@lucas allen

La tempête Olga s’était éloignée, et toute la ville s’appliquait à panser ses plaies et réparer les dégâts, pendant que Louis tournait et retournait en rond. Tant que les routes n’étaient pas dégagées et sécurisées, il ne pouvait pas reprendre le travail, alors il cherchait n’importe quelle autre tâche pour se changer les idées. Il aidait ses voisins à réparer leurs toitures abîmées, donnait de son temps au refuge animalier, participait aux distributions de repas. Rien, pourtant, n’était suffisant pour lui faire oublier que sa tête était aussi sens dessus dessous que les rues de Brisbane. Alors il tournait et retournait en rond. Sortait Campese trois ou quatre fois par jour, l’emmenait courir sur la plage. Jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux épuisés, mais lorsque Louis s’allongeait sur son lit, plutôt que fermer les yeux et s’endormir, il fixait le plafond et se laissait submerger par un raz de marée de pensées. Depuis son réveil après son accident, décembre ne manquait pas de lui laisser un goût désagréable en bouche, mais cette année l’amertume était particulièrement présente.

Pour se changer les idées et tenter de faire venir le sommeil, Louis sortit prendre l’air - et d’épaisses gouttes de pluie -, sans son fidèle compagnon qui avait cette fois bien mérité sa sieste. Il marchait le nez en l’air, sans vraiment faire attention au chemin emprunté, jusqu’à ce qu’il se retrouve devant un immeuble qu’il connaissait bien : celui de Lucas. La coïncidence - ou bien était-ce peut-être plutôt la mémoire du corps - fit sourire le brun, qui s’engouffra immédiatement dans la petite supérette du coin de la rue pour y acheter des bières sans alcool. C’était une habitude qu’il avait prise depuis qu’il avait décidé d’arrêter de boire de l’alcool, après son séjour en centre de rééducation, là où il avait été en première ligne pour assister aux dégâts que cela pouvait causer : toujours avoir avec lui des boissons non-alcoolisées lorsqu’il se rendait chez quelqu’un. Il savait que ça surprenait parfois, mais lui était très au clair avec sa décision. Une fois son achat effectué, et sans réfléchir plus longuement, Louis monta quatre à quatre les marches de l’escalier de l’immeuble, puis frappa trois petits coups secs à la porte de l’appartement de son ami, qui ne mit pas longtemps à venir l’ouvrir. « Louis ? Tout va bien ? » Louis tenta un sourire qu’il devina forcé, avant de hausser les épaules d’un geste flou qui semblait ne vouloir dire ni oui ni non. « Ça va, rien de grave t’inquiètes. » Ce n’était pas un mensonge, il n’y avait effectivement rien de grave. « J’ai juste encore croisé quelqu’un que j’ai oublié - quelqu’un qui avait l’air de vraiment me connaître en plus - et comme à chaque fois je mets une plombe pour refonctionner normalement. » Lucas connaissait son histoire. Il était peut-être même l’un de ceux qui la connaissait le mieux, parce qu’il avait été là avant, pendant et après. Il était au courant de l’amnésie de Louis et n’avait jamais cessé d’être un soutien depuis qu’ils avaient repris contact en 2021. C’était d’ailleurs Lucas qui l’avait convaincu de revenir à Brisbane puis l’avait hébergé jusqu’à ce qu’il trouve un appartement. C’était souvent chez Lucas que Louis débarquait quand il se sentait perdu, quand il avait besoin de parler ou juste de se changer les idées. Ce soir, comme souvent, ce n’était donc effectivement rien de grave, seulement un Louis paumé qui ne savait plus très bien par quel bout prendre sa propre vie. Tellement paumé qu’il en oubliait la plus simple des courtoisies. « J’aurais dû te prévenir que je voulais passer, désolé. » C’était tout lui, de débarquer sans prévenir, comme si tout le monde était à sa disposition. Il n’avait même pas réfléchi à la possibilité que Lucas ait quelque chose d’autre de prévu. Il s’était juste pointé là, devant la porte de son appartement, et maintenant il regrettait. « On peut repasser un autre jour si tu préfères, moi et mes bières sans alcool, » poursuivit Louis en soulevant le bras qui tenait les-dites bières, alors qu’un sourire avait refait une apparition sur son visage.

