« Un peu quand même ? » J’esquisse un sourire mais il manque de conviction. Je devine qu’il a mal interprété : je ne nie pas que nous ayons été plus que des amants. Il le savait avant que je n’accepte de nous accrocher l’étiquette de couple sur le front et c’est devenu plus évident encore après. Il savait que je l’aimais sans que je n’ai besoin de le lui dire, du moins c’est ce que je pensais avant les mots blessants qu’il a eu à mon égard dans le taxi, avant qu’il ne me mente de respect et qu’il crache sur nos souvenirs à deux, lui aussi. Non, je nie que nous n’ayons jamais été que ça. Je ne saurais définir ce que nous étions avant de commencer à nous tourner autour, mais pas des amis, et notre attraction a tout balayé sur son passage après ça. Mais lasse, attendrie, et surtout incapable de mettre des mots sur la force de ce que je cherchais à exprimer, je cède et, dans un sourire, imite son geste en mimant la même quantité que lui.

J’ignore aussi ce qui me pousse à le rassurer quand à l’incident. Il insiste trop sur mon envie de vivre et je crains qu’il pense que j’ai tenté de mon foutre en l’air quand l’overdose n’est que le résultat d’une mauvaise appréciation de mes limites et d’une impossibilité à y penser sur l’instant. En tout cas je crois, puisque je ne me rappelle pas de grand chose de ce qui entoure cette soirée. « Je sais. Inconscient peut-être. Je me dis que ça doit être pour ça que tu m’as appelé. Parce que tu savais que je viendrais. » J’y pense et je réalise que nous n’avons pas reparlé de mon appel quelques jours plus tôt. L’a-t-il interprété comme un appel à l’aide ? Est-ce pour ça qu’il est venu ? « Et, c’est rassurant. » « Je ferais jamais ça. » Si je peux le rassurer un peu plus, je formule cette promesse en laquelle je crois. Je ne lui mens pas, je m’en sais incapable puisque même il y a quinze ans lorsque j’étais au plus bas, ma rage de vivre n’a jamais cessé de brûler en moi.

J’aurais voulu que cette sortie ne soit qu’une occasion de nous changer les idées, de me changer les idées en tout cas, mais maintenant que nous avons ouvert les vannes du dialogues après tant de temps sans nous adresser la parole, ou pas vraiment, il y a des sujets qui viennent naturellement sur la table. Ma détresse en fait partie. « Je n’ai pas demandé à ce qu’on me prenne ma fille, Rae. Le seul choix que j’ai fait, c’est d’aller jusqu’au bout, pour elle. Mais ça ne veut pas dire que j’ai choisi de faire de toi un dommage collatéral. J’ai essayé de te protéger de tout ça. Vraiment. » Je ferme les yeux et secoue la tête. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire et s’il n’interprète pas vraiment, il extrapole. J’ai été un dommage collatéral. Le sien, celui d’Alec, celui de Mitchell, et même celui d’Aberline, même je ne doute pas qu’elle y ait pris du plaisir au passage. Je pousse un soupir, avant de finir ma tasse de café d’une traite et de me concentrer sur mon plat qui me semble impossible à terminer tant mon ventre serré par l’émotion ne m’autorise guère à avaler grand chose. « J’ai pas dit ça. » Concernant Sofia. « Je dis juste que j’ai tout perdu, et que je ne m’y attendais pas. Ça m’a fait l’effet d’un uppercut dans le ventre et je... » Et je n’avais plus d’autre chose que de noyer.



@Amos Taylor

Plusieurs fois à travers son discours, j’ai cru entrevoir la possibilité qu’il pense que quelque part en chemin j’ai arrêté de me battre et j’ai volontairement rendu les armes. Je l’ai fait en quelques sorte, j’ai cédé à l’appel de mes sirènes mais jamais je n’ai voulu attenter à ma vie, pas plus que je n’ai prémédité mon geste comme un appel à l’aide. Du reste, j’ignore ce qui a traversé mon esprit quand j’ai appelé Amos, quelques jours avant l’overdose. Etait-ce ma façon de tirer sur la sonnette d’alarme bien malgré moi ? L’ai-je fais dans un éclair de lucidité ou, au contraire, dans un moment où mes pensées n’étaient plus alignées ? Je l’ignore mais je ne le contredis pas, j’aime l’idée qu’il le pense lui.

