C’est compliqué de devoir peser nos mots et faire attention à les choisir de façon à ne pas braquer l’autre en lui faisant comprendre autre chose que ce que l’on voudrait dire. C’est compliqué et surtout ce n’est pas habituel : si les récentes révélations m’ont fait comprendre que je lisais moins en Amos comme dans un livre ouvert que j’aimais le pensais, nous communiquions toutefois de mieux en mieux jour après jour, après des débuts compliqués. Nous avions appris à apprendre à lire un regard, un geste, un soupir murmuré au creu de l’oreille et je crois que c’est ce qui me manque le plus finalement, notre écrasante complicité. Plus que nos baisers, plus que nos caresses, bien qu’il fassent tous la course en tête.

Pourtant au restaurant, il me semble que nous nous employons tous les deux à mieux nous parler et surtout à écouter plus que simplement entendre et si je voudrai me garder d’espérer pour ce que les espoirs amènent en lot de douleur, je n’y parviens qu’à moitié. Au contraire, j’oublie par brefs instant ce que nous sommes devenus et je ne compare à ce que nous étions avant, beaux et amoureux. Moi je le suis encore, cela ne fait plus le moindre doute depuis longtemps et cette matiné où j’ai réussi à me tenir à l’écart de l’appel de mes sirènes, c’est devenu une écrasante certitude. Elle disparaîtra peut-être par moment au gré de mes crises de manque mais je ne suis plus certaine de parvenir à l’oublier - je n’ai jamais vraiment réussi - et ce constat me terrorise autant qu’il me fait mal.

Alors je me suis tue. J’ai fait le trajet entre le restaurant et la salle d’arcade temporaire installée pour le festival qui rythme la ville en ce moment. Je ne me suis éveillée que lorsque nous avons aperçu le bâtiment et ses couleurs néons. « Je crois pouvoir affirmer sans aucun doute que c’est là. » J’esquisse un sourire avant de relever les yeux vers le brun. « Avant qu’on entre, un conseil pour une débutante ? »


@Amos Taylor

Notre proximité qui autrefois m’était familière, nécessaire, qui me nourrissait, elle me trouble et je n’aurais jamais pensé voir ce jour venir. Bien sûr, à la genèse de notre histoire, elle me terrorisait pour ce dont elle était annonciatrice. Elle me terrifiait parce que je ne voulais admettre qu’il me soit possible d’être attirée par un homme autrement que physiquement, sexuellement, mais jamais elle ne m’a été douloureuse comme elle l’est aujourd’hui, parce que je suis persuadée qu’il ne s’agit plus que d’une ombre ou d’un vieux souvenir. Je n’oublierai pas et je n’ai pas envie qu’il oublie et, face à ce constat, je reste silencieuse pendant le court trajets qui nous amène du restaurant jusqu’à la salle de jeux d’arcade.

Je crois n'avoir jamais mis les pieds dans ce genre d’établissement et pourtant, de l’extérieur, je suis prise d’un sentiment désagréable dont j’ai du mal à comprendre l’origine. Pourquoi les sensations me sont-elles familières ? Pourquoi est-ce que le manque, absent et silencieux une grande partie de la matiné, se réveille-t-il à présent ? « Je ne suis pas convaincu que toutes ces lumières étaient bien nécessaires, mais en effet, il y a peu de doute là. » Les lumières, je lève les yeux dans leur direction sans comprendre trop pourquoi elles m'apparaissent comme une pièce manquante du puzzle de mon malaise. « J’ai un truc à te dire... » Il m’arrête et je sens mon coeur s’emballer mais, heureusement, il poursuit rapidement. « Je peux pas te donner te conseil… J’ai fait le connaisseur, mais... » J’esquisse un sourire et je soucie doucement la tête. « Pourtant le tableau était plutôt séduisant. » Amos, jeune adolescent, blond comme les blés et en train de jouer dans ce type d’endroit dans un jean trop grand pour lui au point qu’il flotte à l’intérieur. « Tu peux pas être plus mauvais que moi. J’ai même pas la moindre idée de ce qu’on peut trouver comme machine là dedans. » Je crois n’avoir jamais touché la moindre manette d’un jeu vidéo. Il glisse sa main dans la mienne et mon sang ne fait qu’un tour. Mon coeur rate un battement et le contact me fait l’effet d’une paralysie. Je le suis, docilement, et fascinée par les frissons qui me parcourent le corps, par les picotements au bout de mes doigts et au fond de mon estomac.