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« Viens, entre. » Louis se glissa à la suite de Lucas pour pénétrer dans l’appartement. Déjà, il avait la sensation de pouvoir respirer plus facilement, maintenant qu’il n’était plus seul face à ses pensées, mais qu’il pouvait les partager avec un ami. « Tu vas me raconter tout ça, t’as pas besoin de prévenir quand tu veux passer, tu sais. » Les mots de Lucas soulagèrent Louis d’une partie de sa culpabilité et rendirent son sourire un peu plus sincère. « Toi et tes bières sans alcool tombez à pic. J’ai donné mon sang tout à l’heure alors je ne peux pas boire d’alcool. Installe-toi dans le canap’, je vais chercher des trucs à grignoter. Jazz va te tenir compagnie, hein, Jazz ? » « Est-ce qu’un jour tu vas arrêter de vouloir sauver le monde entier ? » C’était dit sur le ton de l’humour, mais il y avait un fond de vérité dans ses paroles. En réalité, c’était même quelque chose que Louis admirait chez son ami : sa capacité à toujours se mettre au service des autres. Comme si être pompier ne suffisait pas, il fallait aussi qu’il donne son sang. Louis pourrait aussi parier qu’il avait participé aux distributions de repas qui s’étaient organisées depuis la tempête, et peut-être même avait-il donné de son temps au refuge animalier. Lui qui ne pouvait pas donner son sang depuis son accident - et les nombreuses perfusions dont il avait eu besoin à l’époque - s’était contenté de passer quelques après-midi au refuge pour aider les bénévoles et occuper les animaux qui avaient subi un stress élevé. Lorsque son hôte s’éloigna, Louis recentra son attention sur Jazz, qui était venu le saluer avec enthousiasme, pour quelqu’un qui venait d’être réveillé de sa sieste. « Salut mon grand, comment tu vas ? » Louis gratta sa tête entre ses deux oreilles, comme il avait pris l’habitude de le faire. « J’ai pas emmené ton copain cette fois, j’espère que tu m’en veux pas. » Ce n’était pas un mal, parce qu’il était parfois difficile de se concentrer sur une conversation quand Jazz et Campo faisaient la java à côté.

Lucas revint de la cuisine, les bras chargés de choses à grignoter, puis il servit une bière à Louis. « Merci. » « Alors ? Dis m’en plus sur ce fameux quelqu’un ? » Il ne servait effectivement à rien de tourner plus longtemps autour du pot, puisque Louis avait annoncé dès son arrivée la raison de sa présence ici. « Un médecin à l’hôpital. Ruben Hartfield, comme le joueur de rugby. » Il ne put retenir un léger sourire en pensant à la moue que ledit docteur Hartfield n’aurait manqué de faire s’il l’avait entendu le présenter uniquement comme le frère de. « J’en sais pas beaucoup plus. Il m’a proposé qu’on se voit en janvier. » Peut-être que son nom n’était pas inconnu pour Lucas. Ruben était resté assez vague sur ce qu’avait été leur relation, alors il ne pouvait pas vraiment savoir si son ami avait un jour eu l’occasion de le croiser. « Je sais pas si j’en ai très envie. J’ai l’impression que c’est tricher, de récupérer des souvenirs comme ça. Et qui me dit qu’il est pas en train d’essayer de me mener en bateau ? » Autant de fausses excuses qui tentaient de masquer maladroitement une peur plus profonde, celle de se retrouver face à une vérité qu’il n’était pas prêt à entendre. « Et toi alors, quoi de nouveau depuis la dernière fois qu’on s’est vu ? »

