@Ho Min-Kyung

(suncorp stadium) Beaucoup de nouveautés se sont enchaînées à la vitesse de la lumière et Swann a notamment eu pour réponse de s’enfermer chez lui, pour profiter de l’arrivée de leur fille le mois dernier, pour profiter de la présence de celui qu’il peut appeler son mari depuis deux petites semaines aussi. Pour prendre le temps, tout simplement, nourrissant parfois l’idée qu’il connaît Rory depuis hier, quand bien même il s’agit d’un “hier” datant de plus de sept années. C’est tout comme, à en juger par le sourire qui naît sur ses lèvres dès qu’il pose à nouveau son regard sur le profil de l’acteur, ou dès qu’il retrouve son nom sur une affiche ou une autre en ville. Il est fier, terriblement fier.

Terriblement empâté au fond de son canapé depuis trop de temps, aussi, ce qui a été une raison bien suffisante pour le pousser à reprendre le sport qu’il aime tant. Il a à cœur de reprendre son cabinet de kiné en ville, cela signifie qu’il va devoir trouver comment agencer son nouveau travail avec sa vie de famille, et il sait que le sport sera parfois le bienvenue dans sa vie. Il en a besoin, pour se maintenir en forme autant que pour assurer le bon maintien de son esprit. Le sport a toujours été un exutoire pour lui, autant que le moment de se retrouver seul. Il ne ressent pas le besoin d’avoir du temps pour lui en temps normal mais il se rend compte des bienfaits de la chose dès qu’il l’expérimente ; aussi simplement que cela. La ville est calme dans leur nouveau quartier, choisi avec soin pour élever leur fille loin de la curiosité maladive des journalistes, dans un quartier où la taille de leur maison et le prix de leur voiture n’attirerait pas non plus la curiosité des voisins. Ils sont bien là où ils sont, tout simplement.

“Nouveau ?” L’anglais retire un de ses écouteurs pour couper automatiquement le son de sa musique, momentanément arrêté à un croisement de la piste. L’un mène sur le reste du sentier, l’autre continue quelques mètres à peine avant de se fondre dans la plage, pour ne jamais reprendre. Face à lui, l’homme semble hésiter - ou prendre une pause, après tout il n’en sait rien. “Ce sentier va sur la plage. C’est un piège pour ceux qui croient les panneaux. Ou pour les fous qui aiment vraiment courir dans le sable.” Le sourire de Swann prouve bien qu’il n’est pas du genre à juger, quand bien même il trouve que ceux qui aiment s’enfoncer dans le sable et dépenser deux fois plus d’énergie ont quand même un grain. Mais il le fait aussi parfois, alors il garde une certaine partie de ses jugements pour lui. Pour n’avoir jamais rencontré l’homme face à lui, deux possibilités s’offrent à lui. La première statue qu’il n’est pas allé courir depuis vraiment trop longtemps, et la seconde que l’homme en question est nouveau dans le quartier, ou peut-être même en ville, ou tout simplement dans le monde de la course. A en juger par son équipement, il semble pourtant préparé à toutes éventualités, laissant un peu plus loin l’idée qu’il soit un débutant.

Et quelle que soit la réponse, cela lui importe finalement peu, sa politesse le poussant à tendre une main en avant pour la lui serrer et se présenter dans le même élan. “Swann.” Et déjà, Swann a oublié toute idée d’aller courir pour se retrouver un peu seul. Avec l’alliance marquant son mariage au bout de son annulaire, il n’est techniquement jamais seul, et tant mieux.

Le matin suivant le déménagement, Min-Kyung s’était réveillé à l’aube au bruit d’une sirène d’ambulance. Il avait ouvert les yeux, confus, sur un endroit qui lui était inconnu et pensant pendant un instant que l’imaginable s’était produit : il s’était endormi dans le lit de l’un de ses amants. Non, c’était simplement son nouvel appartement dans cette nouvelle ville qu’il ne connaissait que de réputation, Brisbane. Il s’était levé de son lit qui n’était en fait que son matelas posé à même le sol et était resté debout au milieu de l’appartement, vêtu uniquement de ses sous-vêtements, à fixer sans vraiment les voir l’amoncellement de cartons qui attendait d’être déballé. Pourquoi? Il avait tout claqué : son boulot, ses amis, sa famille, l’appartement qu’il adorait tout autant que la ville dans lequel il était situé. Il fallait être stupide ou désespéré ou un mélange des deux. Non, malgré le regret qui l’habitait, Min n’en avait pas moins la certitude que c’était la chose à faire. Ici, il pouvait recommencer à zéro sans subir la pression constante de ses proches. Elle n’était pas complètement disparue, ses parents pouvaient toujours l’appeler — sa mère lui avait laissé un message sur sa boîte vocale la veille — mais ils ne risquaient pas de débarquer à l’improviste ici. Ses parents ne quittaient Melbourne que pour se rendre en Corée. Il était en sécurité ici et à défaut de savoir exactement quoi faire, il avait au moins le temps de le faire.

