C’est la première fois où j’entre ici depuis la toute dernière fois où j’y suis venue. Avec Noah, Mathis, Savannah, et l’appétit d’avoir passé des jours sur une île déserte. L’endroit me donne l’impression d’être immense, les meubles quatre fois plus nombreux. Elle est étrange, l’impression qu’on n’a pas, lorsqu’on fait quelque chose pour l'ultime représentation. J’avais aucune idée, assise avec eux à la table en diagonale de l’étagère aux mille assiettes en porcelaine que je n’entendrais pas le rire de mon fils en réponse à celui de son cousin pour deux années et des poussières ensuite. Pas la moindre conscience qu’une immense dispute éclaterait sous mon toit quelques jours plus tard, qu’Auden laisserait une marque sur mon corps qui n’a rien à voir avec les tatouages qu’il a bien pu y faire, ni les cicatrices de vie qu’il y a pansées pendant des années entières. Elle est très étrange, cette impression.

J’ai pas l’habitude d’insister. À la seconde où je sens une résistance, ou même une miette de potentiel refus, j’abandonne. J’abandonnais. Les derniers mois n’ont pas servi qu’à m’éloigner de mes fils, à leur briser le coeur et à détruire tous les liens et toute la confiance des autres envers moi. Les derniers mois ont servi également à me permettre de construire quelque chose que certains pourraient nommer comme de la confiance en soi. J’ai appris à vivre seule, pour moi seulement. Appris à être plus grande, à être plus forte, à parler un peu mieux, à penser plus clairement. J’ai appris à peindre pour de vrai, j’ai appris à être Ginny et non pas la femme d’Auden, la mère de Noah et de Sloan. La soeur de Matt et de Swann et de Jill, la fille des McGrath, la professeure de l’une et la risée de l’autre. J’étais tout simplement Ginny, et c’était le sentiment le plus exaltant qu’on puisse ressentir. J’avais si hâte, tellement hâte de leur montrer. De la leur présenter. Eux, ils l’ont tuée à la place.

Savannah arrive quelques minutes après moi. Celle à qui j’ai envoyé bien plus de messages pour la rassurer, pour la convaincre que j’aurais pu le faire avant. Je la comprends, probablement bien plus qu’elle peut le croire ; et jamais, jamais je ne ferais quoi que ce soit pour envenimer la relation déjà un brin compliquée qu’elle entretient avec Auden. Si elle souhaite qu’il ne le sache pas, il ne l’apprendra jamais de ma bouche. Mais quelque chose me dit qu’il ne serait pas si furieux que ça, s’il savait. S’il savait que j’ai donné rendez-vous à sa soeur pour tenter de recoller les morceaux au mieux, pour Sloan. Savannah, elle aussi, a ressenti ce besoin de partir. Elle avait ses propres raisons et je ne serais pas imbue au point de croire qu’elle sont les mêmes que les miennes ou que je pourrais les rattacher de près ou de loin à celles qui m'ont gardé de revenir de Sydney pendant tout ce temps. Mais c’est tout de même avec un brin d’espoir que je voulais la voir aujourd’hui. Pouvoir au moins lui parler, savoir que quelqu’un, quelque part, pourra écouter mon histoire sans penser que je mens. Que j’invente, que j’évite, que je nie, que j’ai volontairement voulu faire du mal à qui que ce soit. Sloan et Noah encore moins que n’importe qui d’autre.

« Merci. » j’ai pris la peine d’aller lui commander le café qu’elle commandait toujours, avant. Stupidement, je n’ai pas pensé deux secondes qu’il aurait pu avoir changé, et c’est avec une pointe d’inconfort que je tente de cacher en embrassant sa joue que je diffuse la pensée. Un café reste un café. « J’ai pas prévu parler plus longtemps que le temps que ça te prendra, pour le boire. » me détachant, je retourne m’installer à mon siège en lui faisant signe que la place en face, évidemment, est à elle. Elle a encore le temps de partir si elle doute, je ne lui en voudrai jamais de mettre ses limites. « Tu n’as même pas besoin de faire quoi que ce soit d’autre que d’écouter. » et déjà, je sais que ça sera plus que suffisant.



