Sa concentration se faisait sur sa respiration. Chaque foulée devenait sérieusement douloureuse mais quand elle ne travaillait pas, elle mettait un point d’honneur à se maintenir en forme et surtout s’améliorer. Depuis qu’elle s’était engagée sur la voie du secourisme, les choses devenaient de plus en plus claires pour elle : sa capacité à sauver des vies dépendait aussi de sa propre forme physique. Elle se devait de tenir sur le long terme, de pousser ses limites toujours plus loin pour améliorer ses performances. Et surtout, comme maintenant, elle devait être combattive contre la fatigue et ne pas l’écouter. Tout son corps lui faisait mal, elle manquait presque de souffle mais elle voulait finir, aller au bout. Sa course ne se stoppait que lorsqu’elle atteignait son domicile mais elle ne s’arrêtait pas vraiment. L’arrêt brusque de la course risquait de la faire tomber. Alors elle choisissait plutôt de marcher autour de sa maison. Lentement, le cœur au bord des lèvres, la sueur au visage, le souffle lourd.

Son casque audio à conduction osseuse lui permettait néanmoins d’entendre les bruits autour d’elle. Si pendant un instant, elle avait cru entendre son cœur tambouriner contre sa cage thoracique, c’était la deuxième fournée de coups qui lui faisait comprendre que quelqu’un frappait à une porte. Curieuse (pour n’étonner personne), elle coupait sa musique, retirait son casque et passait une tête au-dessus de la haie, apercevant un homme qui semblait attendre désespérément qu’on lui ouvre.

Tout en continuant de marcher pour retrouver un semblant de souffle et de force, elle se dirigeait vers le trottoir pour aller dans sa direction, histoire de se montrer et de ne pas être une voix venue de nulle part. « Bonjour… » disait-elle doucement pour l’interpeler. « Ils ne sont pas là. » Elle rajoutait alors quelques mots pour justifier le pourquoi elle le savait : « Généralement, il y a un pick-up dans l’allée. C’est un bon indice. » Non pas qu’elle les observait mais bon, vu la taille du véhicule de Jackson, c’était difficile à louper. « Si vous voulez je peux prendre le courrier et je leur remettrait quand ils reviendront. » voilà qu’elle le prenait pour un livreur maintenant. Afin ça, c’était avant d’avoir la bonne idée de boire une gorgée d’eau de sa gourde tout en respirant en même temps. Ça ne loupait pas, n’étant pas un poisson, elle s’étouffait, recrachant toute l’eau et prise d’une quinte de toux.

Leçon numéro 1 du jogging : retrouver un souffle normal avant de boire.

@Malik Fleming

En dépit de la porte restée close, le jeune homme semblait déterminé, toujours planté devant cette dernière. Deborah, loin de se douter qu’il réfléchissait surtout à la suite des événements, était donc venu le prévenir qu’à partir du moment où le pick-up n’était pas dans l’allée ou à proximité, il y avait peu de chance que les voisins soient présents. Instinctivement, la brune avait proposé de prendre le courrier si besoin pour pouvoir leur remettre plus tard, si vraiment c’était quelque chose qui ne pouvait pas attendre. La réponse ne se faisait pas attendre. « Je comprends, pas de problème. » Elle ne cherchait pas plus loin à savoir le pourquoi du comment. Le remise de courrier en main propre n’était pas rare, ça pouvait être tout et n’importe quoi, quand bien même Deborah ne pouvait pas s’empêcher de se dire que ça avait peut-être rapport avec le métier de Jackson. Ils n’avaient jamais mis de mot sur la dénomination exacte de son métier mais elle se souvenait encore de l’anecdote de l’aéroport où il avait été retardé parce qu’il avait oublié son autorisation de port d’armes lourdes. Il n’était pas difficile à comprendre à ce moment-là que ça avait de fortes chances d’avoir un rapport avec le monde militaire. Ça serait franchement peu étonnant que l’homme qui lui faisait face soit un coéquipier.

