J’ai pris la décision exécutive de te retrouver dans un parc, et tant pis si t’avais envie de te planquer dans un café ou dans un endroit à la con qui sert assez d’alcool pour qu’on dévie des sujets sérieux au bout d’une demi-heure. C’est bien, les parcs : y a du soleil, de l’occupation pour quand on aura inévitablement épuisé tous les sujets bienséants et qu’on saura plus quoi se dire, et si un pigeon décide de te chier dessus, ma foi, ce sera la cerise sur le couscous, et je ne m’oppose jamais au karma.

On a des trucs à se dire, voilà le message que je t’ai envoyé en déployant des trésors d’éloquence, auxquels tu as apposé ta propre patte à l’aide d’un ok tout aussi parlant. C’est pas mon mode de fonctionnement de d’habitude, qui serait de te lâcher un message bien salé et ne plus jamais aborder le sujet (ou, oui, emboutir la portière de ta caisse - on a tous nos moments d’égarement) : j’ai envie de faire l’adulte et de nous donner une chance de nous envoyer des fions en face à face dans un 8x8 aux abords du Oates Park. J’ai des merdes à régler, avec toi puis avec moi-même, et je le dois bien à Spencer. Et je nous dois bien ça à toutes les deux, aussi, si je veux être honnête - pour l’instant, ça m’arrache un peu trop la gueule de l’avouer, alors je me convaincs que c’est pour le bien de la paix dans mon couple. Putain, peut-être qu’on aurait dû se retrouver dans un bar, finalement.

« T’es en retard, non ? »

Ca y est, je commence. Il est 14h03 et on a dit 14h, mais c’est plus fort que moi, c’est mieux que le salut, tu m’as manquée, t’as une sale gueule, tu dors assez ? qui sortirait invariablement, autrement. J’ai tellement d’affection pour toi, Daisy, que j’en ai des crampes au bide. « Je t’ai pris un café, avec chocolat au lait et neige de macadamia là, tous les trucs bougie. » Prends ça comme drapeau blanc, pour la voiture, pour les non-dits, pour tout ce qu’on s’est jamais expliquées, et démerde-toi avec. Je suis infoutue de faire mieux sans me retrouver au pied du mur.

@Daisy Wickham

On a des trucs à se dire. Paie le sms. Cela n'aurait pas été envoyé par Mac que Daisy se serait presque inquiétée. Là, elle a juste soufflé parce que ça a interrompu sa partie de Candy crush sa méditation pour se reconnecter avec elle-même et ainsi trouver l'inspiration. Elle a hésité au moins dix minutes sur la réponse à donner entre tu me trompes ? et tu veux me quitter ? avant de totalement oublier le truc - le fameux oubli de réponse où on se justifie en disant "non mais j'ai répondu dans ma tête en fait" - parce que la lumière du soleil fait un rendu intéressant sur le pot en métal de sa monstera. Elle a fini par taper un ok aux alentours de quatre heure du matin (du même jour ? peut-être) et s'est retrouvée avec le genre de rendez-vous qui tient plus du traquenard que de la sympathique virée entre copines (ce qui est ni plus ni moins que leur équivalent du repas de famille du dimanche midi).

Quatorze heures, cela reste particulièrement tôt pour Daisy dont l'horloge biologique n'est pas synchronisée avec le fuseau horaire australien (elle accuse volontiers ses études en Europe) alors elle se dit que c'est certainement grave. Même le lieu est insolite : un parc , on dirait le début d'un mauvais film d'espionnage pendant la guerre froide. Elles vont lancer du pain aux canards Elle pourrait peindre des canards mais à la place de la mare faire une sorte de bouche des enfers (et à la place des canards complètement autre chose et pourquoi elle a des idées - un peu douteuses mais présentes - quand elle ne peut pas peindre). Elle se gare n'importe comment, zappe le parcmètre (elle est riche maintenant, elle peut payer ses amendes !!!), arrive presque stressée par ce que Mac lui réserve.

Rien de très agréable ni de très original en l'occurrence. La petite remarque passive-agressive qui veut dire bonjour suffit à mettre une pièce pour lancer le mécanisme bien rodé. "Non mais je peux l'être." Tout pour Mac, ça fait même mine de se tirer. Elle l'aurait fait jusqu'au bout si elle n'avait pas vu le gobelet de café fancy dans les paluches de la brune (elle l'a déjà fait et pas qu'une fois). Air soupçonneux, Daisy n'attrape pas (encore) l'offrande. "C'est quoi le hic ? T'as craché dedans ?" Qu'est-ce que j'ai fait encore ? en question sous-jacente. Elle a passé tous ses exploits récents en revue et elle ne voit rien Peut-être que ça va déterrer un vieux dossier. Peut-être qu'elle a découvert ce qui était vraiment arrivé à sa barbie préférée de quand elle avait dix ans (Daisy ne parlerait pas exactement de chirurgie esthétique ratée mais de make-over audacieux). Elle se pose sur le banc qui traine dans un grand soupir dramatique (il est tôt, il y a trop de soleil pour ses yeux pourtant réfugiés derrière ses verres fumés). "Bon, saute les réquisitoires, passe direct à ma condamnation !" Elle est une femme occupée (non).

