grosse contrainte. Je pense que elle autant que moi avons envie de passer un repas agréable, si possible sans pleurs cette fois-ci. « Je note, la prochaine fois que je voudrais t'acheter pour accéder à une expo en avant-première, je le ferais avec des gaufres. » dis-je avec un sourire joueur.
Tentative discrète, ma main se repose sur la table et glisse doucement à mi-chemin entre la jeune femme et moi. A voir si elle la joindra à nouveau.
Je sursaute légèrement quand je sens mon téléphone vibrer. Non, sérieusement ? J'ai pourtant averti tout le monde au travail que je ne voulais pas être dérangé ce soir. Je soupire ; « Excuse-moi une seconde. » Sait-on jamais si c'est important. Mais ce n'est que Lehyan, un sms qui laisse transparaître sa surexcitation à l'idée que son ami soit au restaurant avec une femme -chose qui n'était jamais arrivée depuis mon emménagement à Brisbane. Je ris doucement. « Fausse alerte. Juste un ami qui brûle de savoir comment se passe mon ''rendez-vous galant''. » Je ne me suis jamais demandé si je me trompais complètement en considérant ce dîner comme un rendez-vous. « Je l'éteins tout de suite. » dis-je en restant appuyé sur un bouton de mon portable jusqu'à ce que l'écran devienne complètement noir. Si la radio connaît une urgence, je me ferai tuer demain matin. Mais il est hors de question que le moindre incident, que la moindre sonnerie de téléphone ne vienne perturber ce dîner. Ne serais-ce que par respect pour Joanne. L'appareil rangé, je déclare ; « Voilà, je suis officiellement tout à toi. » Les entrées arrivent peu après.

Bien entendu, je n'aurais jamais dû éteindre mon téléphone. Parce que, ce soir là, non seulement le Népal tremble, mais un cargo de migrants chavire près de Canberra et la décision de tous les refouler créer un scandale, et une tempête fait deux disparus à Maitland. Tous les journalistes d'ABC ont essayé de m'appeler une vingtaine de fois chacun. Roxy m'a laissé une douzaine de messages, et je ne mentionne pas la montagne de sms. Evidemment, je ne peux pas le savoir. Comment deviner que le seul soir en trois ans où je décide d'inviter une femme à dîner serait celui où le monde entier aurait décidé de brûler. Le destin, la fatalité. C'était pourtant évident. Mais non, moi, j'éteins mon téléphone, et je laisse le monde à son chaos.
Le serveur dépose les entrées sur la table. C'est le moment que choisit Joanne pour s'éclipser aux toilettes. Ce que je peux détester qu'on m'empêcher de me jeter sur un plat qu'on vient de me servir. Mon côté goinfre. Je suis aussi peu tenable lors des galas. En effet, la seule raison pour laquelle je ne touche jamais aux buffets et autres petits fours, c'est parce qu'une fois que je commence, je suis incapable de m'arrêter de grignoter. Je joue avec mes mains, mes pieds, attendant patiemment la jeune femme. Je ne me demande pas une seule seconde ce qu'elle est allée faire. Après tout, il n'y a pas vingt choses différentes à faire aux toilettes. Elle revient au bout de quelques minutes. Je lui adresse un sourire pour lui faire comprendre que l'attente n'était pas un problème. Devoir résister aux effluves provenant des assiettes en était un beaucoup plus grand. « Je ne me suis pas jeté sur mon assiette uniquement parce que c'est toi. » dis-je avec un clin d’œil. Mais trêve d'attente ; mes doigts s'emparent des couverts et piquent dans le plat. Reprenant la conversation où nous l'avions laissée Joanne me demande où je rêverais d'aller. La question, pour moi, étant plutôt de savoir, parmi les quelques pays où je ne suis jamais allé, lequel me plairait le plus. Ce qui est plus compliqué. Le temps de finir ma bouchée, je réfléchis et l'écoute me dire qu'elle souhaite visiter l'Italie. Je me retiens mes pulsions habituelles qui me poussent toujours à raconter les souvenirs que j'ai de tel ou tel endroit. La jeune femme n'a sûrement pas envie que je gâche son plaisir où jour où elle s'y rendra parce que je lui aurais déjà tout décrit. « Rome est une ville magnifique. » je me contente de dire avec un sourire légèrement nostalgique. Ma mère était absolument folle des après-midis passés à arpenter les rues piétonnes des quartiers commerçants pour craquer sur toutes les paires de chaussures et les manteaux qu'elle croisait. Je ne comprenais jamais comment elle faisait pour marcher aussi longtemps et aussi gracieusement avec ses talons aiguille sur ces pierres. « L'argentine me plairait bien. Buenos Aires. » je réponds finalement à sa question. Argentine, pays du barbecue, de la viande grillée, un enfer pour un végétarien. « J'adorerais découvrir cet incroyable mélange éclectique de cultures qui se ressent jusqu'à l'architecture des villes, les rues qui ne s'endorment jamais vraiment, et au delà, les steppes. » Oui, c'est la destination dont je rêve. « A mon tour. » dis-je avec un sourire, passant rapidement ma serviette sur mes lèvres. Je décide désormais qu'il s'agit de notre jeu de ce soir : une question chacun, aussi futile que possible. Histoire d'en savoir plus sur tous ces détails qui rendent une personne unique. « Hm, votre couleur préféré ? » Pus banal, tu meurs. Mais parfois ces informations simples en disent long.

