2013.

L’atmosphère est lourde. C’est sûrement Sami qui se l’imagine ainsi puisqu’il a tendance à voir trois fois trop gros et trois fois trop minuscule ce qui est respectivement grand et petit. Son cerveau a toujours été à bord d’une montagne-russe. Les pensées hurlent et réverbèrent dans sa boîte crânienne, à un tel point qu’il a du mal à dormir. Alors il cherche la source du problème. Et, quand il n’y en a pas, il en invente une. C’est au cours de ses réflexions les plus longues et les plus malplaisantes qu’il saute aux mauvaises conclusions. Les cordes de la guitare basse dans sa main sonnent faux. La mélodie que pianote Cameron, son meilleur ami depuis l’éternité, l’est tout autant. Depuis plusieurs semaines déjà, un trou s’est formé entre eux. Les discussions ont vu leur abondance se diviser en deux, voire trois. Parfois, ils se jettent des regards silencieux qui ne mènent à rien du tout. Juste le néant.

Ça boue tout en lui. Son cœur est en feu, son ventre aussi, ainsi que le bout de ses doigts qui vomissent une mélodie. Demain, c’est le grand jour. Ça fait des mois qu’ils attendent ça, Sami, Cameron et toute la bande. Ils partiront découvrir l’Australie à bord d’un autobus de tournée, un vrai, et pourtant le plus vieux de la troupe, pourtant pas le plus mature, sent que quelque cloche. C’est sa conscience qui lui hurle de tout arrêter sans lui donner de raison. Un effet sans causes. Sami est le spécialiste des coups de tête. C’était un coup de tête, prendre des cours de guitare puis former les Sand Witches. S’en échapper, ce sera le dernier.

« C’est chelou. » Le garçon annonce en posant sa paume sur les cordes de son instrument pour le muter. Quand Cameron relève la tête, il croise son regard. D’abord, son sourcil s’hausse en une interrogation presque littéraire. L’amplificateur grince encore un peu, mais le silence qui s’élève désormais dans le garage a même tué les grillons. « Enfin, j’veux dire… On est potes depuis tellement longtemps et j’ai parfois l’impression de pas vraiment te connaître. » Ou de connaître une autre version de lui qui n’existe plus, ou qui a évolué vers quelque chose qui ne lui plaît pas. Si Sami s’est découvert une ouverture d’esprit sans limites, il voit en son ami une barrière recouverte de barbelés. Il pensait que ce serait simplement un peu plus long avant que leurs opinions se rejoignent, mais le temps a passé et Cameron est devenu… Quelqu’un d’autre. Il ne peut plus lui donner le bénéfice du doute maintenant qu’il n’est plus un adolescent qui se cherche. Il a merdé quelque part, et ça les a fait trébucher, tous les deux.

Mais, pour être certain qu’il ne s’agit pas d’un discours qu’ont formulé les pensées intrusives de Sami, il doit tâter le territoire et voir où ils en sont avant de décoller les prochains mois ensemble.  

@Sami Barlow – Depuis que son grand-père lui avait offert sa première guitare à l’âge de six ans que Cameron savait qu’il voulait faire de la musique plus tard. Au départ, ce n’était peut-être qu’un rêve de petit cul, mais rapidement il avait mis les bouchées doubles dans l’espoir de pouvoir vivre de son art. C’était peut-être naïf de sa part de ne pas avoir prévu de plan B pour son avenir si jamais le groupe ne prenait jamais son envol, mais considérant que dans quelques heures à peine les garçons seraient sur la route pour aller faire découvrir leur musique au reste de l’Australie, Cameron était confiant que ce n’était que le début d’une grande aventure. Son plan B inexistant, il n’en aurait jamais besoin, il en était convaincu. Peut-être qu’il aurait été d’un avis différent s’il savait que Sami ne se sentait pas bien par rapport au groupe, mais aussi par rapport à leur amitié. Le Lewis ne se doutait de rien, sans doute trop aveuglé par le nuage sur lequel il était depuis que la tournée australienne figurait à leur agenda. Rien n’aurait pu enlever l’immense sourire qu’il arborait presque en permanence. Il était fier et il croyait à tort que tous les autres membres du groupe avaient le même ressenti quand visiblement Sami ne se sentait pas à sa place avec eux, avec lui plus précisément.