Au bout d’une semaine, son appartement avait enfin l’air habitable. Min avait commencé par tout repeindre en blanc. Il n’était pas un grand fan des couleurs et préférait utiliser des accessoires pour embellir un espace. Changer un coussin est toujours moins compliqué que de repeindre une pièce. Min avait enfin un vrai lit avec un sommier et tout. Sa bibliothèque était également installée et contenait un mélange de romans et de livres de médecines vétérinaires. Sur les murs, il avait accroché ses souvenirs : ici les dossards des marathons auxquels il a participé, là-bas, une photo de sa sœur et lui portant le hanbok, l’habit traditionnel coréen. Quelques photographies en noir et blanc complétaient la décoration. Min était satisfait, il se sentait chez lui.

Durant cette semaine, Min n’eut pas le temps de faire autre chose que de prendre ses repères et de tenter de se trouver un emploi en ville. Il passait rarement autant de temps sans courir et là, il en avait vraiment envie. Ses recherches lui avaient montré quelques endroits intéressants, alors il prit le temps de préparer son équipement la veille pour être prêt dès le lendemain matin.

La journée s’annonçait belle et assez fraiche. C’était l’hiver en Australie. Il avait quand même ses bouteilles d’eau à sa ceinture. Il ne pensait pas dépasser les cinq kilomètres, mais si la forme le permettait, il pousserait peut-être un peu plus. Honnêtement, Min-Kyung voulait surtout dépenser l’énergie accumulée durant la semaine et se vider la tête. La course avait un effet thérapeutique chez lui. Il ne pensait à rien et il finissait ses parcours énergisé plutôt que fatigué. Toutefois, ne connaissant pas très bien les sentiers et s’arrêta souvent à la recherche de son chemin. Ce n’est pas aujourd’hui qu’il aurait des résultats extraordinaires. Min était justement à l’un des embranchements lorsqu’un inconnu lui parla. Il croisait régulièrement des gens en courant. La politesse demandait au moins qu’on se salue, mais rarement ça aboutissait à une véritable conversation. La première question qu’il lui posa c’est s’il était nouveau. Min devait donc avoir l’air vraiment égaré.

« Oui, j’ai emménagé en ville il y a une semaine », confirma-t-il en se passant la main sur la nuque, en forçant un sourire sur ses lèvres. Il avait parfaitement conscience de la tête qu’il faisait lorsqu’il ne souriait pas et il ne tenait pas spécialement à donner une mauvaise impression.

Il regarda ensuite le sentier qui menait sur la plage et acquiesça. Effectivement, c’était un piège pour ceux qui ne se méfiaient pas.

« Je vois, mais ça pourrait être utile si je me décide à courir un autre marathon. Je garde ça en tête. »

Il tendit la main à son tour.

« Min-Kyung. Tu peux m’appeler Min, c’est plus facile… à prononcer. »

L’Australie était peut-être habitée par un grand nombre d’Asiatiques, ça ne signifiait absolument pas que ses résidents parvenaient à prononcer son nom correctement. Rien d’étonnant que la plupart finissaient par opter pour un nom à consonance anglaise. Il avait rapidement appris à lâcher prise et se faisait généralement appeler Min. Sa vie était suffisamment compliquée comme ça pour qu’il choisisse les combats qu’il voulait mener.

