Il y avait eu les alarmes et les messages d’urgence, tardifs. Il y avait eu les images, floues, incertaines. Il y avait eu les mouvements de panique, les bousculades pour attraper les dernières conserves et les magazines dans les kiosques (les gens ont de drôles de priorités). Il y avait eu les émeutes dans les hôpitaux, les ruptures d’essence. Le calme, inespéré. La situation « sous contrôle ». Les premiers soupirs de soulagement, quelques semaines de tranquillité. Le monde avait retenu son souffle et les informations se voulaient optimistes. Les magasins étaient de nouveau approvisionnés. On riait déjà de la panique générale déclenchée par des images d’un coin du monde. L’humanité avait pu respirer quelques jours de plus. Le destin avait donné aux familles un moment d’accalmie, les humains avaient eu la naïveté de croire que la panique était terminée. Et puis, soudain, alors que l’humanité dormait sur ses deux oreilles, la fin du monde porta le coup de grâce.

2015. Dans sa tête, Saül Williams chante « joyeux anniversaire » en italien. Derrière les cartons de son abri de fortune, il guette le lever du soleil. Il y a un an que la mort s’est abattue sur la planète. Enfermé en haut de la tour de MHI, les cases du calendrier sont dûment cochées. Les fenêtres sont, depuis la seconde vague, couvertes de cartons. Son bureau a pris la forme d’une forteresse. La seconde vague a pris tout le monde par surprise : bien sûr, puisqu’elle n’avait pas beaucoup d’écart avec le premier vent de panique, MHI n’avait pas repris en présentiel. Saül avait fait changer les serrures, prenant ceux qui désiraient se planquer là après le retour de la menace par surprise. Par une ouverture de la fenêtre, il avait regardé ses employés venant taper aux portes se faire tuer les uns après les autres.

C’est juste une habitude à prendre : jeter un œil au dehors, enfiler des vêtements disparates, compter les réserves restantes, glisser un colt à sa ceinture, puis aller- « Papa. » Une tête blonde chuchote dans l’obscurité. Saül va tirer un carton pour que le petit puisse voir le monde. Il déteste que le gamin l’appelle ainsi. Ou plutôt, il déteste y trouver du réconfort. Saül ne le corrige jamais, mais ne lui montre qu’une affection maladroite. Jamais personne ne l’a appelé ainsi. Il n’est même pas l’oncle de qui que ce soit. L’enfant s’approche. Il doit avoir cinq ans, n’a pas su le dire quand Saül l’a trouvé. Il est resté mutique des semaines entières. Saül n’a jamais su son prénom. « On coche le calendrier, petit ? » C’est son prénom, « petit » - mais « gamin », « hé », « le môme » le sont aussi. Saül ne peut pas se résoudre à le nommer autrement. L’intéressé s’approche du morceau de carton bricolé par Saül et remplit sa mission du jour. Saül opine du chef et l’invite à s’approcher de la fenêtre. Grimper sur le genoux de Saül pour voir dehors est aussi devenu une habitude. Le quarantenaire et le gamin observent la rue en silence. Il y a des semaines qu’on n’y voit plus rien, sinon des chiens errants et les choses. Elles ne s’approchent jamais du bâtiment.

