Quand il s’éloigne, quand il part vers le bar je me retourne pour l’observer. Je suis incapable de le quitter des yeux tandis qu’il se meut dans la pièce, et chaque partie de mon être me rappelle que je crève de nous avoir perdu, de ne plus pouvoir le serrer dans mes bras puisque, en temps normal, nous aurions initié un jeu de séduction autour de cette table de billard, comme si nous étions seuls au monde. Il aurait cru malin de me corrige, de se glisser dans mon dos pour replacer mes mains sur le Club, et je lui aurais volé un baiser. Nous serions rentré chez moi sans terminer la partie pour nous repaître de notre passion ou, plus vraisemblablement, nous n’aurions réussi qu’à atteindre la voiture.

Lorsqu’il revient vers moi je tente de chasser ces pensées puisqu’elles ne peuvent que me faire mal. A remplir la coupe de mes espoirs, je vais finir par m’y noyer et si j’ai déjà prouvé que je n’en avais plus grand chose à faire, mon coeur ne peut lui plus supporter de nouvelle déconvenue. « Il t’a semblé qu’il le ferait ? » Je réfléchis un instant en pensant au regard du jeune homme. « S’il ne l’a pas fait il le fera. » Pas tout de suite, certainement voudra-t-il donner à sa dulcinée la chance de lui pouvoir que j’ai menti, mais face à ses mensonges éhontés il explosera un jour. « Il tentera de se convaincre que j’ai menti. » Mais j’ai la vérité de mon côté. « Mais à chaque fois qu’elle lui mentira en le regardant dans les yeux il s’en rendra compte. Et il explosera un jour. » Un mince sourire étire mes lèvres : je me console avec ce que je peux tandis que je rate ma bille. Notre médiocrité au billard me désole, c’est à croire que nous avons tous les deux abandonné l’idée de viser. « Autre chose. » Je relève les yeux vers lui et tente de déterminer s’il pense à quelque chose en particulier. « C’est peut-être plus près de toi que tu l’imagines... » « Tu penses à quelque chose en particulier ? »

Qu’Olivia soit sa complice ne me secoue pas : cela fait sens au fond qu’il en ait eu une au sein des forces de l’ordre. Il savait trop de chose, comment infiltrer le Club par exemple et qui j’étais, même s’il n’a pas répondu à ma question à savoir pourquoi il m’a choisie moi plutôt que quelqu’un d’autre pour approcher le gang. « Pour toi, oui. » Il ne répondra pas et je devrai me contenter de cette réponse : je le vois dans ses yeux. « Et oui, c’est l’idée. » Je déglutis et je tente de comprendre ce que cette révélation remue en moi. Je ne suis pas une héroïne, pourtant, je trouve ça injuste. « Pourquoi ? » Pourquoi ? Comment peut-il ne pas voir que son plan est radical et si j’ose, excessif ? Qu’à mon instar, beaucoup n’ont même jamais croisé la route de Sofia ni entendu son prénom ? « Tu penses qu’ils le méritent tous ? » Je réponds à sa question par une autre avant de m’entêter sur le douze, prouvant une fois de plus que j’ai le crâne bien trop dur.

Le dé  

« Peut-être bien. » Je fronce les sourcils mais il joue les mystérieux, mon ancien amant, il observe la table comme si elle le passionnait et moi c’est lui que j’observe. Je me demande à quoi il pense, je me demande s’il sous entend qu’il me voit reprendre le Club des mains de Mitchell - il a souvent sous entendu que je serais une bien meilleure option de leader - ou s’il pense à autre chose. Serait-il capable de la duper, celle qu’il a aidé à me dépouiller des fondements de mon existence ? « Disons que j’y ai déjà réfléchi mais chaque chose en son temps… Je t’en parlerai plus tard… si tu n’y penses pas toute seule. » Je fronce les sourcils mais décide de ne pas insister : je sais d’expérience que lorsque Amos se braque ou en tout cas ne veut pas dire quelque chose, il ne sert à rien de tenter de lui tirer les vers du nez.