@Amos Taylor

Pour chasser mes pensées les plus noires, je l’imagine dans ses vêtements de lycéen, je le rêve affublé d’un jean trop grand retenu par une ceinture et d’un t-shirt mal coupé, sortant de cours pour fréquenter ce genre d’endroit. Dans la scène que je peins il porte une besace en cuir en bandoulière remplie de cahier de classe et je réalise que j’ignore beaucoup de choses du jeune homme qu’il était, et que la réciproque est tout autant vrai. S’il n’est pas bien compliqué de deviner que je n’ai pas fait partie des têtes de classes, de ces enfants modèles toujours assis au premier rang, nous n’en avons jamais parlé et tout ce que je sais de ses jeunes années c’est qu’il a fréquenté la fille du pasteur presque dès qu’il a été en âge d’aimer. Je n’aurais pas fait tourner sa tête à l’époque, donc. « Tu me fais peur quand tu dis ça. Tu as troqué mon costume de cow boy contre quoi ? » J’esquisse un sourire avant de plisser les lèvres dans une grimace. « Hum ça se précise tout doucement. Tu étais plutôt du genre garçon propre sur lui ou rebelle vestimentaire ? Pour que j’imagine mieux. » Je me souviens lui avoir dit que je le voyais avec une chemise à carreau, des bottes en cuir, un chapeau et une tige de blé coincée entre les dents. Maintenant j’hésite et je me demande s’il en portait des chemises ou s’il était du genre à laisser sa mère l’affubler d’un pull tricoté à la main. « Bah. On sera mauvais ensemble… On devrait inverser les règles de notre pari de tout à l’heure. C’est le plus mauvais qui gagne… mais j’aurais peur que tu ne te donnes pas à fond. » « Je me donne toujours à fond. » Même lorsqu’il est question d’autodestruction, là, j’excelle même et fait figure de spécialiste dans le milieu. Je suis compétitrice, trop pour mon propre bien, et quel que soit le regard condescendant que je pose habituellement sur ce genre d’endroit, perde ne m’apparaît pas comme une option.

Sauf qu’il semble choisir la tactique de la déstabilisation et je le suis, déstabilisée, lorsqu’il glisse sa main dans la mienne et s’en saisit sans hésitation. J’enroule mes doigts autour des siens par mécanisme, habitude, et je le suis à l’intérieur. « Bon… pac man ? street fighter ? » Je pose un regard perdu sur la plupart des machines, avant que mon regard ne soit attiré par un attroupement. « Viens, on va voir. » Les badaux semblent rassemblés devant un tapis de danse, le gens où il faut reproduire les pas à l’écran pour marquer le plus de point possible. « Hum, non pas ça, je veux ma victoire sur quelque chose d’équitable. » Et je préfère que nous nous extirpions de la foule. « Quelque chose de plus simple. La table de hockey ? Le panier de basket ? » Je préfère éviter les bornes d’arcades : elle elle nécessiterait que j’ai déjà tenu une manette entre mes mains.



@Amos Taylor

« Ma mère nous traînait à l’église tous les dimanches. Tu crois qu’elle aurait toléré une phrase rebelle pour ses fils ? » Donc une chemise blanche rentrée dans un jean serré pour aller en cours, et un pantalon noir de costume le dimanche. L’image se précise dans mon esprit et pour achever mon dessin, je lui demande d’un ton mutin. « Les cheveux plaqués sur les côtés et la raie au milieu ? » Mes lèvres s’étirent en un sourire et je me rappelle de cette fois où il m’a laissée fouiller son téléphone pour y dégoter le pire des photos. L’après midi que nous avions passée était éprouvante, le soirée teintée des jolies couleurs de notre complicité amoureuse lorsque nous avions échangés de confessions dans ma baignoire, collés l’un contre le corps de l’autre. « Et toi ? Piercing au nombril et au nez ? » « Tu l’aurais vu si j’avais été percée. » Ces choses laissent une marque, en tout cas il me semble, et je n’ai jamais poussé l’extravagance plus loin que mes piercings sur le lobe de l’oreille qu’il m’arrive encore de porter. « Je peux te dire aussi que… j’étais et je suis toujours le plus vieux. C’est moi qui ai fait la garde-robe de mes frères. A ton tour, maintenant. » Je hoche la tête, et je parfais mon tableau. J’y ajoute quelques couleurs avant de me repencher sur le mien. « J’ai fait mon premier tatouage en arrivant à Brisbane. L’ensemble de fleur en bas de mon dos. » Ou en haut de ma fesse, en fonction de comment l’on voit les choses. J’ai fait le dernier plus récemment, durant ma période d’errance et il s’agit certainement du seul qu’il ne puisse redessiner les yeux fermés. Cela ne lui apprend donc rien sur ma vie d’adolescente, et il va dire que je triche. « J’ai jamais mis les pieds à l’église. J’ai pas beaucoup plus mis les pieds en classe aussi une fois au collège. » Quand j’ai atteint l’âge du cliché auquel il fait référence à présent. « Tu l’as gardée ? Ma photo ? » Il y en a deux, et j’ignore de laquelle elle parle. « Celle de moi je l’ai jetée. » Mais il l’avait prise en photo. « J’ai toujours celle que je m’étais envoyée depuis ton téléphone. » Celle de l’adolescent qu’il a été.