Il ne sait faire autrement que s’arrêter pour la moindre personne ressemblant de près ou de loin à une brebis égarée, c’est plus fort que lui. « Oui, j’ai emménagé en ville il y a une semaine. » Et au sujet de l’inconnu, au moins, Swann semble avoir vu juste lorsqu’il a émis l’hypothèse qu’il pouvait être nouveau en ville. Après une seule semaine au cœur de cette dernière, il est parfaitement normal qu’il soit encore perdu. Brisbane n’est pas comparable à Londres à ses yeux mais la ville n’en reste pas moins grande, bien assez pour que s’y perdre soit une éventualité envisageable. “Tu viens d’où ?” Il y a beaucoup à explorer en ville, bien trop de choses pour que cela ne puisse être réalisé et surtout assimilé en une seule et unique semaine, raison pour laquelle l’anglais ne tarde pas davantage avant de le mettre en garde pour ne pas prendre le chemin de la plage, ce qui n’est une bonne idée que pour ceux voulant aller surfer, se baigner, ou bronzer. Rien d’autre, de toute évidence. « Je vois, mais ça pourrait être utile si je me décide à courir un autre marathon. Je garde ça en tête. » - “Au sens propre ?” Il demande donc, curieux de savoir si l’homme court véritablement des marathons ou s’il ne fait qu’utiliser l’image en guise d’exemple. Il ne saurait dire, son visage encore un peu crispé sans que Swann ne lui en veuille: il s’adapte sûrement à son nouvel environnement encore. Il ne devait pas lui-même être bien plus resplendissant lorsqu’il est arrivé à Brisbane. “Tu as raté celui de Brisbane de peu.” Il annonce, comme si cela avait la moindre importance. Swann ne suit que peu ce genre d’événement, mais le marathon de Brisbane a eu lieu le lendemain de son mariage et il aime rigoler du fait qu’il y aurait évidemment participé s’il avait dormi plus d’une heure et demie et pas abusé de ces merveilleux cocktails à la rose. Sans cela, évidemment, il aurait enfilé son dossard et couru des heures durant. Evidemment. L’an prochain, peut-être se donnera-t-il réellement pour objectif d’y participer, faisant partie de cette tranche de la population qui réussit bien mieux avec une mission claire et définie.

« Min-Kyung. Tu peux m’appeler Min, c’est plus facile… à prononcer. » L’idée qu’il change son prénom pour d’autres attriste quelque peu l’anglais. Il a emménagé d’un pays à un autre, mais il n’a jamais changé de langue natale, ayant seulement dû s’adapter à de nouvelles expressions et un accent bien différent - ce qui a tout eu pour le déstabiliser, mais n’est rien en comparaison du changement total de culture. “Je suis maladroit mais pas stupide.” Ses mots sont prononcés simplement, sans la moindre amertume ni reproches à l’égard de Min-Kyung. “Tu préfères ton prénom au complet ? Je peux m’adapter, c’est pas un souci.” Bien d’autres sauteront à sa place sur l’occasion de l’appeler simplement Min, alors il peut faire des efforts à leur place, sans les juger pour autant. Il est le premier à accepter difficilement la nouveauté, après tout, mais il sait que l’homme face à lui n’a pas choisi son prénom.

« Tu viens d’où? »

« De Melbourne », répondit aussitôt Min sans se départir de son sourire. Une brise souffla, le faisant frissonner. Le temps n’était pas froid, mais il avait transpiré. Du coup, il sentait beaucoup plus le vent venant de la mer.

Son interlocuteur sembla surpris lorsqu’il parla de courir un marathon. C’était une réaction assez commune. Tous les coureurs ne visaient pas un tel exploit. « Oui, j’ai fais deux fois celui de Melbourne et quelques semi-marathons aussi, mais je n’aurais pas pu courir cette année. Trop occupé, pas assez de préparation. »

Il avait passé quelques semaines au milieu de la campagne australienne dans un hôpital vétérinaire de fortune à soigner les animaux victimes des feux de brousses. Rien à voir avec les incendies de 2019 et 2020, mais comme il avait été volontaire à l’époque, on le considérait maintenant comme un expert en la matière. Il avait géré une équipe durant les quelques semaines de son déploiement et il n’avait pas eu le temps de s’ennuyer, pas plus que d’aller courir. Mais bon, ce genre d’information n’intéressait peut-être pas Swann. D’ailleurs, en l’écoutant parler, Min décelait dans sa voix un accent qu’il n’arrivait pas à identifier, lui laissant croire qu’il ne venait probablement pas de la région, peut-être même pas d’Australie.

« Je suis maladroit, mais pas stupide. »

Cette petite phrase déstabilisa quelque peu Min dont le sourire fléchi. Il n’y avait pas d’intonation particulière, mais il ne s’attendait certainement pas à une telle réponse.

« Ah, non… Ce n’est pas ce que je voulais sous-entendre. C’est juste qu’il arrive très souvent que les gens coupent mon nom ou utilisent seulement mon nom de famille, Ho. Que les gens m’appellent Min ne me dérange absolument pas, mais j’apprécie quand ils utilisent mon nom complet. »

Min-Kyung ne pouvait quand même pas laisser cette première conversation avec un habitant de Brisbane — à l’exception de celle eut avec le propriétaire de son immeuble — se terminer de cette façon.

« Permets-moi de recommencer. Min-Kyung Ho ou plutôt Ho Min-Kyung qui est la prononciation correcte en coréen. Ravis de te rencontrer. »

Il lui serra la main une nouvelle fois.

