Pas une seule fois j’ai douté, en toquant à la porte d’Octobre. C’était comme si le geste en soi était tellement naturellement qu’il ne me donnait même aucune raison d’hésiter, comme si c’était simplement un prolongement logique et non-négociable. Elle allait comprendre. Elle n’allait pas aller à contre-courant, elle ne froncerait pas les sourcils, elle ne jugerait pas, elle comprendrait. Il n’y aurait pas de résistance, elle n’écouterait pas ce que j’ai à lui dire en pensant uniquement à ce qu’elle répondra à la seconde où je cesserai de parler. Elle posera des questions, mais pas de celles visant à me piéger. Elle ne remettra pas en doute que ce que je lui raconte, ne clamera pas que c’est tout sauf la simple et stricte vérité. Chaque coup à sa porte se fait dans la plus grande et la plus douce des confiances ; pas une seule fois, je songe au fait qu’elle ait pu changer d’adresse. Qu’elle n’habite plus là où elle vivait, avant. Que son adresse d’avant-Sydney soit différente. C’est probablement pour cela que et que la réalisation fait si mal. J’étais en train de tambouriner à la porte d’un inconnu, inconnu qui finira par ouvrir avec l’air de celui qui aurait tous les droits de douter de mes bonnes intentions, lui aussi. Trop facile, Ginny. Les choses ne peuvent pas être aussi simples qu’elles l’étaient, là-bas. Tout n’est pas toujours allégé, simplifié. Là-bas, on avait simplement besoin de vouloir quelque chose pour que toutes se mettent en action et s’efforcent de se l’entre-offrir. C’était une communauté, c’était une communion. Il n’y avait rien qui allait à contre-sens, toutes allaient dans la même direction, sans hésiter un seul instant. Personne n’avait en tête de bloquer qui que ce soit, jamais le moindre bâton n’était glissé sous la moindre roue. On était bien, dans la forêt, à se construire une vie facile, une vie sans rien qui pique. On respirait. Je respirais.

Puis, Brisbane est redevenue ma trame de fond. Et Octobre n’habite plus chez elle, parce que chez elle est devenu chez l’inconnu qui ouvre les portes aussi vite qu’il les claque. Parce que la vie a été beaucoup plus vite qu’elle n’a semblé, pour moi, là-bas. Ici, j’ai l’impression que tout le monde a couru, a multiplié les sprints. Ils ont tous mené des dizaines de vies de front, comme si aucune d’entre elles ne leur suffisait, et maintenant à force de chercher la bonne combinaison ils sont à bout de souffle. Leur rythme m’épuise, mais j’essaie de tenir bon, j’y arrive la plupart du temps. Je m’adapte. J’ai appris que c’était ainsi que tout allait se passer après mon retour de toute façon. M’adapter à ce qu’Auden veut pour Sloan, à ce qu’Ezra a jugé meilleur pour Noah. M’adapter à être morte pendant presque 2 ans parce que ça leur semblait être la seule raison logique, sans poser plus de questions que ce qu’il n’en faut, sans chercher plus loin que ce que la police pouvait bien dire. Il y a toutes mes lettres, à quelque part à la clairière. Elles sont là et elles expliqueraient tout ce qui n’a pas été dit mais certains trouvent cela trop facile. Certains croient que c’était une excuse bidon, que ça tomberait tellement bien que j’ai véritablement écrit et écrit et écrit encore. Ces lettres n’ont jamais été postées, je le sais maintenant, personne ne les a reçu et c’est bien au-delà d’une épée de Damocles au-dessus de ma tête. C’est décidé et c’est ainsi : Ginny s’est enfuie pendant deux ans, elle nous a rayé de sa vie, n’a pas pensé une seule seconde à ses fils, et maintenant si elle revient pile à ce moment, ce n’est pas parce que l’un sort enfin officiellement de sa rémission et est considéré comme guéri. Ce n’est pas parce que l’autre fêtera son anniversaire dans quelques semaines à peine, et que celui-ci est particulièrement important pour sa mère, pour des raisons que personne n’a même pensé lui demander. Alors, on encaisse. J’encaisse.

Elle arrive ensuite, l’illumination. Ce n’est pas à cette porte-là, que je toquais quand j’arrivais les mains pleines de gobelets de café, de pâtisseries, de croquis et d’amour. C’était à celle un étage plus haut. Et ma mémoire ne me fait pas si défaut que ça, il n’y a pas autant de trous qui s’y sont logés que j’y crois. Dans l’espoir d’être accueillie aussi bien que je m’y attends, je presse le pas dans l’escalier qui me sépare de l’étage d’Octobre. Et enfin, après à peine trois coups sur sa porte, c’est bel et bien elle qui ouvre. Même si mon coeur déborde de tous les sentiments qu’il gobe depuis des jours, même s’il brûle du doute qu’elle referme la porte parce que la Ginny-morte lui allait mieux à elle comme elle allait mieux à tous les autres, c’est un grand éclat de rire débordant de bonheur qui se casse de ma gorge à mes lèvres. J’ai rarement été aussi heureuse que je le suis en ce moment.

