fortitude valley - février 2024
@siobhan sallinger

Louis était à l’heure. En avance, même. Avec Siobhan, il ne prenait pas de risque. Comme s’il était conscient qu’elle pouvait disparaître en un claquement de doigts. Mirage qui ne laisserait derrière elle qu’un goût doux-amer sur la langue. Il ne résista pas à l’envie d’allumer une cigarette, parfaite excuse pour s’occuper les mains et mettre au moins un peu de sa nervosité à distance. Parce qu’il était nerveux, oui. Depuis que Siobhan lui avait glissé son numéro en l’inscrivant sur une serviette lors du vol Melbourne - Brisbane qui ramenait Louis chez lui, il ne se passait pas une journée sans qu’il se demande pourquoi. C’était faux, il ne pensait pas à l’hôtesse de l’air tous les jours, mais vous voyez l’idée. Ce qui était vrai, par contre, c’était son incompréhension face à l’intérêt qu’elle lui avait porté. Tout ce qu’il voyait, quand il se regardait dans un miroir, c’était un sac de nœuds impossibles à démêler, une source infinie de problèmes et une maladresse qui rendait chaque interaction sociale presque douloureuse. Pourtant Siobhan, qui n’avait sans doute qu’à battre des paupières pour faire tomber à genoux la moitié de la population brisbanaise, lui avait donné son numéro. Et lui avait répondu dans la foulée, après qu’il ait rassemblé tout son courage pour lui envoyer un pathétique “Pendant un instant j’ai cru avoir halluciné à cause de l’altitude, mais c’était bien un numéro de téléphone que tu as écrit sur cette serviette en papier.” Et avait accepté qu’ils aillent boire un verre ensemble. Et avait même proposé qu’ils se revoient, après cette soirée. Bref, Louis avait dû se rendre à l’évidence : il devait y avoir au moins un petit truc en plus qu’un sac de nœuds chez lui, pour ne pas avoir encore fait fuir Siobhan. Mais ça ne l’empêchait pas d’être un peu nerveux, alors qu’il l’attendait devant le restaurant où il avait proposé qu’ils se retrouvent. 

Tirer sur la première bouffée de sa cigarette lui donna l’impression de faire le vide dans la cacophonie de son esprit. La nicotine agissant comme une couverture sous laquelle il pouvait dissimuler la multitude de questionnements qui lui empoisonnaient régulièrement la vie. Elle ne les faisait pas disparaître, mais elle avait au moins le mérite de lui offrir quelques minutes de répit. Louis n’en était qu’à la moitié lorsqu’il repéra la silhouette de Siobhan qui s’approchait. Il répondit d’abord à son sourire avant de laisser son regard s’attarder sur les centimètres carrés de sa peau qui n’étaient pas couverts par sa tenue. Il déglutit avec un peu trop de difficultés pour donner l’illusion d’être totalement détendu, puis regretta de ne pas avoir acheté de nouveaux vêtements pour l’occasion. Certes, son polo gris avait tendance à attirer les regards lorsqu’il le portrait, mais il n’était pas convaincu par son pantalon. « Hey. » « Hey toi-même. » Louis grimaça intérieurement en s’entendant lui répondre de la sorte, puis sentit le rouge lui monter aux joues en voyant Siobhan l’observer de haut en bas. « Tes mollets se sont encore renforcés, non ? » Ce n’était pas tout à fait une remarque à laquelle s’attendait Louis, et il ne put retenir l’éclat de rire qu’elle déclencha chez lui. Il ne se regardait pas suffisamment dans des miroirs pour savoir si c’était vrai ou non, mais il faisait confiance à l’oeil affuté de la jeune femme pour ce genre de choses. Ce n’était pas pour rien qu’il avait la sensation de passer aux rayons X à chaque fois qu’ils se voyaient. « Tu vas bientôt pouvoir te reconvertir dans l’athlétisme. » « L’athlétisme je sais pas, mais c’est possible que je me laisse retenter par le rugby. » Il y pensait depuis quelques semaines. Quelques mois, même. S’était surpris à regarder les horaires d'entraînement de plusieurs clubs amateurs. Avait modifié le parcours de la balade de Campese pour passer à proximité d’un stade, comme ça, l’air de rien. L’idée faisait son chemin dans sa tête, mais pour le moment il n’avait entrepris aucune démarche concrète pour passer le cap. Objectivement, rien ne l’empêchait de sauter le pas ; il avait retrouvé une condition physique tout à fait satisfaisante - même si elle n’était certainement pas au niveau de ce qu’elle était quand il était dans l’armée - et ses médecins n’avaient émis aucune contre-indication à une pratique sportive. Pour être honnête, ce qui bloquait le plus Louis, c’était sa peur d’être rouillé, après avoir passé tant d’années sans jouer. Évidemment, il avait abandonné l’espoir d’en faire son métier - le pragmatisme de ses parents avait réduit à néant l’idéalisme du Louis adolescent il y a des années déjà, ça il ne l’avait pas oublié - mais la crainte de se voir jouer à un niveau bien inférieur que celui qui fut un jour le sien était elle, bien réelle. Le moment n’était toutefois pas aux commisérations concernant sa pratique sportive, alors Louis ne se laissa pas happer davantage par ce tourbillon de questions.

