Amy lui demande si une opération pourrait arranger les choses. Danika hausse les épaules. « J’en ai déjà eu plusieurs. » Elles avaient laissé une longue cicatrice qui traversait son genou jusqu’à son tibia. Cela ne voulait pas dire qu’elle ne pouvait pas s’entraîner. Il avait fallu des mois de rééducation mais elle avait repris l’entraînement, s’entraînant avec patience et lenteur pour réhabituer son corps. Mais elle ne pourrait plus jamais réaliser les combats qu’elle était capable de faire auparavant. Elle ne pouvait plus s’entraîner de la même manière, elle évitait le plus souvent les coups de pieds avec sa jambe droite qui avait pourtant était son arme la plus précise. Mais cela n’a plus vraiment d’importance aujourd’hui.

Amy mentionne le service des urgences et Dani hausse les épaules.  Elle n’était pas sûre que ce soit son truc. En vérité elle n’était pas sûre que quelque chose soit son truc à part le karaté et la photographie. Croire en elle. Elle avait déjà du mal à croire en quoique ce soit en ce moment, alors croire en elle allait être difficile.  Les photos avaient toujours été une passion mais elle n’a jamais cherché à aller plus loin.

Amy avait lâché le judo en arrivant à Brisbane. C’était quelque chose que Danika pouvait comprendre aujourd’hui.  Ce n’avait pas sans doute était facile d’oublier le club d’avant non plus. Elle avait du mal à imaginer pouvoir recommencer le karaté dans un club complètement différent du sien. Cela lui semblait complètement absurde, comme si, si un jour elle devait remettre les pieds dans un dojo, ça serait le sien.

Sa remarque sur le service prend tout son sens quand elle lui explique qu’il a quitté les études. Ce n’était pas Danika qui allait la sermonner, elle avait toujours détesté l’école et savait que la fac n’était pas faite pour elle. Elle s’était contentée de prendre des cours de management pour être capable un jour de gérer la société de son père seule. Cette pensée lui pince le cœur. Cela n’aura pas servi à en gros chose. « L’université ce n’est pas pour tout le monde. Personnellement je ne voulais pas m’endetter pou un truc que je n’avais même pas envie de faire. » Elle comprend la situation d’Amy et est même assez impressionnée par son boulot.
« Ca doit être stressant comme boulot non ? » Gérer la panique de ceux qui appelaient, leur angoisse, et parfois leur incompétence face à l’approche du danger.

Elle finit son café, joue un peu avec la petite cuillère posée sur la soucoupe en dessous de sa tasse. Le brouaha du café la détend. « Tu me parlais de si j’avais un copain à revoir, et toi ? Un australien a réussi à voler ton cœur ? Ou une australienne ? » Elle rit, Danika n’était pas du genre à discriminer. Elle préférait garder ses questions sur Amy, ne préférant pas s’attarder sur sa peine. Il était plus facile de se plonger dans la vie des autres. De se réjouir de leurs nouvelles, un nouveau boulot, un nouveau copain, une nouvelle vie. Qu’importe, tant qu’elle pouvait mettre la sienne de côté le temps d’une après-midi.

Non ça n’avait pas aidé. Mais Danika avait depuis longtemps fait le deuil de cette vie-là, l’important avait été de continuer, de pouvoir reprendre l’entraînement coute que coute, même s’il était moins intense, moins violent, même si elle prenait le temps de faire une pause quand son corps lui criait qu’elle allait trop loin.

Amy avait raison il n’y avait pas besoin de faire de longues études. Elle n’en avait personnellement jamais vu l’intérêt. Il y avait deux choses qui avaient passionné Danika : le sport et la photographie. Elle n’avait jamais réellement pensé à une carrière dans le deuxième domaine. Le premier par contre avait été sa vie, mais elle avait eu la chance d’avoir un empire déjà créé avant d’avoir à faire quoique ce soit. Elle avait vingt-sept ans, une société qui portait son nom, un dojo qui chaque année accueillait plus d’élèves. Cela avait toujours été une évidence qu’elle continuerait l’œuvre de son père. Elle avait choisi de prendre des cours de management pour être assez qualifiée pour le faire et sa famille en avait toujours été fière. Bien sûr elle avait tout foutu en l’air.

Amy parle de son métier et Danika l’écoute avec intérêt. Elle s’imaginait mal faire ce boulot, se disant qu’il fallait sûrement avoir de la patience pour gérer les idiots qui appelaient juste pour faire une petite blague. Qu’elle devait avoir un calme incroyable pour gérer la situation de stress dans laquelle elle devait souvent être placée quand une personne était en danger.