« Alors, j’étais sur un cinq kilomètres, peut-être plus. Nous pouvons courir ensemble? J’avoue ne pas être certain de l’endroit où je suis et si quelqu’un pouvait me remettre sur le bon chemin, ça serait grandement apprécié. »

« De Melbourne. » Il hoche la tête, note que de dépaysement n’est sûrement pas insurmontable. Il doit simplement s’adapter à un nouvel environnement, mais il sait déjà que les australiens font des barbecues à tout va, ce qui est réellement tout ce dont il a besoin pour survivre à Brisbane. “Comment est-ce que tu as atterri ici ?” En réalité, il ne comprend simplement pas le changement d’une ville pour une autre, les deux semblant incroyablement semblables à ses yeux, au point où il ne comprend sans doute pas vraiment le besoin de déménager pour faire face au même monde. Pourtant, quand bien même il n’y comprend rien, il reste loin de juger le choix de l’inconnu, si tant est que cela en a justement été un. « Oui, j’ai fais deux fois celui de Melbourne et quelques semi-marathons aussi, mais je n’aurais pas pu courir cette année. Trop occupé, pas assez de préparation. » Surpris, et sans nul doute impressionné, Swann hoche la tête en affichant ses émotions sur son visage. “C’est impressionnant.” Il se considère lui-même comme un plutôt bon sportif, mais il est encore très loin d’être capable de courir un marathon. Même un semi-marathon lui drainerait sans doute toute son énergie, sans certitude d’arriver au bout, et c’est aussi pour cette raison qu’il admire le sportif face à lui. Il a dû beaucoup travailler pour en arriver là.

Le franc parler de l’anglais trouve une réaction aussi peu attendue que parfaitement incontrôlée par Swann, qui n’avait pas pensé un seul instant faire paniquer Min-Hyung, ni même le rendre coupable de quoi que ce soit. Il l’écoute cependant expliquer son histoire, tant pour la préférence du nom de famille que pour le fait qu’il apprécie entendre son prénom prononcé dans sa totalité. Swann aurait apprécié le geste à son tour, même si son prénom à la consonance parfaitement anglophone ne pose pas le moindre souci. “Min-Hyung ce sera alors, pas de compromis.” Il se contente d’ajouter dans un simple sourire, balayant du revers de la main toute la partie de la discussion où leurs deux avis se sont mêlés sans se comprendre - alors qu’ils étaient pourtant identiques. « Permets-moi de recommencer. Min-Kyung Ho ou plutôt Ho Min-Kyung qui est la prononciation correcte en coréen. Ravis de te rencontrer. » Et pour boucler la boucle, il lui serre de nouveau la main, geste auquel Swann consent de participer sans y réfléchir à deux fois. Son sourire remonte avec politesse, comme s’ils n’avaient pas déjà commencé à discuter: ils reprennent du début, donc. “Et moi c’est Swann. Swann Craine.” Et lui, c’est la première fois qu’il prononcé son nouveau nom au complet, dérobé sans la moindre honte à Rory le jour de son mariage. Pour cette raison aussi, son sourire s’agrandit.

« Alors, j’étais sur un cinq kilomètres, peut-être plus. Nous pouvons courir ensemble? J’avoue ne pas être certain de l’endroit où je suis et si quelqu’un pouvait me remettre sur le bon chemin, ça serait grandement apprécié. » Cette proposition le prend de court mais il n’est pas sans y aller de son propre rire. “Je dois prendre le relais pour m’occuper de ma fille d’ici une heure. Mais en attendant, je serais ravi de te montrer les environs.” Il prévient que leur escapade ne pourra pas s’étendre éternellement, Rory devant se rendre à une réunion et Robin nécessitant une attention constante, mais ils ont jusque-là tout le temps du monde pour qu’il le mette sur le bon chemin. Il a profité de leur discussion pour reprendre son souffle et se sent prêt à repartir pour cinq kilomètres si telle est l’idée. “Tu fais un métier de bureau pour avoir autant envie de courir ?” Telle est sa première idée, du moins, incapable de penser que le sport soit sa profession: au contraire, il aurait tendance à l’imaginer dans un monde parfaitement opposé, sans qu’il n’y ait trop de raison à cela. Et finalement, c’est au petit pas qu’il reprend la course, dans la bonne direction et bien loin de la plage.