En revanche, qu’il envisage sans sembler douter d’entraîner les effectifs complets du Club dans la chute de Mitchell, cela me remue. Cela me remue parce que c’est à des kilomètres  de la vision que j’avais de lui. Je ne m’offusque pas : je ne suis pas une femme de bien et j’ai toujours été profondément égoïste mais, Amos, je l’aurais imaginé incapable de ce genre d’extrême. Réalise-t-il que dans le lot, il y aura des jeunes femmes à l’image de Sofia ? Toutes les Primrose méritent d’elles de voir leur avenir gâché à cause d’une vengeance qui ne les concerne en rien ? Même moi, on atteint mes limites en terme de code moral. « Je ne sais pas. » Il n’y avait pas pensé et je reste bouchée bée : les bras m’en tombent et j’ignore comment il convient d’agir. « Ce que je sais, c’est qu’il manque la pièce capitale du puzzle… et que si je dois en passer par là pour savoir où la trouver, je… » La pièce capitale du puzzle ? Mais de quoi parle-t-il ? Il a Mitchell, il se doute certainement également que la jeune femme travaillait pour Steven, lieutenant du boss en ce qui concerne les affaires d’escorting et de prostitution, que lui faut-il de plus ? Qui ? « Tu n’y es plus. Tu ne risques plus rien de toute façon. C’est à moi ? A toi ? » Il tire, et je ne regarde même pas la bille, ni sa trajectoire. Pourquoi est-ce que cela me touche ? Je ne vis que pour servir mes propres intérêt après tout. « Moi je n’y suis plus, et ça te suffit ? » Suis-je donc la seule qui mérite d’être sauvée à ses yeux ? Je suis pourtant loin d’être celle qui mérite le plus la rédemption et le pardon. Mon ton est dénué de jugement : je cherche simplement à lui ouvrir les yeux, à qu’il réalise ce qu’il dit et ce dont il parle puisque je ne suis persuadée qu’il ne peut s’agir de lui. « Qu’est-ce que c’est la pièce capitale du puzzle ? » Je regarde le jeu et je me place pour m’entêter sur la même bille, je n’ai même plus besoin de l’annoncer. « Tu réalises que dans le lot, il a des dizaines d’individus qui n’ont rien à voir avec tout ça ? » Qui, comme moi, ne l’ont même pas connue sa gamine ?

Le dé   :

« Oui. Non… enfin, c’est important pour moi… que tu sois à l’abri. » Je le sais, et je lui concède que l’attention me touche d’un regard reconnaissant, touché, mais je reste interdite. Parce que je ne comprends pas et que, lorsqu’il tient ce discours je n’ai plus tout à fait l’impression d’avoir mon amant en face de moi.

Est-ce que cela change la façon dont moi je le vois ? Ce serait hypocrite, je serais prête à mettre une balle dans la tête de quiconque tenterait de me duper. Mais il parle d’individus qui ne lui ont rien fait, qui ne m’ont rien fait. Il en connaît certains, d’autres non, mais s’il les met tous dans le même panier, alors qu’est-ce qui justifie qu’il m’en exclut ? Ses sentiments ? Qu’ai-je de différent et de plus digne d’être épargnée qu’une serveuse qui sait tout de nos activité mais ne dit rien ? Qu’un dealer qui vend la mort dans la rue - comme je l’ai fait - mais qui n’a jamais posé ses yeux sur sa fille ? Qu’une escort qui sera là ce jour là, et qui se vend, qui brade son intégrité pour boucler ses fin de mois ?

Je n’ai pas pitié d’eux et je ne ressens pas d’empathie. Je trouve la démarche extrême et je me demande s’il sera capable de se regarder dans la glace après ça. « Steven. » Je hoche la tête. Je concède la responsabilité de Steven dans tout ça et je ne l’ai jamais apprécié. « Et l’autre gars... » Sur l’instant, je ne vois pas de qui il parle. Cependant il s’agit d’un détail, il peut les avoir ces types, et je me concentre sur le lot. S’il ambitionne réellement de me voir reprendre les rênes du Club, à quoi bon si c’est pour régner sur un tapis de cendres ? Sur des sujets en prison, et qui m’en tiendront en partie responsable ? Qui me fera confiance après ça ? « Dans le lot, il y avait aussi d’autres enjeux et…  Et c’est la peste ou le choléra, tu l’as dit toi-même. » Il tire et empoche sa bille. Il ne lui en reste plus que deux, et je commence à envisager ma défaite. Elle n’a plus la moindre importance cependant tant je me sens remuer par ses révélation. « Non, là c’est plutôt la peste ou la bombe atomique. » J’esquisse un sourire mais il est triste. Je me demande s’il se perd mon amant, ou si j’ai simplement gravité autour de lui pendant des mois en me méprenant sur sa vraie nature. « La neuf. » Je tire avant de tâter ma poche, à la recherche d’un cigarette. Evidemment, ça aussi il me faudra demander. « Tu as une cigarette ? On en fume une et on termine la partie ? » J’ouvre la marche et, à l’extérieur, je m’appuis contre le mur de l’établissement tandis qu’il fouille ses poches. « Quand tu auras fait ça. Tu verras quoi quand tu te regarderas dans le miroir ? » Je n’acccuse pas, je cherche à comprendre. Ce que j’en penses, ce que je peux y faire, je l’étudierais plus tard.