« Comment tu vas ? » « Ça va, pas mécontent d’être du côté de ceux qu’on sert, ce soir. » Siobhan connaissait son métier, et si au départ Louis en avait été un peu complexé, c’était moins le cas désormais. Au point qu’il en faisait de l’humour, gardant la conversation relativement superficielle tout en sachant qu’ils allaient avoir l’occasion de la creuser davantage quand ils seraient installés à l’intérieur. « Et toi, ça va ? »

Une fois leurs deux cigarettes terminées, Louis ouvrit la porte du restaurant d’une main, puis s’inclina légèrement pour laisser Siobhan passer devant lui. « Après vous, madame. » L’accident lui avait certes volé ses souvenirs, mais pas toutes ses bonnes manières. Après avoir donné son nom au serveur qui vérifiait les réservations, ce dernier leur fit signe de le suivre, et Louis laissa de nouveau Siobhan passer devant lui. Et s’il en profita pour laisser son regard s’attarder sur ses jambes qui semblaient s’étirer à l’infini, personne n’en fut témoin. « Alors, pendant combien de temps nous fais-tu l’honneur de ta présence sur le sol brisbanais cette fois ? » demanda Louis après que le serveur se soit éloigné pour les laisser faire leur choix. Si son propre métier ne le remplissait pas de fierté, il était fasciné par celui de Siobhan, lui qui avait toujours rêvé de découvrir d’autres pays. Ces derniers mois, les récits de voyage que la jeune femme lui confiait parfois étaient des bouffées d’air frais dont il ne se lassait pas.

fortitude valley - février 2024
@siobhan sallinger

« C’est un choix intéressant et plutôt... sexy. » À peine avait-il eu le temps de reprendre son sérieux pour évoquer son envie de reprendre le rugby que déjà un nouveau rire s’échappait d’entre ses lèvres. « C’est pas le premier mot qui me viendrait à l’esprit, mais t’es pas la première que j’entends dire ça. » Alors c’était peut-être parce qu’il y avait du vrai là-dedans. Et s’il ne mentait pas quand il disait que ce n’était pas la première chose qui lui venait à l’esprit quand on parlait du rugby, trop passionné qu’il était par les stratégies et les valeurs qui faisaient la beauté de ce sport, il évitait aussi de penser aux quelques fois où son regard s’était attardé quelques secondes de trop sur des jambes musclées ou des joues tâchées de boue. Mais ce n’était ni le moment ni l’endroit d’y penser. « Même si je vais te vendre moins de rêve en t’apprenant que j’ai un cousin dans l’équipe de basket de Brisbane, du coup. » « Ah oui ? Qui ça ? » Certes, le basket l’intéressait moins que le rugby, mais Louis restait un passionné de sport en général. « Si jamais tu cherches quelqu’un pour t’accompagner à un match un jour, il y a moyen que je me rende disponible facilement. » S’il appréciait la compagnie de Siobhan dans des contextes variés, il ne pouvait nier que la perspective de passer du temps avec elle tout en assistant à un match l’enthousiasmait particulièrement.

Une fois qu’ils furent installés à leur table, Louis s’intéressa aux voyages de Siobhan avant même de jeter un œil au menu. « Trois jours. » La réponse ne surprenait plus Louis, qui avait pris l’habitude de ses périodes d’absence souvent bien plus longues que sa présence sur le sol australien. La première fois, il avait sans doute eu l’air d’un poisson hors de l’eau, mais ce n’était heureusement plus le cas aujourd’hui. « Avant que je ne m’envole vers le Mexique. » L’expression de son visage trahit son impatience à l’idée de rejoindre cette destination. Impatience que Louis ne pouvait que comprendre. S’il avait tenu une liste des destinations qu’il aimerait découvrir dans sa vie, il y avait de fortes chances pour que le Mexique y ait figuré. Il s’imaginait parfaitement arpenter les rues colorées et les plages de sable blanc en short et chemise ouverte sur sa peau bronzée, sans même être certain que c’était bien un décor qu’on trouvait dans ce pays et ignorant volontairement le fait que sa peau avait tendance à rougir plutôt que bronzer. Des détails. « Je viens de rentrer du Japon, ce peuple est... fascinant. » Louis se pencha légèrement en avant et posa son menton sur son poing serré, signe que les paroles de sa compagne l’intriguaient. « Une bonne partie d’entre eux semble posséder deux facettes bien distinctes. » « Et deux facette qui s’expriment comment ? » Il ne connaissait ni le pays, ni le peuple, et était sincèrement curieux de savoir ce que Siobhan entendait par là.