« Je n’ai absolument pas l’intention de te garder loin de ta fille », dit Min-Kyung avec un sourire. « Je suppose que j’aurai retrouvé mon chemin d’ici là. Sinon, je serai une cause perdue au propre comme au figuré. Je savais que mon sens de l’orientation était déficient, mais à ce point… J’habite dans le quartier Redcliffe. »

Inutile de dire qu’il pouvait courir un cinq kilomètres en plus ou moins 15 minutes. Il calqua plutôt son rythme à celui de Swann. Aujourd’hui, il ne sera pas question de performance, mais plutôt de rencontrer quelqu’un de nouveau. Pourquoi se faire des amis devenait aussi difficile une fois passer l’âge adulte. Son cercle d’amis à Melbourne était composé de personnes rencontrées durant son enfance ou encore à l’université, bref dans un contexte scolaire. Il ne voulait pas rester isolé maintenant qu’il vivait à Brisbane, alors comment faire, comment s’incruster dans des cercles déjà bien établis sans avoir l’air du gars qui veut trop? Apparemment, courir était une bonne option pour croiser des gens bien que rien ne disait qu’il reverrait cet homme une autre fois. C’était peut-être une aptitude qui se perdait avec le temps. À une époque, les choses se faisaient naturellement. Enfin, jusqu’à ce que Christopher ne croise son chemin, mais c’était une tout autre histoire.

« Tu fais un métier de bureau pour avoir autant envie de courir ? »

Min-Kyung s’esclaffa. « Non! » Il le regarda, amusé. « C’est même tout le contraire, je passe toutes mes journées debout. Je suis vétérinaire. Actuellement sans emploi, mais j’ai bon espoir de trouver rapidement. Je suis spécialisé dans les petits animaux, mais depuis les gros incendies de forêt de 2019-2020, je m’occupe aussi des animaux sauvages blessés par le feu. Malgré mes longues journées, j’adore courir. C’est thérapeutique. Et toi, que fais-tu dans la vie en plus de ton rôle de papa? »

Peut-être que dans une autre vie, Swann aurait travaillé dans le social. S’il avait été un peu plus assuré de sa propre balance, il aurait adoré s’occuper d’autrui de cette façon-là, et pas simplement à un niveau médical. Il adore son travaille et il peut aujourd’hui dire qu’il adore sa vie aussi, là n’est pas la question, mais parfois il aime se demander à quoi son quotidien aurait pu ressembler si. Et s’il avait été différent, ce sont des histoires comme celles de Min-Hyung qu’il aurait pu écouter au quotidien. « Je n’ai absolument pas l’intention de te garder loin de ta fille. » Le sourire de l’anglais répond à celui de l’australien, n’ayant de toute façon pas douté un seul instant que cela aurait pu être dans ses plans, encore moins alors que Swann est le premier à être venu à sa rencontre et à avoir engagé la discussion. L’homme lui semble sympathique et bien qu’il ait passé l’âge de considérer comme un ami la moindre personne à qui il aurait donné son nom, il serait sans doute heureux de recroiser son chemin au gré d’autres courses matinales. “On peut dire que tu te repères évidemment bien mieux dans le quartier de Redcliffe, ça préserve l’ego.” Il propose dans un nouveau sourire, bien incapable de vouloir juger l’homme face à lui pour ne pas connaître un parcours qui n’est pas nécessairement évident à reconnaître. Après tout, tous les chemins mènent à Rome - s’il a le temps et le courage de courir quelques kilomètres de plus, cela va de soi.

« Non! » Pas de métier de bureau, alors. La seule explication restante aux yeux de Swann serait qu’il soit ni plus ni moins Forrest Gump - et ça se tient, non ? A une fiction près. « C’est même tout le contraire, je passe toutes mes journées debout. Je suis vétérinaire. [...] » Un métier que Swann aurait aussi pu choisir de faire, après tout, s’il n’avait pas autant à cœur de travailler le plus rapidement possible sans se perdre au cœur de plusieurs autres années de médecine qu’il n’aurait pas pu se payer, de toute façon. “C’est un beau métier.” Il commente avec passion, touché de l’entendre parler des différents et dévastateurs incendies survenus quelques années plus tôt dans le pays. Ils ont laissé de nombreuses marques et fait beaucoup de morts, humains comme animaux. Rien n’est plus pareil depuis. « Et toi, que fais-tu dans la vie en plus de ton rôle de papa? » Il est touché que l’information l’ait autant marquée, comme en témoigne le sourire qu’il laisse perdurer plusieurs secondes supplémentaires, incapables de passer à autre chose. Robin est dans son quotidien depuis un mois à peine et elle est déjà la prunelle de ses yeux. “Marchand de sable et préparateur de biberons.” Qu’il ironise, bien que les deux soient justement intrinsèques à son nouveau rôle de père. De toute façon, il n’est pas seul pour s’occuper de sa fille, et bien loin de là, Rory aidant au même niveau. “Blague à part, je suis kiné. Je comprends ce que tu veux dire.” Pas la même branche, pas le même quotidien, pas les mêmes études, et pourtant il veut croire qu’il peut effectivement se mettre un minimum à sa place, assez pour comprendre ce besoin qui est le sien. “Je monte mon cabinet en ville, donc techniquement je suis sans emploi aussi. Ça veut dire que si jamais t’as pas à coeur de courir seul… je suis assez disponible.” Il doit s’adapter à l’emploi du temps de Rory qui, se don côté, est tout sauf sans emploi, mais il n’y a rien d’impossible là dedans. Il ne fait que proposer l’idée, s’attendant à une réponse positive autant qu’à une négative, et n’ayant aucun désir de débattre pour faire entendre son avis. Ils peuvent courir ensemble ou séparément, cela ne changerait pas la face du monde.