Le dé   :

Les rôles semblent s’inverser et c’est surprenant : c’est surprenant que je me place dans celui de garde fou alors que ces gens ne sont rien pour moi et que je n’en apprécie aucun réellement ou profondément, et qu’Amos soit celui qui se fiche de les sacrifier au nom de la vengeance d’un seul homme. J’ai toujours pensé qu’en terme d’impulsivité et en terme de bien et de mal, il pourrait facilement jouer le rôle du mien, de garde fou. « N’exagère pas. Il y a une bonne moitié de ces gens qui ne seront pas inquiétés longtemps. » Je fronce les sourcils : je ne vois qu’un homme qui cherche à se trouver des excuses et il ne l’est pas Amos, hypocrite. « Si je le fais pas, on continuera à les exploiter. Et… » A les exploiter ? Je n’envie pas la place des filles qui vendent leur vertue pour le Club et je ne l’aurais jamais souhaité pour moi, mais elles ne sont pas issue de trafic d’être humain : leur présence n’a jamais agité mes valeurs morales. « Exploitées ? T’as déjà demandé à ces filles si elles avaient envie d’être sauvée ? Envie de se retrouver à la rue, parce que c’est ce qui leur arriverait ? » Sans les appartement dans lesquels Mitchell les loge.

Le sujet est glissant et j’en suis consciente. Pense-t-il que sa fille a rejoint nos rangs sous la contrainte ? Pense-t-il qu’elle était privée de libertée et enchaînée à son lit quand elle ne recevait pas de client ? Je sais qu’à aller trop loin je risque de heurter ses sentiments, ceux du père, alors je me tais et, à nouveau, il n’y a dans mon ton qu’une volonté de comprendre. Comment peut-il se prétendre justicier tout d’un coup, affirmer qu’il oeuvre pour le bien et qu’il leur rend même un service quand ses motivations n’ont jamais tournées qu’autour de Sofia ?

J’ai besoin d’air. J’ai besoin d’un cigarette et j’ai besoin d’un pause pour ne pas perdre trop rapidement la partie puisqu’il la mène. Appuyée contre le mur j’attrape la cigarette qu’il me tend et son briquet et je l’allume. Je tire une première lattes, réfléchissant à comment tourner ma phrase, et je me jette à l’eau. « Je ne sais pas. Je… » Je sens que mes questions les prennent au dépourvu mais après avoir évolué aux côtés de ces individus pendant une année entière n’est-ce pas judicieux de se les poser ? Il me dirait qu’il condamne les activités du Club de A à Z et que nous ne devrions pas exister que mon monde s’écroulerait, pas tant pour le Club, mais pour ce que cela révèle sur nous. S’il n’a aimé qu’une idée, celle de la femme en détresse que l’on exploite et qu’il faut libérer, celle qui cherchait simplement une sortie de secours, celle qui se révolte aussi de ce qu’il se passe au sein de l’organisation, qu’est-ce que cela implique pour nous ? « Qu’est-ce que tu crois que je vais voir ? Tu me poses la question parce que ça t’inquiète pour eux ou pour moi, Rae ? » « Pour eux. Pour toi. Pour nous aussi. » Je tire sur ma cigarette fébrilement avant de recracher l’air de mes poumons. « J’arrive pas à croire que c’est toi, cette façon de faire. » Se foutre des conséquences.