« C’est chelou. » Ne comprenant pas où son ami de longue date voulait en venir, Cameron imita son geste en posant sa main droite sur les cordes de sa guitare pour couper le son. « De? » En attendant sa réponse, il récupéra sa bouteille d’eau à ses pieds et la porta à ses lèvres pour en prendre une gorgée. « Enfin, j’veux dire… On est potes depuis tellement longtemps et j’ai parfois l’impression de pas vraiment te connaître. » La tête du guitariste eut un mouvement de recul tandis qu’il dévisageait le bassiste sans comprendre à quoi il faisait référence. Tout allait bien entre eux, il n’y avait pas eu de conflits ou du moins il ne se souvenait de rien qui pourrait justifier de telles paroles. Qu’avait-il dit ou fait qui avait pu tant déranger Sami? « C’est toi qui es chelou. » Il rit nerveusement en refermant sa bouteille d’eau qu’il redéposa ensuite à ses pieds. « Ça sort d’où? Je ne comprends pas… J’ai dit ou fait quelque chose? » Il était sur la défensive, détestant plus que tout se faire pointer du doigt, surtout lorsqu’il n’avait aucune idée de ce qu’on lui reprochait. Pourquoi fallait-il que Barlow vienne refroidir l’ambiance entre eux à ce moment clé de leur carrière? Le silence entre eux était lourd tandis que Cameron tentait tant bien que mal de deviner de quoi il était question. « Et pourquoi attendre maintenant alors qu’on part demain? » À moins que ce soit quelque chose qu’il avait dit ou fait aujourd’hui? Pourtant, il avait beau réfléchir, il ne voyait pas du tout ce que ça pouvait être. La pratique s’était déroulée comme sur des roulettes, il n’avait senti aucune tension ou aucun malaise durant.

« C’est toi qui es chelou. » Sami était loin de penser que cette discussion s’engagerait dans une voie sérieuse dès le début. Le rire de Cameron, aussi nerveux soit-il, vient créer un matelas sur lequel toutes les prochaines confessions pourront se poser sans fracas. Le ton est posé. Le plus vieux a des choses à dire et le plus jeune n’est pas réceptif. « Ça sort d’où? Je ne comprends pas… J’ai dit ou fait quelque chose? » Jouant avec les cordes muettes de sa basse, Sami se mordille la lèvre inférieure en réfléchissant à la manière d’apporter le sujet. Il ne veut pas sortir les accusations et le carton rouge. Cameron n’a rien fait à proprement parler ; c’est comment il est depuis qu’il grandit, prend sa place, agit en public. Il est ainsi, et son ami est forcé de comprendre qu’ils ne sont peut-être plus faits pour s’entendre, se parler dans le blanc des yeux. C’est la maturité qui a porté Sami dans sa puberté et il semblerait que ce soit une fermeture d’esprit amère qui inspirent davantage l’autre. Encore une fois : il n’a rien fait de mal. Il n’a pas foutu le feu à une ferme, n’a pas battu un gamin dans la rue pour lui voler son chewing gum, ni volé de l’argent à un sans-abris qui fait la manche le matin de Noël. Ses discours, eux, sont souvent ponctués de préjugés qui viennent faire siller l’oreille de Sami parce qu’il y a une chose dont il est certain : Cameron éprouve du dégout vis-à-vis des homosexuels. Quand le bassiste s’imagine partir en tournée, il se voit entourer de filles… et de garçons. Il ne se pose pas plus de questions que ça. Il apprécie la diversité que ses préférences lui accordent. Un immense festin dans lequel il peut piocher à droite, à gauche, sans se poser de questions. Si un garçon lui plaît, alors il lui sourira. Si une fille lui adresse un compliment, il dressera son beau plumage devant elle et jouera le jeu. Comment réagirait Cameron, son meilleur ami ayant opté pour un chemin sinueux, s’il apprenait qu’il nageait dans ces eaux-là ? La moindre grimace, rictus, soufflement par le nez blesserait Sami, qui a toujours estimé son avis jusqu’à aujourd’hui. Pas question de partir en tournée avec une personne qui n’arrive pas à poser ses émotions sur la table et à discuter sans filtres. « Et pourquoi attendre maintenant alors qu’on part demain? » La poitrine de Sami se gonfle tant elle préserve son air. Il expire tout par la bouche aux côtés d’un profond soupir. Il préfère poser son instrument de musique dans son socle, pour le préserver de la suite. Il cherche ses mots en débranchant les plugs et en se dépouillant de la ganse en cuir. « Justement. Parce qu’on part demain, Cam. » La bombe ne peut pas exploser dans le van de la tournée. Il finira son trajet dans le creux des montagnes. Embêté, le garçon se masse les tempes en réfléchissant à la manière de poser ses mots. Il n’a pas envie de tourner autour du pot, mais il ne veut pas non plus dévoiler la vérité avec une arme à feu pointée sur le jeune homme. Il peut faire ce qu’il veut avec l’information suivante : « Tu sais quand tu me disais que tu avais hâte d’avoir des fans, de faire crier les filles dans la foule, comme Elvis ? » Lèvres pincées, il marque une pause en fixant Cameron avec de grands yeux. « Moi aussi, j’ai hâte. » Il se penche vers l’avant, appuie ses coudes sur ses genoux, la tête bien droite. « Mais j’ai aussi hâte de faire crier des mecs. » Il l'annonce comme un fait indéniable, une narration dans un documentaire de National Geographic.     