En attendant que la jeune femme lui en dise plus sur les deux facettes des Japonais, Louis ouvrit le menu qui se trouvait devant lui. Si les prix qu’il y lut au premier coup d’oeil le firent grimacer intérieurement, il n’en montra rien et se rassura simplement en se rappelant que ses placards étaient miraculeusement pleins et qu’il n’aurait pas besoin de refaire des courses avant que son salaire soit envoyé sur son compte en banque. « Tu aimerais t’y rendre, un jour ? » Il détourna son attention vers Siobhan et s’enfonça plus confortablement sur sa chaise avant de répondre. « Là comme ça je suis plus tenté par les plages mexicaines que par le Japon, faut être honnête. » De son point de vue, le choix entre les deux destinations que la jeune femme venait de mentionner était rapide. « Je dis pas que je dirais non si l’occasion se présentait, ce serait l’occasion de découvrir une autre culture je suppose. Et de voir de mes propres yeux ce que sont ces deux facettes. » Il accompagna ses mots d’un sourire complice, puis réfléchit aux destinations qu’il avait le plus envie de découvrir. Enfant, il avait longtemps rêvé d’une carrière de rugbyman professionnel qui lui aurait permis de parcourir le monde de compétitions en compétitions. Ce rêve n’était resté qu’une chimère qui hantait encore parfois ses pensées. « Après avoir autant voyagé il te reste encore des endroits où tu rêves d’aller ? » Louis était curieux de savoir si on pouvait un jour être rassasié de ses envies de voyage. Si Siobhan était encore jeune, elle avait tout de même à son actif un bon nombre de pays où elle avait déjà posé le pied. En reposant les yeux sur la carte ouverte devant lui, il tomba sur le risotto, et une pensée déclencha un léger rire chez lui. « C’est en Italie que je voudrais aller, pour vérifier de moi-même que leur nourriture est à la hauteur de ce qu’on entend partout. Je me dis qu’un risotto doit avoir le même goût partout, qu’on le mange à Brisbane ou à Rome, mais j’ai un doute quand même et je voudrais pas mourir bête, culinairement parlant. » Il supposait que la même chose pouvait être dite de la cuisine française, d’ailleurs.

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Il ne se passait pas une rencontre avec Siobhan sans que Louis ne se demande ce qui avait bien pu se passer pour que la jeune femme souhaite passer du temps avec lui pendant les courtes haltes qu’elle effectuait à Brisbane. Et ce soir ne faisait pas exception. Il ne la connaissait pas suffisamment pour savoir si elle avait de la famille en ville, ou si beaucoup de ses amis vivaient plutôt à l’étranger, mais il avait du mal à croire qu’elle n’avait pas mieux à faire. Il ne s’attarda toutefois pas plus longtemps sur ce mystère, et préféra profiter de la soirée et de leur discussion, qui dériva de sa reprise du rugby au cousin de la jeune femme, qui pratiquait lui le basket-ball. « Mason Bradford. » Ce nom lui disait vaguement quelque chose, mais rien de très précis, alors Louis se contenta de hocher la tête. Il l’avait sans doute simplement lu à une ou deux reprises dans un article relatant les résultats sportifs de son équipe, sans que son intérêt soit piqué outre mesure. En rentrant ce soir, il allait par contre sans doute demander à son moteur de recherche de se renseigner sur le parcours du jeune homme. Ça pourrait lui être utile si Siobhan acceptait de l’emmener voir un match avec elle. Elle ne semblait d’ailleurs pas complètement opposée à l’idée, ce qui étira légèrement son sourire. « Pourquoi pas. » Louis ne comptait pas la supplier de l’emmener, mais il accepterait volontiers si l’occasion se présentait.