@Savannah Williams

La sonnerie de mon téléphone suffit à elle seule à me détourner de ma tâche initiale qui est de récupérer les affaires de Mathis, soigneusement éparpillées sur le sol quelques heures plus tôt. Est-ce une sorte de réflexe, lié probablement à cette profession, qui me pousse à être toujours plus disponible pour le monde extérieur, même lorsque je me trouve hors des murs sombres de mon bureau, ou s'agit-il d'une simple curiosité à laquelle répondre? Qu'importe la réponse, le nom du destinataire qui s'affiche distinctement sur l'écran suffit à créer un effet de surprise qui me détourne un instant de toute réalité. Elle est en vie. C'est la première chose qui me vient à l'esprit, et qui d'une certaine façon, apporte à elle seule une sensation de réconfort suffisante. Un fait qui sera probablement bien plus difficile à être perçu comme une bénédiction pour mon frère, lui qui ne parvenait à concevoir que sa femme ait pu faire le choix de partir si librement, sans se soucier un seul instant de ce qu'elle pouvait laisser derrière elle. Être abandonné de la sorte pouvait briser une personne, et dans ce genre de situation, il était bien plus facile de relativiser en trouvant des excuses, dans lesquels bien évidemment nous n'avons joué aucun rôle. L'avait-il un instant négligé ou suffisamment délaissé pour qu'elle puisse vouloir s'échapper de ses bras, accepter de vivre si longtemps sans lui à ses côtés? Ce n'est pas improbable. Là où l'acceptation est plus délicate, c'est lorsqu'elle mêle des enfants. Et je connaissais suffisamment Ginny pour reconnaître l'amour qu'elle portait à chacun d'eux, un amour inconditionnel qui ne pouvait en aucun cas être la raison de son départ. Un bref moment d'hésitation avant d'oser découvrir le contenu de ce message. Ma sympathie pour elle prend le dessus, lorsque ma raison me rappelle à l'ordre face à la souffrance qu'elle a pu causer autour d'elle et à laquelle je ne peux rester insensible, bien que je n'éprouve aucun jugement particulier à ce sujet, n'ayant ni les tenants, ni les aboutissants, et n'ayant pas envie de les connaître malgré tout. Il n'y a pas de camp à choisir, je sais bien ça, pourtant, d'une certaine façon, en acceptant le rendez-vous qu'elle me propose, j'ai la sensation de pactiser avec le diable. Je ne sais pas si elle a revu Auden, si elle a pris le temps d'avoir une explication avec lui, et je sens que d'une certaine façon, je me dois de m'en assurer pour oser dialoguer plus librement. Une confirmation qui ne suffit pourtant pas à me rassurer pour autant. Je connais le caractère d'Auden, la rancune dont il peut faire preuve, un trait de caractère largement ancré dans les entrailles des Williams, et qui a fait ses preuves à maintes reprises pour sa ténacité. Ma position semble donc prise, alors que je lui fais savoir que je ne peux interférer dans ces histoires, qu'importe la raison qui a pu la pousser à me contacter. Pourrait-elle chercher à se défendre, à m'imposer des arguments auxquels Auden aurait été complètement insensible, à vouloir trouver du réconfort en ressassant les souvenirs de notre amitié?

Je ralentis le pas en me trouvant à quelques mètres de la façade du coffee shop, en proie à quelques derniers doutes que je suis parvenue à surpasser en acceptant sa proposition. Et si la raison me pousserait presque à m'arrêter en chemin, une partie de moi ne peut s'y résoudre. Non pas parce qu'il est question d'obtenir des réponses, de satisfaire la curiosité légendaire en moi, mais parce que le souvenir d'une situation similaire m'est apparue sans trop de mal lors de nos échanges. La mienne. Je me revois, presque six auparavant, tâchant de réparer presque deux années d'absence auprès des personnes que j'avais lâchement abandonné du jour au lendemain. Je me souviens parfaitement de cette solitude éprouvée , de cette rancune tenace que j'avais pourtant si justement été contrainte d'affronter lors de mon retour, du temps qu'il avait fallu pour que certains d'entre eux apprennent à m'accorder de nouveau leur confiance. Et si mon coeur s'était serré à plusieurs reprises, j'avais été incapable de leur livrer les véritables raisons de mon départ, creusant davantage le fossé avec certains d'entre eux. Parce que cela me concernait avant tout, et qu'il avait été nécessaire que j'emporte ce secret avec moi, qu'importe le prix. Est-ce que cela aurait réduit ma peine? Sans aucun doute. Peut-être même que ma vie aurait été bien différente, que j'aurais eu le droit à une deuxième chance en tant que femme. Ca n'avait pas été le cas. Et si beaucoup s'était montré méfiant, intransigeant, d'autres m'avaient permis de me relever, de me voir autrement que la mère qui avait lâchement abandonné son fils et qui tentait de reprendre ses droits après quelques vacances. Ginny avait été de ceux-là sans s'en rendre compte. Qu'importe les échos qu'elle avait pu avoir au sein de la famille Beauregard, avec laquelle elle avait été elle aussi étroitement liée, elle n'avait jamais montré de jugement à mon égard. Mieux encore, son innocence et sa bienveillance m'avaient apporté un réconfort non négligeable à un moment compliqué de ma vie. Et cela s'était répété ensuite à maintes reprises lorsqu'elle avait rejoint par alliance notre fratrie. Elle était l'optimisme qui me manquait, et que j'avais tenté à maintes reprises d'imiter lorsque les choses devenaient hors de contrôle au sein du clan Williams. Alors je lui devais bien ça. Qu'importe les problèmes que je pourrais récolter en tâchant de  faire preuve d'empathie, elle n'en méritait pas moins. C'était Ginny.

