And Justice For All

Au bureau depuis 7h ce matin, j’avais bossé toute la journée sur un de mes plus gros dossiers, et aussi celui qui me tenait le plus à cœur. Une association antispéciste avait infiltré un élevage industriel et filmé des actes de cruauté à l’insu de ses dirigeants. Après visionnage des extraits, j’étais persuadée de pouvoir les épingler sur une demi-douzaine de manquements aux lois – pourtant laxistes – qui visaient à assurer un relatif « bien-être animal », comme ils osaient l’appeler. S’en était suivi des heures d’entretiens approfondis avec les activistes en question afin de préparer le procès qui devait se tenir le mois suivant. Puis, vers la fin de l’après-midi, j’avais reçu l’appel d’un représentant de la cour de Brisbane m’annonçant que les passages vidéo n’étaient pas recevables, puisqu’ils avaient été filmés sans le contentement du propriétaire de l’élevage. En d’autres termes, je ne pouvais pas les utiliser. J’ai dû faire preuve de tout le sang-froid dont j’étais capable pour ne pas lui hurler l’ensemble des insultes de mon vocabulaire à travers le combiné. Faute de mieux, je l’ai remercié, et j’ai raccroché (là encore, en me retenant de balancer le téléphone par la fenêtre, et moi avec).

-Putain de bordel de merde, j’ai soupiré en claquant le dossier pour le refermer.

C’est à peu près à ce moment-là que Mark Thompson, mon associé, a fait irruption dans mon bureau pour m’arracher à ma paperasse. J’avais totalement oublié, mais il s’était mis en tête de me traîner à un vernissage à quelques pas de la tour. D’ordinaire, j’aurai utilisé le prétexte de ma journée de merde pour me défiler, et rentrer chez moi dorloter Freyja en lui contant mes malheurs. J’avais beau apprécier l’art, je n’étais pas fan de ce genre de soirées mondaines où le but était surtout d’être vu et de se montrer. Seulement cette fois-ci, le thème musical piquait ma curiosité. J’ai classé les documents sur lesquels je travaillais dans une armoire, verrouillé la porte de mon bureau, et sauté dans le taxi aux côtés de de mon collègue.

- Oh, susurra Thompson à mon oreille, Mme Sterlings et son mari à dix heures !

Nous avions à peine mis un pied dans la galerie que l’œil furtif de monsieur relations publique avait déjà repéré une proie. Je soupirai et lui emboitai le pas, notant au passage la créativité des œuvres que nous dépassions. S’en suivit un concert de salutations, de tapes dans le dos et d’échange de banalités ponctuées d’éclats de rires incongrus. J’essayais de participer, mais mon esprit était ailleurs. Contrairement à Thompson, je n’excellais pas dans l’art du badinage. J’ai tenu quelques minutes, et me suis excusée auprès de mes convives en prétextant vouloir me chercher une coupe de champagne.

En fait, mon regard avait été attiré par une immense statue qui se dressait dans un coin et je m'en approchai. Il s'agissait d'une représentation de Lustitia, déesse romaine de la justice, enchaînée et brisée telle qu’elle avait été immortalisé par Metallica en 1988. Ma gorge se serra alors que mon regard s’attardait sur les détails de la sculpture : le bandeau – censé représenter l’impartialité – à moitié arraché, et les billets de dollars américains qui s’écoulaient de la balance qu’elle tenait à bout de bras. Gamine, cette illustration m’avait déjà marquée, mais je crois qu’à l’époque, c’est plutôt son côté « badass » et « fuck everything » qui m’avait séduite. J’étais alors loin de comprendre les mécanismes qui régissaient notre société ou de savoir à quel point la justice n’était pas leur priorité. Je levai la main pour la toucher, cette statue brisée que je voulais reconstruire, quand une voix claire m’en dissuada. Elle appartenait à une petite blonde pétillante qui venait d’apparaître à mes côtés.

- Bonjour, la saluai-je à mon tour, sans trop savoir quoi faire de ma main à moitié levée.

