Aujourd’hui, deux villages médiévaux allaient mener bataille. Seulement l’un d’eux allait remporter un grand sac d’épices et gratifier ses habitants de viande assaisonnée pour les mois à venir : voici le scénario qui avait été remis aux adeptes du grandeur nature, mais aussi à ceux qui tentaient l’expérience pour la première fois. C’était le cas de nul autre que Sami, dont l’attention avait été captée au moment où on lui a vendu la possibilité d’être une autre personne pendant quelques heures. Le jeu de rôle, c’est ainsi qu’on le lui avait décrit, lui donnerait la possibilité de se mettre à la place d’un chevalier de l’antiquité afin d’oublier tous les problèmes du jour. Pour la modeste somme de vingt dollars, on lui avait prêté un équipement en mousse (qui ressemblait à du métal, oui oui !) et il avait pu choisir une arme parmi la modeste sélection. Il n’avait pas hésité une seconde avant de s’emparer de la réplique d’Anduril, qu’il avait reconnue, en tant que grand fan du seigneur des anneaux. S’il avait l’épée du roi du Gondor, il était nécessaire qu’il devienne roi au cours de la journée à son tour !

D’abord, ça lui avait pris un peu de temps avant d’entrer dans l’histoire, de se mettre à la place d’un chevalier. Ça ne lui était pas venu naturellement, lui qui déteste ne pas avoir le contrôle sur tous les aspects de sa vie. Mais, entouré de personnes qui pratiquaient le GN, il était entre de bonnes mains. Ainsi, au milieu d’une réunion entre tous les membres de son village fictif, pour bien clôturer son initiation, on lui remet la tâche finale : celle de porter son épée jusqu’à la bataille. Ainsi, les deux villages se rejoignent près de la forêt qui ceinture l’événement, et c’est au tour de Sami de prendre les devants, de lever la voix, et de s’adresser à l’équipe adverse avec prestance : « Qui aura le courage de me défier pour faire honneur à son village et remporter son dû ? » Épée brandie, il fait de son mieux pour garder son sérieux même s’il n’est pas encore complètement à l’aise dans ce personnage de chevalier, puis il scrute chaque personnage devant lui, cherchant du regard celui qui se joindra à lui pour mettre fin à cet événement. Qu’il prenne garde !

Il aurait bien pu ne pas remarquer la jeune femme déguisée en princesse médiévale debout au coin de la rue, à quelques pas de Wild Ink. Heureusement, elle ne se gêne pas pour lui brandir sous le nez le tract qu’elle offre à tous les passants. Il la remercie, ébloui par son sourire radieux qui fait compétition aux joyaux de verres qui décorent sa couronne. Sur le papier glacé, des images colorées annoncent la tenue d’un jeu de rôle grandeur nature. Sur un coup de tête, il s’arrête et, le dos appuyé contre la devanture de brique d’un magasin, il sort son téléphone de sa poche pour acheter un billet. Il reprend ensuite son chemin, soulagé d’avoir trouvé de quoi remplir son weekend. Pour une fois depuis leur rupture, il n’aura pas à passer ses heures de congé coincé entre les quatre murs de son appartement à attendre d’Aisling un texto ou un appel qui ne viendra pas.

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Pour mieux se mêler à la foule, il a loué un déguisement bon marché. C’est donc vêtu d’un pantalon brun en coton rêche et d’une ample chemise blanche qui ne réussit pas tout à fait à dissimuler ses tatouages qu’il explore le site. Partout où il pose le regard, il aperçoit des habits de barde flamboyants, des robes de princesse décorées de broderies soignées, des armures de chevalier qui brillent au soleil. Il y a des rires, de la musique, le parfum alléchant de collations qui cuisent sur le feu aux étals de nourriture.

C’est à l’un de ces étals qu’il a rencontré Larry, un petit homme costumé en elfe qui a décidé, sans que Sid ne sache trop pourquoi, de devenir son guide officiel pour la journée. Peut-être a-t-il eu pitié de lui en le voyant grignoter sans enthousiasme une tourte végétarienne, pourtant délicieuse, qui lui rappelait un peu trop celles qu’il a cuisinées à Noël pour Aisling. Amusé par les expressions étranges de Larry et par sa bonne humeur infectieuse, le tatoueur le suit sans hésitation tandis qu’il lui fait découvrir les moindres recoins du site. Il l’accompagne même jusqu’au conseil du village, où l’on débat vertement des meilleures stratégies d’attaque contre l’ennemi. Fasciné par la cacophonie et le sérieux avec lequel les joueurs se sont plongés dans leur rôle, Sid a néanmoins du mal à suivre la conversation truffée de termes techniques et de règles complexes. Un sursaut de surprise le traverse donc lorsqu’il entend la voix flutée de l’elfe Larry couper à travers le tapage et proposer sa candidature comme champion au duel final. Le chef, un chevalier rondouillard à la chevelure sombre, le détaille d’un regard perçant avant d’acquiescer.