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Louis devait une fière chandelle à Lucas, et il n’était pas sûr qu’une vie suffirait pour lui rendre la pareille. Sans lui, il n’aurait peut-être jamais osé remettre les pieds à Brisbane. Et une chose était sûre, sans lui sa réadaptation à cet environnement à la fois inconnu et familier aurait été bien plus longue et difficile. Ce n’était donc pas étonnant que ce soit à sa porte que Louis venait frapper lorsqu’il se sentait un peu perdu. Il avait aussi de la chance de ne jamais trouver porte close chez son ami. « Comme le joueur de rugby, tu dis ? Ah mais oui, je crois que j’ai lu son nom dans la biographie écrite par Greta… » La coïncidence était amusante et arracha un léger sourire au brun, qui poursuivit ses explications. « Tu vas accepter ? » Louis haussa les épaules dans un signe qui ne voulait dire ni oui, ni non. Une sorte de vague qui reflétait parfaitement son état d’esprit actuel. En attendant que Lucas poursuive, et pour ne pas avoir à expliciter davantage sa réponse, Louis avala une gorgée de bière. « Tu sais, je suis assez mal placé pour te donner des conseils sur ce que tu dois ou ne dois pas faire. Mais je pense que la question que tu dois te poser, c’est ‘est-ce que tu as envie de savoir qui il était pour toi ?’ » C’était effectivement une question à laquelle Louis trouvait bien plus facilement une réponse. Oui, il avait évidemment envie d’en savoir plus sur qui avait été ce Ruben pour lui, dans le passé. Certes, il lui avait confié qu’ils s’étaient connus, mais il était resté très vague sur les tenants et les aboutissants de leur relation, ce qui ne pouvait qu’attiser la curiosité de Louis. « Oui, je crois que j’en ai envie, » commença-t-il en laissant traîner sa voix sur les dernières syllabes. « Ce sera toujours mieux que l’immense trou noir dans lequel je galère depuis mon retour. » Comprenant certainement les doutes qui ne le quittaient pas, Lucas se leva pour récupérer un livre dans sa bibliothèque, qu’il fit ensuite glisser jusqu’à lui. Louis jeta un œil à la couverture et reconnut le visage de Rhett Hartfield. « Je ne sais pas si ça va t’aider, mais… ça, ça raconte une partie de la vie de Rhett, le joueur de rugby et grand frère de ton Ruben. Peut-être que tu y trouveras quelques réponses à tes questions ? Et pour une fois, tu ne seras pas totalement en terrain inconnu. Je te le prête. » « Mon Ruben, n’importe quoi, » pouffa Louis, sans avouer que l’expression lui avait fait monter le rouge aux joues. Il s’empara du livre et feuilleta quelques pages avant de le reposer sur la table basse. « Merci. Mais la vraie question c’est, est-ce que tu l’as lu parce que ça t’intéressait ou pour faire plaisir à Greta ? » Est-ce qu’il détournait la conversation pour ne pas faire face aux mille questions qu’elle suscitait chez lui ? Peut-être, mais Lucas le connaissait suffisamment pour ne pas pointer sa lâcheté du doigt et suivre la direction qu’il impulsait maladroitement.

« Boh, je suis allé filer un coup de main pendant la tempête à la caserne. » Évidemment, Louis était prêt à enchaîner sur un sermon digne d’une maman poule inquiète de voir son poussin s’éloigner un peu trop de la sécurité du poulailler, mais Lucas ne lui laissa pas le temps de dire le moindre mot. « Tu sais comment je suis… Je pouvais pas rester confiné ici, les bras croisés à rien faire, pendant que mes gars étaient dehors dans la tempête. » Louis aussi le connaissait suffisamment pour savoir qu’il y avait du vrai dans les paroles de son ami. Il savait qu’il avait eu beaucoup de mal à accepter le fait d’être maintenu à l’écart pendant tout ce temps, et l’atmosphère angoissante qui avait accompagné le passage de la tempête Olga n’avait pas dû arranger les choses. « T’aurais pas été plus utile si tu t’étais blessé. » Louis se permit tout de même de lui glisser un demi-reproche, quand bien même il n’était pas du tout le mieux placé pour le sermonner à ce sujet. C’était sa manière à lui de demander à son ami d’être prudent, et il espérait qu’il le comprendrait. « Greta est passée me voir après. Les jours suivants, j’ai fait du bénévolat, quand j’étais pas en réunion avec les NA. Ah, et j’ai rencontré une petite libraire. » Ça faisait beaucoup d’informations en peu de temps, et Louis préféra prendre les choses de manière chronologique. « Il va falloir que tu m’en dises plus sur cette petite libraire. » Il y avait quelque chose, dans la manière dont Lucas en avait parlé, qui donnait à penser que cette rencontre n’était peut-être pas si innocente que ça en avait l’air au premier coup d'œil. « Mais d’abord, Greta hmm ? Elle est venue te voir pour une raison en particulier ? » Louis était assez dubitatif vis-à-vis de la jeune femme. Il voyait bien que son ami avait un faible pour elle, mais elle n’avait pas vraiment l’air de savoir ce qu’elle voulait et il préfèrerait qu’elle évite de blesser Lucas au passage.