L’échange aurait dû s’arrêter là. Elle aurait dû faire demi-tour et simplement disparaitre après un au revoir poli. C’était sans compter sur sa légendaire maladresse. Quelle idée de boire alors qu’elle n’avait même pas retrouvé un souffle normal… Bien sûr qu’elle faisait une fausse route. Ça serait chouette sur la tombe « noyée en buvant de l’eau ». Ridicule. Heureusement le corps humain était particulièrement bien fait, la faisant tousser pour rejeter l’eau dans l’autre direction. Toux symptomatique qui durait de longues secondes. L’eau n’était plus mais la gêne était la même, faisant pleurer ses yeux par la même occasion, tandis que l’homme s’était approché pour tenter de lui venir en aide. « Pitié... pas… Madame. » arrivait-elle à articuler entre deux-trois toussotements.

Il y a quelques mois, elle aurait fait la même chose que lui : main dans le dos, petit tapotement. Aujourd’hui, avec ses notions de secouriste, elle avait appris que lorsque toux il y avait, il ne fallait surtout pas taper dans le dos. Lors d’un étouffement par objet, la toux naturelle est le meilleur moyen d’évacuer et la preuve que l’air passe encore. Taper dans le dos, c’était prendre le risque de déplacer l’objet et d’obstruer complètement les voies respiratoires. Ça n’était nécessaire que lorsque l’étouffement était complet sans possibilité de toux. De son côté, elle ne craignait pas grand-chose, ce n’était que de l’eau déjà évacuée dès les premières secondes. Il arrivait même à la faire un peu rire avec ses connaissances de télévision des années 90. « David Hasselhoff n’a qu’à bien se tenir. » disait-elle en retour à son humour et en hochant la tête pour lui dire que ça allait aller. Elle allait probablement se gratter la gorge un moment mais rien de préoccupant. « Deborah, la voisine. » disait-elle pour se présenter en lui tendant une main, quand même. « Merci… ? » Merci qui ? Pitié faite qu’il ne s’appelle pas Jacquie ni Michel.

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« Pardon. Réflexe. » disait-elle non sans un petit rire entre deux toussotements et grattements de gorge concernant sa reprise du « madame ». Il était vrai que c’était particulièrement ridicule compte tenu de la situation et de la réelle signification de cette dénomination qui se voulait poli avant même d’indiquer quelconque différence d’âge. Un vrai réflexe de personne absolument pas gênée par son âge mais qui n’a pas l’impression qu’on puisse l’appeler madame pour autant. Eternelle grande gamine qui se voit vieillir sans problème mais refuse de grandir. La femme-enfant par excellence. Ce type de caractère qui lui permet de rire de l’image que le jeune homme lui donne de lui en train de courir au ralenti sur la plage. « ça peut s’arranger, la plage n’est pas si loin que ça mais ça n’aurait pas la même saveur sans le short de bain rouge. » Sans surprise, elle pensait à son enfance et à la série. Peu importait la beauté des hommes comme des femmes lors de ce générique, elle avait toujours ri de ce ralenti particulièrement ridicule, surtout pour illustrer des sauveteurs en mer maintenant qu’elle y pensait. Son air faussement outré laissait savoir qu’elle comprenait qu’il plaisantait, appuyé par le levé de mains de l’inconnu qui n’allait pas le rester longtemps. « Enchantée également, Monsieur. » disait-elle avec un sourire taquin au coin des lèvres.

