Ils devaient être peu nombreux, ceux de la génération de Mateo qui n'avaient jamais mis les pieds en date tinder et pourtant, lui faisait partie de cette catégorie de personnes jusqu'à... maintenant. Pour quelqu'un qui s'était promis de ne jamais céder à la tentation de s'inscrire sur les réseaux sociaux, il avait fini par craquer pour le plus vil d'entre eux lorsqu'il s'était inscrit sur une appli de rencontres. Les raisons qui l'avaient poussé à sauter le pas étaient nombreuses mais il avait décidé d'appliquer ses propres conseils en cessant d'y penser encore et encore et en lâchant prise pour de bon. Mateo n'avait pas engagé un trop grand nombre de conversations sur l'application, car s'il avait fini par s'y mettre, il refusait de banaliser les rencontres qu'il pourrait faire et de transformer l'expérience en de la consommation déraisonnée de relations. Face à ces possibilités quasi infinies de découvrir de nouvelles personnes plus intéressantes les unes que les autres - quoi qu'intéressant n'était pas l'adjectif qu'il aurait choisi d'utiliser en priorité - son choix s'était porté sur Sami, qu'il avait rapidement invité à une rencontre en face à face, lui ayant expliqué à quel point il trouvait les conversations par écrans interposés vides de sens. Le fameux Sami avait accepté et le rendez vous avait été donné dans un restaurant qui se trouvait à quelques rues de chez Mateo. On lui avait conseillé d'éviter les dîners pour premier rendez vous et de privilégier un verre dans un bar, plus simple à écourter que la première proposition, mais il avait décidé de suivre son instinct. Un certain soin avait été apporté au choix de sa tenue et à la façon dont il s'était préparé pour cette rencontre, aussi il cochait à priori toutes les cases pour plaire et pour que les choses se déroulent bien. Jamais il n'aurait cru se préparer de cette manière pour un parfait inconnu mais il était bien là, à se regarder dans son miroir pour s'assurer qu'il n'avait rien laissé au hasard. Lui qui n'était pas habitué à ce genre de rencontres ni à cette façon de faire s'était senti douter avant de partir de chez lui. Il lui avait fallut se rappeler pourquoi il s'était lancé là dedans pour retrouver ses esprits et son habituel air confiant et pour le faire quitter son appartement afin de rejoindre le lieu du rendez vous. Mateo y était parti à pieds, n'ayant qu'une quinzaine de minutes à marcher pour s'y rendre. Il avait sorti un cigarette de son paquet au milieu du chemin et était venu l'écraser dans le cendrier à l'entrée du restaurant, à l'instant même où il crut reconnaître celui qu'il était venu voir ce soir, arrivant de l'autre côté de la rue. « Salut. » Il l'avait salué calmement, avec son air nonchalant habituel. Mateo lui avait offert sa main, sans réellement savoir s’il allait la serrer. Après tout, il ne connaissait pratiquement rien de lui, mais il était persuadé qu'une poignée de mains serait plus adaptée que la bise qu'ils avaient comme rituel dans le groupe d'amis de Rafael. « T'es à l'heure et tu ressembles à ta photo, je te félicite, ça te fais déjà deux bons points. » Avait-il lancé, un sourire en coin calé sur ses lèvres. « On entre ? »

C’est devenu une routine, au fil du temps. La jolie chemise propre et repassée, le gel discret, la mèche qui surfe et se tortille sur son front, la paire de sneakers dernier cri, le déodorant appliqué juste avant d’attraper les clefs de sa voiture et d’embrasser sur le front l’animal qu’il garde ce mois-là. Des dates Tinder, Sami a dû en avoir une vingtaine depuis qu’il a installé l’application en 2023. Il lui suffit de n’avoir rien de prévu une soirée pour se mettre à complimenter tous les profils qu’il croise et qui l’intéressent moindrement. L’avantage d’être pansexuel, c’est de pouvoir multiplier son éventail de possibilités. Alors, Sami il s’ennuie rarement, il goûte à tout ce qui se trouve dans son assiette et ne refuse pas les occasions de transformer un moment étrange en anecdote autour de la table. Quand il a vu le profil d’un certain Mateo, avec lequel il n’a échangé que quelques banalités sans fond avant que la proposition de se voir en vrai ne soit soulevée, il a su que sa soirée ne se terminerait pas comme la veille. Pas de Stardew Valley jusqu’à 2h du matin pour balayer le manque de sommeil, ni de Counter Strike pour faire exploser des têtes en pixels. Ce soir, Sami avait la certitude d’entamer sa nuit dans les draps d’un autre – ou dans les toilettes du restaurant, qui sait. Il avait l’esprit léger, chantonnait du Queen dans sa voiture dont le moteur s’était mis à ronronner comme celui d’un camion (il devrait vraiment appeler le garagiste…) et, arrivé sur le lieu du rendez-vous, il avait jeté un dernier coup d’œil coquet à son reflet pour s’assurer que sa mèche surfait toujours les plus grandes vagues de la plage Ocean Beach.