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Louis, qui voulait alléger la conversation, et surtout la détourner de sa propre situation, se retrouva pris à son propre piège. « Tu sais, ce livre a mis pas mal de personnes dans une position délicate, moi y compris. » Il fronça les sourcils, et alors qu’il occupait le devant de la scène de ses pensées depuis plusieurs jours, le docteur Hartfield se retrouva immédiatement relégué au second plan. Il était plus urgent de savoir pourquoi exactement ce livre avait pu mettre son ami dans une position délicate. « Ah oui ? Qu’est-ce qu’il a à voir avec toi ? » Il aurait peut-être pû attendre de l’avoir lu, pour mieux comprendre ce que Lucas insinuait par là, mais Louis n’était pas assez patient pour cela. Il pouvait avoir accès à la réponse immédiatement, pourquoi s’en priver ?

Alors que la conversation déviait sur des sujets plus légers, Louis ne put s’empêcher de s’arrêter sur la petite libraire que Lucas avait rencontrée récemment. Son sourire en coin laissait entendre qu’il avait une petite idée de là où son ami voulait en venir, mais il ne tarda pas à freiner son enthousiasme. « Y a pas grand chose à dire, tu sais. C’est vraiment rien de sérieux. » Sa réponse s’accompagnait d’un sourire gêné, et Louis préféra ne pas creuser davantage, pour ne pas mettre Lucas plus mal à l’aise encore. « Je vois, tant que tu t’y retrouves. » Il accompagna ses mots d’un haussement d’épaules nonchalant, comme pour confirmer qu’il ne creuserait pas si Lucas lui affirmait qu’il n’y avait pas grand-chose à en dire. Il n’avait pas l’habitude de laisser sa curiosité prendre le dessus, mais il savait aussi que parfois, il était passé à côté d’informations importantes concernant ses proches, parce qu’il n’avait pas suffisamment creusé. C’était pour ça qu’il se permettait de poser plus de questions sur Greta, dont l’historique avec Lucas n’était pas des plus simples. « J’avais plus de batterie après la tempête, du coup elle était inquiète que je réponde pas à ses messages. Alors, elle a débarqué ici. Elle voulait juste s’assurer que j’allais bien. » Dans un premier temps, Louis resta silencieux, ne voulant pas risquer de dire quelque chose qui vexerait Lucas. Même s’il avait des doutes sur ses intentions, elle restait son amie et il ne servirait à rien de braquer Lucas en étant trop dur avec elle. « Ok… » Pourtant Louis ne pouvait se défaire de l’impression qu’il y avait plus que ce que son ami lui avait dit jusque-là. Et comme il savait qu’il était parfois bon de creuser un peu pour arriver au cœur de confessions plus vraies, il tenta.  Dans le pire des cas, il lui dirait simplement de se mettre ses questions où il pensait, et ils passeraient vite à autre chose - du moins c’était ce qu’il espérait. « Et quoi ? Elle a vu que tu étais bien vivant alors elle a fait demi-tour ? » Louis en doutait fortement, mais il se forçait à ne pas exprimer ses doutes à voix haute, même si son expression trahissait sans doute ses pensées.