« On peut dire que tu te repères évidemment bien mieux dans le quartier de Redcliffe, ça préserve l’ego. »

Min s’esclaffa. « Mieux, mais pas de beaucoup. À chacun ses faiblesses, je suppose. » Ce qui ne l’aidait pas, c’est dès qu’il commençait à courir, il ne portait plus autant attention à ce qui l’entourait. Il gardait l’œil ouvert aux véhicules et autres dangers, évidemment, mais la direction lui importait peu. À Melbourne, ça ne posait pas de problèmes, il se retrouvait facilement. Ici, c’était une autre histoire et il lui faudra un peu de temps pour se faire des repaires.

« C’est un beau métier. » Le vétérinaire acquiesça d’un signe de tête. « Ce l’est », assura-t-il, toujours en joggant. « Je me destinais à la médecine traditionnelle, mais un oiseau m’a fait changer d’avis, littéralement. »

La vérité était un peu plus complexe, mais le fonds de l’histoire était vrai. Min-Kyung avait plutôt choisi la médecine vétérinaire, parce qu’il voulait éviter d’être trop près des humains pour des raisons qui regardaient seulement lui.

Apparemment, le rôle de père prenait beaucoup de place dans la vie de Swann. Son bonheur était palpable. Ça lui fit un pincement au cœur qui le prit un peu par surprise. Pourquoi maintenant? Parce qu’il ne pourrait jamais être père lui-même? Il pourrait. Il pourrait, mais le processus pour en arriver là le révoltait et il ferait tout pour qu’il en soit autrement. Pour être normal. À moins que ce soit à cause de sa sœur, là-bas en Corée du Sud. Elle lui manquait terriblement et il ne savait pas quand il pourrait la revoir. Il espérait bientôt, car elle allait prochainement mettre au monde un petit garçon, son neveu. Ça suffirait sans doute à compenser son incapacité à être père si plus de 7000 km ne les séparaient pas. Min-Kyung devait penser à autre chose.

« Kiné? Comme dans Kinésiologue? C’est un beau métier aussi, je te l’assure. »

Ils étaient à un endroit de la piste qui montait légèrement. Ce n’était pas très marqué, mais Min le sentait dans ses foulés. Il jeta un coup d’œil à sa montre intelligente. Son rythme cardiaque avait augmenté, mais il pouvait en donner encore plus. Pas si mal pour quelqu’un qui n’avait pas fait grand-chose ces deux dernières semaines.

« Je monte mon cabinet en ville, donc techniquement je suis sans emploi aussi. Ça veut dire que si jamais t’as pas à coeur de courir seul… je suis assez disponible. »

« Avec plaisir! Toujours agréable d’avoir de la compagnie. Maintenant que mes valises sont posées et que mes cartons sont tous déballés, je vais probablement reprendre un rythme d’entraînement de 4 à 5 séances par semaine. Tu peux te joindre à moi quand tu veux. Je cours toujours pas mal aux mêmes heures qu'aujourd'hui. Toutefois, je vais te mettre en garde tout de suite, question qu’il n’y ait pas de surprise quand ça arrivera, car ça va arriver, je me connais. » Son sourire s’élargie, lui donnant un air espiègle. « Si tu continues de courir avec moi, d’ici quelques semaines ou quelques mois, il y a de fortes probabilités que j’essaie de te convaincre de faire une course avec moi. À ce moment-là, libre à toi de dire que je suis un fou furieux ou d’accepter le défi. C’est d’accord? Naturellement, ça va être pour une bonne cause. »

