@Tessa Mulligan

La journée avait débuté comme toutes les autres. Min-Kyung était arrivé avant l’ouverture pour boire son second café de la journée en compagnie de ses collègues et discuter des plans de chacun pour le weekend à venir. Ensuite, il s’était préparé en faisant un rapide survol de ses patients de la journée. Quelques rendez-vous étaient programmés à son horaire, mais une bonne partie serait consacrée aux urgences. Donc impossible de prédire s’il aura droit à une journée tranquille ou très occupée, mais avec les urgences, il fallait se préparer à tout.

La journée se passa en grande partie sans incident majeure. Min traita un chat renversé par une voiture qui s’en tira heureusement avec plus de peur que de mal. Il répara l’aile brisée d’un oiseau ayant percuté une fenêtre de maison et administra un vomitif à un énorme saint Bernard ayant avalé une paire de chaussettes. Le traitement fut extrêmement efficace alors que le molosse offrit à l’équipe de la clinique un remake à sa façon du film Exorcisme, expulsant tout le contenu de son estomac ainsi que les deux chaussettes. Deux heures plus tard, Min sentait encore le vomi. Une heure le séparait d’une bonne douche lorsqu’une dame se présenta à la clinique en état de panique avec sa chienne bouledogue français en pleine mise bas. Apparemment, ça durait depuis des heures et aucun chiot n’était encore sorti. L’instant d’après, un des techniciens frappait à la porte du bureau de Tessa.

« Docteur Mulligan? Docteur Ho demande votre aide pour une césarienne. C’est une chienne bouledogue français. Le travail dure depuis des heures selon sa maitresse. »

Min-Kyung ne savait pas exactement combien de temps était passé entre le moment où il était entré dans la salle d’opération et le moment où il se retrouva dans le bureau de Tessa, une tasse de café entre les mains, à fixer le plafond. La clinique était fermée, tous les employés partis à l’exception de Tessa et lui. Ni l’un ni l’autre ne parlait, chacun plongé dans ses pensées. Il réfléchissait à ce qui était arrivé, à sa décision de pratiquer une césarienne d’urgence et au moment où Tessa était venue le rejoindre en catastrophe pour lui prêter main forte. Six chiots. Min-Kyung avait extirpé six chiots du ventre de leur mère et aucun d’eux n’avait pu être réanimé. La mère fut sauvée de justesse après avoir eu souffert pendant des heures, une mince consolation. Min repensait à chacune de ces décisions et chaque fois, il arrivait à la même conclusion : il avait fait de son mieux. La seule chose qui aurait pu changer l’issue c’est si la maitresse avait amené la petite chienne plus tôt. La majorité des mises bas chez cette race de chien nécessite une césarienne, les bons éleveurs en sont parfaitement conscients. Cette femme avait adopté une chienne sans la faire stériliser, puis avait décidé que ça serait bien qu’elle ait des chiots. Visiblement, elle ne l’avait pas fait examiner dans une clinique, car un vétérinaire l’aurait averti des risques à la mise bas. Ce genre de chose fâchait profondément Min-Kyung, mais à part faire de la prévention et encourager les propriétaires d’animaux à les faire stériliser, il n’y avait pas grand-chose à faire.

« Je ne veux pas avoir l’air de celui qui se plaint », dit-il, les yeux au plafond, « mais j’ai eu de meilleures journées que ça. »

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Min-Kyung regardait le plafond tout en écoutant Tessa lui avouer qu’elle aussi avait connu de meilleures journées. Elle le rassura aussi en confirmant ce qu’il pensait lui-même : il avait bien agi. Bien qu’il ait confiance en ces décisions, un doute persistait toujours et recevoir la validation de sa collègue le dissipa entièrement. « On a beau faire de la prévention, les gens ne comprennent toujours pas l’importance de la stérilisation… » Il soupira longuement. « Nous luttons contre deux adversaires de tailles. D’abord, il y a l’argent. Cette femme a certainement payé une certaine somme pour son chien et a réalisé que d’autres étaient prêts à payer tout autant. J’ai fait une petite recherche rapide, chez un éleveur sérieux, un chiot de cette race peut se vendre entre 2000 $ et 4000 $. C’est insensé! Tout ce qu’il faut c’est un mâle et une femelle de la même race et la nature s’occupe du reste. Évidemment, ce que ces gens ne savent pas, c’est que dans un élevage sérieux, les chiots on des tests génétiques pour voir s’ils sont à risque pour certains des problèmes courants de la race, mais ce n’est apparemment pas leur problème. On se retrouve donc avec des situations comme aujourd’hui. » L’opinion de Min-Kung envers les éleveurs était mitigée. Autant il reconnaissait leur sérieux et les efforts pour sauvegarder et améliorer les races, autant il les voyait comme une part du problème. Il adorait les animaux, mais certaines races ne devraient tout simplement pas exister. Le bouledogue français par exemple, il y avait tellement de problèmes de santé. Le simple fait que la majorité des mises bas devaient se faire par césarienne afin d’assurer la survie des chiots devrait soulever des questions. « Le second problème que je vois c’est le chiot lui-même. Qui peut résister à une bouille aussi adorable? Tellement adorable qu’il y a des gens qui ont créé des chiens qui garde une taille de chiot toute leur vie, mais ça c’est un autre débat. Il y a aussi un phénomène que je vois parfois où des parents adoptent un animal et veulent exposer leurs enfants aux mystères de la vie en le faisant se reproduire. Leur intention n’est pas mauvaise, mais ils ne comprennent pas les conséquences de leur décision. » Min pourrait en parler longtemps. Depuis dix ans, il en voyait régulièrement. Chaque fois, il répétait le même serment sans savoir si on l’écoutait vraiment. Finalement, les animaux payaient le prix.