Danika avait choisi de maintenir la conversation sur Amy, préférant rester loin de tout ce qui n’allait pas du côté de sa vie. Elle sourit en l’entendant mentionner ses relations. Pour sa part, ses relations n’avaient jamais été bien sérieuses. Quelques petits copains avaient duré mais elle les avait pour la plupart quitté avant de s’attacher et de perdre pied, comme terrifiée à l’idée qu’on la quitte. C’était plus facile de fuir avant d’être fuie. Non elle n’avait personne dans sa vie. Elle préférait de loin enchaîner les relations sans grand sérieux. Finalement il n’y avait eu que Keith qui l’avait marquée, avait réussi lui voler son cœur des année auparavant. Elle ne préfère pas y penser. Cela faisait sept ans maintenant qu’il était sorti de sa vie. Et elle ne pensait pas qu’il reviendrait un jour.

Elle sourit tristement, comme plongée dans ses souvenirs. « Non je m’attache pas facilement on va dire.. » Ou plutôt elle s’attachait facilement et en était terrifiée, préférant de loin éviter les sentiments, mais ça elle n’était pas près de l’admettre à elle-même. « J’arrive pas à me poser. Trop accroc à ma liberté. » C’était facile de se dire ça. Plus facile que d’admettre, qu’elle avait eu envie de plus avec un seul homme et qu’il l’avait laissée sur le bas-côté de sa vie sans un regard en arrière. « On recommande quelque chose ? » Danika a fini son café et se dit qu’elle reprendrait bien une boisson un peu sucrée. « Il s’appelle comment ton Dom Juan alors ? Plutôt sérieux ? Tu l’as présenté aux parents ? » elle demande en rigolant. La présentation aux parents était toujours l’étape qui semblait officialiser une relation, pour l’ancrer dans le présent et dans le futur. Danika était curieuse. La vie d’Amy était plus intéressante que la sienne.

Amy mentionne une relation qui a mal tourné. Danika n’essaye pas de savoir les détails. Elle n’allait pas faire de remarques sur l’âge d’Amy et le fait qu’à vingt ans elle avait encore le temps d’ouvrir son cœur. Mais elle se souvient d’elle à vingt ans, pétillante de vie, éperdument amoureuse de Keith, n’ayant jamais pensé être capable d’ouvrir son cœur. Elle comprend les paroles d’Amy, mais secoue la tête en l’entendant dire que lorsqu’elle trouvera le bon elle ne pensera plus la même chose. Danika fuyait avec trop de facilité pour cela. Préférant les aventures d’une nuit, les bras d’amants réguliers qu’elle avait choisi pour leur amitié pour s’assurer qu’il n’y aurait jamais plus que ça. Elle n’était pas sûre de retomber amoureuse comme elle l’avait été de Keith. En tout cas ça n’était jamais arrivé depuis.

Elle hoche la tête et annonce à Amy qu’elle va l’imiter, la boisson précédente d’Amy lui ayant donné envie. Elle se décide pour un milkshake au chocolat. Elle avait toujours aimé le sucré et le chocolat était certainement son parfum préféré peu importe le dessert.

Amy commence à parler d’Ash alors. Un véritable bourreau des cœurs. Dani hausse les sourcils. Ce n’était pas vraiment bon signe. Mais si elle disait qu’il s’était calmé c’était une bonne chose. Danika espérait pour elle que ça allait continuer, elle voyait dans le regard de la jeune femme que les sentiments étaient là et qu’ils n’étaient pas prêt de partir. Amy mentionne la rencontre avec son père et celle avec sa mère prévue pour bientôt. « Ca va ils se sont bien entendus ? » demande-t-elle intéressée. Quand la jeune femme part demander leurs boissons, elle réalise soudain que son propre père ne rencontrera jamais l’homme qui arrivera à percer son cœur. La peine revient au galop alors. Elle s’était toujours dit qu’un jour elle voulait se marier, avoir des enfants. Mais jamais son père ne pourrait l’accompagner à l’autel. Jamais il ne rencontrerait ses enfants. La perte précoce avant même d’avoir eu le temps de penser à ce genre de chose lui fait détourner le regard. Elle reste silencieuse un instant quand Amy revient, perdue dans ses pensées. Soudain elle en sort, comme si elle réalisait qu’elle n’était pas seule. « Désolée..j’étais ailleurs. » La tristesse est palpable, elle la chasse. « D’ailleurs je ne t’ai même pas demandé mais tu voulais reprendre les arts martiaux non c’est pour ça que tu m’as contactée ? »

Le père d’Amy et Ash se sont rencontrés et apparemment la rencontre a eu lieu sans encombre. Danika n’avait quant à elle que peu de souvenirs de ce genre de situation, n’ayant quasiment jamais présenté de petits amis à son père. Peut-être son père avait-il compris que pendant longtemps il n’y avait eu que Keith qui comptait à ses yeux, que tous les autres n’avaient jamais été sérieux, jamais assez pour qu’elle s’ouvre et s’attache et ose enfin les présenter. Tout simplement parce qu’au fond ils n’avaient jamais compté.