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Au premier abord, Louis ne voyait pas comment une biographie sur un joueur de rugby qui n’avait rien à voir avec lui avait pu impacter Lucas. Il attendait donc avec impatience les explications de son ami. « Tu sais, ce livre a pas mal fait parlé de lui. Il a eu beaucoup de succès, ce qui est super pour Greta. Mais une de mes meilleures amies a eu une histoire compliquée avec Rhett, et le portrait qui est fait d’elle dans le bouquin n’est pas des plus flatteurs. Enfin, bref, c’est un peu compliqué. » « Oh, je vois. » Ce n’était pas très altruiste pour les autres protagonistes de cette histoire, mais Louis était tout de même rassuré que les soucis causés par la publication de ce livre n’aient pas touché directement Lucas, même s’il avait sans doute été indirectement pris dans la tourmente. Il ne put s’empêcher non plus de remarquer qu’il était encore une fois question de Greta, ce qui ne fit que renforcer son intuition vis-à-vis de la jeune femme. Il garda toutefois le silence - pour le moment - espérant, pour le bien de son ami, qu’il n’ait pas à formuler ses réticences plus tard. Pour être honnête, il préfèrerait se tromper et que Greta se révèle être formidable avec Lucas. Ce n’était toutefois pas l’impression qu’elle lui avait laissé jusque là.

« Je crois que c’est bien un des seuls trucs dans lesquels je me retrouve dernièrement. Je me prends pas la tête avec elle, au moins. » « Tant mieux, » répondit Louis avec un sourire sincère et en soulevant sa bière sans alcool comme pour porter un toast à cette nouvelle. Si cette petite libraire dont il ne connaissait pas le nom permettait à son ami de se sentir bien sans se prendre la tête, alors il était ravi. Il n’en demandait pas plus. « Va falloir que je perde l’habitude de débarquer chez toi sans prévenir par contre ? » Le sourire narquois qui étirait ses lèvres ne laissait peu de doute sur ce que Louis insinuait par là ; il ne voulait surtout pas interrompre quoi que ce soit en arrivant à l’improviste avec ses bières sans alcool et sa mine de chien battu.

À son désespoir, mais sans surprise, la conversation finit par dévier de nouveau vers le sujet Greta, et cette fois, il ne put se retenir de creuser un peu. « Non, non, évidemment… On a discuté. On était un peu en froid ces derniers mois, alors c’était l’occasion de remettre les choses à plat, disons. » Louis acquiesça sans dire un mot, mais les doutes se lisaient sur son visage. Il aurait envie de poser mille questions, de savoir pour quelles raisons ils étaient en froid, et ce qu’il avait résulté de leur discussion, et de ce qu’il envisageait pour la suite, et ce qu’elle en pensait, mais il se retint, laissant à Lucas l’occasion de lui confier ce qu’il souhaitait, de la manière dont il le souhaitait. Son soupir, lorsqu’il pencha sa tête en arrière, lui serra le cœur. « Rah, j’te jure… Elle me rend complètement fou, cette fille. » « Et moi donc. » Louis avait marmonné sa réponse, mais il ne doutait pas que, dans le silence de l’appartement, Lucas l'avait parfaitement entendue. Évidemment, Greta ne le rendait pas fou pour les mêmes raisons que son ami - fort heureusement. Ce qui le rendait fou c’était de les voir se tourner autour et se briser le cœur dans une valse sinistre qui ne semblait jamais se terminer. Lucas méritait mieux, voilà ce qui le rendait fou. « Je suis désolé, mon pote. Je suis vraiment le pire. » Louis souffla un léger rire par le nez en entendant son ami s’excuser. « D’où tu t’excuses ? Je m’incruste chez toi, le moins que je puisse faire c’est t'écouter si t’as besoin de parler. » Lucas avait la fâcheuse tendance de faire passer les autres avant lui, et Louis faisait de son mieux pour ne pas le laisser se perdre dans cette habitude. « T’as le droit de décharger un peu, et t’as le droit de t’entourer de personnes avec qui tu te prends pas la tête. » Ce n’était pas directement dirigé contre Greta, mais Louis ne doutait pas que Lucas entendrait le message caché derrière ses mots. Mais parce qu’il ne pouvait pas continuer à tourner autour du pot plus longtemps, son ami finit par remettre Ruben et sa proposition sur le tapis. « Pourquoi tu stresses autant d’accepter ce rendez-vous avec Ruben ? T’as un mauvais pressentiment ? » Il prit le temps de réfléchir quelques secondes à la question, mais comme souvent, Lucas avait visé juste. « Ouais, c’est un peu ça je crois. » Il avala une gorgée de sa bière avant de poursuivre. « J’ai pas de raison d’avoir peur de quoi que ce soit. En plus j’attends que ça depuis trois ans, que quelqu’un puisse me parler de ces années que j’ai oubliées. » Lucas avait lui-même comblé quelques trous, en lui parlant de leurs retrouvailles au Soudan du Sud, mais il restait tellement d’événements qui restaient hors de sa portée. « Mais j’sais pas, c’est comme si au fond, une partie de moi sait ce qu’il va pouvoir me dire et ça me fait peur. Mais c’est mon inconscient qui parle, tu vois ? » Parce qu’il avait eu beau tourner leur conversation dans tous les sens, Ruben restait à ses yeux un parfait inconnu. Le voir n’avait réveillé aucun souvenir.