Malik donc, vieille connaissance de Jackson. Elle l’avait bien entendu l’hésitation dans sa voix et surtout dans son silence après avoir donné son prénom. Elle pouvait le comprendre, il n’était pas toujours aisé de définir les relations humaines en quelques mots. Elle-même avait du mal à trouver les bons mots pour définir sa relation avec Jackson. Y en a-t-il vraiment une même ? « Je suis arrivée dans le quartier quelques mois avant Jackson. » haussant un peu les épaules, elle choisissait finalement des mots simples : « Je dirais qu’on est de cordiaux voisins. S’il a un problème, il sait où me trouver. » Miss-énième-chance : c’est ainsi qu’on pouvait définir Deborah tant il aurait été plus simple pour elle de détester Jackson et l’ignorer. Au lieu de ça, elle se montrait présente (mais non intrusive). Entre Jackson et elle, c’était plus compliqué que de simples voisins. Désaccord et menaces puis flirt et presque amants, suivi d’une sévère déception sur fond de paranoïa et de dépression, un quasi suicide qui aurait pu être déguisé en homicide involontaire pour enfin enterrer la hache de guerre et accepter la fatalité. Des montagnes russes à en étourdir plus d’un. « Tu viens lui faire la surprise d’un retour ? » le tutoyait-elle naturellement. Vieille connaissance. Ça sonnait comme un ami perdu de vue qui revient comme un cheveu sur la soupe faire la surprise de son retour à son ami. Debbie et son éternel optimisme.

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L’amusement était de mise entre les deux individus jusqu’au moment où Malik lui révélait ne même pas avoir trente ans. C’était un réel étonnement qui traversait le visage de Deborah. Elle lui portait presque un regard suspect. « Arrête... Je ne te crois presque pas… Mon dieu, tu as finalement tous les droits de m’appeler Madame. » disait-elle en riant, notifiant par la même occasion qu’elle était plus vieille que lui. Certes, seulement de quelques années, pas grand-chose en soi si on comptait réellement mais savoir qu’il n’avait pas trente ans et qu’elle était plus proche de ses quarante ans que de ses trente lui donnait une vision d’écart important. Sans compter tout ce qu’elle avait vécu ces dernières années, elle avait cette mauvaise impression d’être face à une personne n’ayant « rien » vécu ou, en tout cas, pas grand-chose. Si elle avait encore toute une vie devant elle, c’était d’autant plus vrai pour lui. Drôle de sensation pour quelques années se comptant sur les doigts de deux mains, un grain de sable sur l’échelle d’une vie.

« Je ne sais pas si je suis une bonne voisine, j’essaie, c’est déjà pas mal. » Le doute se traduisait par sa manière de marcher sur des œufs depuis qu’elle avait compris la paranoïa de Jackson. Deborah était une femme qui marchait par l’instinct et ce n’était pas toujours le mieux à faire quand son voisin rentrait en ligne de compte. Pour l’exemple, elle avait proposé de prendre le courrier et lui remettre. Dans l’instinct de Debbie, c’était pour arranger tout le monde : Malik qui n’aurait pas besoin de repasser et Jackson qui n’aurait pas besoin d’attendre son courrier. En réfléchissant un peu plus loin que l’instinct, c’était un risque à ce que Jackson pense qu’elle lit son courrier et l’espionne. Sincèrement pas le meilleur move quand elle pense pourtant bien faire. Le doute d’être une bonne voisine se tenait donc dans cette subtilité. « Il faut apprendre à être raisonnable si tu veux que tes voisins t’apprécient ou s’éloigner un peu de la ville, ça peut être une solution aussi. »

Le regret suivait immédiatement la réponse de Malik. Ce n’était pas la surprise d’un retour. C’était une prise de contact qui sonnait obligatoire bien que peu souhaitée, par Jackson en tout cas. C’était ainsi que Deborah comprenait les choses. « Désolée, je n’aurais pas dû poser la question, ce n’est pas mes oignons. » Elle présentait ses excuses surtout parce que le regard du jeune homme ne mentait pas. Cette manière qu’il avait eu de regarder la maison de Jackson et sa compagne transpirait la nostalgie ou le regret. Debbie n’était pas capable de distinguer quel sentiment semblait le traverser. Tout ce qu’elle savait, c’était que sa propre compassion s’était déclenchée. Il fallait être aveugle pour ne pas comprendre que cette situation le peinait. « J’espère qu’elle ne sera pas trop difficile à supporter cette visite et que tout se passera bien. » Pour l’un comme pour l’autre.

@Malik Fleming