Amy va commander les boissons et Danika se perd dans ses pensées, distraite par les souvenirs.  Amy ne semble pas lui en vouloir quand elle revient et la brune semble enfin se rappeler de la première raison pour laquelle elles se sont retrouvées dans le café, parce que la jeune femme voulait reprendre les arts martiaux.  Cette dernière la rassure qu’avant tout elle voulait prendre de ses nouvelles ce qui fait sourire Danika. Apparemment elle avait essayé un autre dojo mais cela ne lui avait pas plu, à part le prof. Aussitôt cela attise la curiosité. Le milieu des arts martiaux était petit, si bien que tout le monde se connaissait assez facilement à Brisbane.  Elle se demande tout de suite de qui Amy parle.  Elle lui dit qu’elle aurait aimé des conseils, peut être reprendre un art martial au dojo de Danika. La remarque laisse apparaître la peine sur le visage de Danika. Elle aurait aimé pouvoir la convaincre de venir s’entraîner avec elle. Aurait aimé lui faire visiter le dojo dont elle lui avait tant parlé plus jeune, lui faire découvrir son club comme Amy lui avait fait découvrir le sien lorsqu’elles s’étaient rencontrées à Washington. Malheureusement elle n’en est pas capable. Non elle est incapable d’imaginer pousser la porte d’entrée, de regarder en haut vers le bureau de son père, bureau qui lui appartient à présent, et de voir qu’il est vide. Le tatami ne lui donne plus envie, la dégoûte même au plus haut point. Alors elle ne dit rien, dit simplement merci quand le serveur arrive avec les boissons. Danika boit une gorgée du milkshake chocolaté. Elle ne regrette pas son choix. Le chocolat avait toujours été un remède miracle quand elle n’allait pas bien.

Pour Amy l’art martial n’est pas un besoin vital. Danika se demande si c’est devenu le cas pour elle aussi ?  Il y a deux mois elle aurait été incapable de passer une journée sans s’entraîner. Aujourd’hui l’idée de s’entraîner lui donnait envie de vomir. Pourtant elle savait que le besoin était toujours là. Elle le sentait quand la colère la démangeait et que ses poings se fermaient violemment. Elle le sentait quand elle passait devant un des dojos de la ville et qu’elle voyait les jeunes s’entrainaient à travers la vitre. « J’aurais vraiment aimé m’entraîner à nouveau avec toi. Mais si jamais tu veux reprendre, mon oncle tient le dojo et il est vraiment très bon comme prof. Je suis sûre que ça te plairait. » Une pause, une gorgée de milkshake et elle demande : « Tu t’entraînais où ? C’était qui le prof ? Je suis curieuse peut être. »

La réponse d’Amy lui indique que l’art martial au final n’est pas si important à ses yeux. Qu’elle n’a pas le besoin désespéré de reprendre, que sans doute cela avait été plus un moyen de reprendre contact. C’est quelque chose qu’elle peut comprendre. Ce n’était pas une passion pour tout le monde. Et même dans le cas de Danika qui n’avait vécu que pour ce sport, elle ne comprenait que trop bien aujourd’hui le besoin de reprendre quand on en avait envie.