Un immense sourire illuminait le visage de la jeune femme, creusant deux petites fossettes dans ses joues de nacre. Elle ne donnait pas l’air d’appartenir à la classe des pingouins qui m’accompagnaient, et je décidai que j’en étais absolument ravie. J’ai laissé retomber mon bras et sentit mes lèvres s’étirer à leur tour. Sa bonne humeur était communicative.  

- A merveille ! Je n’aurais jamais imaginé voir mes albums préférés prendre vie en plein Brisbane. Ces interprétations sont toutes superbes.  

Je relevai les yeux vers l’immense statue qui nous surplombait.  

- Surtout celle-ci. Elle est… poignante.

Je crois que ma voix s’est légèrement brisée sur ce mot, et j’espérai que mon interlocutrice ne l’ait pas remarqué. Je n’étais pas du genre émotive, mais le hasard était un peu gros pour me laisser insensible. J’avais besoin qu’on me rappelle pourquoi je m’étais lancée dans ce métier, et aussi d’une bonne baffe, pour m’interdire de baisser les bras. And Justice For All!

And Justice For All

J’ai haussé les sourcils et écarquillé les yeux de surprise quand l’énergique jeune femme m’avoua être à l’origine de la création qui avait su toucher mon cœur.

- Oh, félicitations !

Je ne savais même pas si c’était le genre de trucs qu’on disait à une artiste lorsqu’on appréciait son œuvre. En fait, j’aurais voulu la complimenter davantage, lui poser tout un tas de questions sur son inspiration et ce que représentait Metallica pour elle, mais elle ne m’en laissa pas l’occasion, me coupant presque pour admettre que cette représentation de Lustitia la bouleversait elle aussi. Génial. Une empathe. Elle enchaîna, bombardant avec ardeur les sentiments que lui inspiraient cette création, et ce que (d’après moi) elle avait parfaitement réussi à retranscrire. En l’écoutant, je compris pourquoi son œuvre m’avait tant touchée. Elle évoquait en nous la même rage brute, le même sentiment d’injustice vengeur. Là encore, j’aurai été ravie de lui dire que je comprenais, jusqu’au plus profond de mes tripes, mais elle continua, s’extasiant sur le travail de l’artiste à l’origine de la pochette d’And Justice For All. J’étais trop fascinée par sa passion farouche, sa culture, son incontestable spontanéité et l’éclat sincère de son rire pour oser l’interrompre. Alors je me suis contentée de hocher vigoureusement la tête, avec alternativement un froncement de sourcils ou un sourire, de circonstance.

- Jameson, me présentais-je à mon tour lorsqu’elle m’invita à reprendre la parole. C’est un plaisir de vous rencontrer Robin !

Je lui rendis sa poignée de main, surprise – là encore – par l’énergie avec laquelle elle secoua la mienne. Rien à voir avec le broyage de main rapide/sec/efficace/viril que se réservaient les avocats entre eux (surtout quand ils cherchaient à déterminer qui en avait la plus grosse avant un procès).

-  J’adore la musique, surtout cette période, confirmai-je en désignant la galerie d’un signe de tête. J’ai découvert tous ces albums quand j’étais ado. Ils m’ont offert un regard différent sur le monde, une nouvelle perspective. Et je la retrouve dans la plupart des œuvres ce soir… tout particulièrement dans votre Lustitia.
 
Je me suis demandé pourquoi je racontais tout ça à une personne que je venais de rencontrer. La musique relevait de ma sphère privée, et par conséquent, je n’en parlais jamais lors de ce type de soirées networking. Mais avec Robin, c’était différent. Elle n’était pas la représentante d’une entreprise que je devais convaincre de signer chez Ashburn Rose. Elle était une artiste, fan de musique, et qui plus est, de Metallica. Étrangement, j’avais le sentiment que ça changeait un peu la donne. Je poussai un soupir de contentement et laissai mon regard errer sur le musée musical qui nous entourait.

- Enfin, je suis certainement loin d’être la seule à éprouver ce genre de nostalgie ce soir. Ces travaux sont vraiment fantastiques.

Mon regard revint sur elle, et j’en profitai pour lui poser une question qui me trottait dans la tête depuis qu’elle s’était présentée comme la créatrice de "ma" Lustitia.