Reparler de la scène du taxi m’est plus difficile encore et, puisque je suis parfaitement sobre, je n’ai rien pour contrer la douleur que les souvenirs engendrent. Comme à chaque fois que le manque, que l’envie irrépressible et insurmontable se présente je gratte distraitement mes avants bras et mes bras de mes ongles, troublée et peinée à la fois. « Et tu t’es dit que tout était du vent, que la douleur serait insurmontable… peut-être aussi que ta vie reposait sur un mensonge et que la douleur » Je déglutis difficilement et je hoche la tête. Que dire de plus, que faire d’autre quand il a raison ? Quand il met des mots là où moi j’ai refusé d’en mettre, puisque cela me demandait d’affronter une vérité qui me fait mal ? « Mais, c’est possible… de se relever, sans trop de dommage. Il faut juste un bonne raison de le faire, un moteur. » Je devine que le sien a été sa fille, que la venger est ce qui lui a permis de sortir la tête de l’eau et à nouveau je lui en veux. Ce n’est pas rationnel, c’est même égoïste et si je comprends et respecte sa peine je ne peux m’empêcher de lui en vouloir de n’avoir pas eu l’importance nécessaire pour faire pencher la balance en faveur de notre histoire et en défaveur de ses plans pour faire tomber le Club. « Tu en as… tu les verras quand tu seras prête. En attendant, on devrait manger. Vraiment. Pas faire semblant » Tu en as. De quoi parle-t-il ? S'inclut-il dans ces moteurs supposés m’aider à remonter la pente ? Nous inclut-il ? Je m’interdis de l’envisager autant que je m’interdis le vouloir : je n’ai pas envie de retourner le couteau dans ma plaie encore béante. Et s’il en avait envie, est-ce que cela serait mon cas ? Je me mens en prétendant que c’est compliqué, tant la réponse de mon coeur a fusé.

Je jette un coup d'oeil à mon assiette et, encouragée par ses regards, je plante ma fourchette dedans pour tenter d’en venir à bout ou en tout cas de le satisfaire en avalant de quoi tenir la matiné. J’avale plus facile mon verre de jus de fruit, mais je me force, puisque le seul appétit que j’ai, la seule faim qui me tenaille les entrailles, elle est d’un autre genre. « Tous les deux. En plus, ça va bientôt ouvrir. » Je jette un coup d’oeil à la vente que l’on aperçoit à travers les vitrine du salon de thé dans lequel nous sommes installés. « Une foire d’antiquaires alors. T’es lassé de la décoration inexistante de mon appartement ? » Je tente de ramener un peu de normalité dans notre échange, mais ça me coûte tant je souffre que nous ne puissions retrouver notre complicité sur l’instant.



@Amos Taylor

Je tente de chasser la conversation précédente pour une autre, plus facile. Je ne nierai pas que cela m’a fait du bien que nous parvenions à communiquer. Certes, toutes les vérités ne sont pas forcément faciles à entendre mais tout est préférable au froid polaire dans lequel nous nous sommes murés après ma première rechute et après qu’il n’ai retourné mon appartement pour trouver jusqu’au dernier gramme de poudre. Nous nous adressons à peine la parole en dehors de quelques instant de grâce et, au delà de l’ambiance pesante que cela crée, cela me blesse puisque c’est à l’opposé de ce que nous étions.