« Mitchell est un philanthrope, c’est bien connu. » Il se braque et s’il ne hausse pas le ton, je sens que j’ai touché un point sensible : je le savais, mais je pensais m’être assez prémunie d’une réaction trop vive de sa part. Pas assez, visiblement. « C’est pas ce que j’ai dit. » Je n’ai rien dit de tel et je trouve ça injuste de me reprocher à présent des points de vues que j’ai toujours eu sans les cacher. « Si je t’écoute, ça veut dire que j’ai eu tort sur toute la ligne. ça voudrait dire que... » Il ramène ça à sa fille et je comprends. Je comprends qu’il a refusé de la voir autrement qu’une gamine innocente. Qu’il a rêvé le Club en grand ennemi et qu’il pense certainement que sa mort aura été orchestrée. Que croit-il que c’est nous qui avons collé un rail de cocaïne sous son nez ? Que c’est nous qui l’avons déshabillée et que nous lui avons ordonné d’écarter ses cuisses à tout venant ? Je ne lui ferais pas l’affront de nier que le système profite de jeunes âmes désespérées mais, quand bien même il s’agirait de dettes, je suis intimement convaincue qu’on a toujours le choix. « N’essaie pas de me faire croire qu’elles ont gratté à la porte comme des chats errants en demandant asile, qu'elles ont été accueillies et qu’en plus, il faudrait qu’elles remercient ? Elle a contracté une dette qu’elle n’a pas pu rembourser. Quel autre choix avait-elle ? » Elle en avait des tonnes. Elle pouvait l’appeler lui, elle pouvait prendre un boulot réglo, elle pouvait contacter la police s’il s’agissait d’histoires illégales. Son amie, Marshall, n’aurait-elle pas pu l’aider ? Je ne nie pas que sa fille et que toutes les autres se sont senties un jour au pied du mur, ce que je réfute, c’est notre statut de bourreau. « Ne fais pas ça s’il te plait. » Je plonge dans son regard et j’y trouve une détresse sans nom. Une qui me renverse. Une qui me sert le coeur et que me fait ravaler mes mots. « Alors je ne dirai rien. » Parce qu’il a mal. Parce que je n’ai pas envie de lui en faire plus. Mais nos systèmes moraux ne m’ont jamais autant paru s'affronter et je me demande comment il a pu m’aimer. Comment il a pu me serrer dans ses bras sans avoir envie de vomir, sans avoir envie de m’étouffer avec un oreiller pendant mon sommeil.

« Pour nous. » Dans la ruelle, je distribue mes mots avec précautions. Il secoue la tête et je ne sais que comprendre : ce que je sais, c’est que mon coeur se serre un peu plus qu’il réfute ce pronom et je serre les dents. Je serre les dents et je me tais, je décide que sur l’instant sa douleur a la priorité sur la mienne et je la tais et l’étouffe dans ma cigarette. « Très bien. Alors, dis-moi ? Dis-moi ce que je dois faire ? » Je tourne la tête dans sa direction et je noie mes yeux dans les siens. « Si c’est pas la bonne solution, si c’est pas… juste. » Qu’attend-t-il de moi exactement ? Que je lui demande de renoncer ? En ai-je le droit ou la légitimité ? Pour quoi faire, pour qu’il refuse ? « Je ne sais pas si tu réalises que ne pas le faire, c’est te regarder, nous regarder, en me disant que… » Ma gorge se serre et, sans que je le réalise, une larme roule sur ma joue. Une, une seule et je l’efface aussi vite qu’elle est apparue en conservant mon autre main accrochée à ma cigarette. Je m’accroche au peu d’amour propre qu’il me reste pour qu’elle reste unique. « En te disant que quoi ? » Que nous deux c’était du gâchis ? Je n’ai pas besoin de préciser pour qu’il devine que j’ai compris. « Ça le sera pas si t’as ta vengeance ? » On en revient toujours à la même question : est-ce que cela valait le coup ? Quel est le prix acceptable pour nous avoir mené droit au naufrage ? « Je pense pas que tout le monde devrait payer. Mais c’est pas à moi de te dire ce que tu dois faire. » Venge toi proprement. Venge toi de ceux qui le méritent, même si ça prend plus de temps et d’énergie. « Mais je te connais. Et si tu fais ça, tu pourras plus te regarder dans un miroir. Pas uniquement à cause de moi, pas uniquement à cause de nous. » Je lâche son regard pour fixer un point au loin. « Et tu le sais. »