- D’ailleurs, je serais curieuse de savoir : laquelle de ces œuvres est votre préférée ?

And Justice For All

Robin était décidément une curieuse créature. J’ai haussé les sourcils et un grand sourire découvrit mes dents alors que je l’écoutais m’avouer que son œuvre préférée n’était autre que la sienne. J’étais surprise par sa spontanéité et son audace. Son absence totale de fausse modestie pompeuse. Je la trouvai rafraîchissante.

- Ça a le mérite d’être honnête, répondis-je avec amusement.

Ses yeux pétillèrent de nouveau alors qu’elle m’expliquait les raisons de son attachement à sa Lustitia, et à Metallica. Étrangement, je voyais exactement ce qu’elle voulait dire, alors j’ai hoché la tête d’un air grave. C’était un sentiment inexplicable, mais peu importait le nombre de fois où je voyais ce groupe en concert, leur musique résonnait en moi avec la même puissance. J’étais ravie d’avoir trouvé quelqu’un, une jeune femme de mon âge – et pas un ado boutonneux ou un cinquantenaire bedonnant – qui appréciait ce groupe autant que moi. Puis elle m’apprit que c’était And Justice For All et quelques verres d’alcool qui avaient fait naître son idée d’une exposition où la musique se mêlerait à l’art. J’ai étouffé un rire, couvrant mes lèvres de ma main. Je préférais éviter que le son de ma voix rappelle mon existence à Mark Thompson. Il serait capable de venir me repêcher, et je n’en avais pas la moindre envie. En fait, j’aurais pu écouter Robin parler d’art et de musique pendant des heures. Je buvais littéralement ses paroles, envoûtée par la profondeur de ses réflexions et le reflet de ses émotions que je devinais à fleur de peau.  

- C’est magnifique, et tellement vrai.

J’étais touchée par son analogie. Je n’avais jamais vu l’art ni la musique de cette façon, mais l’image me séduisait. J’ai penché la tête à mon tour, et cette fois je n’ai pas pu retenir l’éclat de rire qui s’échappa de mes lèvres. Mon regard a suivi le sien pour se poser sur la silhouette hirsute de la mascotte d’Iron Maiden – période Killers - et mon rire a redoublé.

- En même temps, comment lui résister ?

J’ai demandé en me tapotant la paupière inférieure du bout des doigts. J’avais presque la larme à l’œil et craignais de voir mon eyeliner couler dans la petite ridule qui « décorait » le coin de mes yeux - je n'avais pas souvent l'occasion de m'amuser. J’ai fait quelques pas dans la direction de notre bel Eddie, afin d’avoir une meilleure vue de l’immense statue.

- Il est le parfait compromis entre le blackeux bien dark et le punk glameux à la crinière laquée.

Je me suis arrêtée en face de lui, un poing sur la hanche, tandis que ma main libre désignait ses différents artifices d’un geste théâtral. Puis je me suis penchée vers Robin à mon tour et j’ai ajouté à mi-voix :

- Entre nous, j’aime tout particulièrement son petit top trop court. Très années 90. Ça me rappelle Axl Rose au meilleur de sa gloire. Mais je doute que c’était l’intention du groupe…

And Justice For All

J’ai redoublé de rire quand Robin m’a confié trouver une ressemblance entre Eddie et Axl Rose. Je n’avais pas parlé de musique depuis des années et ça me donnait une sensation anachronique impromptue mais pas désagréable. Moi, c’était plutôt son petit « nez » bien en trompette qui me m’aurait fait penser au chanteur de glam. Amusée par ma propre blague, je m’apprêtais à la partager avec la jeune artiste quand des éclats de voix fortes nous parvinrent du centre de la pièce. Je n’eus pas besoin de me retourner pour savoir qu’ils appartenaient au groupe que j’avais quitté. C’est le rire de Thompson, inimitable, qui l’avait démasqué. Un couinement à glacer le sang, à la fois long, aigu et répétitif avec lequel il s’empressait toujours de ponctuer les plaisanteries – souvent mauvaises – de son entourage. Ce son forcé était à mille lieux de son rire naturel, et il le réservait en exclusivité aux prospects dont l’importance l’intimidait quelque peu. J’ai levé les yeux au ciel et remonté subrepticement les épaules pour évacuer le frisson déplaisant qui parcourait ma colonne vertébrale.