« J’ai tellement, tellement, tellement de choses à te dire ! » les rires deviennent un grand, un immense sourire. « Oh, et je ne suis pas morte, si jamais c’est ce qu’on t’a raconté. »


@autumn galloway  

Les derniers mois ont filé à toute vitesse. Tu irais même jusqu’à dire que la dernière année a passé en un flash, sans que tu ne réalises que le temps te filait entre les doigts. Les premiers mois remplis de rebondissements, entre cette seconde rupture - pouvais-tu réellement appeler ça une rupture si tu n’étais pas certaine que vous aviez réellement été ensemble à nouveau? - avec Kieran, cette relation éphémère avec Will et des bas compensant avec bien trop de violences tes quelques hauts. Les derniers mois eux, avaient étonnamment été plus doux, plus cléments avec toi. Tu avais mis du temps avant de te décider, avant de te prendre en main, avant de faire de ta propre vie ta priorité, mais pour une fois, tu ne regrettais pas ton choix. Tu te sentais bien avec chacune de tes décisions, comme si pour une fois, pour la toute première fois depuis bien longtemps, tu étais certaine d’être à la bonne place. La seule chose qui te manquait réellement, c’était quelqu’un avec qui partager tout cela. Pas nécessairement un homme (même si honnêtement, tu n’avais rien contre l’idée, toi qui n’avais jamais aimé être seule), mais simplement quelqu’un qui te comprenait, qui avait vu tes pires moments et qui t’aimait encore, qui saurait comment être fière de tout ce que tu avais accompli aujourd’hui. C’est qu’elle te semblait cruellement courte désormais, cette liste, toi qui avais eu l’impression de perdre contact peu à peu avec les rares gens qui avaient su se faire une place sous toutes tes épaisseurs.

Et comme si la vie voulait te passer un message, te rappeler que tu n’es jamais aussi seule que tu ne pourrais le croire, il y a des coups qui sont portés contre la porte, te sortant de tes dossiers et de tes dernières préparations pour les quelques semaines de classes restantes avant les vacances d’été. La silhouette qui se dessine sous tes yeux lorsque tu ouvres la porte est celle d’un fantôme. Celle d’une femme dont tu n’avais plus de nouvelles depuis des mois, des années même, celle que tu espérais allait bien, peu importe là où elle était. Et quand son rire résonne dans tes oreilles, que son sourire s’étire sur son visage au point que ses yeux disparaissent presque sous le bonheur qui s’émane d’elle. « Virginia! » Le nom s’échappe de tes lèvres alors que tu en viens à te demander si tu ne l’as pas fait apparaître, avec tes souhaits de voir quelqu’un qui te connaît par cœur. Le choix n’aurait pas pu être plus parfait. « J’ai tellement, tellement, tellement de choses à te dire! » « Et moi dont. » C’est la vérité après tout. Deux ans. Deux ans d’événements et de revirements dont elle n’avait pas été témoin, de chutes et de réussites et tout un tas de choses entre ces deux extrêmes. Ça n’a pas d’importance que les mains de Ginny soient remplies de cafés, de viennoiseries et de papiers, tu ne peux pas résister plus longtemps au besoin de la prendre dans tes bras, de la sentir bel et bien présente et devant tout sous tes doigts. L’embrassade est maladroite vu tout ce qui se trouve entre vous deux, alors tu prends en charge de tout lui prendre des mains et de tout déposer sur la table du salon avant de revenir vers elle pour lui faire un câlin digne de vous étouffer autant l’une que l’autre. « Oh, et je ne suis pas morte, si jamais c’est ce qu’on t’a raconté. » Tu fronces les sourcils, une question silencieuse passant entre vous, à savoir si c’est quelque chose que tu aurais du entendre de la part de quelqu’un, mais tu te contentes de faire dans l’humour parce que tu refuses que quoique ce soit vienne alourdir ce moment. « J’ai vérifié les avis de décès à tous les jours, sans jamais y voir ton visage. » que tu ironises avec un sourire sur les lèvres. « T’étais passée où, Virginia? » que tu lui demandes sans la moindre ombre de reproche dans la voix, refermant la porte derrière elle et l’invitant à rentrer dans cet appartement qui aurait pu être le votre, si elle n’était pas disparue du jour au lendemain.