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À son retour à Brisbane, lorsqu’il avait cherché un logement, Louis s’était longtemps demandé s’il ne ferait pas mieux de chercher une colocation. Parce qu’il n’était pas certain de réussir à se débrouiller tout seul, après avoir passé de longs mois entouré de professionnels à l’hôpital puis dans un centre de rééducation. Parce que la solitude et le silence l’angoissaient. Parce qu’il avait peur de lui-même. Mais avec la colocation venait aussi avec des inconvénients ; le plus important d’entre eux étant sans doute de finir par devoir expliquer ce qu’il lui était arrivé. Pourquoi les insomnies, les crises d’angoisse et les rendez-vous médicaux à répétition. Pourquoi les trous de mémoire, les bégaiements et les proches absents. Alors Louis avait finalement opté pour vivre seul dans un appartement - jusqu’à l’arrivée de Campo évidemment. Une solitude compensée par l’autorisation implicite de Lucas de pouvoir débarquer à l’improviste chez lui dès qu’il en ressentait le besoin. Ça avait été un soulagement, pour Louis, de pouvoir compter sur cette soupape de sécurité, et même s’il essayait de ne pas en abuser, il n’était pas rare de le voir, comme ce soir, sonner à la porte de son ami à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Il comprenait toutefois que Lucas ait parfois besoin de davantage d’intimité, mais ce dernier le rassura rapidement. « Oh non, surtout pas, tu sais que tu peux passer quand tu veux, vraiment ! Enfin, c’est vrai qu’un petit sms pour prévenir, ça peut toujours être sympa. Mais dans tous les cas, bros over hoes, comme on dit. » Ne s’attendant pas à ce que son ami utilise cette expression, Louis éclata d’un rire franc et faillit s’étouffer avec la gorgée de bière qu’il venait d’avaler. « J”enverrai un sms la prochaine fois, promis, » toussa-t-il en essayant de retrouver son souffle.