Robin avait l’air aussi agacée que moi par cette interruption, si ce n’est plus. Quelque part, je la comprenais. J’imaginais aisément les heures, les semaines et les mois de travail qui se cachaient derrière une exposition si bien pensée. Et quand enfin le moment était venu de la présenter au reste du monde, une assemblée de bellâtres au vernis de culture limité monopolisait les soirées de lancement pour s’échanger banalités et cartes de visites. Je la comprenais, mais j’étais assez mal à l’aise aussi. Parce que 95% du temps, je correspondais parfaitement à la description de ces individus grotesques qu’elle épinglait avec une passion aussi enragée que justifiée. J’ai senti un sourire crispé étirer mes lèvres et une sorte de « hum » gêné mais approbateur s’en échappa. Le fourbe. Au final, il semblerait que je n’avais rien à envier à Mark Thompson en ce qui concernait mon (absence de) savoir vivre social. Aussi j’étais ravie qu’elle change de sujet, quoi qu’il était un peu ironique de l’entendre m’encenser après avoir incendié mes congénères.

- Oh, répondis-je avec ma combinaison froncement de sourcils/sourire tout balayant l’air de ma main droite (pour dissiper les doutes, peut-être). Je n’oserais pas me prétendre amatrice d’art. J’ai trop peu de connaissances sur le sujet. La plupart du temps, j’apprécie la beauté des œuvres sans vraiment comprendre le concept qu'elles représentent.

Je me sentais un peu coupable de ne pas être plus cultivée dans ce domaine, d’ailleurs. En vérité, mes éducateurs m’avaient dégoutée des musées à un âge où j’aurais préféré jouer dans la nature avec les chiens de mes parents ou mes copains de Dublin. Mais ce genre de loisirs étaient devenus proscrits lorsque la famille avait déménagé au Canada et que mon paternel avait décrété que nous étions désormais « de la haute » et devions donc nous comporter comme tel.

- En fait, c’est une chance que l’exposition parle de musique rock, sinon notre rencontre aurait très certainement été moins intéressante pour vous

Pour elle certainement, mais pas pour moi. Je réalisai que ce n’était pas l’art ou les expositions qui m’avaient gonflé, mais la façon dont on me les avait présentées. Fades, comme des théorèmes mathématiques, avec des dates qu’il fallait absolument retenir. Sans le moindre souffle de vie. Tout l’inverse des tirades exaltées que Robin débitait en cascade. Pour être honnête, je serais probablement devenue incollable si elle avait été mon professeur.

- Mais sachez que le plaisir est totalement partagé. Je n’avais jamais eu l’occasion de discuter avec une artiste de son œuvre auparavant... ou encore de rencontrer une autre fan de musique à ce genre de soirée. Cette fois, je lui adressai un vrai sourire sincère. J'ai passé une journée vraiment merdique mais vous avez sauvé ma soirée !

D'ailleurs, la petite blonde me plaisait tellement que je n’aurais pas été contre le fait de garder une forme de contact avec elle, mais lui présenter ma carte me semblait un peu malvenu suite à l’intervention de Thomson & compagnie… Et puis d’un coup, je me suis souvenue que Robin m’avait parlé d’avoir trouvé l’idée de cette exposition en regardant ses albums de Metallica, ce qui faisait incontestablement d’elle l’organisatrice. J’étais impressionnée, parce qu’elle me semblait très jeune (ou peut être que les artistes avaient le vieillissement moins visible que le reste de la population) et aussi ravie, parce que le musée était à deux pas de mon  bureaux et que ça me donnerait ainsi l’occasion de la revoir.

- Vous organisez souvent des expositions ici ?, lui demandais-je donc de but en blanc. Je travaille juste à côté mais il ne me semble vous avoir déjà croisée.