Croiser Siobhan pendant l’une de ses escales était aussi l’occasion, pour Louis, de voyager par procuration. Elle ne se faisait jamais prier pour lui raconter deux ou trois anecdotes de voyage, et lui pouvait imaginer, au moins le temps de quelques heures, qu’il avait enfin quitté le sol australien. Il ne se gêna donc pas pour creuser le sujet des deux facettes que possédaient apparemment les Japonais. « Ils sont très sérieux et disciplinés le jour. Mais quand le soleil se couche... Ils deviennent d’autres personnes. » Louis était suspendu aux lèvres de la jeune femme, attendant le dénouement avec une impatience à peine masquée. « Ils se rendent ivres au point de finir par dormir sur des bancs, ils se rendent dans des bars insolites, comme un endroit où ils payent des femmes pour être frappés... » Il s’était attendu à une chute surprenante, étant donné la manière dont Siobhan avait évoqué le sujet, mais cela ne l’empêcha pas de laisser échapper un hoquet de surprise, suivi d’un petit rire. « Ok, t’as gagné, j’ai envie de voir ça de mes propres yeux maintenant. » Jusqu’ici, le Japon n’avait pas vraiment fait partie de la liste des pays que Louis aimerait visiter, mais si Siobhan continuait à lui raconter des anecdotes aussi étonnantes, cela allait vite changer. Mais pour être honnête, entre la destination d’où elle revenait, et celle où elle allait repartir dans trois jours, son choix était vite fait. « Mais pour le moment tu as plus besoin de te détendre au soleil. » Louis hocha la tête ; elle avait parfaitement compris son envie du moment. Ses économies ne lui permettaient pas un tel voyage pour le moment, mais il gardait tout de même l’idée dans un coin de son esprit. « Il existe encore des endroits qui me surprendront, j’en suis persuadée, même si j’ai effectivement déjà vu les villes que je désirais le plus visiter. » Aux mots de Siobhan, Louis sentit son ventre se nouer légèrement. Elle n’y pouvait rien, mais lui ne pouvait s’empêcher d’être jaloux de sa liberté et de ses innombrables destinations qu’elle avait découvertes. Cela lui laissait un goût doux-amer dans la bouche, lui qui, enfant, rêvait déjà de parcourir le monde. Il tenta toutefois du mieux qu’il le pouvait de masquer son malaise. Ils n’étaient pas là pour ça, ni l’un ni l’autre. « Et si tu n’devais garder qu’une seule de ces villes ? » Il n’était certainement pas facile de donner une réponse à cette question, mais Louis ne pouvait taire se curiosité et son désir d’en connaître autant que possible sur tous ses voyages, malgré le peu de temps qu’il pouvait partager avec la jeune femme avant qu’elle ne s’envole à nouveau.


« Manger un risotto dans un autre décor lui donne tout de suite une autre saveur. » Louis hocha la tête de nouveau la tête. C’était exactement ce qu’il imaginait, et il espérait pouvoir un jour tester sa théorie en conditions réelles. Il allait se replonger dans la lecture de la carte des menus, lorsque Siobhan reprit la parole, avec un accent bien différent de ce qu’il lui connaissait jusque là. « Tutte le strade conducono a Roma. » Louis resta bouche-bée quelques secondes, le regard fixé sur la jeune femme face à lui, et l’impression d’avoir été transporté sans s’en rendre compte en Italie. « Je savais pas que tu parlais italien, » balbutia-t-il en tentant de reprendre pied avec la réalité. Il disait cela comme s’il connaissait Siobhan sur le bout des doigts, comme si elle n’était pas du genre à ne laisser échapper que les informations strictement nécessaires à son sujet. Comme s’ils se voyaient plus régulièrement qu’une fois tous les deux ou trois mois. « Et en même temps tu pourrais me raconter absolument n’importe quoi, j’y connais rien en italien alors c’est pas moi qui saurait distinguer le vrai du charabia. » Au fond, ce n’était pas tellement étonnant que la jeune femme parle italien, étant donné son métier, ce n’était d’ailleurs certainement pas la seule langue étrangère qu’elle maîtrisait. « Tu as d’autres surprises linguistiques comme ça ? » Louis se doutait que oui, mais il n’était pas certain qu’elle allait les lui confier comme ça, juste parce qu’il était curieux. L’espace d’un instant, il l’imagina parler français, portugais ou même russe, et cela lui donna presque le tournis.

Le serveur refit son apparition à côté de leur table, et Louis se redressa alors qu’il leur demandait s’il souhaitait commencer par un apéritif. Avant de répondre, il se tourna vers sa compagne. « Tu veux boire quelque chose ? » Lui se contenterait d’eau gazeuse, mais il ne voulait pas l’empêcher de commander un verre si elle le désirait.