Alors j’ai mal mais cela me fait du bien, d’entendre le son de sa voix et de sentir qu’il n’est pas aussi fermé que ces derniers jours. Cela fait du bien puisque, si je souffre du manque, je sais que je ne trouverais pas de quoi me sustenter ici et il s’est retiré pour l’instant. Alors je suis prête à arpenter la ville toute la journée s’il le faut pour demeurer dans cette bulle hors du temps. « Je n’en peux plus tout court de ton appartement. Et je suis pas certain que c’est en mettant une batte à beurre ou une vieille cruche dans l’entrée ou sur ton meuble télé que ça va s’arranger. » Il a beau sourire et y mettre de l’humour, la remarque me blesse lorsqu’elle me percute. Il dit je n’en peux plus tout court de ton appartement et je me souviens de tous les moments complices que nous y avons passé. Mon coeur se morcèle et pour ne pas perdre en contenance, je plante ma fourchette un peu plus frénétiquement dans mon assiette. Que lui répondre ? Je ne trouve rien d’idéal et je me tais. « Je savais pas où t’emmener. J’ai fait une recherche internet. J’ai vu l’événement, je me suis dit que c’était mieux qu’une balade en forêt. Moins bien qu’autre chose. » Je ne laisse pas mon esprit s’égarer sur ce que pourraient être ces autre choses, encore trop touchée par sa remarque au sujet du loft. Si je tentais de me mettre à sa place je comprendrais peut-être ce qu’il y voit, mais mes errances du mois dernier me semble tellement floues que je ne le réalise pas tout de suite. « La balade en forêt n’est intéressante que si c’est moi qui conduit. » Ce souvenir là, pour une raison que j’ignore, il est moins douloureux. Il m’apporte plus de sérénité que de douleur, peut-être parce que je chéris encore le souvenir de cette journée sur Fraser Island : même mon travail de sape n’a pas réussi à la ternir. « Il y a pleins de trucs organisés tout au long de la journée. Course auto. Concentration de vieilles bécanes. Il y a même moyen de faire une compétition pac man. L’embarras du choix, donc. » « Course auto, on y revient, je savais que c’était juste un moyen de te débarrasser de moi. » Puis si j’étais au volant ce serait bien le meilleur moyen. « On fait ce que tu veux. » Rien de tout ça n’est vraiment mon monde, alors je le suivrais pour le plaisir d’être dehors. « Mais n'essaie pas de me déguiser, c’est hors de question. » J’esquisse un sourire, preuve de ma bonne foi.



@Amos Taylor

Passé les passages les moins agréables ou en tout cas les plus douloureux de notre discussion, je m’anime sous ses yeux pour reprendre un peu du poil de la bête. Bien sûr, Rome ne s’est pas faite en un jour et il faudra plus qu’une dizaine de jour avant que ne brille à nouveau la même flamme au fond de mes yeux mais là, face à lui, je me ressemble un peu plus qu’hier.

Alors j’enfouis sa remarque au sujet de mon appartement et je tente de l’oublier. J’oublie qu’à mes yeux, elle signifie qu’il préfèrerait être partout sauf avec moi et à mes côtés. Qu’elle signifie que les mauvais souvenirs ont remplacé les beaux et les bons, et je tente de penser à autre chose. Il a fait un effort et si, comme il se justifie, il a choisi le premier événement venant, je respire la gratitude. « Tu ne conduiras que si je me retrouve dans le plâtre. » « C’est si je conduis que tu vas te retrouver dans le plâtre.  » Je le houspille timidement, et ça fait du bien. « Mince ! Tu m’as démasqué. Tu n’imagines pas ma déception d’apprendre que le circuit est fermé au public. On ne peut y assister qu’en tant que spectateurs. » Je fais mine de grimacer en plantant ma fourchette dans mon assiette. « Tu pourrais me pousser dans le fleuve, tu perdrais moins ton temps et ça ce serait efficace. » Je n’aime pas la pensée qu’il cherche réellement à se débarrasser de moi mais je ne laisse pas de sombres pensées entamer notre légèreté retrouvée. « J’en sais rien. Je n’aime pas forcément les bagnoles. Je ne suis pas un adepte des jeux videos. Et les vieilleries, ça me plait autant qu’un jour de pluie. On tire au sort ? Pile ou face ? » Je hoche la tête doucement. Aucune de ces activités ne me transporte et puisque je profite surtout d’être dehors, je n’ai que faire de l’ordre dans lequel nous les effectuerons. « Quoi pour pile, quoi pour face ? » « On commence par les antiquaires dans tous les cas. » Avec un peu de chance je trouverai quelque chose à m’acheter. Je doute que le moindre objet capte mon oeil mais j’aurais ainsi le sentiment de retrouver un peu de normalité et de libre arbitre, même s’il me faudra lui emprunter de l’argent. « Pile on enchaîne sur la course de voiture, face sur les jeux d’arcades. » Mon dieu que ce type d’activité ne colle pas à nos personnages respectifs.



