Fin mars 2022

Ses articulations la font souffrir, ses muscles semblent endoloris, et Lucy s’étire dès qu’elle quitte l’habitacle de sa voiture. Elle a passé plusieurs heures en planque dans son véhicule, chargée de surveiller un mari soupçonné d’être infidèle. Pas le dossier du siècle, mais un classique, sans doute la raison pour laquelle on fait le plus souvent appel à ses services : l’infidélité. Parfois, les gens veulent simplement être rassurés ou lever le doute. D’autres fois, ils savent déjà, et attendent de Lucy qu’elle leur apporte des preuves, souvent pour des procédures de divorce qui s’annonceront longues et coûteuses. Ces enquêtes ne sont pas les préférées de la brunette. Elles induisent une sorte de routine qui lui déplaît, une sorte de mode opératoire qu’elle a fini par mettre en place au fil des années et qui, s’il est efficace, n’en demeure pas moins répétitif. Celles qui font vibrer Lucy sont les enquêtes qui sortent de l’ordinaire, celles qui sont susceptibles de révéler de gros scandales et d’avoir des conséquences plus globales : un élu qui détourne des fonds, une société qui pollue un lac … Ces affaires-là sont passionnantes, nouvelles, uniques. Ces affaires-là demandent de l’improvisation, de la rigueur. Elles exigent que l’on se dépasse, que l’on sorte de sa zone de confort. Et peu importe le nombre d’heures passées à préparer l’enquête, tout bascule souvent sur le terrain, requérant de grandes capacités d’adaptation.
La journée d’aujourd’hui a été totalement différente. La journée d’aujourd’hui a été plate, morne, inutile. Après avoir étudié les comptes bancaires du mari dont l’épouse lui avait donné une copie, elle s’était plongée dans ses réseaux sociaux. Et finalement, elle l’avait surveillé, pendant de trop nombreuses heures. Elle avait espéré qu’il sorte, qu’il aille dans une bijouterie, dans un magasin de lingerie ou même dans un hôtel ! Elle avait souhaité qu’il soit rejoint par une rousse incendiaire aux formes avantageuses. Mais il ne s’était rien passé ! Absolument rien du tout ! Il s’était contenté de télétravailler toute la journée, ne daignant sortir de chez lui qu’en fin de journée pour aller acheter du pain.
Lucy était excédée ! Cette journée avait été inutile. Elle n’avait rien appris sur cet homme, ne savait toujours pas s’il trompait ou non sa femme. Et en prime, tout son corps protestait d’avoir ainsi dû rester assis derrière un volant pendant plusieurs heures.
Ce soir, la jeune femme a donc besoin de se détendre. Sa visite à la salle de sport était prévue, et son sac avec ses affaires de rechange et ses gants sont dans le coffre. Elle aurait simplement espéré pouvoir venir avant la tombée de la nuit. La brunette s’étire péniblement sur le parking avant de rejoindre la salle.
Quelques instants plus tard, Lucy quitte les vestiaires en tenue de sport, un élastique retenant ses cheveux en queue-de-cheval. Elle se dirige tout droit vers les sacs de frappe tout en terminant d’attacher ses gants de boxe. Elle n’a donné rendez-vous à personne aujourd’hui, aurait de toute façon été plus qu’en retard. Elle espère cependant pouvoir trouver un partenaire, et aperçoit d’ailleurs un homme cogner dans un sac. Son enthousiasme se transforme cependant en agacement lorsqu’elle reconnait Channing et laisse échapper un soupire théâtral.

« Walker. »

Elle le salue, froidement, certes, mais elle le salue, parce qu’elle a tout de même été bien élevée et qu’elle ne peut décemment pas prétendre ne pas l’avoir vu. En se rapprochant, pourtant, sa mauvaise humeur s’éloigne un peu. Elle est maintenant assez proche pour voir le visage de Channing qui porte les stigmates du coup de poing asséné par Mitchell, le frère de Gaby. L’hématome n’a pas encore disparu, et un sourire étire les lèvres de la brunette, sans qu’elle ne puisse le contrôler. Elle s’approche encore un peu pour constater l’ampleur des dégâts, la persistance du bleu, ses couleurs étranges, et la voilà qui lâche un rire en reculant d’un pas.

« Ca fait quoi … trois semaines à peu près que Mitch t’a frappé, et ça se voit encore ?! »

Elle rit à nouveau, un rire mauvais, un rire satisfait. Elle n’a jamais réellement apprécié l’héritier. Pas tellement pour ce qu’il est, car elle n’a en réalité jamais creusé plus que cela, mais plutôt pour tout ce qu’il fait à Gaby. Oui, il la fait rire, il la fait vibrer, il la fait espérer … pour ensuite mieux la faire pleurer. Lucy sait à quel point leur relation fait souffrir sa meilleure amie. Elle sait également qu’aucune histoire n’est parfaite, que chacune apporte son lot de souffrances, souvent infimes par rapport au bonheur récolté. Pourtant, entre Chan et Gaby, elle a l’impression que la balance s’inverse. Et sa meilleure amie a beau lui intimer de tolérer le Walker, Lucy n’arrive pas à s’y résoudre, pas quand elle voit le cœur de l’avocate se fendre à vue d’œil.