Bien qu’un peu dérouté par la tournure inattendue des événements, Sid accepte avec un haussement d’épaules. Autrefois, il aurait cherché à fuir son mal-être en se noyant dans l’alcool et les batailles de bar qui finissent mal. En comparaison, une joute fictive avec des épées en mousse et pas la moindre goutte d’hydromel lui semble être une évolution des plus saines. Il choisit donc un glaive suffisamment imposant malgré sa texture spongieuse (sans pouvoir s’empêcher de regretter qu’ils n’aient pas eu plutôt une sorte de batarang médiéval à lui offrir), puis on lui tend une armure et un bouclier aux couleurs du village. Une fois qu’il est adéquatement préparé, le groupe sort de la tente et traverse la place du marché jusqu’à la porte principale, qui donne sur un large champ vide où se tiendra le duel. Les villageois adverses sont déjà rassemblés à l’autre bout.

Un homme d’assez grande taille aux cheveux sablonneux s’avance, une épée à la main. « Qui aura le courage de me défier pour faire honneur à son village et remporter son dû ? » Sid se détache à son tour de la foule. Avec un pincement au cœur, il songe à Aisling, qui aurait adoré jouer les princesses en nouant un ruban de soie au pommeau de son arme. Agacé qu’elle hante ses pensées de la sorte même lorsqu’il essaie si fort de l’en empêcher, il presse le pas pour rejoindre son adversaire au centre du cercle. Dans le feu du combat, il réussira sûrement à chasser ces idées noires qui ne cessent de le piquer comme autant d’abeilles enragées. « C’est moi que tu devras affronter, pour l’honneur, la gloire et les épices ! » Il s’assure que sa voix porte jusqu’aux spectateurs. Un mélange de sifflements et de quolibets accueille sa réponse. Il se met en garde, les jambes légèrement arquées, son bouclier dressé devant lui et le glaive levé vers le ciel. « Prépare-toi à perdre, » lance-t-il à son ennemi. Du coin de l’œil, il surveille le maître du jeu, qui s'apprête à laisser tomber un foulard rouge pour signaler le début de la partie. Dès que le tissu a touché le sol, il attaque, visant d’un coup d’épée puissant l’épaule de son adversaire.

@Sami Cadburry Voilà Je me suis un peu emballée, les prochains devraient être plus courts

C’est un loisir comme un autre ; continue de se rappeler Sami en replaçant sans cesse son armure un peu trop grande pour son gabarit. Il commence à s’habituer à la forme du manche de l’épée dans sa main ainsi qu’à l’attention qu’il obtient, ainsi vêtu, ainsi armé, parce qu’il sait qu’il plaît à la majorité. Les filles rougissent en croisant son regard et les garçons détournent les yeux, intimidés par la longueur de ses jambes. Ce qui lui plaît le plus dans cette activité, c’est de prendre les rênes, de devenir le meilleur chevalier et, surtout, d’attirer l’attention. Il a toujours été doué pour changer l’énergie dans une pièce, et il constate que c’est tout pareil dans un champ aussi, en pleine nature (à cent mètres de la zone industrielle, certes…). Ici, l’odeur de l’essence se bat contre celle de l’herbe fraichement tondue. L’heure du duel final est annoncée. L’activité se dirige vers sa fin et Sami veut briller une dernière fois. Il n’A besoin de convaincre personne pour devenir le personnage principal ; les filles se mordent les lèvres en se poussant sur le côté, les garçons n’ont pas le courage de débattre pour avoir la place dans la bataille finale. Aimé autant que détesté, ça a été, et ce sera toujours, le quotidien d’un garçon qui prend beaucoup de place. Ça lui plaît de ne laisser personne indifférent. Son pire cauchemar serait de ne pas être remarqué.

Alors d’une démarche affirmée, il rejoint le centre du champ et s’annonce à l’équipe adverse qui forme un rang à quelques mètres de lui. Déjà, on l’encourage, derrière lui, et ça forge son sourire de fer. Cherchant son futur adversaire en analysant chaque visage présent, il adresse un regard austère à ce type pâle qui s’avance. « C’est moi que tu devras affronter, pour l’honneur, la gloire et les épices ! » Il doit encore puiser dans toutes ses forces pour ne pas rigoler. Il ne croit pas qu’il arrivera à prendre cette activité au sérieux. Il admire ceux qui deviennent des chevaliers plutôt que ceux qui empruntent leur personnalité le temps du jeu. Sami préfère la vraie vie, là où il n’a pas besoin d’épée pour obtenir ce qu’il veut. « Soit ! » Il répond, dressant le dos, soulevant son épée en mousse pour pointer son adversaire. Il est mignon, ce chevalier mal paré. Il doit bien l’admettre. Le combo armure et tatouages est amusant, bien qu’il forme un anachronisme. S’il plisse les paupières pour brouiller les dessins d’encre, il peut s’imaginer qu’il s’agit de terre, de boue, de saleté. « Prépare-toi à perdre, » « Je ne serais pas si sûr, si j’étais toi. » Il s’exclame sur le même ton avant que le foulard rouge ne percute le sol pour annoncer le début du combat.

Sami s’y attendait, à ce coup rapide. Il s’y était préparé, remerciant tous les cours d’autodéfense auxquels il a assisté afin d’obtenir le métier de CPIP. Alors, quand l’épée de son adversaire frappe l’air, il profite de la surprise du chevalier pour envoyer son arme dans sa cuisse. Il se redresse ensuite et reprend sa garde, l’épée formant une diagonale devant son visage. Pour que seulement le tatoué l’entende, il murmure avec malice : « Laisse-moi gagner et je te paye un verre. » Il a tout un village à impressionner !