Je passe la porte, retrouvant rapidement ce visage qui m'est familier. Machinalement, je l'observe quelques secondes, immobile, cherchant à deviner sur ses traits, son histoire à elle, et finis par m'avancer en glissant une mèche blonde derrière mon oreille. « Merci. » J'acquiesce instinctivement, me retenant bien de lui faire savoir combien c'est plus évident qu'il n'y paraît finalement, alors que les embrassades sont de mises, laissant presque planer le sentiment que la dernière fois que nous nous sommes prêtées à ce jeu datait de la veille. « J’ai pas prévu de parler plus longtemps que le temps que ça te prendra, pour le boire. » Ca aussi ça ne me surprend pas tellement d'elle, et c'est ce qui la rend si spéciale. Un être particulièrement compréhensif qui mérite qu'on le soit tout autant. Je feigne un léger sourire, cherchant à chasser cet air sérieux, voire dramatique malgré moi. « J'suis pas venue ici juste pour boire un café sur le pouce» Une façon de lui faire savoir que je n'allais pas faire preuve d'impatience, et que ma présence ici était plus que réfléchie. « Merci pour le café »Un joli geste qui ne devrait pas être signe d'excuses, pas auprès de moi en tout cas. « Tu n’as même pas besoin de faire quoi que ce soit d’autre que d’écouter.» Je ne compte pas m'en tenir à ça. Je m'installe sur le siège, prenant le soin de déposer mon sac à côté de moi. «Avant ça, j'ai besoin de savoir comment tu vas» Une inquiétude qui pourrait presque se lire dans mes yeux bleus. Une question qui peut sembler somme toute banale, mais qui a son importance, quoique l'on puisse en penser.




@Ginny Williams

« J'suis pas venue ici juste pour boire un café sur le pouce» Savannah met les cartes sur table dès la seconde où elle apparaît devant moi et je ne l’aime que plus pour cela. Elle a cette franchise des Williams mêlée à une douceur qui lui est propre, et c’est avec le plus grand des soulagements que je sens mes épaules retomber, se relaxer de chaque côté de ma tête qui tourne si vite si fort. « Merci pour le café » j’ai presque oublié qu’on se trouve dans un lieu public, un endroit où n’importe qui pourrait entendre n’importe quoi. Savannah me fait réaliser que quelqu’un, quelque part, n’a pas besoin de m’accueillir avec des insultes et des attaques, que je peux peut-être me trouver devant un visage qui pour une fois ne m’en veut pas pour les deux dernières années. Que je n’ai pas à me justifier d’exister, d’avoir volontairement voulu revenir et de jongler avec les regrets et les remords de l’avoir fait depuis plusieurs semaines déjà. Savannah me calme. Je la laisse s’installer sur sa chaise, prenant en note chacun des mouvements qu’elle peut bien faire, même les plus microscopiques. Chaque geste me confirme qu’elle est bien là, qu’elle se pose, qu’elle ne prévoit pas partir au moindre mauvais mot qui pourrait franchir mes lèvres. Qu’elle ne se dépêchera pas d’engloutir son café, de pousser le plus de soupirs exaspérés en moins de temps possible, qu’elle ne se tient pas là pour me dresser la liste de mes fautes et pour aller répéter mon plaidoyer d’accusée à son frère et à la ville entière dès la seconde où on se quittera. Tout va bien Ginny, tu es en sécurité. «Avant ça, j'ai besoin de savoir comment tu vas»  « Pas particulièrement bien. » c’est pour cela que je n’hésite pas une seule seconde avant de lui dire la vérité sur mon état. Je n’ai rien à cacher, encore moins si elle s’en rend compte et prend cette rencontre pour ce qu’elle ne sera jamais : une tentative d’aller chercher son vote si mon nom sort de la bouche d’Auden un jour proche. Elle est tout sauf la soeur de mon mari aujourd’hui, elle est juste Savannah et elle-même est plus que suffisante.