« J’aurais donné cher pour voir ça ! »

Un sourire flotte toujours sur son visage, celui qui trahit son amusement et le fond de ses pensées : il l’a bien mérité, elle en est persuadée. Après tout, il a menti à Gabrielle, qui a ensuite tout rapporté à Lucy. Elle sait tout et, en amie loyale, elle ne peut pas tolérer qu’il se comporte ainsi.

« En réalité, j’aurais donné cher pour faire ça ! »

Son gant pointe en direction du visage du Walker, alors que le sourire amusé de la jeune femme ne faiblit pas. Si elle avait pu envoyer son poing à la figure de Chan, elle l’aurait fait sans hésiter.

Lucy a besoin de se défouler, après cette journée inutile. Elle avait perdu de précieuses heures, sans faire aucunement avancer son enquête. Et si c’était malheureusement le jeu, et que certaines tentatives de récolter des informations pouvaient s’avérer vaines, la brunette n’arrivait toujours pas à se faire à cet aspect de son métier. En outre, tout son corps semblait tendu, crispé par tant d’heures restées sans bouger dans son véhicule, à espérer que la situation ne s’éclaire. Alors ce soir, la jeune femme a besoin de décompresser et espère, malgré l’heure tardive, pouvoir trouver un partenaire. Un sac de frappe ferait l’affaire, à défaut de mieux, mais rien ne fallait un combat. Un sac permettait de se défouler, de détendre les muscles, d’oublier. Un adversaire permettait en plus de faire travailler l’esprit, de réfléchir, de faire preuve de réactivité. Pourtant, s’il y a quelqu’un qu’elle ne pensait ni ne souhaitait croiser ce soir, après une journée aussi détestable, c’était Channing, celui qui brisait sans cesse le cœur de sa meilleure amie.

« Ecrase Lucy, je ne suis pas d’humeur. »

Le visage de la brunette affiche un sourire amusé, se moquant bien de son avis. En réalité, sa mauvaise humeur ne faisait que la pousser davantage à poursuivre cet échange. Et si elle détenait entre ses mains la possibilité de l’agacer encore plus, alors elle n’hésiterait pas à en profiter. C’est alors qu’elle remarque son hématome sur son visage, souvenir du poing de Mitchell, le frère de Gaby. Evidemment que la brunette était au courant de cette altercation et en constater les marques plusieurs semaines après le coup reçu relevait du miracle. L’occasion était trop belle, et Lucy ne résista pas à l’envie de le taquiner. Et le regard qu’il lui adresse ne fait que lui donner envie de poursuivre et de l’astiquer davantage, ce dont elle ne se prive pas. Elle finit par lui avouer qu’elle aurait adoré être la responsable de cet hématome, même si elle était certaine que Gaby aurait désapprouvé. Désapprouver est d’ailleurs un mot bien trop faible quand elle imagine le savon que sa meilleure amie lui passerait. L’avocate serait toute aussi fâchée de leur échange actuel, et du comportement moqueur de Lucy. Elle l’entendrait presque déjà râler et pourtant, Channing est une proie trop facile pour qu’elle s’arrête en si bon chemin.

« Comme si tu en avais les capacités. »  

Lucy leva les yeux au ciel en soupirant.

« Ne me sous-estime pas. »

Trop nombreux étaient les gens à faire cette erreur, les hommes, en particulier. Et Lucy avait appris très tôt à utiliser cela à son avantage. Lorsqu’elle était encore flic, c’était un atout indéniable lors des infiltrations ou autres opérations sous couverture. Elle n’était pas assez considérée, et tant pis pour ceux qui faisaient cette erreur. Ce soir, c’était au tour du Walker, qui n’avait fait que la piquer au vif. L’esprit de compétition était très développé, chez les Cavanagh, et la brunette entendait déjà le défi lancé par Channing, même là où il n’y en avait pas.

« Fais moi plaisir et fous moi la paix, d’accord ? J’ai pas envie de te parler, pas non plus envie que tu sois dans mes pattes. On devrait être capables de s’ignorer. »

Sauf qu’elle n’en avait pas envie. Il était à fleur de peau, et la tentation était trop grande : elle ne pouvait pas lui foutre la paix. Elle devait l’asticoter, et son besoin d’avoir un partenaire et le défi qu’il lui avait lancé sans le vouloir ne pouvaient que renforcer l’idée qui avait germé dans l’esprit de la brunette, lorsqu’elle s’était imaginée blesser Channing à la place de Mitchell.

« Toi et moi, dans le ring, maintenant. »

La brunette passa entre les cordes afin de se retrouver dans la zone de combat, prête à accueillir son adversaire. Elle sautait sur place pour s’échauffer, ses yeux amusés ne quittant pas le Walker.