@Amos Taylor

« Sauf qu’il n’y a pas de raison que je conduise si je le suis pas. » Je lui retourne son sourire, heureuse que les tensions dans l’air se dissipent. Nous ne sommes pas sortis pour nous déchirer alors que nous pouvons le faire à l’appartement, même si nous n’y communiquons que peu.

Je me fiche de la façon dont nous organisons notre journée comme je me fiche des activités au programme : aurait-il prévu une sortie avec le catamaran que cela aurait de toute façon été trop douloureux et trop dur à encaisser tant il chaque recoin du bateau est porteur d’un souvenir différent. La seule chose à laquelle j’aspire, c’est de mettre le nez dehors et de renouer avec le sentiment d’indépendance, même s’il n’est qu’illusoire puisque Amos me sert de chaperon. « Oui. De toute façon. Très bien. Prête ? » Je hoche la tête et je ne quitte pas la pièce des yeux tandis qu’il la fait décoller et qu’il l’enferme dans son poing. J’attends qu’il l’ouvre pour me la présenter, mais il tarde à le faire et je relève mes yeux vers lui pour comprendre son hésitation. « J’aurais voulu te proposer autre chose…. Vraiment. Mais, rien n’était complètement vierge, si tu vois ce que je veux dire... » Vierge de quoi ? « De souvenirs ou de tentations ? » Suspendue à ses lèvres, je me demande de quoi il tente de me protéger. « Je te l’ai dit. C’est très bien. » Et je ne peux nier que je suis touchée qu’il m’ait prise au mot, surement chamboulé par mon aveux de me sentir prisonnière. « Mais, j’ai trouvé un truc sympa où on pourra déjeuner ce midi. La carte propose pleins de choses que tu aimes manger habituellement. » Habituellement. Il n’a pas dit avant, il n’a pas employé un temps du passé et je me demande s’il s’en est rendu compte. Je me demande si, comme moi, il réalise toutes les habitudes que nous avions prises à deux, et à quel point nous avions appris à nous connaître. Je ne pense pas qu’il existe quelqu’un capable de mieux m’appréhender que lui, et si je tire un sentiment aigre doux de ce constat, je sais au moins qu’il ne se sera pas trompé quant à la table qui nous accueillera ce midi. « Tu crois que je vais pouvoir manger dans quelques heures après ça ? » Comme moi, il a constaté que j’ai perdu en appétit et que si j’en regagne, c’est à mon rythme. Toutefois, je lance la réflexion sur le ton de l’humour, désireuse de garder ce semblant de normalité que nous avons créé. « Allez, je dévoile…Roulement de tambour, s’il te plait. Jeux d’arcade, donc. Et je ne joue jamais sans enjeu. Tu sais ce qu’il te reste à faire. » Mon sourire s’étire en un plus triste, l’espace d’un instant, et finalement, je me recompose avant de secouer la tête. « On devrait pas arrêter les paris ? » Le premier que nous avons fait ne nous a guère réussi. J’ai prétendu être trop coriace pour lui, il a attesté que non. « Mais tu me connais, je peux pas résister. Sauf que je sais d’avance que je vais perdre, j’ai jamais mis les pieds dans une salle d’arcade. »



@Amos Taylor

« Les deux, à tous niveaux. » Il confirme : nos souvenirs, il les fuit comme la peste et s’il a cherché à m’éloigner de mes tentatives - difficile de faire plus bon enfant que le programme qu’il a concocté - il a aussi chercher à se protéger. De quoi exactement ? De la peine qui découlerait des nos souvenirs trop heureux, trop écrasants, parce qu’il a du mal à se détacher de notre histoire ? Ou au contraire s’éloigne-t-il parce que, comme la drogue est mon ennemie, je suis la sienne et je représente de vieux travers dans lesquels il ne veut plus tomber ? Si je lis sa peine et si je m’y reconnais, je suis incapable de comprendre ce qui la motive. C’est une torture pour lui que d’être à mes côtés jours et nuits, c’est une évidence, mais pour laquelle de ces raisons ?  