Sans attendre qu’elle enchaîne sur d’autres questions, qu’elle prenne ma réponse pour une conclusion ou qu’elle croit que j’essaie d’acheter sa pitié, je renchéris, aussi honnête que ma voix me permet de le rester. Autour de ma tasse de café, je m’assure de ne poser que mes doigts et de ne pas les laisser pianoter un quelconque stress sur la porcelaine. Tout va bien Ginny, tu es en sécurité. « Le retour est compliqué, beaucoup plus que ce que j’aurais pensé. » je ne lui mentionne pas tout de suite les lettres que j’ai écrites à mes fils, à Ezra, à Auden et à Swann. Les nouvelles que je leur donnais chaque semaine, les histoires que je leur imaginais, les dessins que je leur dédiais. Je ne mentionne pas que ma correspondance n’a jamais reçu de retour de leur part, parce qu’ils n’ont tout simplement jamais mis la main sur ces envois. Que je comprends de plus en plus que les autres artistes avec qui je partageais ma vie là-bas ont pris la décision pour mon bien de couper toute communication avec un monde extérieur qui me faisait plus de mal que de bien, qui m’empêchait de grandir et d’être moi-même. La version que me convenait à moi et à moi seule. Je ne lui dis pas, encore, que ce silence partagé par eux tous ne n’a jamais paru suspect puisqu’au contraire, il ne faisait que prouver ma plus grande phobie : celle que je ne leur convenais pas. Que ma présence dans leur vie était une béquille, un supplice, une pauvre Ginny par défaut qu’on doit se partager les uns les autres parce que toute seule elle ne survivrait pas. Que mon silence provoqué par d’autres que moi les arrangeait, que la mort qu’ils m'ont décidée était la solution à tous leurs maux, une bonne manière de s’en sortir comme des héros devant le plus tragique des tableaux. Je lui dirai tout ça, je le jure. « J’ai été naïve et stupide. » mais pas maintenant. Pas alors que je m’autorise une autre gorgée de café, mes yeux n’ayant pas une seule fois quitté les siens. « Selon eux. » j’ai perdu beaucoup de la confiance et de la force que j’avais accumulées au fond de la forêt, à peindre tous les jours, à écrire, à réaliser, à vivre de mon art et à pouvoir prendre toutes les libertés dont j’avais envie simplement parce que justement, j’en avais envie. Dès que Swann a posé les yeux sur moi à la gare de Sydney où il est venu me chercher, j’ai senti toutes mes belles intentions et tous mes progrès être balayés d’une expiration. « Selon moi, j’ai pris la distance qu’il fallait que je prenne pour revenir meilleure et plus forte. » c’est ce que j’ai compris, en passant un moment avec Megan. Ce sur quoi j’ai mis des mots, alors que pour la première fois on me demandait pourquoi j’étais partie et non pourquoi je n’étais pas revenue. Sloan aurait grandi près d’une mère terrorisée d’être dans la même pièce que son père. Il aurait vu chaque jour une femme qui s’oublie aux dépends des autres, qui joue le rôle qui va à tout le monde sans jamais réaliser qu’elle ne sait pas quel personnage elle serait si on lui demandait de jouer pour elle-même. Je ne voulais pas être une ombre pour Sloan et Noah. Je ne voulais pas qu’ils me voient comme celle qui ne pourrait jamais être autre chose que floue. Une pâle copie passée sous la pluie, où les lignes se mêlent et où on n’arrive plus à discerner le vrai du faux. « Je sais pas qui a tort et qui a raison. » doucement, je laisse aller un soupir. Et aussi, évidemment, l’espoir qu’elle arrive à m’aider à trancher entre les deux.