Le rire de l’inconnu aide Swann à se détendre, même s’il se doute bien qu’il n’est encore certainement pas prêt à monter son one-man show: il n’en a de toute façon que très peu envie, il faut l’avouer. « Mieux, mais pas de beaucoup. À chacun ses faiblesses, je suppose. » Si sa faiblesse se résume à ce simple trait, alors il n’a définitivement pas à s’en faire de quoi que ce soit, et c’est justement parce que la discussion est et reste légère que Swann se permet de poser un regard amusé en sa direction. Il est d’une politesse et d’une retenue remarquables, voilà aussi ce qu’il note entre deux silences et deux paroles, le tout ponctué de tentatives pour tenter de mieux le comprendre. « Je me destinais à la médecine traditionnelle, mais un oiseau m’a fait changer d’avis, littéralement. » L’histoire fait naître un nouveau rire de la part de l’anglais, qui a plutôt eu pour habitude toute sa vie d’entendre ses amis Londonien suivre des études de médecine parce que leurs parents étaient déjà dans cette branche et n’auraient rien accepté d’autre. Le choix n’était jamais fait par passion, toujours par obligation, et cette idée l’attriste aujourd’hui encore alors qu’il peine à comprendre comment ils peuvent être efficients dans un quotidien qu’ils vivent par procuration. “Et maintenant beaucoup d’autres t’en sont reconnaissants.” Il a compris que Min-Hyung ne soignait pas réellement des oiseaux, mais l’image est plaisante et facile à comprendre.

« Kiné? Comme dans Kinésiologue? C’est un beau métier aussi, je te l’assure. »
“J’ai pensé à prendre cette voie, mais je suis kinésithérapeute.”

Ce qui est généralement le premier nom venant à l’esprit des gens lorsqu’il dit kiné, raison pour laquelle le raccourci est devenu un automatisme, mais il aime la façon différente qu’a Min-Hyung de voir le monde. Quand bien même il est sûrement aidé par sa propre formation de médecine et ses larges connaissances dans le domaine, il faut bien l’avouer. Le reste de ses pensées ne prend pas la forme de mots, occupé à réguler sa propre respiration et sans doute aussi à se dépasser un peu plus qu’à son habitude maintenant qu’il se retrouve aux côtés d’une personne ayant un meilleur niveau que lui. Il a toujours su cacher un certain côté compétiteur derrière ses paroles bienveillantes, mais il jure qu’il ne laissera jamais ce trait de caractère devenir malsain. Il tient la cadence tant qu’il le peut mais n’hésiterait pas à demander une pause au besoin, plus que jamais conscient de l’importance d’une bonne santé et d’une longue vie: plus seulement pour lui mais bien pour sa famille.

« Avec plaisir! Toujours agréable d’avoir de la compagnie. [...] » L’explication est longue et structurée, comme s’il avait répété ce discours toute sa vie durant, ce qui a tout pour amuser l’anglais dont les foulées s'enchaînent alors qu’il l’écoute avec attention et note mentalement chacun des détails. “Participer à une course est le pire que je puisse craindre ?” Il demande une fois de plus, au cas où il existerait encore d’autres conditions n’ayant pas été portées à sa connaissance - au cas où. “Si c’est que ça, je devrais pouvoir m’en sortir.” Il assure et rassure, accueillant bien plus l’idée avec excitation qu’appréhension. Participer à une course lui plairait, surtout s’il a le temps de se préparer comme il se doit avant l’heure fatidique, et qui plus est s’il peut finalement la faire auprès de celui qui a tout pour devenir un ami dans les séances à venir et au fil du temps. La course est une des rares activités lui tenant à coeur et qu’il ne peut réaliser avec Rory, à cause du problème au genoux de ce dernier, alors il est ravi d’avoir trouvé un compagnon de sport en la compagnie de Min-Hyung.

“Redcliffe est de ce côté. J’habite de l’autre.” Il montre l’intersection, ralentit le pas en même temps qu’il y ajoute quelques explications, après plusieurs dizaines de minutes passées à courir en sa compagnie. “Je te donne mon numéro, et on essaie de trouver un moment pour courir ensemble ? M’attends pas si on y arrive pas, je te dis juste qu’on peut au moins essayer.” Ils n’ont pas à faire la moindre sortie ensemble, jamais Swann ne s’imposera à ce point, mais s’ils en font au moins une par semaine ce serait déjà une très bonne chose.

« Participer à une course est le pire que je puisse craindre? »

« Certainement », répondit aussitôt Min. « Je ne me suis toujours pas lancé dans l’enlèvement de personne ou dans la pratique d’expériences barbares en usant de mes connaissances en médecine vétérinaire. Donc oui, te retrouver inscrit à une course au profit d’un organisme de charité est sans doute la pire chose qui pourrait t’arriver par ma faute. » Il marqua une pause avant de prendre. « Ça et peut-être mon humour un peu douteux parfois, mais je te laisse juger ça par toi-même. »

L’entraînement se poursuivit en silence. Min courrait sans prêter trop attention à son compagnon. Un coup d’œil à l’occasion lui assurait qu’il était toujours là et qu’il maintenait le rythme sans trop de difficulté. Ce fut un agréable moment où il n’y avait aucun bruit à l’exception de leur chaussure sur le sol et la nature ambiante, évidemment. Ils croisaient à l’occasion d’autres coureurs qu’il saluait par automatisme et quelques promeneurs parfois solitaires, parfois avec leur chien. Un certain temps devait passer de cette façon jusqu’à se qu’ils se retrouvent à une intersection. Un côté menait en direction de son quartier, l’autre vers la résidence de Swann.