« Ce pari-là, il n’engage à pas grand-chose et tu es toujours libre de l’enjeu. » Le précédent non plus n’engageait pas à grand chose et jamais je n’aurais cru possible qu’il le prenne au pied de la lettre ou, qu’en tout cas, il ressurgisse pour nous exploser à la figure sept mois après le début de notre histoire. Je l’avais presque oublié et je n’y ai repensé que plus tard, une fois seule et abandonnée de tous, quand j’ai fait l’exercice masochiste de me repasser notre histoire, de la visionner comme un film, attentive aux détails, et surtout avide d’en trouver un que j’aurais manqué. Un qui expliquerait cette débâcle, un qui me prouverait que j’ai été aveugle et qu’ils étaient là, les indices de sa duplicité. Mais de bonne composition et décidée à ne rien laisser gâcher ça, je lui réponds d’un ton amusé. « On sait déjà que je vais perdre de toute façon. Pourquoi tu me dirais pas ce que tu veux ? » Ce que je veux moi je l’ignore ou plutôt, il y a peu de chance que je l’admette à haute voix tant cela appartient au domaine de l'indicible et des désirs inavouables. C’est un peu de temps avec lui que je veux, comme avant, mais jamais je ne l’avouerai. « Et je t’ai connue plus vindicative. On choisir un jeu que je n’ai jamais essayé et crois-moi, il y en a un paquet. Tu as toutes tes chances. Profites-en. C’est toi qui fixes les règles en plus. » « On verra une fois sur place. Attention, pas d’entourloupe hein ? » Je repousse mon assiette sans l’avoir terminée, mais en ayant le ventre plein, avant de me redresser en même temps que lui. Il règle l’addition et, une fois à nouveau sur le trottoir face à la rue commerçante où les antiquaires commencent à ouvrir leurs échoppe, je me tourne vers lui. « Tu as pris ma carte bleue ? » Que je ne sois pas là pour rien, je ne trouverai certainement rien à mon goût ici, mais j’aurais au moins le sentiment d’être un peu moins dépendante si je suis libre sa tutelle en ce qui concerne mes dépense et mon argent.



@Amos Taylor

« Parce que ça ne s’est jamais passé comme ça. Un enjeu toi, un enjeu moi et c’est ton tour. » « Ca c’est pas toujours passé comme ça. » J’esquisse un sourire en me souvenant de notre premier pari. Si je mets de côté le résultat accablant de tout ça, cette soirée garde encore le goût de la nouveauté et du jeu dans ma mémoire. « J’ai serré ta main trop tôt et tu n’as rien engagé. » Il s’est montré plus retors que moi et mon intérêt en avait été piqué. « Peut-être qu’on peut rééquilibrer la balance, non ? » C’est à son tour de voir à nouveau briller une lueur de défi dans mes yeux. Cela fait longtemps que je ne m’étais plus sentie comme ça et je suis obligée de me gifler mentalement pour ne pas me faire prendre au jeu. « Je tente, on sait jamais. »

« Je laisse un avantage pour compenser ton handicap aussi. Tu devrais même remercier au lieu de rechigner. »
« Quel avantage, t’as prévu de jouer à une main ? De te bander les yeux ? » Puisque sinon, je n’en vois pas d’avantage.
« Nous verrons sur place donc. Tu as tout le temps de chiner pour y réfléchir. On y va ? »

Je hoche la tête doucement et, le temps qu’il paye, nous nous retrouvons à nouveau face à la rue qui accueille la braderie. C’est étrange que de me retrouver à nouveau à l’air libre et surtout, au milieu des passants qui nous frôle sans se douter une seule seconde de la tragédie que nous avons écrite à quatre mains. Moi, je me sens requinquée au contact du monde et sortie de ma tour d’ivoire, si bien qu’il n’a pas à me rappeler à l’ordre pour que je lui emboite le pas. Je l’interroge sur ma carte bancaire, non pas que j’ambitionne de faire une affaire, mais parce que je cherche à renouer avec un semblant de normalité. « Je l’ai toujours sur moi. C’est le seul endroit où tu n’iras pas la chercher. » Mon sourire s’évanouit, l’espace de quelques secondes pendant lesquelles je me rappelle autant de ses poignets se refermant autour des miens - les ecchymoses terminent à peine de disparaître que de ces moments plus intime où je touchais son corps sans fard. « Je peux te la donner si tu promets de me la rendre. » J’inspire pour chasser mes pensées, et finalement je hoche la tête. C’est mon argent et j’en possède à foison, si bien que je vis mal qu’il me materne et me traite comme une adolescente sur ce sujet là aussi. « Qu’est ce que tu veux que j’achète avec une carte bleue de toute façon ? » Les dealeurs se baladent rarement avec un terminal de paiement. « Je te la rendrai. Je veux juste... » Je tente de ne laisser aucun trouble s’installer sur mon minois, et j’esquisse même un mince sourire. « Je veux juste décider de quelque chose. » N’importe quoi, même un bijoux vintage ou une boîte à bijoux d’un autre temps.