« Bah ouais, mais je sais reconnaître aussi le visage à peine tourmenté d’un ami quand je le vois… » Les paroles de son ami rappelèrent à Louis qu’il avait encore des efforts à faire pour maîtriser une poker face digne de ce nom. Il était dans tous les cas trop tard pour tenter de masquer les interrogations qui le tourmentaient et qui l’avaient poussé à venir sonner chez Lucas ce soir. Ce dernier ne se laisserait pas endormir par une nouvelle tentative de détourner la conversation vers d’autres sujets. « Tu me prends pas la tête, si c’est ce qui t’inquiète. Bien au contraire. » Louis adressa un sourire reconnaissant à son ami, puis entreprit de lui expliquer du mieux qu’il le pouvait les questionnements qui tournaient en boucle dans sa tête depuis sa conversation avec le docteur Hartfield. Une fois la situation exposée, ce fut à son tour de poser des questions. « Ce Ruben, ça a l’air d’être un mec sympa, sans histoire ? Ou alors propre sous tout rapport mais encrassé d’un lourd passé de criminel ? » Une grimace amusée étira les traits de Louis lorsqu’il entendit Lucas parler d’un lourd passé de criminel. Peut-être que Ruben cachait bien son jeu, mais avec les éléments qu’il avait pour le moment entre les mains, il supposait que c’était tout de même exagéré de parler de criminalité. « Je plaisante, mais en vrai, je comprends tes craintes. » « Il a plutôt tout du gendre idéal. Beau garçon, neurochirurgien. Je ne savais pas que les neurochirurgiens pouvaient avoir la classe du docteur Mamour de Grey’s Anatomy dans la vraie vie, c’est un délire. » Et pourtant, il avait croisé la route de plusieurs neurochirurgiens depuis trois ans. « Faut pas se fier aux apparences tu me diras, c’est peut-être quand même un psychopathe. » Louis n’y croyait toutefois pas vraiment, et disait davantage cela pour alléger le ton de la conversation. « Après, si t’as vraiment peur qu’il t’apprenne que t’as fait partie d’une mafia ou d’un gang qui fait du crime organisé, sors-toi ces idées de la tête, hein. Le Louis que je connais n’aurait jamais fait une telle chose. » Aux paroles de son ami, il sentit une gêne naître et resserrer sa gorge, au point que sa voix était légèrement enrouée lorsqu’il reprit la parole. « Merci, vieux. » Au moment où il remerciait Lucas, Louis avait baissé les yeux vers la bouteille en verre qu’il tenait entre deux doigts, comme s’il n’avait pas le courage de le regarder dans les yeux à cet instant. « Le Louis que tu connais a quand même été capable d’abandonner tout le monde sans un mot, alors des fois j’ai un peu peur de ce qu’il aurait pu faire d’autre. » Regrets éternels qu’il ne parvenait toujours pas à étouffer. « Les médecins t’ont rien proposé pour t’aider à recouvrer davantage la mémoire ? Y a rien qu’ils puissent faire de plus ? » La question ne surprit pas Louis, on la lui posait régulièrement, et à chaque fois elle lui faisait réaliser à quel point son amnésie avait des conséquences sur d’autres personnes que lui, à quel point ces autres personnes souhaitaient autant que lui, si ce n’était plus, qu’il retrouve ses souvenirs. « Pour le moment non. L’objectif c’était d’abord de me faire retrouver un environnement familier et rassurant, pour voir si les souvenirs revenaient tous seuls. Ça n’a pas l’air de marcher, donc les médecins commencent à parler d’hypnose. Mais il faudrait pas que ça réveille de trop gros traumatismes, donc ils veulent d’abord baliser le terrain avec la thérapie. » Louis était régulièrement tiraillé entre le souhait que les choses avancent plus vite, et l’envie de tout laisser tomber pour avancer sans regarder sans cesse en arrière.

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Jusque là, Louis n’avait jamais pensé à comparer Ruben Hartfield à Derek Shepherd, le docteur Mamour de Grey’s Anatomy. Ils partageaient pourtant cette image de gendre idéal, et, s’il ne se méprenait pas, une même spécialisation en neurochirurgie. Le rire que cette comparaison déclencha chez Lucas fut contagieux et Louis se laissa emporter avec lui. « Ah ouais, genre même brushing impeccable et sourire ravageur ? » « À peu de choses près, oui. » Sa réponse hachée par les rires qui ponctuaient encore ses mots. Maintenant que l’idée s’était imprimée dans son esprit, il allait devoir faire des efforts pour qu’elle ne lui échappe pas la prochaine fois qu’ils se verraient. S’il y avait une prochaine fois. Mais cela ne tenait qu’à lui. Et au fond, s’il était honnête avec Lucas, mais surtout avec lui-même, il savait qu’il y aurait bien une prochaine fois. Le désir de renouer avec son passé oublié était trop fort pour laisser passer une telle opportunité.