Mais cette fois-ci, la rue est en fête : rien n’a changé, le silence est toujours entier, mais les ombres sont différentes. Agitées. Des choses sortent de sous les voitures, s’engouffrent toutes dans un bâtiment annexe. Saül et le gamin restent ainsi de longues minutes. C’est l’attraction de la matinée, avant que Saül ne s’essaie au métier de prof avec le petit. Ensemble, ils regardent les magazines et autres papiers abandonnés dans les bureaux. Ils font des additions, puis le gamin dessine en silence pendant que Saül étudie une carte de la ville pour cibler la prochaine excursion. Après un repas frugal, le gamin retourne à ses crayons estampillés MHI et Saül fait une ronde pour vérifier l’état des cadenas qui protègent son nouveau monde. Le petit est d’une patience surnaturelle. Il ne demande rien, ne pleure jamais, ne se plaint pas, ne pose pas de questions. Il se contente de regarder Saül et de suivre ses consignes, sans discuter. « Du feu. » Le petit montre du doigt un éclat flamboyant. Ce n’est pas du feu. Une femme roule sous une voiture pour s’en extraire de l’autre côté, aux prises avec une des choses. Bien vite, une dizaine d’entre elles sortent du couvert des bâtiments. Saül comprend d’où vient l’agitation repérée plus tôt. Saül s’apprête à fermer la fenêtre improvisée, mais une petite main retient le carton. En contre-bas, la jeune femme échappe à un attroupement. Ses pas l'amènent dangereusement vers la tour de verre et d’acier. Ses fans, toujours plus nombreux, la suivent en chancelant. « Elle va se faire manger. » « Oui. » Le petit n’a jamais su - ou n’en a rien dit - que Saül avait déjà assisté à un spectacle semblable. Il a dû entendre les supplications d’autres adultes, en bas de la tour. Saül n’a jamais expliqué son silence au petit. Il essaie une nouvelle fois de fermer la fenêtre de carton. La petite main lutte dans le sens contraire. « Tu vas l’aider. » Ce n’est pas une question. Le regard de Saül croise celui de l’enfant une poignée de secondes de plus. Le petit soutient son regard. « Viens fermer derrière moi. » Saül lui a appris comment tirer les verrous. Il n’ira pas aider cette rouquine, prétendre l’avoir fait. A la place, il ira attendre quelques minutes dans un étage inférieur et dira au gamin que l’autre est morte. Pas moyen de risquer la mort pour une inconnue.

Saül jette un regard dans les escaliers qui mènent aux étages inférieurs. Il donne les dernières consignes au petit, qui l’écoute en opinant du chef. Alors que l’italien s’apprête à partir, le cœur battant, une petite main s'agrippe à son treillis. « Tu reviens, hein, papa ? » « Comme toujours. » C’est leur échange rituel, quand Saül part en quête de vivres supplémentaires. Ce n’est arrivé que deux fois depuis l’année passée. L’italien n’est jamais allé très loin, est systématiquement revenu moins de vingt-quatre heures plus tard. En l’attendant, le petit avait fait des additions et des dessins.

Crispé, Saül attend que tous les verrous claquent et que les pas du petit s’éloignent de la porte. Il entame la descente. Les étages inférieurs sont sûrs, à l'exception du sous-sol et des parkings. Arrivé au rez-de-chaussée, l’italien jette un regard à travers une fenêtre. Les cadavres fraîchement tués s’entassent dehors. Sourcils froncés, il cherche celui de la rouquine. La rue est calme, Saül n’a qu’à remonter pour annoncer la nouvelle au gamin. Pied sur une marche, Saül arrête son mouvement. Des bruits métalliques se font entendre derrière la porte qui mène au parking. Oreille collée contre le battant, Saül écoute avec angoisse la lutte d’une femme contre cinq, peut-être dix choses. Machinalement, il sort son trousseau de clefs, se maudit à voix basse. Les épaisses chaînes glissent contre le battant quand il s’engouffre vers le parking, jurant par dessus son souffle court. Mains crispées sur son fusil, Saül arrive dans un véritable tombeau. Il manque de faire tomber sa torche en appuyant sur le bouton d’allumage. Des cris le renseignent sur la position de la rouquine. « Ici ! Par ici ! » qu’il siffle en direction de l’intruse, mâchoires serrées. Les choses approchent, Saül appuie sur la détente. Le premier tir lui fait toujours un drôle d’effet.

C’est un idiot. Le pire des connards, le raté par excellence, le mec le plus stupide qui ait pu frôler la surface de la Terre et à ça tu peux rajouter toutes les planètes qui ont été découvertes et même les autres, plus les galaxies. C’est un gars que j’aurais voulu pousser sous tous les bus que j’ai pu croiser depuis la petite école et j’aurais dû, j’aurais foutument dû, la note mentale clignote en rouge à travers tout le reste. Il avait juré qu’il allait revenir, il me l’avait dit en me regardant dans les yeux et en y ajoutant une bonne poignée de merdes bonasses qui commençaient par un “Promis, je serai prudent” et qui se terminaient par un “Je ferai vite”. Il voulait me laisser une arme, un vieux Colt 1911 volé dans un musée de la ville qu’on avait traité comme s’il était notre enfant, notre propre fils rouillé à polir et à armer. Je lui avais foutu dans la poche arrière de son jeans déchiré, prétextant que je n’en aurais pas besoin, si justement il faisait vite et restait prudent. Être prudent signifie pour moi être prêt à coller une balle dans la tête de qui que ce soit, bouffeur de chair ou non, se mettant en travers de son chemin. Être prudent signifiait pour lui de partir une nuit de plus que la poignée d’heures que je lui avais allouée avant de m’inquiéter.