Une fois à l’intérieur, je lui fais cadeau de l’impasse sur le jeu de danse : il n’a pas plus de chance contre moi que j’en aurais contre lui si nous nous installions dans les répliques de voitures de course que je distingue au fond. « Tu insinues quoi exactement ? » « Que tu ne serais pas plus douée à ça que moi à ça. » Du bout du menton, je désigne les deux imitations de ferraris. « Oh pourquoi pas le jeu de palette là-bas ? Tu connais les règles ? Où il y a un billard là-bas… j’y jouais souvent avant. » « J’y ai joué quelques fois. Va pour un billard. » Même si je pars avec un handicap, s’il y a longtemps joué.



@Amos Taylor

« On y est tous passé. Tous sans exception… si ce n’est mon père. » J’esquisse un sourire et il respire la sincérité celui là. Parce que tout ce qui touche à son passé - lointain, pas celui qu’il a partagé avec Sarah - m’a toujours amusée, attendrie et ravie et aujourd’hui ne fait pas exception. Le mien en revanche je ne ressens pas le besoin m'appesantir dessus s’il ne m’interroge pas, je juge qu’il ne présente que peu d’intérêt. Comme la brunette de treize ans à la moue boudeuse qu’il a tant aimée en photo. « Dommage. C’était l’original... » Je plisse les lèvres et je sonde son regard pour chercher à savoir s’il la déplore réellement la perte de ce cliché. « J’avais promis que je la détruirai pas. Je l’aurais pas fait si tu me l’avais pas rendue. » A partir de l’instant où l’a remis entre mes doigts, elle n’a plus représenté que des souvenirs déchirants : je n’en voulais plus chez moi. C’est lui qu’il faisait sourire ce cliché, pas moi. « C’est vrai. Sofia s’était mis en tête de se faire percer le nombril. Elle a gardé une cicatrice. Elle s’en plaignait souvent. » Comme à chaque fois qu’il parle de sa fille, j’ignore comment réagir. J’esquisse un sourire, un plus léger, à l’évocation de ce souvenir et je songe qu’à présent je sais encore moins comment les aborder ces moments où il pense à elle. Elle était son joyaux. Elle est aussi la cause de notre débâcle. « Je vois très bien… duquel tu parles. » Mon sourire est plus franc cette fois ci. Jeune femme debarquant de sa campagne, j’avais choisi un dessin certainement un peu cliché mais que je trouve encore magnifique, et pour effacer l’enfant définitivement au profit de la femme, je l’avais fait apposer dans un endroit provocateur. « Et j’aurais inventé n’importe quoi pour ne pas aller à l’Eglise. » « Je comprends. Je préférais largement fumer des joints derrière le stade de mon lycée. » En compagnie d’élèves plus âgés, des représentants de la gente masculine en général, j’étais trop en avance pour ne pas être méprisée par les jeunes femmes de mon âge et pointée du doigt.

Lorsque ses doigts lâchent les miens je réalise que je ne m’étais même pas rendue compte qu’ils étaient toujours entre les miens. Au contraire, le geste avait pris des couleurs d’évidence et lorsqu’il me tend une queue de billard, je songe que dans d’autres circonstances il aurait appuyé son torse contre mon dos, se serait penché pour murmurer dans mon cou des conseils ou des phrases destinées à me déstabiliser. « Le billard. Brisbane ou Charleville ? » « Brisbane. » Comme beaucoup de choses finalement. « Y’avait un billard au Club y’a des années. On y jouait souvent tous les quatre. » Mon ancien compagnon, les frères Strange et moi. « Je me souviens même plus quand et pourquoi il a disparu. Mais ça fait des années qu’il n’y en a plus. »