@Sami Cadburry – « Justement. Parce qu’on part demain, Cam. » Cameron se caressa le front du bout des doigts en fixant Sami d’un air perplexe. S’il pouvait comprendre que son ami veuille régler ce qui n’allait pas avant qu’ils partent tous ensemble en tournée, le guitariste ne comprenait pas pourquoi le bassiste avait attendu jusqu’à la dernière minute. « Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant? C’est ça que je veux dire… » Il n’avait aucune idée de ce qu’était le problème ici, mais il était assez confiant pour assumer que c’était quelque chose qui datait de plus que quelques heures seulement. Depuis qu’il était gamin qu’il rêvait de faire connaître sa musique au monde entier et de pouvoir en vivre. Enfin, ils avaient une opportunité en or pour peut-être y arriver et Sami venait potentiellement tout gâcher en ruinant l’ambiance entre eux à quelques heures du départ. Cameron espérait que leurs plans ne seraient pas chamboulés et que ce n’était qu’un malentendu qu’ils pourraient régler rapidement. « Tu sais quand tu me disais que tu avais hâte d’avoir des fans, de faire crier les filles dans la foule, comme Elvis ? » Il fronça les sourcils sans trop comprendre où Sami voulait en venir. « Oui? » Nerveusement, il caressa entre deux doigts une des cordes de sa guitare avant de déposer son instrument à côté de lui. « Moi aussi, j’ai hâte. » Il tourna ses paumes vers le plafond, les mains de part et d’autre de son torse. « Ok, c’est justement ce qu’on va faire ces prochains jours j’espère. » Ils étaient sur la même longueur d’ondes alors, non? « Mais j’ai aussi hâte de faire crier des mecs. » Cameron figea devant la surprise d’une telle annonce qu’il n’avait pas du tout vu venir. Depuis des années qu’il prenait pour victimes à l’école les étudiants de la communauté LGBTQ+ sans même avoir réalisé qu’un de ses proches ami en faisait partie. Voire deux s’il comptait son meilleur ami Angus, mais ce n’était pas tellement une surprise pour ce dernier qui ne se gênait pas pour faire remarquer au Lewis que son attitude était inappropriée. « Okay. » prononça-t-il finalement au bout d’un long moment durant lequel il resta muet. Il tentait d’avoir l’air le plus naturel que possible, mais sa voix hésitante trahirait sans aucun doute l’énorme malaise qu’il ressentait face à la confession de Cadburry. Un malaise qui risquait d’être mal interprété parce qu’il était surtout causé par le fait que Cameron n’était pas à l’aise avec sa propre attirance pour les hommes et non pas parce qu’il était dégoûté d’apprendre que Sami n’était pas hétérosexuel. En fait, il l’enviait même un peu de réussir à se confier à ce sujet aussi facilement comme s’il venait de lui annoncer qu’il venait d’aller s’acheter des bananes à l’épicerie. Il aurait aimé avoir le courage de lui dire que lui aussi il avait hâte de faire crier des mecs dans la foule, mais il avait la nausée rien qu’à y penser. « Qu’est-ce que tu veux que je te dise si tu aimes sucer des graines? » Il rit nerveusement en rapportant son attention sur sa bouteille d’eau, le cœur battant la chamade. Il se sentait mal de réagir ainsi, mais c’était sorti tout seul alors qu’il ne savait pas comment réagir tellement il ne s’attendait pas cette confession. Jamais il ne s’était moqué de Sami auparavant, mais il prenait conscient qu’il avait dû se sentir visé par toutes les insultes qu’il avait proférées contre les autres élèves de son école.