« A moins que tu craignes encore d’abimer ton beau visage ? »

Son ton était méprisant, et elle espérait sincèrement que Channing soit d’assez mauvaise humeur pour entrer dans son jeu puéril.

Channing est une proie trop facile pour que Lucy résiste à la tentation. Elle a besoin de se défouler après une journée pourrie, et un sac de frappes ne suffira pour qu’elle passe ses nerfs. Elle a besoin d’être stimulée et, elle a beau détester le Walker, elle sait qu’il sera un meilleur adversaire qu’un sac. Alors elle le titille, le taquine, se moque, le défie, et ne le lâche pas avant qu’il la rejoigne sur le ring.

« Tu me donnes des ordres princesse ? »

Elle hausse un sourcil, surprise. Princesse ? Qu’avait-elle d’une princesse ? Elle n’était pas riche, contrairement à lui, son job lui permettant tout juste de payer le loyer de son trois pièces. Elle ne s’exhibait pas dans de sublimes robes, et ne rêvait décidément pas au prince charmant. Elle n’était cependant pas étonnée que Chan tombe à côté, à la fois dans son analyse de la brunette, que dans sa volonté de l’astiquer à son tour : elle ne prendrait pas la mouche pour ça.

« Tu trouves que j’ai une belle gueule ? »

Lucy lève les yeux au ciel en laissant échapper un sourire théâtral.

« Autant que tu as une tête à claques. »

Il était beau, c’était un fait et pour autant, il ne lui avait jamais plu. Sans doute la faute à son caractère de merde, à l’attirance que Gaby avait pour lui et à sa fâcheuse tendance à mettre l’avocate dans tous ses états. Lucy continue à sautiller pour s’échauffer et pour rester en mouvement, surveillant Chan qui finit par l'inviter à débuter le combat. Pour l’instant, cependant, elle se contente de bouger et de rester à distance du brun, se méfiant d’un potentiel piège.

« Je comprendrais jamais ce que Gab peut bien trouver à une peste dans ton genre. »

Elle laisse échapper un rire spontané, qui trahit sa surprise.

« Si ça peut te rassurer, je me pose la même question sur toi. Je l’adore, mais c’est dingue les erreurs de jugement qu’elle peut faire, parfois … »

Elle lui adresse un sourire mauvais, haussant un sourcil pour continuer à le taquiner. En réalité, Lucy ne connaissait pas réellement le Walker, n’avait jamais passé de temps seul à seule avec lui, et très peu avec Gaby. Si elle était parfaitement honnête, elle devrait reconnaître que son appréciation de lui ne se fondait que sur les récits que l’avocate faisait de leur relation. Et s’il pouvait la rendre heureuse comme personne n’y arrivait, il avait la fâcheuse tendance à la rendre malheureuse et à la faire douter d’elle. Et si Lucy devait bien admettre que les disputes et les crises pouvaient exister dans une relation, là, les moments de tristesse semblaient beaucoup trop présents pour qu’elle pense qu’ils soient faits l’un pour l’autre.

« Elle est intelligente pourtant – enfin, je ne sais pas si tu la considères ainsi, puisqu’elle fréquente l’ordure que je suis. »

Lucy hausse les épaules : Gaby était très intelligente, mais une relation n’était pas fondée sur du rationnel.

« Le cœur a ses raisons que la raison ignore. »

Et c’est le cœur de l’avocate qui lui dictait son comportement, malheureusement.

« Peut-être que tu la veux pour toi toute seule. Elle te plaît ? Ca expliquerait pourquoi tu me détestes autant. »

A ces mots, Lucy lève une nouvelle fois les yeux au ciel et laisse échapper un nouveau soupire.

« T’es vraiment trop con, Walker. »

Et il l’était, sans aucun doute. Lucy n’avait jamais été attirée par les femmes. Une nouvelle fois, il tapait à côté, et rien de ce qu’il disait ne pouvait la faire sortir de ses gonds, quand il était autant à côté de la plaque. Tout ce qu’elle voulait, c’était protéger sa meilleure amie d’un homme qui ne cessait de la faire souffrir. Et elle estimait qu’il était de son rôle de lui ouvrir les yeux sur l’erreur incroyable qu’elle faisait en s’obstinant à vouloir construire quelque chose avec Channing, et ce peu importe si Gaby pouvait lui en vouloir des propos qu’elle tenait.
Elle a assez entendu de conneries pour ce soir et a envie de passer à la vitesse supérieure. Avec rapidité, elle se rapproche de l’héritier et lui assène un violent coup de poing dans la mâchoire, avant de replacer sa garde et de reculer de quelques pas pour se protéger.

« T’es pas assez bien pour elle, et tu lui arriveras jamais à la cheville ! »

Lucy continue à bouger, tentant une nouvelle approche qui se fait bloquer par Channing.

« Décide toi à la fin : soit tu l’aimes, tu t’engages et t’arrête de la faire souffrir, soit tu dégages. »

C’était pourtant simple, terriblement simple.