Il ne mérite pas que je m’inquiète. Que je sorte de notre planque, de ce sous-sol de bar au détour d’une des ruelles de la ville où on fumait des joints, où on s’imaginait Bonnie & Clyde des temps modernes, avant tout ça. Quand il était guitariste et que j’étais groupie, quand il me volait des bouteilles de whisky aux clubs où il jouait à pas d’heures avec son band de fortune qui n’allait jamais être découvert mais qui voulait percer tout de même. Il était beau, avec ses cheveux éternellement emmêlés, ses yeux de corbeau, sa voix rauque de tabac et de solos. Ils en feront qu’une seule bouchée, de lui, surtout depuis qu’il a été con au point où il a décidé de me laisser le Colt au fond d’une de mes bottes rapiécées. En retard et pas armé.

J’ai perdu la notion du jour et de la nuit. Dans une ville où tout est toujours flou de brouillard, où le silence de coton est entrecoupé par les gémissements morbides de machines à gratter la chair. J’ai perdu la notion d’avant aussi. C’est arrivé un peu après qu’on ait eu la seconde alerte, que la ville se soit lâchement avouée vaincue. Elle s’était battue de toutes ses forces, la naïve, lorsqu’un mouchard en labo avait lâché l’info qu’une cellule souche avait mal muté sous son microscope. Internet avait pris feu, on en parlait jusqu’au bulletin du soir, Jet et moi on buvait du vin rouge en mangeant des burgers saignants le rire aux lèvres, on s’imaginait cannibales à notre tour, l’idiotie. Dans quel monde est-ce qu’une erreur de scientifiques allait finir par nous propulser dans un vieux film de zombies des années 2000? Dans ce monde-ci, apparemment.

Et je le hais, je le maudis, je le veux mort, je le tuerais de l’être.

Les paumes éraflées par une chute contrôlée le temps qu'ils ne me remarquent pas, j’en arrive à couper entre un panneau de signalisation brûlé et un commerce aux fenêtres défoncées. Je sais qu’il est venu par ici, je le sais jusqu’au fond de mes tripes, il n’aurait pas été ignorant au point où il serait parti voguer à l’autre bout de la ville. Ce quartier qui semble avoir été épargné par moments, ce coin de Brisbane qui est ignoré parce qu’il a été celui qu’ils ont dévoré en premier. Ils ont migré ailleurs depuis, ils n’y sentent plus rien de frais, tout pue la mort, les moteurs brûlés et la poussière des restaurants éventrés par les courageux qui ont pu s’en sortir, et par les autres qui y sont restés. C’est impossible qu’il soit allé ailleurs qu’ici, qu’il ait visé un autre point géographique, qu’il ait pensé ne pas pouvoir y trouver ce qu’il cherchait, à savoir des vivres et de la vie. C’est pour ça qu’il est parti, Jet, c’est pour ça qu’il ma lâchée lâchement, parce que les réserves étaient minces et parce qu’il s’est déclaré héros du jour, le merdeux. Sauveur de ces dames, roi des démunis, ange gardien d’Ariane la pauvre âme désespérée qui écume les rues à sa recherche parce qu’il n’a pas fait vite et parce qu’elle veut lui dire en plein visage à quel point elle le déteste de la rendre aussi anxieuse, aussi - « Dégage. » visible. Ils sont des tonnes autour, de tous les côtés, j’ai arrêté de compter. Entre des voitures aux fenêtres éclatées, les trottoirs arrosés de sang séché, et ce stationnement intérieur dans lequel je me suis stupidement dit que j’aurais la paix, qu’ils étaient trop lents. Qu’ils ne rattraperaient jamais celle qui a un vrai coeur et un vrai cerveau et un vrai fusil, aussi, surtout. « Ici ! Par ici ! » un fusil avec trois balles seulement, mais la crosse est utile pour leur éclater le crâne quand mes poings se fatiguent. Et cette voix qui sort de nulle part, ce vivant qui arrive comme une bénédiction qui n’en a que le nom. « T’es armé? » j’ai confiance en personne, que tu respires ou pas, et c’est bien ce que ma voix lui suggère quand je lui crie une réponse à l’autre bout de la pièce. Puis, y’a cette affiche d’ascenseur, ce panneau qui me montre où je suis, que je vois par-dessus l’épaule d’une charogne à qui j’ai crevé les yeux de l’index et du majeur.  « Amène-moi en haut. » d’un élan, je pique un sprint à travers l’espace de béton et de cadavres affamés. Juste assez pour me faufiler entre le sauveur du dimanche et la porte qu'il a à peine entrouverte. « Je veux voir la ville en entier. » je veux voir où Jet peut bien être. L’impulsion de la seconde chance, l’épiphanie du désespoir. Derrière mon épaule, je les sens qui se rapprochent, qui bûchent machinalement sur la porte close, qui arriveront à bout de la poignée et de sa serrure molasse d’une seconde à l’autre.