Téléphone en main, ouvert sur l’application Tinder, il zoome dans le visage de Mateo pour mieux observer ses traits. Ce serait gênant, s’il ne le reconnaissait pas tout de suite. Il passerait pour le type de garçon… Qu’il est. Pas de doutes : ce type qui fume près de l’entrée du restaurant est bel est bien son date du soir. Dents serrées, Sami s’arrête un moment à une distance sécuritaire pour se masser les tempes et broyer du noir. Un fumeur. Ce n’était pas écrit sur son profil. Après tout, quel imbécile se vanterait de volontairement noircir ses poumons et de partir à la chasse au cancer ? Pour une première impression, c’est réussi ! Sauf que le garçon n’est pas du genre à poser un lapin. Malgré ses préjugés, les notes mentales qu’il rédige 24h sur 24, les grimaces qu’il tire parfois entre deux faux sourires, il laisse sa chance à n’importe qui. Juste une chance. Une toute petite, précieuse, qui peut s’envoler par la fenêtre à la moindre erreur. Mateo peut se compter chanceux d’accueillir une main au creux de la sienne quand il la tend. « T'es à l'heure et tu ressembles à ta photo, je te félicite, ça te fais déjà deux bons points. » Esquissant un sourire amusé, Sami se laisse entrer dans le jeu de séduction parce que c’est la seule raison pour laquelle il se trouve ici ce soir. Il réussit même à ne pas froisser le nez lorsque les dernières bourrasques de fumée s’évadent du cendrier et effleurent ses narines sensibles. « Et toi t’es encore mieux que sur l’app. » Hop, on sort la même phrase à tout le monde, elle fait mouche à tous les coups. « Yep, allons-y. » Il acquiesce quand l’autre lui propose d’entrer, lui ouvrant la porte tel le gentleman qu’il n’est qu’en apparence. C’est surtout un test pour savoir si Mateo sent le tabac à plein nez ou s’il n’est qu’un fumeur d’occasions.

À l’accueil, Sami prend les devants et se présente, ainsi que la réservation qu’il a fait la veille. La place est toujours bondée, The Burrow récolte moult critiques favorables, et sa variété de propositions culinaires fait l’unanimité. Si le jeune homme n’apprécie pas la présence de l’autre, il pourra au moins se délecter d’un plat de pâtes à la sauce rosée. Sauf que… « Excusez-moi, il n’y a pas de réservation à votre nom dans mon logiciel… » Explique le serveur d’un œil concentré, faisant défiler l’application sur la tablette dans sa main. L’intéressé reste muet un instant, hésitant entre l’incitation et l’abandon. « Ah, oui, je comprends le quiproquo. Ça me dit ici que vous aviez réservé pour 18h, et il est 19h. » Fronçant les sourcils, Sami s’apprête à le contredire, à faire-valoir ses capacités à utiliser un ordinateur correctement, mais il se retient de justesse, ne souhaitant pas mal paraître devant Mateo. Il expire tout son air par son nez, pour vider le diable de lui, puis il se tourne avec un air hébété mais léger vers le jeune homme. « Quel maladroit je fais. Excuse-moi, j’espère que ça ne gâche pas tout. » Et à sa comédie dramatique il ajoute un haussement d’épaules, un grattement de l’occiput et un sourire un peu niais mais mignon.