« Je devrais pouvoir me retrouver sans difficulté à partir d’ici », lui assura Min-Kyung tout en sortant son propre téléphone. Apparemment, ils avaient eu la même idée, mais Swan le devança.

« Je te donne mon numéro, et on essaie de trouver un moment pour courir ensemble? M’attends pas si on y arrive pas, je te dis juste qu’on peut au moins essayer. »

« Je vais te donner le mien aussi. Je cours presque tous les jours, alors fais-moi signe quand tu penses pouvoir te joindre à moi. »

Il lui donna son numéro et ajouta celui de Swan à ses contacts. Il était heureux, Swann était officiellement son premier contact de Brisbane. Les choses se passaient plutôt bien jusqu’à maintenant.

« Une dernière chose. J’ai remarqué que tu avais un accent, mais je n’arrive pas à identifier de quel endroit. Tu n’es pas de Brisbane, n’est-ce pas? »

Min-Kyung argumente, confirmant que l’inscription à une course soit la pire chose que Swann puisse envisager à ses côtés. En d’autres mots, il ne craint donc pas grand chose, et c’est une idée qui le fait sourire assez naïvement, parce qu’il croit les mots de l’inconnu sans chercher à les remettre en question un seul instant: s’il le dit alors c’est sûrement vrai. “Je m’y connais en humour douteux, ne t’en fais pas.” L’humour anglais n’est pas réellement connu pour être douteux, certes, mais il l’est pour ne pas être forcément compréhensible du reste du monde, et à ses yeux cela revient à s’adresser à un public de niche, dans un cas comme dans l’autre. Il tient simplement à rassurer l’homme à ses côtés, loin de pouvoir se vexer pour si peu, et incapable de le juger pour si peu non plus.

« Je devrais pouvoir me retrouver sans difficulté à partir d’ici. » A l’intersection, Swann annonce les différents chemins qu’ils doivent prendre et, de ce fait, leurs routes se séparant. Il pense que ce n’est que temporaire, mais il pense aussi qu’il ne se vexerait pas si Min-Kyung décidait du contraire. Face aux mots du nouvel arrivant, l’anglais hoche la tête, une part de lui ne sachant faire autrement que se soucier qu’il trouve bel et bien le chemin jusque chez lui alors qu’il ne connaît pas la ville. « Je vais te donner le mien aussi. Je cours presque tous les jours, alors fais-moi signe quand tu penses pouvoir te joindre à moi. » Leurs deux idées se rejoignent et les numéros sont échangés dans le même élan, Swann hochant la tête une fois de plus. Il essaie de courir de nouveau un peu chaque jour, mais son emploi du temps est d’abord décidé par sa famille, puis son métier, et enfin le temps qu’il lui reste pour faire ce dont il a envie et il y a fort à parier que son ordre de priorité n’est pas prêt de changer. « Une dernière chose. J’ai remarqué que tu avais un accent, mais je n’arrive pas à identifier de quel endroit. Tu n’es pas de Brisbane, n’est-ce pas? » Auparavant, la question lui était posée dans les premières secondes tant son accent se faisait entendre. Désormais, il se fond un peu plus dans la masse, quand bien même il ne disparaîtra jamais totalement et c’est une idée qui convient bien mieux à Swann: il se fond dans la masse sans se faire remarquer de trop, ça lui convient. Tout dans sa vie lui convient maintenant. “Non, en effet. Je suis anglais, mais j’habite à Brisbane depuis sept ans.” Un voyage qui n’était supposé durer que quinze jours à peine et qui se compte désormais en années, presque en décennie. Il aborde le sujet avec un sourire au coin des lèvres, éternellement touché rien qu’à y repenser. “Tu es observateur.” Swann souligne sans que cela ne soit le moins du monde un reproche. Il a l’oreille, et il a la curiosité de poser les questions qui viennent jusqu’à son esprit, ce qui est une qualité que Swann sait reconnaître - jusqu’à un certain niveau du moins. “A très vite, Min.” L’anglais reprend et annonce simplement dans un nouveau sourire, raccourcissant son prénom comme s’ils pouvaient déjà se permettre des familiarités.