C’est une excellente question, à vrai dire. Pourquoi Sami n’a pas abordé les sujets qui choquent avant la toute dernière seconde ? C’est peut-être la crainte de perdre quelque chose, ou le désir de vivre l’aventure jusqu’au bout avant qu’elle ne décolle trop loin. Parce que, oui, c’est ainsi que Sami perçoit ce band de musique. Une aventure qui doit avoir une fin. Il ne rêve pas encore de passer des heures sur la route et de ne jamais dormir dans le même lit tous les soirs. Même s’il déteste la routine, de partir d’ici pour il-ne-sait combien de temps l’inquiète. De jouer tous les soirs dans des salles de concert de plus en plus grosse deviendrait une routine de laquelle il ne saurait pas s’extirper sans briser des promesses et des cœurs. Il ne croit pas en ce band mais… Au cas où le charme de Cameron et d’Edison arrivent à atteindre un auditoire plus conséquent que prévu, il vaut mieux qu’il s’en échappe avant que ce ne soit trop tard. Il a d’autres plans de vie. Une carrière toute tracée, une revanche à déguster miette par miette, et ce n’est pas en jouant de la basse devant des filles mouillées qu’il parviendra à ses fins. « Une mouche a dû me piquer cette nuit. » qu’il prétend du bout des lèvres pour s’éviter de trouver une explication là où il n’y en a pas. Sami est impulsif et c’est comme ça. Et, quand il a vu le comportement de son ami changer dans les derniers mois, une graine s’est plantée dans sa cervelle. Une idée. Celle où Cameron n’apprécie plus Sami parce qu’il est comme ceux sur lesquels il crache. « Ok, c’est justement ce qu’on va faire ces prochains jours j’espère. » Oh, ce serait bien possible que les filles tentent de lui attraper les semelles quand il s’approche du bord de la scène, et il lui souhaite si c’est ce qu’il veut. Seulement, Sami, il pense autrement. Il rêve des filles mais des garçons aussi, et il n’a jamais eu de barrière pour l’en interdire. Un gamin qui grandit sans parents prend des choix moins cintrés. Il n’y avait pas de mère ou de père pour le gronder alors il s’est fait son monde. Un monde rempli de filles et de garçons, et peut-être dénudé de Cameron si ce dernier n’arrive pas à l’accepter. C’est le moment de l’annoncer ; il le fait sans détour, les yeux plantés dans les siens pour le coincer avec lui. Il n’est pas question qu’il lui mente pour qu’il se sente bien. Il saurait tout de suite que ça le dérange et son comportement avec lui changerait. « Okay. » C’est tout ce qu’il arrive à dire après avoir imposer une pause aussi longue que dérangeante ? Lâchant un soupir et levant les yeux au ciel, Sami pose son tronc contre le dossier de sa chaise. Il ne s’attendait pas à mieux de la part de son ami. Il lui laisse une seconde chance… dont il ne se saisit clairement pas lorsque son ton homophobe se traduit dans la condescendance de sa réplique bien basse. « Je ne t’ai pas demandé de me dire quoi que ce soit. » Il n’est pas blessé. Plutôt vexé. Dans aucun univers alternatif, cette discussion les mènerait à faire une accolade de l’amitié avec des fleurs en fond d’écran. « Tu ne devrais rien avoir à dire, justement. C'est ma vie, pas la tienne. » Cette fois, il se lève de son siège pour imager son intention de partir. Il débranche sa basse et enroule le fil autour de sa main sans plus regarder Cameron. « Mais j’ai compris le message. Excuse-moi, Cameron, mais ton « pote » (il a fait les guillemets avec ses doigts) est exactement comme ces types que tu te plais à rabaisser en pensant que ça nous fait rire. » Il marque une pause sévère avant de lever sa conclusion : « News flash : t’es pas drôle, et parfois j’ai envie de te coller mon poing au nez. »