Le message est clair. Qu'importe les raisons qui pourraient lui donner tort ou non sur ses agissements, je n'ai pas l'intention de n'être que de passage dans ce café, je ne suis pas venue ici pour me contenter de faire la pêche aux informations, pas plus que je ne lui ferais une quelconque morale sur des erreurs de parcours. J'ai bien trop merdé moi-même pour émettre le moindre jugement sur le choix des autres. Je suis juste là pour chercher à comprendre, à faire preuve d'empathie comme elle a pu le faire avec moi dans des moments symboliques, lui apporter un possible soutien là où les autres se contenteront de la blâmer. Je sais les efforts qui lui a fallu pour s'adresser à moi, parce que ce lien qui me lie à Auden est important, et que par défaut, je me dois de me résigner à me comporter comme une vieille amie avec elle. Et pourtant, c'est bien à ce titre que je m'installe sur l'une des chaises, ayant une attitude suffisamment banale pour qu'aucun client ne parvienne à déceler le caractère sérieux et pour le moins inédit de cette rencontre. Pour autant, au fond de moi, je ressens cette pression sur mes épaules, et pas uniquement pour la culpabilité de possiblement trahir l'un des miens, mais de me replonger dans une partie de ce passé qui n'a pas été la plus évidente, et qui ne me paraît pas si lointaine. J'ai été cette même femme, celle qui ne se sent plus légitime en reprenant la place qu'elle a fait le choix de laisser. Cette femme forte et fragile à la fois, celle qui se bat pour tenter de se rattraper aux autres, comme si plus rien ne lui appartenait, qu'il lui fallait toujours faire ses preuves, encore et encore. Celle dont la confiance n'est plus si évidente, et qui installe un sentiment de méfiance bien malgré elle, et qu'importe ce qu'elle peut dire ou faire désormais. «Avant ça, j'ai besoin de savoir comment tu vas» Qu'importe ce qui sortira de sa bouche, c'est avant tout cette question qui me taraude. Son statut de coupable fait sûrement d'elle une femme impitoyable, mais je sais combien la vulnérabilité n'en est que plus forte dans ces conditions. Et il ne s'agit pas de n'importe qui, c'est Ginny. Et c'est ce qui rendra cette réponse marquante pour la suite de cette discussion « Pas particulièrement bien. » Un léger hochement de tête qui accompagne un léger air désolé. Peut-être que les choses auraient été plus simples si elle avait fait preuve de plus d'assurance. J'aurais pu me montrer plus franche, et faire abstraction de ce qu'elle peut ressentir. Mais là, je me dois d'être plus avenante et plus tolérante que n'importe qui. Parce que j'ai occupé cette place moi aussi, et qu'elle a marqué ma vie à tout jamais. Je le vois dans ses yeux, je le devine à travers ces gestes. Et je ne peux que lui être reconnaissante de se montrer si authentique, là où beaucoup se serait caché derrière une certaine fierté, dans le seul but de se protéger. « Le retour est compliqué, beaucoup plus que ce que j’aurais pensé. » Une remarque que j'ai moi aussi partagé lors de mon retour à Brisbane, un sentiment d'être rejetée, incomprise. Qu'importe si nous nous sommes préparés, la violence est bien plus saisissante dans notre poitrine que nous ne l'aurions imaginé.  J'aimerais pouvoir lui dire que tout ça va se tasser, que les choses vont rapidement revenir à la normale, mais je mentirais. Alors que je me contente de l'écouter silencieusement, espérant pouvoir lui apporter un semblant de réconfort à travers un regard démuni de la moindre émotion. « J’ai été naïve et stupide. » Mon regard se plante dans le sien, ayant ce besoin puisant de la contredire, qu'importe la véracité de ces propos. « Selon eux. » Une précision qui fait toute la différence. Et je devine combien les mots peuvent être particulièrement acerbes dans de telles circonstances. Un besoin de blesser autant qu'on a pu être blessé « Selon moi, j’ai pris la distance qu’il fallait que je prenne pour revenir meilleure et plus forte. » Une réponse qui suffit à me rassurer, et me rappeler une fois encore la similitude de notre parcours. J'avais fait ce choix aussi, et même s'il avait pu être particulièrement égoïste aux yeux des autres, il m'avait permis d'être à ce jour celle que je suis. Une femme avec une certaine stabilité émotionnelle…La plupart du temps.