Spoiler:

La première balle sert à défoncer le crâne du premier arrivant et l’épaule du deuxième, juste derrière. Saül encaisse le coup, serre ses doigts sur le fusil. La détonation attire le reste des choses de son côté. De la planque qu’il partage avec le gamin, on n’entend jamais les gargouillements affreux qui montent des parkings. Le crissement de leurs ongles crasseux et leurs pas traînants a envahi l’obscurité. Le petit entendra peut-être l’écho des tirs. Mais le plus terrible, c’est que d’autres - et pas que des morts - risquent d’avoir entendu ce tir. Jurant à voix haute, Saül retourne le fusil et neutralise un monstre de plus d’un coup de crosse. « T’es armé? » Elle s’approche, trop vite. Saül n’a pas le temps de retourner à nouveau son arme pour la braquer. « Amène-moi en haut. » Un éclair roux plus tard, elle se faufile entre la porte et lui. Saül la claque et cadenasse leur seul sas de survie. « Levez les mains. » qu’il marmonne rangeant son fusil sur son épaule au profit d’un colt. Derrière la porte tout juste close, les monstres s’amassent. « Je veux voir la ville en entier. » « Levez. Les. Mains. » Saül a repris toute contenance. Le souffle calme, les mains parfaitement sûres, il braque la rouquine de son arme de poing. « Vous n’irez nulle part. »

D’un coup d'œil, Saül repère une gaine détachée du mur. L’inconnue semble en forme malgré la crasse évidente qui couvre désormais tous les survivants. Le peu que Saül a vu sont toujours affreusement sales. L’italien arme le colt d’un cliquetis qui couvre un instant les grognements derrière la porte. « Vous allez attraper la gaine et vous attacher les poignets avec. On parlera après. Si vous tentez quoi que ce soit, je vous descends. » Plus que tout, Saül est terrifié qu’elle remarque qu’il est certainement bien plus angoissé qu’elle. Depuis l’arrivée du gamin dans sa vie, le quarantenaire n’a eu aucune interaction sociale. Il n’a pas parlé à un autre adulte depuis un an déjà. Ses semblables, il les voit du haut de sa tour depuis des lustres, mourant sous ses fenêtres. Est-elle réelle ? Ou bien le fruit de son imagination, comme avant que le petit n’arrive, quand il voyait le visage de ses proches dans tous les recoins de l’immeuble ? Non, le petit l’a vue. Elle doit être réelle. Saül essaie d’imaginer son âge pour calmer les battements de son cœur. Elle est peut-être malade ou pire, accompagnée. Ses camarades l’attendent peut-être de l’autre côté du bâtiment et l’attaque des choses n’était peut-être qu’une simple distraction. Saül redresse son arme vers le visage de l’inconnue. « J’ai pas toute la journée. » Et la porte derrière lui non plus.