« Tu as réussi à garder ton calme avec la propriétaire? » La question lui arracha un sourire malgré lui. Min connaissait suffisamment Tessa pour savoir qu’elle aurait eu du mal à le faire. Non pas qu’il lui en aurait fait le reproche. La propriétaire inspirait difficilement de la sympathie. « Ça dépend de ce que tu entends par garder son calme », répondit prudemment Min-Kyung. « J’ai peut-être été plus direct que nécessaire dans ma réponse lorsqu’elle m’a demandé comment les chiots étaient morts, mais je n’ai pas crié. Elle était suffisamment bouleversée pour que je n’ai pas à en rajouter une couche. Elle a définitivement appris une leçon aujourd’hui. Reste à savoir si elle ne recommencera pas ou si elle viendra à la clinique plus tôt la prochaine fois. Je doute qu’on la revoie ici, cela dit. »

« On va devoir refaire une campagne de prévention. » C’était toujours à recommencer, parce qu’il y avait toujours des gens qui refusaient d’écouter, l’appât du gain plus fort que la raison. « J’ai dit qu’il y avait deux raisons tantôt. Finalement, il y en a une troisième : le prix. Soyons honnêtes, faire stériliser son animal n’est pas donné. Il y a des raisons derrière le prix, mais ça peut en décourager certains, surtout dans le contexte économique actuel. Cela étant, on pourrait se questionner sur la sagesse d’avoir un animal si l’on n’est pas capable de payer pour ses soins, mais c’est un tout autre débat. En plus de la prévention, peut-être qu’on pourrait faire quelque chose d’un peu plus concret en organisant une journée ou une demi-journée durant laquelle, tous les deux, on ferait le plus d’opérations possibles… J’oserais dire gratuitement ou à moindre coût si ce n’est pas possible. Ça ne me dérange aucunement de donner mon temps, mais il y a le matériel à prendre en compte. Après, ça demandera de l’organisation, déterminer le nombre maximum de patients que l’on peut accepter et la façon dont ils seront sélectionnés. Il y aura toujours des gens qui chercheront à profiter du système, qui peuvent parfaitement payer pour l’opération, mais qui ne cracheront pas sur l’occasion de l’avoir gratuitement. » Aux yeux de Min-Kyung, l’impact serait définitivement plus concret qu’une simple campagne de prévention pour encourager à faire opérer leur animal. On leur donnait la possibilité de le faire gratuitement ou à moindre coût. Ils n’avaient aucune raison de ne pas le faire.

« Ça me rappelle que je dois voir après Noël pour faire stériliser Saja. » Saja était la petite chatte que Min avait sauvée des égouts plus tôt cet hiver. Très malade, Min avait eu peu d’espoir qu’elle s’en sorte. Il l’avait soigné malgré tout en pensant qu’elle méritait d’avoir une chance. Non seulement elle l’avait fait, mais elle avait fait de Min un véritable papa à chat. « Ça te dérangerait de le faire? Je peux faire l’opération, mais c’est difficile d’être le propriétaire et le vétérinaire objectif en même temps. »