Le bleu. Je souris largement. C'est également ma couleur préférée. Joanna est en réalité fort ouverte et apprécie toutes les teintes. Cela ne m'étonne pas tant que ça. De toute manière, je la voyais mal adorer le rouge. A moi de répondre ; « Je suis beaucoup plus catégorique que toi. J'aime le bleu plus que n'importe quelle couleur. Et peut-être le bordeaux aussi... » Il est vrai qu'il est difficile de choisir au final. Au dire du vert, cette couleur ayant le plus de variations au monde ? Ce qui ne m'étonne pas non plus, c'est que Joanne ne puisse pas choisir. Quand je lui ai demandé si elle voudrait venir avec moi à Londres, en début de semaine, elle n'a pas dit oui ou non. Seulement « pourquoi pas ». Elle n'aime pas beaucoup les choix, à ce que je remarque. A son tour de poser une question. Ce dont je ne pourrais jamais me passer. Je manque de m'étouffer avec une feuille de salade (ce qui ferait une des morts les plus ridicules de l'histoire). Faisant passer ma toux avec une gorgée d'eau, je réponds « En effet, c'est une question difficile ! » Jusqu'à présent, j'aurais dit mon frère, sans hésiter. Mort ou vivant, Oliver a toujours été ce que j'avais de plus précieux. Le fait est que j'étais tellement incapable de me passer de lui que j'ai tout fait pour me persuader qu'il était encore là. Appelez-moi schizophrène. Sans lui, je ne sais plus à quoi me rattacher, à quoi donner de l'importance ou non. Mon travail ? Non, je sais que même si j'aime ce que je fais, je pourrais démissionner et faire autre chose. Je sais que tout est à ma portée. Je pourrais vivre de la peinture. Je pourrais devenir écrivain. Je pourrais ne plus travailler du tout. « L'argent, sûrement. Pas que ça me fasse plaisir, mais s'il faut être objectif… à force d'avoir toujours vécu dans l'aisance totale, je serais incapable de vivre sans la sécurité de l'argent. » C'est assez triste, il faut le dire. Au delà de ça, dans un monde parfait, je sais que je ne pourrais pas me passer des gens. Je ne sais plus quel philosophe, Kant il me semble, disait que l'on ne peut être conscient de sa propre existence uniquement grâce au regard des autres. Avant, c'était le regard d'Oliver. Mon esprit à jeté son dévolu sur Joanne. Je réfléchis un instant, cherchant comment tourner ce besoin d'avoir quelqu'un à qui m'accrocher. « En dehors de ça je dirais… Mon entourage, ce groupe restreint de gens que j'aime profondément. » Retirez-moi Lehyan, Avalon, et même cet abruti d'Eggsy, et je ne suis plus rien d'autre qu'un compte en banque sur pattes. « Je pense que j'ai besoin de vivre pour les autres, et à travers les autres. Je ne pense pas que ce soit très clair. » dis-je avec un rire. Qu'importe, je passe encore pour un fou, ça ne change pas de d'habitude. Nos assiettes terminées, le serveur passe et nous en débarrasse. J'en profite pour réfléchir à ma question. J'ai envie de titiller gentiment Joanne. Avec un sourire malicieux, je demande à cette demoiselle persuadée d'être bonne à rien ; « Quelle est ta plus grand qualité, d'après toi ? » Interdiction de répondre qu'elle n'en a pas, bien entendu. Ah, et ; « A part me supporter. »