« Je sais pas qui a tort et qui a raison. » Je viens glisser mes lèvres sur la tasse, cherchant probablement à gagner quelques secondes pour le discours que je souhaite avoir. «Je pense que personne ne peut réellement blâmer l'autre» avouais-je. Si elle était désignée d'office comme la fautive, on ne pouvait lui reprocher d'avoir suivi son instinct. A contre partie, il était difficile d'en vouloir aux autres de se montrer si cruel, parce que durant son absence, ils avaient eux aussi subi cette souffrance sans en comprendre la raison. «Il va leur falloir du temps. Et tu n'devras pas baisser les bras» Je ne me souviens que trop bien des rencontres aux multitudes humeurs que j'avais partagé avec James, et sa capacité à se refermer comme une huître dès lors qu'il semblait baisser la garde dans de vieux réflexes. Je me penche par dessus la table, créant un cadre plus intime pour pouvoir lui confesser, avec toute la bienveillance possible. «Tu risques de passer des moments bien compliqués. T'auras même parfois envie de repartir face à tant d'acharnement et de mauvaise foi. Il y a peut-être même des chances que ce que tu as brisé ne puisse jamais être réparé.» Mon regard soutient le sien, cherchant à être la plus honnête possible «Mais tu ne dois pas abandonner Ginny. Tu dois te battre. Parce qu'ils ont besoin de toi, autant que tu as besoin d'eux.» Ils. Inutile de préciser à qui je fais allusion, son sang coule entre leur veine et a fait d'eux des êtres à part. Noah, de son âge plus avancé, aura peut-être plus de mal à pardonner, mais quoiqu'il arrive, il aura besoin de savoir que cette fois elle n'ira plus nulle part, et qu'il sera sa priorité, comme il a pu l'être pendant tant d'années. Mes propos n'ont peut-être rien de réconfortant, mais laissent entrevoir le long chemin qu'elle s'apprête à parcourir pour retrouver la sérénité d'antan. Je me mordille la lèvre, finissant par demander avec une légère inquiétude «Comment le vit Auden?»





@Ginny Williams

Je n’avais pas prévu le moindre filtre avec elle. Pas du tout eu envie de cacher mes cartes, d’adoucir les coins, de lui mentir en espérant que ce soit subtil ou pire, utile. Savannah ne m’a jamais donné l’impression de devoir me protéger lorsque je lui confiais quoi que ce soit. Et même si nos conversations n’ont jamais été aussi lourdes de sens que celle qui aura lieu aujourd’hui, je sais exactement ce dans quoi je mets les pieds. Dans un environnement sain, dans un monde où je n’ai pas besoin de prévoir la prochaine attaque, le prochain coup du revers. Rien dans sa posture et rien dans sa voix ne me suggère qu’elle est là pour se battre, bien au contraire. L’idée ne me vient même pas à l’esprit ; elle écoute. Sans laisser passer de pitié dans son regard, ni de désolation. Savannah me laisse vider mon sac avec franchise et vulnérabilité, et arrive au tour de force de ne pas juger une seule de mes paroles. Tenant son regard du mien dès que j’ouvre la bouche et jusqu’à ce que le dernier mot ait franchi mes lèvres, il y a cette aura de sécurité qui englobe la table où nous nous trouvons. Je m’y perds, m’y attarde, j’y resterais aussi longtemps que s’il s’agissait d’un immense lit baigné par la lumière du soleil de fin d’avant-midi, après une grasse matinée de plusieurs heures. Pas une seule fois, je pense à prendre la fuite derrière une blague ou un des sourires dont Matt avait le secret. Plutôt, je me laisse réfléchir aux mots qui expriment exactement ce que j’ai pu ressentir, avant, pendant, et après. Elle sait de quoi je parle, elle sait d’où je suis partie et pourquoi je suis revenue. Elle sait tout ça et pourtant Savannah ne presse rien.