Lorsque Louis lui confia ne pas être certain qu’on pouvait le définir comme une bonne personne après sa désertion, la réponse de son ami ne se fit pas attendre. « Tu sais, j’ai fait la même chose. Et même si je suis pas un saint, je pense pas que ça fasse de moi une personne horrible. Parfois, on fait des choses, certes discutables, mais on ne peut pas toujours faire autrement. » Ne sachant pas vraiment quoi répondre à cela, Louis se contenta d’adresser d’abord un sourire reconnaissant à Lucas, puis se répéta, sans doute pour la deux-cent-quarantième fois, qu’il était chanceux de le compter parmi ses proches amis. « Ce serait peut-être plus facile de l’accepter, cette décision de disparaître comme ça, si j’arrivais à me souvenir de mes raisons de l’époque. » Il savait que Lucas avait eu ses raisons - des raisons qu’il trouvait légitimes - et espérait que c’était le cas pour lui aussi. Seulement cette incertitude constante l’empêchait d’y penser avec sérénité.

La conversation dévia ensuite sur son état de santé et sur les pistes que les médecins souhaitaient explorer. Lorsqu’il évoqua l’hypnose, Louis sentit immédiatement la réticence de Lucas. « De l’hypnose ? » Il hocha la tête, avant d’expliquer. « C’est pas idéal, mais c’est une piste, et on est un peu dos au mur de toute façon. Ils voudraient voir si le traumatisme de l’accident bloque pas des trucs. Mais faut pas que ça crée de faux souvenirs non plus, donc bon… » Depuis son accident, Louis avait appris à se méfier des techniques miraculeuses qu’on utilisait dans les films et les romans pour faire retrouver la mémoire au personnage principal. Dans la vraie vie, il avait compris que c’était souvent plus difficile et que chaque tentative devait être menée en ayant conscience des risques que cela pouvait engendrer. « Oui, je pense que c’est mieux d’y aller pas à pas… » Louis voudrait le rassurer, lui dire que c’était sans danger et que tout allait s’arranger en un claquement de doigts. Malheureusement, il était bien incapable de prononcer de tels mensonges. Ils allaient tous les deux devoir se contenter des directions données par les médecins et de l’attente interminable entre chaque rendez-vous. Pour ce qui était d’y aller pas à pas, on ne pouvait pas dire le contraire. « Tu veux que je te mette une patate, sinon ? » poursuivit Lucas, sans doute pour détendre l’atmosphère, ce dont Louis lui était reconnaissant, en témoignait le rire qu’il laissa échapper. « Mais si, tu sais, dans les films, les gars qui perdent la mémoire finissent par la retrouver en se cognant la tête quelque part… Si tu veux, je te mets mon meilleur crochet et on voit ce qu’il se passe ? » « On peut faire ça, ouais, » approuva-t-il en riant. « Enfin, je veux pas que tu penses que je prends tout ça à la légère, hein. Tout ce qui compte, c’est que tu te sentes bien. Je te soutiendrai quoi qu’il arrive, mon pote. » « Je sais bien, vieux, et je crois que je te remercie pas assez pour tout ça. » Le rire avait laissé place à un sourire gêné mais sincère. Louis n’était pas un habitué des effusions de sentiments, mais il espérait que son ami savait à quel point il lui était reconnaissant. « J’en serais clairement pas là sans toi, en vrai, » souffla-t-il avant de laisser sa tête retomber en arrière pour s’appuyer sur le dossier du canapé, les yeux fermés. De longues minutes s’écoulèrent sans qu’il ne bouge un cil, avant que sa voix se fasse entendre à nouveau. « Va peut-être falloir que je pense à rentrer chez moi » L’espace d’un instant, il hésita à demander à Lucas s’il pouvait s’endormir là, sur son canapé - ce ne serait pas la première fois - mais il pensa à Campese, qu’il l’attendait certainement derrière la porte de l’appartement, alors il récupéra leurs bières vides pour les jeter dans un conteneur sur le chemin du retour. « Je te tiendrai au courant de comment ça se passe avec docteur Mamour si tu veux. » Il trouvait amusant de surnommer Ruben ainsi, même s’il était certain qu’il n’oserait pas lui dire en face.