@Amos Taylor

« Tu te souviens qu’il y en a eu mille autres. On a même négocié du temps. » Pourquoi sommes nous incapables, l’un comme l’autre, de nous empêcher de plonger dans nos souvenirs ? Ils sont d’une beauté à couper le souffle mais aujourd’hui j’ai bien peur qu’il nous fassent autant de bien que de mal. Pourtant quand ce n’est pas moi qui les évoque en parlant de notre balade sur Fraser Island, c’est lui qui le fait en me rappelant cette fois où nous nous sommes défiés d’arriver à résister au corps de l’autre. La frustration. Je ne suis plus que ça à l’heure actuelle, et le sourire que j’esquisse au souvenir de cet épisode est doux amer. « Je me souviens. » Evidemment que je me souviens. Mais que dire d’autre ? « Mais, si c’est moi qui décide, alors je te rends la pareille. C’est toi qui auras le droit à une question, quand tu voudrais, mais seulement si tu gagnes. » Mon sourire s’étire, un peu plus sincère cette fois ci. Que pourrais-je lui poser comme question de toute façon ? Si je pensais le connaître et avoir appris à la lire, la vérité s’est bien moquée de moi. Des choses que j’ignore il y en a certainement des tonnes mais toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ? Ai-je vraiment envie qu’il me confirme qu’il ne s’occupe de moi que par pitié ou, au mieux, au nom de nos vieux souvenirs et pas parce que je lui manque et qu’il tient encore à moi ? A chaque fois que je crois la chose possible, que je crois le deviner à travers ses attentions il redevient froid, il se ferme ou il me hurle des choses horrible, comme le soir de ma rechute, et je me fustige et me traite d’idiote. « Non ! J’en joue une de moins que toi. Un essai en moins sur un nombre de…. » « Ça me va. » Je doute d’avoir une genre de l’emporter, mais il a réveillé mon sens aigu de la compétition.

S’il insiste sur le fait qu’il ne me confiera ma carte bleue que temporairement, je maintiens que je n’en ferais rien de toute façon. Je ne suis pas une adolescente dont il faut surveiller les achats sur internet et quand bien même j’aurais souhaité craquer pour une paire de chaussures hors de prix, c’est mon argent, pas le sien, qu’il me laisse encore ça. Ma drogue elle, je doute pouvoir la régler de cette façon et il a enfermé mon argent liquide dans la console dont il a pris la clé. « Pas acheter, échanger provisoirement. Avec tout ce que ça implique. » Je hoche la tête. Avec qui voudrait-il que je fasse un échange ? J’ai appelé l’un de mes anciens dealeurs l’autre jour - il ignore que je suis partie - mais la réaction d’Amos m’aura fait passer l’idée de recommencer. Depuis, je lutte contre le manque du mieux que je peux : assez mal finalement. « Je sais. Si tu arrives à trouver quelque chose qui te plaît, je serai surpris mais… c’est à toi.  » Ce n’est guère le moment de laisser mon sevrage se mettre en travers d’une bonne journée : si bien que j’accélère légèrement le pas et qu’un sourire enjoué apparait sur mon visage lorsque j’attrape mon sésame pour le glisser dans ma poche. « Tu serais surpris. Je peux toujours trouver quelque chose. » Et c’est comme ça que mon dressing se remplit de vêtements et d’accessoires que, parfois, je ne porte jamais.



@Amos Taylor