Je m’attends presque à ce que tu ne viennes pas. C’est triste à dire et ça me fait mal, d’en douter, mais je te connais assez et depuis trop longtemps pour ne pas t’avoir connue tantôt tire-au-flanc, tantôt très présente (trop, diraient les meubles de chez moi longtemps incrustés d’odeur de weed douteusement coupée à du gazon frais). Mais tu débarques et me fais mentir et c’est ton premier affront : je t’en veux d’être venue, et d’être à l’heure en plus, parce que je systématise tant de t’en vouloir pour tout que je suis plus en colère contre moi-même qu’envers toi. Tu fais semblant de repartir mais ton regard reste attiré par le café et je te laisse t’interroger sur la quantité de glaires que j’ai pu stocker dedans pendant une dizaine de secondes avant de répondre : « Nan, j’ai foutu du cyanure. » J'essaie de réunir tout le flegme que je peux trouver en moi. Dommage : il y en a à peine, quasiment pas en fait. Je pue la nervosité et ça se voit à des kilomètres. « C’est plus discret et puis ça va vite. Ca se trouve dans les pépins de pomme en petite quantité. Tu savais ? Y a un épisode dessus dans Orange is the New Black, c'est wow. » Je tapote la place à côté de moi sur le banc, l’air un peu impatient de celle qui a aussi autre chose à foutre (et c’est vrai, pour une fois).

T’attaques les hostilités avec une complainte claire qui me donne envie de vraiment cracher dans ton café, cette fois. J’ai envie de te secouer, de te dire arrête de faire l’innocente dans le tribunal de ma colère mal gérée, putain, parce que je suis jamais colérique quand ça te concerne pas, c’est toi qui me rends comme ça, c’est ta faute si je sais pas me comporter autrement avec toi et je sais que c’est aussi faux qu’injuste alors je la ferme, pour une fois. Je suis venue en décidant d’être diplomate et juste et trois secondes à ta proximité ne devraient pas commencer à mettre mes nerfs à l’épreuve. « Mais y a pas de condamnation, merde, on peut juste passer cinq minutes ensemble, nan ? » Nan : ça n’a jamais été nous, et tu sais déjà que je mens. Je m’humecte les lèvres avec une tronche résignée avant de poursuivre, d’un ton moins cassant : « Écoute, je sais pas comment formuler ça. Tu reviens souvent dans mes conversations et mes pensées. » Je te jette un regard par-dessus tes lunettes comme pour te défendre de sortir les blagues à la con dont tu as le secret. « Par contre, commence pas : c’est pas du positif. » Je tourne autour du pot, quand même, histoire que la conversation passe de Bechdel test, au moins pendant cinq minutes. « Je crois que je t’en veux pour plein de trucs et j’ai besoin d’avancer dans ma vie et de laisser la rancoeur de côté, donc j’ai besoin qu’on parle. Je sais que c’est pas ton truc, les mots, que ça devient compliqué quand on rentre dans le dur et qu’on s’arrête pas à sujet-verbe-complément, mais j’en ai besoin, et en vrai, je pense que toi aussi. » Je parle assez pour deux voire quatre ou cinq, quand je suis nerveuse, et ça résume une bonne partie de mes relations : je pars en logorrhée et on m’écoute avec un air dépité, parce que j’ai déjà tout dit. Mais j’ai envie que ça change, au moins avec toi, parce que si je parle tellement c’est pour éviter les sujets fâcheux que toi tu n’abordes jamais non plus. « Parce qu’on sait pas le faire, tu vois ? On sait juste faire les langues de putes et se faire du mal. » Je reste pragmatique mais mon esprit hurle SPENCER SPENCER SPENCER PAR EXEMPLE TU SAIS SPENCER TU VOIS QUI C'EST ?. Je me retiens, en rêvant de tous les regrets que j'ai vis-à-vis des pommes épluchées ce matin.

Les yeux sont fixés sur Mac, En plus de vingt ans, rien n'a changé et Daisy lui fait toujours face comme on fait face à l'ennemi. Les poings serrés, l'air ramenard, à faire semblant de craindre ni rien, ni personne alors que l'on n'a pas été foutu d'évoluer depuis l'enfance. Toujours la colère tapie au fond de l'estomac, moins contre la brune que contre toute la période qu'elle représente, contre tous les vides de sa vie et qu'elle aurait aimé pouvoir voler juste l'espace d'un instant à l'autre, contre les regards plein de pitié. Elle, ça l'étonnerait pas trop dans le fond que Mac finisse par l'empoisonner, ce serait presque mérité. "Ah oui ? Et t'es sûre que tu t'es pas trompée de gobelet ? Ou c'est la culpabilité qui te rend toute nerveuse ?" Les lèvres se fendent en rictus carnassier mais Daisy s'assoit là où on lui indique, prend une gorgée de café, ce fait presque civilisée avec son air trop décontracté.