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Le plus triste dans cette histoire, c’était que rien de tout cela ne partait d’une mauvaise volonté. La cliente ne voulait pas mal faire et il en avait la certitude : cette femme n’était pas une mauvaise personne. Le problème relevait principalement d’un manque d’éducation. Il y avait évidemment d’autres éléments à prendre en compte, mais pour la situation actuelle, celle pour laquelle ils se morfondaient tous les deux dans le bureau, c’était juste ça. Pour eux, avec leur éducation et leur expérience, c’était facile de juger et plus facile encore de se mettre en colère, car l’idée de stériliser son animal relevait du gros bon sens. Ce n’était pas le cas pour tous et voilà pourquoi Min-Kyung proposa une clinique de stérilisation. Conscient qu’il ne changera pas le monde en offrant quelques heures de son temps, ça serait au moins ça, surtout si Tessa se joignait à lui. Elle n’hésita pas une seconde à lui donner son aval et l’esprit de Min bouillonnait déjà à l’idée de tout ce qu’il faudrait faire d’ici là. Il était impensable de ne pas impliquer les techniciens animaliers dont leur aide serait précieuse et les personnes à l’accueil aussi pour la publicité. Voilà le genre de projets qui emballait Min-Kyung.

Il dressait mentalement la liste des choses à faire lorsque Tessa lui parla. Honnêtement, il ne lui prêtait plus tellement attention, son esprit en ébullition, mais un nom perça le brouillard à la manière d’une corne de brume et le ramena brutalement à la réalité. Lincoln. Oui, Lincoln était le frère de Tessa. C’était le genre de détail que Min voulait oublier. Non pas qu’il n’aimait pas Tessa, au contraire, il en était venu à l’apprécier beaucoup. C’est juste que ça rendait sa vie plus facile d’imaginer qu’ils n’étaient pas liés par le sang. Le fait qu’ils soient en réalité des jumeaux rendait même ça pire. Il était parfaitement conscient que c’était stupide de penser ainsi, mais les pensées qu’il entretenait envers Lincoln depuis quelque temps, surtout lorsqu’il était seul, tard le soir… sous les draps… Min s’étrangla avec sa propre salive, provoquant une violente quinte de toux qu’une gorgée de café ne réussit pas à calmer.

« Je… me suis étouffé… avec ma salive. » Min se donna une tape sur la poitrine, son visage empourpré autant par l’embarras que par la toux. Officiellement, il n’y avait rien entre Lincoln et lui. Enfin, rien de plus que de l’amitié. Ils discutaient régulièrement par texto et lorsque Link passait à la clinique, il venait même le voir à son bureau, chaque visite lui faisant extrêmement plaisir. « Oui… Oui, Lincoln m’a beaucoup aidé à m’installer. Je ne connaissais pas la ville, il m’a donné de bons trucs. Je le considère comme un bon ami. » Ça effleurait à peine la réalité. Lincoln avait tellement fait pour lui, mais Min n’était pas encore au stade de tout partager avec Tessa. Comment son frère était venu le chercher au milieu de la nuit sans poser de question… Comment il l’avait écouté parler de choses qu’il n’avait dites à personne… Peut-être qu’un jour elle saura… « C’est quelqu’un de bien. Vous vous ressemblez beaucoup… Au-delà du fait que vous soyez jumeaux. »

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Min devait trouver le moyen de détourner le sujet de conversation pour l’amener sur un terrain un peu moins glissant. Qu’est-ce qui lui avait pris de s’étouffer de la sorte à la seule mention de Lincoln? Ce n’est pas comme s’il avait quelque chose à se reprocher, pour l’instant du moins. Il se racla la gorge et le dégluti. La toux s’apaisa, laissant néanmoins sa gorge et ses bronches à vif. Min écouta Tessa parler de son frère. « Lincoln est sûrement l’une des plus belles personnes que je connaisse, et je ne dis pas ça parce que c’est mon âme sœur. » Son affection pour lui est évidente et touchante. Il pensa à Doo-na, sa propre sœur vivant à des milliers de kilomètres de lui avec son fils qui venait tout juste de naître. Ne plus pouvoir la voir aussi souvent qu’il le voudrait l’attristait. Tessa avait beaucoup de chance d’avoir son frère à proximité. « C’est l’impression qu’il m’a donnée, oui. Très généreux et soucieux de son entourage. » Parfois à son détriment, il a l’impression. « Il a pas mal morflé ses derniers mois, alors c’est vraiment une bonne chose qu’il puisse s’ouvrir à d’autres personnes. Je suis pas très étonnée que vous vous entendiez bien. » Il acquiesça d’un signe de tête. Il en connaissait beaucoup sur le passé de Link, mais il préféra rester vague. L’amitié entre Lincoln et lui avait rapidement évolué. Il ne voulait pas révéler par inadvertance à quel point elle était sérieuse.