Le visage de Danika se fige au nom de Keith. Une coïncidence, rien de plus.  Mais le fait qu’il ait arrêté, qu’il ait eu quelques soucis… les mots d’Amy n’appellent pas à la coïncidence. Danika demande alors « Keith Weddington ? » Sa voix est devenue froide, elle le sait. Elle se force à se rappeler qu’Amy ne connait rien de sa relation avec Keith, que peut être qu’elle ne parle même pas de la même personne. Pourtant la jeune femme hoche la tête et semble surprise par sa réaction si bien que Danika se force à apaiser son visage. « Je le connais. Un ami d’enfance. » Le mot sonne faux, elle grimace, boit une autre gorgée. « Enfin un ancien ami disons, on a perdu contact. » Elle aimerait pouvoir effacer la colère et la peine qui transparaissent de ces mots, comme si elle n’était jamais capable d’être totalement indifférente. La dernière fois qu’elle l’avait vu c’était sur son lit d’hôpital, après qu’Andréa ait mis plusieurs balles dans son corps. Elle force le sourire à revenir sur son visage comme pour rassurer Amy de ce changement soudain d’ambiance. « Tu as raison, c’est un bon prof. On s’entraînait ensemble. » Elle finit son milkshake, soudain pressée d’en finir. Pourquoi avait-il fallu qu’elle amène la conversation de ce côté-là ?  Elle aurait dû utiliser le passé, ne le fait pas. Ce n’était pas parce qu’il avait été blessé qu’il n’était plus un bon professeur. Elle a envie de prendre de ses nouvelles alors. De savoir si Amy l’a vu récemment, de savoir comment il va. Elle est prise par les regrets de cette amitié brisée. Elle se force pourtant à ne pas poser cette question. Se contente de revenir au sujet principal de leur discussion. Amy et l’art martial. L’art martial et Amy. Danika ne devait plus penser à Keith. Cela faisait sept ans qu’il ne faisait pas partie de sa vie. « Je comprends, si tu n’as pas envie de reprendre ça ne sert à rien de se forcer. » Elle passe une main dans ses cheveux. Propose alors quelque chose qu’elle pense à moitié, persuadée qu’elle ne reprendra pas :« Si je décide de retourner au dojo de mon père, je te le dirais. Et on se fera un entraînement en souvenir du bon vieux temps. » Un sourire. « D’accord ? » Une invitation. Elle n’est pas sûre de la tenir. N’est pas sûre d’un jour retourner au dojo. Mais elle se dit que cela pourrait être bien de s’entraîner à nouveau avec la jeune femme.  C’est aussi une note d’espoir.  Elle regarde le soleil descendre lentement dans le ciel. Le temps était passé vite et l’après-midi se terminait déjà.

Le monde était petit. Trop petit. Et même lorsqu’elle essayait d’éviter Keith Weddington elle se retrouvait confrontée à des gens qui le connaissaient. Comme Amy.  Elle est obligée d’avouer l’état de leur relation. Des anciens amis. C’était peut-être la description qui leur correspondait le mieux. Elle n’aurait pas pu dire d’anciens amants quand il n’y avait eu qu’une nuit. Et ils n’avaient jamais été plus que ça. Le problème avait surtout été les sentiments de Danika et l’absence de sentiments de Keith. Alors le terme anciens amis devrait suffire quand leur amitié était partie en miettes depuis des années maintenant. Leur relation malheureusement n’avait rien à voir avec celle d’Amy et Danika. Elle n’aurait pas pu l’appeler pour lui demander d’aller prendre un café et se retrouver comme si les années n’étaient pas passées. Elle ne pensait pas avoir le courage de retourner le voir non plus et encore moins depuis que son père était mort. Mais ça Amy ne pouvait pas le savoir. « Je ne suis pas sûre qu’on s’entendrait bien aujourd’hui. Trop de problèmes non résolus. » Elle ne peut s’empêcher de sourire pourtant lorsqu’Amy dit que c’est un casse-pied, comme si malgré tout l’affection revenait au galop. « Ah ça c’est sûr. »  C’était probablement son foutu caractère qu’elle avait préféré, il était l’écho du sien.

Peut-être que la passion de l’art martial reviendra pour Amy. Peut-être qu’elle reviendra également pour Danika. Elle l’espérait en tous cas. Elle aurait tellement voulu passer les portes de ce dojo sans sentir son cœur se serrer et sa respiration l’abandonner.  Mais pour la première fois elle ose lancer l’idée dans l’air. Qu’un jour peut-être elle sera capable de reprendre. Et qu’alors elle incitera la jeune femme à venir s’entraîner avec elle. Danika ne peut par contre s’empêcher de grimacer à la mention de Keith en tant qu’arbitre. « Si tu nous mets à trois sur un tatami à mon avis c’est toi qui va te retrouver à arbitrer et tu nous emmèneras aux urgences après. » Parce qu’un combat entre Dani et Keith était inévitable. Mais qu’elle n’était pas sûre qu’il finirait bien au vu de l’état de leurs relations.

Amy est prête à attendre et Danika lui lance un clin d’œil. « Oui enfin cette fois on ne se perd pas de vue d’ici là, parce que bon tu vas peut-être attendre longtemps ! » Car Danika n’était pas certaine d’être un jour capable de retourner à son héritage.  Le soleil est de plus en plus bas et elle n’a pas vu le temps passer. Elle soupire presque déçue de la quitter déjà. « Je vais devoir y aller, je travaille bientôt. » Elle se lève et serre la jeune femme dans ses bras. « Peut-être que tu me présenteras ton Ash la prochaine fois ! » Un sourire. Son regard est un peu moins triste. « J’étais contente de te voir. » Cela lui faisait plaisir d’avoir retrouvé la jeune femme après toutes ces années. Elle espérait que cette fois-ci le contact serait plus régulier.

Lorsque Danika quitte le café, son cœur est un moins lourd et ses pensées pleines de souvenirs.