Elle redresse ses lunettes du bout d'un index, sourit encore en plus grand. "On devrait pouvoir y arriver" qu'elle déclare, regardant son téléphone pour y lire l'heure, comme si elle enclenchait le minuteur des cinq minutes. Un poil trop théâtral pour être autre chose que tête à claque (Daisy le sait, ne peut s'en empêcher). Rien d'étonnant à ce que leurs entrevues ne durent jamais. "C'est pas trop tard pour te confesser" a-t-elle le temps de souffler entre le regard qui lui intime de se taire et la déclaration suivante qui fait qu'elle se raidit. Ah. Elle a vraiment fait quelque chose ? Pourtant, en ce moment, elle ne se sent capable que de rien, même pas de couper Mac dans son élan et les yeux s'écarquillent au fur et à mesure. Les lunettes de soleil sont trois bénies.

Quand le silence se fait, blonde ouvre la bouche, la referme. Confirmant ainsi que ce n'est vraiment pas son truc les mots. Passe sur la défensif, confirmant que beaucoup de choses ne sont pas son truc. "C'est quoi ton problème ? Tu t'es mise aux accords toltèques ou c'est une putain d'étape de ta thérapie ?" Elle s'est relevée, envoie quasiment valdinguer son café. "Ne fais pas de moi le truc qui t'empêche d'avancer dans la vie ou j'sais pas trop quoi !" La fureur masque autre chose. Au pif, être vraiment un poids (si ce n'est pas la cause de tous les malheurs de sa quasi-sœur). Ou que Mac soit vraiment venue rompre, qu'elle se tire comme tant d'autres loin de Daisy et de ses coups de sang, qu'elle règle ses comptes avant de se tirer définitivement.

Tu m’énerves, avec ton attitude de dilettante, et d’un autre côté, c’est tellement rassurant que je préfère presque ça à te voir prendre l’opportunité pour te lancer dans un cœur à cœur sans fard. Je n’en ai pas l’habitude - pas avec toi, en tout cas, parce qu’on s’est toujours comprises (ou non) à travers le silence (à bien y réfléchir, plus souvent “non” que “si”). Je déballe mon pré-speech avec une assurance un peu éclopée mais je tiens le cap : j’ai besoin qu’on en parle, que tu saches, que tu puisses t’exprimer aussi. Je maintiens l’objectif en me rappelant que rien n’est irréparable, sauf ce sur quoi on ne veut pas faire d’efforts, et tant pis si c’est naïf et enfantin : je n’ai pas grand-chose d’autre à quoi me raccrocher avec ton imprévisibilité. Tu me vannes et me surveilles du coin de l’oeil pendant mon préambule trop long et j’ai envie d’arrêter et de me taire, plusieurs fois. Je me dis que c’est rare que tu rigoles et que je sourie en même temps et que ça mérite d’être cristallisé pendant quelques minutes. L’envie d’être adulte reprend rapidement le dessus sur l’instinct.

Forcément, ça ne te plaît pas. Tu te lèves d’un coup et l’espace d’un instant, j’ai bien peur que tu disparaisses sans te retourner ; puis je me rappelle que t’es Daisy, que tu aboies plus que tu ne mords, et je me force à rester assise et aussi calme que possible, et tant pis si mon visage se froisse, à son tour : « Mais arrête-toi, tu penses vraiment que je suis incapable d'essayer de mieux m’entendre avec toi autrement que quand une psy me le dit ? » J’espère que je râle tellement fort que tu ne vois pas que je mens et je sais d’avance que tu le sauras, alors ça m’énerve encore plus. Je ratatine le bout de ma paille entre mes doigts, histoire de violenter un truc, à défaut de pouvoir me lever, parce que ça ne fera qu’escalader le reste. C’est une tâche en soi, de ne pas bouger. « Me dis pas que ça te fait rien, tout ça, et que t’es heureuse avec le fait qu’on se voit une fois par mois et qu’on se bouffe de nervosité parce qu’on sait pas se comporter l’une avec l’autre. On dirait des putains de hamsters injectés à l’adrénaline qu’on fait se battre pour des rations. » J’enlève le capuchon sur ma boisson pour boire directement dedans parce que la paille est devenue inutilisable. « ‘Fin, ouais, tiens : ça te va, à toi ? » Je laisse le blanc s’installer, je lutte de toutes mes forces pour ne pas le remplir, j’essaie de ne pas partir du principe que je te connais suffisamment pour imaginer que non parce qu’au fond, je ne suis plus si sûre que ce soit vrai. Je cède, enfin, parce que l’idée m’effraie : « On a jamais su se comprendre mais j'ai envie d’essayer, au lieu qu'on se pète nos voitures et nos micro-ondes et qu'on couche avec la meuf l'une de l'autre. Je sais pas, moi, merde. »