Une seconde passe après mes confessions, puis une poignée d’autres. Mes doigts se referment sur ma tasse, jouent avec l’anse, caressent les angles de la porcelaine. C’est à son tour, de prendre son temps pour bien exprimer son idée. Et je suis tout sauf pressée. «Je pense que personne ne peut réellement blâmer l'autre» doucement, je laisse à mes iris l'occasion de chercher à travers les siens quelque chose de solide, de concret. Au fond de ses prunelles, Savannah me donne l’impression d’être un pilier. Si solide après la tempête, des racines jusqu’au bout du monde qui la gardent de baisser les yeux malgré tous les souvenirs de son avant qui doivent venir se mêler à mon maintenant. «Il va leur falloir du temps. Et tu n'devras pas baisser les bras» j’aurais voulu lui demander combien de temps justement, j’aurais stupidement espéré qu’elle soit précise et me donne une durée, même si elle s’étend sur des années. Un diagnostic, un papier, une confirmation, n’importe quoi pouvant me guider et m’aiguiller pour la suite. À quel moment est-ce qu’ils me pardonneront? À quel moment est-ce qu’ils arrêteront de croire que je suis partie de nouveau si une réponse de ma part à un message texte met plus de quelques heures à arriver? À quel moment est-ce qu’il n’y aura plus cette noirceur dans leurs yeux, ce ressentiment, ce voile qui vient et qui repart, toujours pour revenir, qui m’en veut de tenter de recoller les morceaux, parce que si je repars, parce que lorsque je serai repartie, ce sera pire. À quel moment, très exactement, sauront-ils me pardonner? Que je le marque au calendrier. «Tu risques de passer des moments bien compliqués. T'auras même parfois envie de repartir face à tant d'acharnement et de mauvaise foi. Il y a peut-être même des chances que ce que tu as brisé ne puisse jamais être réparé.» elle est honnête, elle remplit son rôle à merveille. Chacune de ses interventions s’enregistre dans ma tête, se tatoue sur toutes les parois intérieures de mon crâne. Je prends des notes mentales, je fais des liens, je construis un organigramme, j’espère, j’espère tellement fort Savannah, que je suis assez forte, que je sais faire tout ça. J’espère que j’en vaut la peine et qu’ils en valent la peine eux aussi, qu’on se vaut tous. «Mais tu ne dois pas abandonner Ginny. Tu dois te battre. Parce qu'ils ont besoin de toi, autant que tu as besoin d'eux.» j’espère si fort.

«Comment le vit Auden?» la question de Savannah me surprend, non pas parce que je ne sais pas quoi répondre, mais bien parce que j’aurais cru qu’elle aurait gardé son nom sous le tapis bien plus longtemps que cela. À quelque part, ça me rassure, qu’il ne soit pas un tabou, qu’aucun tabou n’existe entre nous. Qu’elle sache que de parler d'Auden directement ne veut pas dire que je vais me braquer, qu’il n’est pas un ennemi ni pour moi ni pour elle ni pour toute cette histoire. « Comme un adulte. » que je m’entends répondre, une fossette creusant ma joue. « Il fait au mieux pour Sloan. Il me réintègre lentement dans sa vie, juste assez. Il m’épate, il gère ça comme s’il avait toujours été père. » il l’a toujours été, au final, même si Damon ne le sait que depuis quelques miettes d’années. Auden avait toujours eu cette fibre de se battre pour ceux qu’il aime, de les protéger jusqu’à la moelle. Si égoïstement j’avais cru devoir me méfier de lui et en avoir peur à mon retour, si je n’avais pas cru Ezra lorsqu’il m’avait dit que je m’en faisais pour rien et qu’Auden saurait mettre la colère de côté pour le bien de Sloan, le voir de mes yeux avait tout confirmé, tout changé. « Sloan aussi, il est incroyable. Même Noah commence à reprendre ses marques. » je ne suis pas idiote, je ne suis pas naïve. Je sais, comme Megan n’a pas chômé à me dire, que les séquelles seront présentes toute leur vie même s’ils ne disent ou ne montrent rien pour le moment. Mais je prends les bribes qu’ils me donnent, tous, je prends et je fais avec les cartes et les serrures que j’ai en main. Et ce serait suffisant, et ce serait tellement parfait, si je me contenais de cela. Si j’évitais de laisser mon esprit dériver ailleurs et penser à, penser à - « J’ai peur qu'ils n'aient plus de place pour moi. » ma voix se casse, je mords l’intérieur de ma joue alors que les mots se vomissent sur ma langue. « J’ai peur que ce soit ça, que j’ai brisé. Et que ce soit irréparable. » j'inspire doucement, le goût de métal dans ma bouche ne passe pas. « Qu'ils essaient de me redonner ma place d'avant, mais qu'elle soit cassée. Et qu'ils réalisent qu'ils n'aient plus rien à me donner ensuite. »