« Virginia! » c’est une immense, brûlante vague de réconfort qui s’étale de mon ventre jusqu’à ma gorge, et remonte de mes oreilles jusqu’à emplir tout l’espace dans ma tête. Le sourire dans sa voix, le sourire dans ses yeux, le sourire sur son visage ; rien, absolument rien ne viendra assombrir la scène, même les gobelets de café brûlants qui menacent de s’écraser au sol quand je les oublie autant qu’elle les ignore. Ses mèches virevoltent dans le hall, elle installe ailleurs les verres, les sacs, les artefacts que j’ai amenés à titre d’offrandes et qui sont mille fois trop lourds entre mes mains le temps que les siennes cherchent un point d’ancrage dans mon dos. Il y a des larmes, qui glissent de mes yeux jusqu’à mes joues, qui se perdent dans ses cheveux au parfum d’orange et de vanille et de retrouvailles. « Et moi dont. » Le soulagement d’enfin ressentir un peu de chaleur, un peu d’humanité. De réduire la distance et de remplir les fossés qu’ils ont tous creusés pendant deux ans autour de l’ombre de ma silhouette. Autumn ne m’aura jamais fait autant de bien que maintenant, alors qu’elle est exactement pareille, identique à la version d’elle que j’ai vue pour la dernière fois il y a une vie de ça. « J’ai vérifié les avis de décès à tous les jours, sans jamais y voir ton visage. » Ezra et Auden ont manqué à leur tâche alors, que je pense, un brin amère. L’amertume passe aussi vite qu’elle est montée, la remarque bien enfouie à l’intérieur et sans jamais la moindre intention d’en sortir. Le miel que j’ai fait ajouter à mon latté adoucit ma voix, chasse les dernières tentatives de justifications que j’avais préparées par défaut plus que par obligation. Je savais qu’ici, je n’aurais pas besoin de justifier pourquoi j’étais encore en vie. Je savais qu’ici, je n’aurai pas besoin de justifier quoi que ce soit. Et c’est bien ce pourquoi jamais je ne refuserai une seule question de mon amie, pourquoi elle aura tout, absolument tous les détails qu'elle veut.

« Je te raconterai, ça aussi. » la mort, entre autres. Les annonces à mes fils, les policiers aux côtés d’un mari et d’un ex et ami qui apparemment ont tous été suffisamment confiants pour déclarer un corps ressemblant être le mien. « T’étais passée où, Virginia? » les pâtisseries m’auraient intéressée, dans un monde où j’avais encore un minimum d’appétit. J’aurais gobé tout ce qui était de près ou de loin reliée aux croissants aux amandes, dévoré les biscuits aux fruits en à-côté, grogné pour qu’elle ne me vole pas le brownie au caramel que j’aurais pris en double justement pour partager mais voulu tout sauf partager, au final. Mon estomac ignore les bouchées, n’y pense même plus. Autre chose me nourrit, il faut dire. « Sydney, principalement. » c’était ce qui me semblait être le plus bizarre, avec du recul. Qu’ils aient presque tous dit que j’avais disparue, alors que je n’ai jamais même pris un train, un avion, un bus hors de la ville. On a conduit quelques temps, une heure ou deux à peine, mais jamais je n’ai vu de signalisation qui suggérait qu’on était à l’autre bout du pays, ou du monde. S’ils m’avaient cherchée aussi fort qu’ils le disent… « Mais pas la ville en elle-même. On était en forêt. » d’un coup d’oeil, je repère un canapé qu’elle avait jadis, encore quelque chose qui ne change pas, qui vient avec son extra dose de réconfort et de constance. Tout ira bien, véritablement. « J’ai jamais autant peint de ma vie Octobre. J’ai développé des techniques, des couleurs même, j’en ai inventées des nouvelles! Et j’écris aussi, maintenant. » les mots se précipitent, alors que je me suis blottie entre les coussins et les couvertures. Il faudra que je leur envoie mon adresse, lorsque j’en aurai une officielle. Qu’elles me fassent venir toutes mes toiles, toutes mes photographies, mes textes, mes films. J’aurais des allers et des retours à faire à la poste tellement les colis seront immenses et lourds et bourrés de tout l’art que j’ai pu y faire. De toute l’inspiration que j’ai pu avoir, grâce à elles. Grâce à la Clairière. « Il n’y avait pas de calendrier, pas d’horloge. Juste des tonnes de femmes brillantes, qui passaient leurs journées à créer avec moi. » mon regard brille, elle comprendra probablement pourquoi. Pour la première fois de ma vie, j’étais entourée de modèles, de femmes à qui j’aspirais copier tous les traits, leur voler tout leur jus créatif, devenir aussi bonne, aussi forte, aussi inspirante et inspirée qu’elles. « Un jour, je te montrerai. » quand on était petites, on rêvait de devenir les adultes qu’on voyait au cinéma, qu’on entendait parler fort dans les restaurants, qu’on imaginait porter des vêtements extravagants et rire jusqu’au petit matin. Pendant deux ans, là-bas, je l’ai été. Il suffit juste qu’ici j’arrive à le redevenir.