@Amos Taylor

« Je n’avais pas envie de te la rendre. » Peut-être, mais tu l’as fait. Il l’a fait. Qu’espérait-il ? Que je la garde précieusement dans un tiroir, cette photo dont je regrettais l’existence et que j’aurais enterré dès qu’elle est entrée en ma possession si elle ne lui avait pas plu ? Que je la lui envoie par voie postale ? Lorsqu’il l’a déposée sur ma console, j’ai interprété ça comme sa façon à lui de mettre fin à notre histoire, comme une volonté d’effacer nos souvenirs complices, puisque certains tournaient autour du cliché, et je me serai fait du mal à le garder. J’y aurais vu un rappel de notre échec à chaque fois que j’aurais posé les yeux dessus et je n’en avais pas besoin d’un de plus, il en a déjà truffé mon appartement. Ceux là, les clichés qui nous représentaient tous les deux, je n’ai pas réussi à les déloger de leurs tiroirs. Au contraire j’ai préféré éviter d’ouvrir ceux qui en contenaient, et moi coeur s’est brisé à chaque fois que je n’ai réussi à en éviter. Cette photo, je l’ai jetée puisqu’elle n’avait plus de valeur pour moi que la valeur qu’elle avait à ses yeux à lui. « Tu aurais pu les fumer derrière l’Eglise, Tu n’aurais pas été la première. » Je plisse les lèvres et lui adresse un sourire amusé. « On m’a toujours dit qu’il y avait de grande chance que je prenne feu si je posais un jour mon pied sur le pas de la porte d’une église alors j’ai préféré éviter. Sait-on jamais. » Heureusement j’ai surtout grandi avec une mère qui n’avait rien d’une bigote et qui, comme moi, n’a jamais dû voir l’intérieur d’un lieu de culte.

Sa main lâche la mienne pour me tendre une queue de billard et tandis que je l’attrape entre mes doigts, je pense à tout ce qu’aurait pu être cet après midi mais qu’il n’est pas. Autrefois, notre complicité aurait été une évidence pour n’importe qui dans la salle passant à moins de cinq mètres de nous mais sur l’heure, nous nous regardons en chien de fusil, encore troublé par notre contact physique, tandis qu’il installe les boules sur le tapis vert. « Tu devrais en remettre un, plus tard. C’est plus classe qu’un kicker et les gens aiment… si ton boss est d’accord bien sûr. » Plus tard, mais où ça ? Pense-t-il que je suis retournée au Club le lendemain, comme si de rien n’était ? Me lance-t-il encore une fois sur le sujet de mon avenir que j’imagine tout sauf radieu ? Je l’ignore mais alors que je frotte le bout de mon Club contre la gomme en l’observant. « Mon boss ? » Je n’en ai plus. « J’ai plus rien de ce genre. » Je pourrais dire que je sur mon propre leadeur aujourd’hui, mais je n’ai plus grand chose à gouverner.

Bien sûr, j’aimerais prétendre que je me suis toujours méfiée de Mitchell, qu’une intuition m’a poussée à ne jamais lui accorder ma confiance et que je suis tombée de haut en apprenant ce qu’il avait fait il y a douze ans de ça. Sauf que ce serait mentir, et c’est peut-être ce qui me fait le plus mal de ne rien avoir vu venir. La traîtrise des Strange aurait pu rester dissimulée des années durant, je ne me doutais de rien. Le secret serait resté bien gardé si Aberline ne s’était pas chargée de le faire éclater. Je ressens néanmoins pas la moindre reconnaissance à l’égard de la brune : je sais que ses motivations n’avaient rien de noble.

Des doutes concernant le boss du Club j’en nourissais. Mais ils n’avaient en rien trait à sa loyauté envers moi, mais plus à ce qu’il était devenu, la pente sur laquelle il glissait lentement et sûrement et que je rend à mes yeux inapte à gérer une pieuvre comme le Club. « Ton boss, oui. » Je le méprise de tout mon être, je n’ai du mal à le cacher à présent qu’il est question de lui. « Probablement parce qu’il n’a jamais eu l’étoffe pour l’être. » « Je te contredirai pas là dessus. » Je suis amère et si je sous entend des choses que je n’aurais jamais cru sous entendre, c’est d’avoir pris une énorme claque en plein figure. Il mérite de crever Mitch, de sortir un beau jour du Club les pieds en avant et, ce jour là, je m’assurerai d’être au premier rang de curieux venu observer la scène. Est-ce ça, qui devrait me motiver à tenir ? « Allez, tire… et raconte-moi. » Je fais une grimace avant de me placer au bout de la table et de m’y pencher pour viser le centre du triangle qu’il a formé. « Si tu en as envie, bien sûr. » Je ne sais pas si j’en ai envie. Je ne sais pas s’il est judicieux que je le fasse puisque je ne peux ignorer qu’il n’a pas que Mitch en ligne de mire mon ancien amant, mais bel et bien tout le Club. « Y’a pas grand chose à raconter. » Je tape dans la bille blanche qui file vers le groupe pour les casser, j’observe un instant la table avant d’annoncer. « La dix. » Je fais le tour et, avant de me positionner, j’observer Amos d’un air songeur. « Il m’a laissée partir. » Je l’ai attendu des heures au Club en plein journée qu’il daigne se montrer, le flingue que je garde dans ma console posé devant moi. « Et j’y ai pas remis les pieds depuis. » Le contenu de notre règlement de compte, il peut le deviner non ? J’arme mon bras, et je tire.

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