Puis, elle demanda s’ils se voyaient souvent à l’extérieur de la clinique. Elle réalisa rapidement le côté intrusif de sa question, mais Min balaya ses excuses d’un geste de la main. « Ce n’est pas grave. C’est ton frère et, comme tu l’as dit, il ne l’a pas eu facile récemment bien que je ne prétende pas connaître tous les détails. Je ne crois pas que notre amitié soit rendue là. » Min se sentait affreusement mal de lui mentir aussi ouvertement, mais elle finira par connaître la vérité. En plus, ne pas tout révéler n’était pas forcément un mensonge, juste le désir de conserver sa vie privée. « On se voit à l’occasion, mais maintenant qu’il s’est éloigné de la ville, j’imagine que ça ne sera plus autant le cas. Je suis content qu’il ait eu le job cela dit. Il y tenait beaucoup. » Le pauvre était tellement angoissé, juste avant l’entrevue. « Je me rends compte que tu connais beaucoup de choses sur moi, mais qu’au final je ne te connais pas beaucoup. » Min sourit. « Je suis un livre ouvert, tu n’as qu’à demander. » Sauf pour quelques sujets bien précis, mais il doute que Tessa soit curieuse à ce point. « Je ne t’ai même jamais demandé si tu avais des frères et sœurs ? » « J’ai une petite sœur, Doo-na. Elle vit présentement à Séoul avec son mari et leur petit garçon Min-joon, né il y a deux jours à peine! D’ailleurs… » Min hésita avant de poursuivre. « Maintenant qu’on aborde le sujet… Je me demandais s’il était possible pour moi de prendre des vacances dans les environs du temps des fêtes. Je sais que c’est une période très en demande et que je ne suis pas là depuis longtemps. Ça peut être un peu avant ou un peu après, ça ne me dérange pas, mais j’aimerais passer une semaine en Corée pour voir ma sœur et mon neveu. J’ai aussi des oncles et des tantes que je n’ai pas vues depuis longtemps. »

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« Mon but n’est pas de te mettre mal à l’aise… Désolée mon ancienne collaboratrice était très curieuse, trop parfois. Mais promis je ne suis pas le genre de patronne harcelante. » Min lui sourit, balayant ses inquiétudes d’un geste de la main. « Il est question de ton frère, je comprends. S’il s’agissait de ma sœur, je ferais pareil. » Jusqu’à ce que Doo-na lui botte les fesses pour être un peu trop invasif. Il avait souvent couvert ses arrières par le passé, mais s’il se montrait un peu trop curieux lui-même, elle lui en faisait rapidement la remarque. Son beau-frère actuel, il ne l’avait pas souvent vu avant que le mariage ne soit annoncé. Il n’avait pas eu l’occasion de jouer son rôle de grand-frère. En même temps, s’il avait été un idiot, sa sœur n’aurait jamais accepté de le marier. Aujourd’hui, ils avaient un petit garçon ensemble. Ça lui faisait encore étrange de savoir que sa sœur était maintenant une mère. Nul doute que Doo-na trouvait le sentiment tout aussi étrange, mais il ne doutait pas un seul instant qu’elle sera excellente dans ce nouveau rôle. Min était impatient d’aller voir la petite famille et lorsque Tessa lui confirma qu’il pouvait prendre quelques jours durant le temps des fêtes pour les visiter, il sourit.

« Bien sûr, tu n’as qu’à me donner les dates qui t’arrangent, il n’y a absolument aucun souci. Si tu as besoin de plus de temps pour ça, c’est tout à fait possible pour moi de fermer la clinique pour quelques jours. » « Ça sera surement après Noël. Je pensais partir le 26 pour revenir le 2. C’est quand même entre 9 et 10 heures pour un vol direct. » Ce n’était définitivement pas la porte d’à côté d’où le désir de rentabiliser le temps de déplacement en y restant au moins une semaine. C’était aussi la raison pourquoi il ne voyait plus aussi souvent sa sœur. Heureusement, la technologie moderne permettait de garder le contact malgré la distance.

Min prit son téléphone et fouilla un moment avant de le tendre à Tessa pour lui montrer la photo du nouveau-né. On le voyait emmitouflé dans une couverture, un bonnet sur la tête. Il montra ensuite une autre photo où Min prenait la pose en compagnie de sa sœur. La nouvelle ravie visiblement Tessa et la voir d’aussi bonne humeur contribuait à sa propre joie d’être devenu un oncle. « Merci Tessa, ça me touche beaucoup. Oui, tout le monde va bien et j’ai très hâte de les voir. » Il regarda la photo du bébé, si petit et fragile. Il aura pourtant déjà bien grossi lorsqu’il le verra pour la première fois en personne. Le temps passait tellement vite.

HRP: