C’est paradoxal que de se dire que maintenant que tout commence à aller bien - réellement bien - dans la vie de Lily elle s’obstine pourtant à retourner sur les traces de son passé pour en ressasser les souvenirs douloureux. Famille dysfonctionnelle que l’annonce disait ; un rire nerveux en seule guise de réponse quand elle a lu ces simples mots. A quel point de dysfonctionnement faut-il tomber pour ne plus même être capable de parler de “famille”, au juste ? Rayer catégoriquement le sang de son sang ne suffit pas à supprimer cette stupide idée de famille, de liens soudés et de toutes les conneries qu’on pourrait y ajouter ? Alors soit, dans ce cas elle peut assister à cette réunion, elle et sa famille dysfonctionnelle inexistante qu’elle tente encore et toujours de garder parfaite aux yeux du monde. Ici pourtant personne ne la reconnaîtra, elle en est certaine. L’église n’est pas la sienne, sa campagne à elle est de l’autre côté de la ville et si jamais les choses tournent mal elle fera ce qu’elle sait faire de mieux : s’enfuir.

L’habit du dimanche enfilé, une raison partiellement vraie donnée à Matt pour son absence aujourd’hui et la voilà prête à enfin parler face à un public. Le problème de son passé reste toujours aussi vivace malgré les années et elle espère naïvement que pour une fois dans sa vie elle sera capable d’en parler pleinement, face à des gens qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam et ce simplement parce qu’ils se sont aussi autoproclamés issus de “familles dysfonctionnelles”. Dit comme ça, l’éclairage de génie qu’elle a eu plus tôt dans la semaine ressemble simplement à un éclair, un stupide éclair qui l’a foudroyé mais apparemment pas assez pour qu’elle juge préférable de rester chez elle. C’est la tête haute et le torse bombé qu’elle rentre dans l’église, presque sûr d’elle. Sa mère lui a appris à toujours garder cette attitude et cette certaine froideur hautaine envers le reste du monde, ça lui permet ainsi de se protéger des attaques aussi diverses et variées qu’imprévues de ce dernier.

Voilà bien longtemps que Lily ne place plus ses espoirs en la personne d’une Entité supérieure, raison pour laquelle elle passe dans l’église aussi vite que possible, ses yeux ne se concentrant que sur les immenses flèches indiquant la marche à suivre. Ses talonnettes battent la mesure sur le carrelage, le bruit résonne et cette fois-ci personne ne lui en veut. Son coeur commence petit à petit à battre plus rapidement sans que cela n’ait rien à voir avec tout ce qu’aurait pu lui apprendre sa génitrice, cette fois ci. Seul son corps parle et ses appréhensions avec alors qu’elle commence peu à peu à comprendre à quel point son idée était stupide. Elle n’a jamais parlé de ses histoires de famille en plus de trente ans, pourquoi est ce que tout devrait commencer aujourd’hui ?

Du bout des doigts elle continue de jouer avec son alliance, bijoux dont elle a commencé à prendre l’habitude mais dont la signification reste encore bien trop immense pour qu’elle s’en rende compte. Le café se déverse dans la tasse, elle s’en voudra de ne pas avoir pris le temps de voler celui de Matt au DBD dès que ses lèvres auront touché le liquide noirâtre et qu’elle se rendra compte de la différence. « C’est la première fois que tu viens ici ? » Les sourcils de l’inconnu se froncent mais ceux de Lily se lèvent plutôt, interrogateurs. Redevenue une gamine sur les bancs de l’église, elle ne dit rien de plus, ne bouge pas non plus alors que son gobelet est déjà presque rempli au maximum. Elle ne relâche cependant pas la pression sur le levier pour ouvrir la vanne et rapidement elle devient le centre de l’attention dans un périmètre de trente centimètres autour d’elle, ayant déjà trouvé le moyen de se faire remarquer par sa maladresse en faisant couler du café de partout. La brune jure dans son esprit avant de se rattraper aussitôt en venant éponger le tout, ayant l’habitude de ces choses là. « Désolé, t’as pas besoin de répondre si c’est trop personnel. » Le bout de ses doigts la brûle ; le café était trop chaud en plus d’être sûrement imbuvable. « On est là pour parler de choses personnelles, de toute façon. » La brune esquisse un sourire, osant enfin relever la tête vers l’inconnu. Elle lui fait place devant le contenant de café pour qu’il se serve seul, maintenant qu’elle a rempli son quota de maladresse pour la journée. « C’est la première fois. La preuve en est que j’ai encore du mal avec la machine. » C’est un rire qu’elle tente désormais, gêné au possible, apeurée de faire le moindre bruit et d’à nouveau focaliser toute l’attention de la salle sur elle pour qu’on la pointe finalement du doigt en disant “madame, vous qui semblez vouloir parler, vous pouvez commencer ?”. Et si une telle chose arrivait, Lily s’en voudrait de ne pas être née autruche pour pouvoir simplement cacher sa tête dans le sol et attendre la fin du monde. « J’imagine que toi aussi, alors ? » Elle reprend ses habitudes de gamine à chercher du soutien là où elle ne devrait pas et à voir en le premier venu son Sauveur. Lily n’apprend pas de ses erreurs, elle n’a toujours pas retenu la leçon stipulant que tous les Sauveurs qu’elle s’est choisie au fil des ans ont tous fini par la laisser tomber à un moment ou à un autre.

« J’suis un peu nerveux je crois. » Les yeux attendris de la jeune femme préfèrent se poser sur l’inconnu plutôt que sur le reste de la salle et les sièges qui commencent un à un à trouver preneur. Elle déglutit alors qu’elle aurait aimé pouvoir être capable de lui répondre d’un simple ‘moi aussi’, deux mots à peine qui ne l’auraient pas tuée mais qui pourtant auraient révélés ses failles et cela reste une issue inacceptable pour la jeune femme. Parler de son histoire reste une chose mais le présent est encore une zone interdite d’accès, à qui que ce soit. « On doit simplement parler quand vient notre tour et tout ira bien, hein ? » Elle affirme, elle a tout de la femme qui est sûre d’elle mais en vérité le “hein” est bien réel quand finalement tout ce dont elle a besoin c’est qu’il appuie ses paroles pour qu’elle essaye d’y croire un minimum. Dans un élan de confiance sorti de nulle part, elle finit par rejoindre le petit groupe en lui intimant de le suivre d’un simple geste de la tête couplé d’un sourire. Ils sont dans le même bateau, maintenant, et ils doivent se serrer les coudes.

Durant tout le temps de parole de chacun des membres, le gobelet reste posé entre les pieds de la brune et ses mains collées à la chaise, surplombées par ses cuisses leur empêchant ainsi tout mouvement de fuite. Ses chevilles sont liées, elle bat des jambes comme le ferait une enfant. Son attention est portée partout sauf sur ce que chacun a à dire, elle préfère plutôt se concentrer sur le bruit du café que l’on verse en arrière plan ou du crissement de certaines choses contre le carrelage. Finalement c’est sa chaise à elle qui grince sur le sol, après la troisième histoire d’adultère et la seconde d’inceste pour enfin terminer avec les premiers parents addicts. Une chouette journée pour s’enfuir de nouveau, cela ne lui changera pas de ses habitudes. Le gobelet se renverse sur le sol, le café s'immisce entre les jointures du carrelage et ils ne voient plus que le dos de la brune qui s’en va déjà avant même que le tour de parole ne soit arrivé à elle. Sa tête se perd entre ses épaules, ses bras se croisent sous sa poitrine. Elle ne rêve déjà plus que d’être ailleurs, elle qui aurait dû savoir qu’elle n’aurait pas la force de parler en public. « Je suis désolée. » sont les seuls trois mots qu'elle a le courage de prononcer en direction de l'homme qui lui avait parlé quelques dizaines de minutes avant. Ça semble déjà être un bon début pour des confessions.

Elle a les épaules bloquées en arrière, ses mains ballantes, son torse bien trop relevé pour que cela ait quoique ce soit de naturel. De l’extérieur elle a le dos droit et l’attitude fière, le regard aussi vif et brillant qu’il n’est en réalité que vitreux. Elle est fière de l’extérieur seulement parce qu’en réalité elle n’a pas de quoi l’être, elle qui a encore une fois fuit le combat parce qu’elle n’en avait pas la force. Trente ans et des bricoles et elle n’a toujours pas trouvé la force de rien, Lily qui se complaît bien trop dans son petit paradis mensonger qui lui va si bien au teint. La jeune femme fait dos à l’église sans pour autant n’avoir encore le courage de reprendre sa voiture pour rentrer chez elle. Elle a dit à Matt qu’elle partait quelques heures alors elle partira quelques heures, pas seulement une. Le mensonge doit être constant et régulier, il correspond à une mécanique bien huilée dont elle connaît désormais chacun des rouages.

Les portes grincent presque autant que dans n’importe quel film d’horreur sans budget, la brune ravale sa salive pour se donner consistance alors qu’elle reconnaît déjà le son de voix qui l’interpelle. Le soulagement est immense de savoir qu’il s’agit de ce lui et pas de n’importe quelle autre personne qui l’aurait intimée à rejoindre le groupe. Il est par défaut celui en qui elle a le plus confiance ici et une part d’elle sait qu’il ne la poussera pas à revenir à l’intérieur. Il avait la même lueur dans les yeux. « T’as fait ce qu’il fallait pour le café, il était absolument imbuvable. » Il inspire et elle souffle, le duo fait de bric et de broc trouve déjà une sorte de balance. Sa tête dérive doucement en se direction, elle ne prend pas le temps de le détailler mais lui lance au moins un sourire faible mais existant. « Qui m’aime me suive. Qui déteste autant le café s’en aille. » A force de côtoyer son mari elle a appris à utiliser les mêmes mécanismes de défense que lui, l’humour devenant désormais le premier d’une liste infinie. Elle rêverait avoir des poches dans lesquelles fourrer ses mains, elle aussi, plutôt que de triturer le téléphone entre ses doigts.

La suite de la discussion est bien plus pénible mais en aucun cas elle ne penserait à lui reprocher d’aborder le sujet. Il parle ici de ce dont ils étaient supposés parler là-bas. Personne ne devrait leur en vouloir de choisir un cadre bien moins creepy que l’était le sous-sol. « C’était aussi horrible que j’imaginais, j’sais pas ce qui m’a pris d’y aller. Heureusement que t’es sortie, j’crois que je serais resté cloué à ma chaise sinon. » Gênée qu’il prenne modèle sur elle, elle abaisse un instant ses yeux au niveau de ses pieds en souriant pour elle même, faussement, bêtement. « Ca semblait plus simple, quand c’étaient les gens à la télévision qui parlaient dans ce genre de groupes. » Elle n’a rien d’un héro, rien d’un modèle. Elle a fuit le champ de bataille avant même que le combat n’ait réellement débuté. Elle a vu les autres soldats tomber un à un, ceux là même qui servaient de chaire à canon, et elle a pris peur. Ce n’est que la peur qui l’a menée ici, ce n’est que la peur qui guide encore et toujours chacune de ses actions quelles qu’elles soient, quoi qu’elle en dise. « J’aurais pu me transformer en statue que j’aurais préféré, je crois. J’ai juste fixé un bout de carreaux cassé pendant qu’ils parlaient tous. » Lily rétablit petit à petit la vérité, celle qui fait tellement mal qu’elle n’arrive même plus à soulager quoique ce soit. Elle avait peur, elle était pétrifiée, elle était terrifiée et son tour venait et elle a fui. Il a vu en elle une issue de secours et il a fuit aussi. Il faut croire qu’ils sont faits du même bois et cela sonne tout sauf comme un compliment.

« Lily. » Sa main s’avance vers lui de manière cérémonieuse, rougie par les traces que ses ongles ont laissé dans la chaire martyrisée. Elle en veut à tout le groupe de ne serait-ce exister et d’avoir eux aussi eu des problèmes mais pour d’obscures raisons cet inconnu n’est pas affilié à eux. Il est différent et il reste encore à déterminer si c’est une bonne chose ou non. « Ça va ? Tu pourras toujours revenir goûter le café un autre jour, je crois, s’il te manque déjà. » Une question trop personnelle et trop sérieuse suivie d’une porte de sortie bien trop évidente pour en être réellement une. Il n’a pas la tête de quelqu’un qui commet plusieurs fois les mêmes erreurs et il a encore moins la tête de quelqu’un qui reviendra ici un jour pour parler de son passé. Il a surtout la tête de quelqu’un qui s’était préparé à parler mais dont toutes les bonnes initiatives ont été étouffées dans l’oeuf ; ils sont deux.

Sid. Noté. Elle sourit. Il est ce qui ressemble le plus à un ami à des kilomètres à la ronde alors elle l’écoute avec attention tâtonner à son tour et trouver ses mots, entre ce qu’il devrait dire, ce qu’il veut dire et finalement ce qu’il est capable d’exprimer. Elle jongle avec les mêmes problèmes et sait bien ce dont il en retourne. « Y’a une part de moi qui se dit que c’est peut-être une occasion gaspillée d’être parti comme ça. » Les yeux de la jeune femme lévitent entre l’inconnu et la ville face à eux, elle finit par silencieusement hocher de la tête même si la conclusion à laquelle il en vient n’a rien pour lui plaire. Lily ne se remet jamais en question de peur de voir s’écrouler le château de cartes qu’est sa vie et qu’elle reconstruit patiemment depuis des années, jamais elle n’oserait donc avoir les mêmes mots que lui. Pourtant elle trouve sa démarche courageuse et elle ne pourrait jamais revenir là dessus. « En même temps, j’ai jamais eu aussi peu envie de faire un truc de ma vie. Et je dis ça en ayant déjà tatoué la tête de Pinocchio juste au-dessus du… » L’anecdote la fait sourire, son air dégoûté étire encore un peu plus les lèvres de la jeune femme, laquelle finit par rigoler doucement : “Je vais avoir l’image en tête pour toute ma vie maintenant.” Elle se donne l’air de quelqu’un de fort mais en réalité elle préfère lâchement parler tatouage de Pinocchio plutôt que de toute autre chose reliée à son passé et ses blessures. Venir ici était la pire idée qu’elle n’ait jamais eu dans sa vie, et pourtant c’est quelqu’un qui s’est mariée à une inconnu qui le pense - même si l’inconnu en question n’a finalement rien d’une erreur, il aurait pu l’être.

Il lui fait oublier ses principes un instant, ceux qui clament haut et fort qu’il ne faut pas entacher sa peau d’encre toxique qui coulera jusque dans les veines pour faire on ne sait quoi. Là, maintenant, le tatouage devient vraiment le cadet de ses soucis alors qu’il est question de son passé et qu’elle se sent autant prête à parler qu’à se refermer comme une huître dans la seconde. Tout est flou, complexe. Tout la dépasse. « Tu parles de c’qui t’es arrivé parfois ? Pas… ici. Juste, en général ? » De stress, sa bouche fait une moue alors qu’elle réfléchit réellement à la question. La réponse devrait couler de source et pourtant c’est loin d’être le cas. Personne n’a jamais eu l’histoire pleine et entière de son passé, pas même l’homme qui a partagé sa vie pendant trois années ou tous ses amis qui la connaissent depuis toujours. “Certaines personnes sont au courant de … bribes.” Et même si jamais ils venaient tous à se réunir et partager leurs informations, ils seraient incapable de reconstituer le puzzle de la vérité pleine et entière. Elle n’a pas encore délivré tous ses secrets et elle a surtout bien trop entaché le tout de mensonges éhontés. Elle-même ne sait plus réellement où s’arrête la vérité et commence le mensonge, finalement. Lily se perd dans sa propre vie imaginaire, celle où tout va un peu mieux, celle où elle n’a pas à se faire pour un frère perdu dans les rues de cette ville trop grande pour lui.

La jeune femme expire longuement, résiliente. Peut être qu’aujourd’hui devrait être le début de sa nouvelle vie, celle dans laquelle elle est enfin une femme adulte capable de parler de son passé ou, en tout cas, de ne pas mentir. C’est en tout cas la théorie. La théorie est belle, parfaite, acceptable. La pratique l’est beaucoup moins et Lily a besoin d’autre chose. Elle se confiera à Matt, un jour, quand elle sera prête. Avec Sid, pourtant, c’est d’autre chose dont elle a besoin et pour cela elle a besoin de toute son énergie, raison pour laquelle elle en vient à s’asseoir sur le perron de l’église après avoir rabattu sa robe près de ses cuisses. “C’était il y a longtemps.” Pourtant elle s’en souvient comme si c’était hier, incapable d’oublier tous ces moments qui auront fait de son enfance ce qu’elle est. Elle a appris à être forte par le pire des moyens possibles, certes, mais au moins elle a appris. “Je ne me souviens pas de la douleur, simplement du bruit que faisait le cuir de sa ceinture en fendant l’air.” Elle ne se souvient pas de la douleur parce qu’elle ne l’a jamais expérimenté, mais encore une fois elle en vient à oublier ce détail. Elle se prend pour lui, elle se prend pour Joseph, elle se croit lui. Et le subterfuge est parfait puisqu’à défaut de se souvenir de la douleur, elle se souvient réellement du son - c’est donc une preuve que tout n’est pas tiré de son imagination seule. “J’ai encore pour habitude de fermer les yeux quand j’entends quelque chose qui s’en rapproche.” Ca aussi, c’est vrai. Aussi vrai que l’est l’histoire qu’elle conte, elle le jure. “J’écoute si tu veux. On parle de Pinocchio si tu préfères.” Si commencer à parler semble avoir dénoué sa gorge, elle ne cherche pas à le faire passer par le même processus. Peut être que lui aussi était confortablement installé dans son mensonge.

Les yeux de la brune se coincent sur les flammes du briquet comme si ces dernières allaient pouvoir l’aider d’une quelconque manière que ce soit. Jamais elle n’a aimé se rapprocher de tels objets, sans doute bien trop habituée aux menaces de son frère de lui couper les cheveux dans son sommeil ou, pire encore, de les lui brûler. La vérité c’est qu’elle craignait bien moins pour sa longue chevelure que pour ce qui pourrait arriver à son frère, entre un coup de ciseau manqué, une brûlure à un degrés plus ou moins élevé ou pire encore : une réprimande de leur paternel. Depuis toujours elle n’a de cesse de se tenir éloigner de ce qui pourrait lui nuire à un moment ou à un autre.

Finalement l’histoire débute sans qu’elle ne l’ai réellement souhaité et la jeune femme se surprend à prendre une longue et muette inspiration. « Ma mère était une junkie. Généralement elle était plutôt du genre amorphe, mais ça lui arrivait d’être violente si elle essayait des saloperies qu’elle avait pas trop l’habitude de prendre. Elle partait souvent en cavale dans le quartier et j’me suis déjà pris quelques coups en essayant de la ramener à la maison parce qu’elle me reconnaissait plus. » Il se tourne vers elle et elle vers le vide. Elle n’a pas la force ni même le courage d’affronter les yeux de quelqu’un qui souffre réellement ; elle aurait trop peur que cela ne lui rappelle de douloureux souvenirs tout comme elle craint bien trop qu’il ne sache lire le mensonge au creux de son œil. Lily reste persuadée que chaque histoire est différente et que personne en ce monde n’est semblable ni ne devrait être comparé à un autre, pourtant dans sa voix elle y reconnaît son propre doute et dans ses mots ce sont les souffrances et les doutes de son frère qu’elle devine. Sur l’échelle des vies de merde, pourtant, elle accorde une avance non négligeable à Sid. Si le père Keegan frappait l’aîné sans raison, au moins il n’abusait pas de substances en tout genre. Il était naturellement fou, finalement, ce qui n’est rassurant que pour Lily. Elle se raccroche à ce qu’elle peut. « J’détestais quand elle était comme ça, mais au moins je pouvais blâmer les drogues. » Il en vient là où elle allait par elle même. Sa mère a sombré dans un monde auquel personne ne peut en réchapper indemne, comme Joseph. Ce monde l’a attiré et aspiré et il a fait d’elle ce qu’elle est devenue. Peut être qu’avec un peu d’aide tout aurait été différent, peut être que si quelqu’un l’avait vu à temps alors il n’aurait jamais eu à raconter une telle histoire. « J’me suis occupé d’elle et de ma petite sœur pendant des années. » Elle remonte ses iris vers lui simplement pour le voir sourire tristement. Son propre visage devient un miroir de celui du jeune homme, là où elle retrouve quelque peu sa propre histoire et ses propres démons. A son tour, elle sourit faiblement et se veut rassurante. Entre les mensonges et la vérité, elle décerne de nombreuses similitudes. Déjà, elle s’en veut de s’embourber dans une histoire qui n’est pas la sienne et pourtant il est trop tard pour faire machine arrière, son ego le lui refusant. « J’avais rien à envier à Pinocchio d’ailleurs. J’mentais à tout le monde pour camoufler la vérité. À ma sœur, pour pas qu’elle sache pour les drogues. À nos profs, les soirs où notre père oubliait d’venir nous chercher. À la dame de la cafétéria, pour que Caro ait un truc à se mettre sous la dent quand on avait rien à bouffer et pas de monnaie. À mes rares amis aussi… » L’inconfort est palpable tant chez l’un que chez l’autre. Si Sid est pour le moment le seul à compter son histoire, n’en reste pas moins qu’elle a aussi l’impression d’entendre la sienne par la même occasion. Le fait est qu’elle s’est toujours bien mieux sentie murée dans le silence plutôt qu’exposée aux yeux et à la vue de tous (même si ce tous n’est en réalité qu’une seule personne). « Elle est morte, mais ça n’a rien réglé, » Il souffle. Elle déglutit. « Ton monstre à toi, il est toujours vivant ailleurs que dans ta mémoire ? » Cette fois-ci la longue inspiration n’a plus rien de silencieuse. Il a bien assez parlé de lui pour qu’elle accepte d’approfondir sa propre histoire.

Son monstre à elle, elle le voit tous les dimanche. Elle l’appelle les mardi pour prendre de ses nouvelles quand le jeudi c’est au tour de sa mère. Elle lui demande le temps de cuisson de son omelette parce que c’est la seule chose qu’il sait cuisiner mais jamais elle n’en a goûté d’aussi bonnes. Elle lui envoie une photo de temps à autres pour lui montrer qu’elle est heureuse, elle cache Matt du cadre parce qu’elle sait qu’il a encore bien du mal à accepter leur union. Son monstre à elle, elle l’appelle encore papa et elle agit comme s’il n’avait justement rien d’un monstre, parce qu’au delà de toutes choses il reste son géniteur et qu’elle lui reste redevable pour bien des choses inquantifiables. “J’imagine que oui.” Elle minimise la vérité à défaut de la déformer, sans doute que cela pourrait être vu comme une amélioration. Au moins elle répond à la question de son ami d’infortune plutôt que de lui demander plus de précisions à propos de sa propre histoire : elle n’a pas besoin d’en connaître chaque instant et lui n’a pas besoin de se les remémorer en détails. “Tout comme j’imagine que même sa mort n’y changera rien.” Il l’a dit lui même et elle ne peut que se ranger de son avis. Les souvenirs ne s’estomperont pas au moment où son corps sera placé en Terre, tout ne peut pas être aussi simple. “Ta soeur a de la chance de t’avoir.” Même si sa vie a été un mensonge, même si elle aurait pu avoir une enfance bien plus calme. Sa soeur a de la chance de l’avoir tout comme Lily devrait s’estimer d’avoir eu Joseph à ses côtés, pourtant jamais elle ne s’oserait à faire un tel parallèle. “Tu le penses sûrement pas, alors je te le dis.” Après tout elle n’est qu’une inconnue, elle ne devrait pas avoir à tant se mêler de sa vie. Lily se conforte en se disant que ce n’est que l’affaire d’un jour et d’ici à quelques heures ils se seront quittés pour ne jamais se revoir de nouveau. “J’aurais bien aimé avoir un frère ou une soeur.” Et elle souffle, la menteuse invétérée. “Dans d’autres circonstances.[b]” Pardon Joseph, pardon.

“[b]Elle va bien maintenant, ta soeur ? Elle fait quoi ?” Sans doute va-t-elle mieux que son frère à elle, ce qui n’est pas quelque chose de compliqué. Si elle ne se pique pas dans des ruelles sombres les jours où elle n’est pas en prison, alors elle aura mieux tourné que Joseph. Les attentes de Lily ne sont que très peu élevées, pour une fois dans sa vie. Elles le sont d’autant peu qu’il ne s’agit pas de son propre sang et qu’elle se montre bien moins dure avec, raison pour laquelle elle fait de son mieux pour être rassurante à défaut de lui donner de la pitié dont il n’aurait de toute façon pas besoin. “T’as des tatouages qui parlent de ta vie ? Je vois plein de gens qui tentent d’oublier des trauma - … des trucs en en faisant des tatouages.” C’est un paradoxe que Lily peut aisément comprendre, elle qui se veut reine dans le domaine. Exhiber ses traumatismes à tout le monde sans qu’ils ne puissent le savoir ; se libérer du poids des mots en utilisant l’encre d’un autre. Si elle n’y avait jamais pensé jusqu’à aujourd’hui, maintenant elle pourrait y penser un peu plus sérieusement. Pourquoi pas. “T’es courageux d’en avoir fait autant.” Autant de tatouages, autant pour aider sa soeur. Qu’il comprenne ce qu’il veut, elle sous entend tout à la fois. Il est courageux d’avoir pu parler quand elle n’y arrive toujours pas, trente ans plus tard.

Savoir que la soeur de Sid a pu s’en sortir rend Lily plus confiante à propos de son avenir et celui de son frère. Si d’autres réussissent à s’en sortir alors ils le peuvent aussi. Ce sera long et difficile mais elle sait désormais que ce n’est pas impossible. L’espoir est la seule chose à laquelle elle ne cesse de se raccrocher lorsque la tableau de sa vie s’assombrit puisque ça au moins personne ne pourra jamais le lui retirer et ce quelles que soient les circonstances. Un rire franc s’échappe lorsqu’il se plaint que sa soeur tente de le psychanalyser et elle ne se reconnait que trop bien dans ses paroles là, lorsqu’à son tour elle traite Joseph comme elle le ferait avec un enfant à la pharmacie - et bientôt un enfant à l’hôpital. “Je travaille aussi avec les enfants. Enfin pas comme ta soeur, par contre. Je suis infirmière.” Blanc bonnet bonnet blanc. Les deux sœurs semblent se retrouver dans ce besoin d’aider les enfants en difficulté, sans doutes auraient-elles aimer trouver une oreille attentive ou une main pour apaiser les maux, à l’époque. A défaut de pouvoir rejouer leur histoire, elles peuvent au moins améliorer celles d’autres.

« Je ne sais pas si c’est du courage ou de l’inconscience en vrai. » Bien que ce soit sûrement l’un des rares sujets sur lequel elle se passera bien d’argumenter pour marquer son point, elle reste cependant assurée d’une chose : à ses yeux, ce sera toujours du courage. Tant qu’il ne s’agit pas d’un pinocchio sur les parties intimes, en tout cas ; entendons nous bien. Le corps du jeune homme témoigne d’époques, d’états d’esprits et de techniques différentes et elle a de nouveau le regard brillant d’un enfant au fur et à mesure qu’elle semble tout découvrir. Loin de le connaître assez pour comprendre la signification d’aucun, elle se contente simplement d’en observer l’agencement et la couverture qu’ils offrent pour cache son grain de peau. « Certains représentent des personnes ou des moments importants. J’ai le prénom de ma sœur juste là, » Ses yeux bleus suivent le chemin tracé par le bout du son doigt et elle ne peut s’empêcher de sourire un peu plus, déduisant que la soeur qu’il a protégé toute sa vie porte donc le prénom de Caroline. « La plupart n’ont pas de signification particulière. Ce sont juste des images que je trouvais cool. Mais ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de symbolique pour autant. » Bien que ce soit typiquement une chose bien trop immorale selon son éducation et donc ce à quoi jamais elle n’oserait sa tâter, n’en reste pas moins qu’elle pense comprendre la démarche du jeune homme et lui offre donc un hochement de tête rassurant. Elle juge bien des choses bien trop rapidement et s’il n’avait été qu’un inconnu en débardeur de la rue elle l’aurait sûrement assimilé à un merdeux de junkie mais aujourd’hui elle comprend et apprend bien des choses grâce à lui. En autres : les apparences, c’est de la merde.

Il a étrangement les bons mots, pour celui qui a rapidement décidé de fuir le groupe de paroles - pas aussi vite qu’elle, certes. Lily souhaite toujours avoir le premier et le dernier mot, elle souhaite toujours gagner chaque argument comme s’il en importait de sa vie et pourtant aujourd’hui, sur le perron de l’église, elle ne ressent aucun sentiment négatif alors qu’il démonte une à une chacune de ses idées préconçues. Sa peau parfaite, vierge de toute cicatrice et surtout de toute encre, sera peut être la future toile de quelqu’un. Les arguments de Sid font leur chemin dans son esprit étroit, elle comprend la mince frontière entre l’oubli et l’immortalisation de son passé. Elle ne cherche à faire ni l’un ni l’autre, ce qui doit au moins être un point rassurant au milieu de toute cette discussion qui ne l’est pas. Si jamais elle n’avait pas menti à Sid, sans doute en aurait-elle profité pour lui demander un rendez-vous dans son salon de tatouage. Encore une fois, ses mensonges ont raison d’elle. « Ça te dirait d’aller boire quelque chose ? J’crois qu’il y a un café pas très loin sur la rue et… j’ai pas particulièrement envie d’être encore ici quand ils vont sortir de leur petite rencontre. » Ses yeux se reposent dans les siens une dernière seconde et elle hoche de la tête dans un sourire un peu moins triste à chaque fois qu’il apparaît. Elle ose même un petit rire franc, aussi mal à l’aise que lui à l’idée de revoir ces têtes inconnues les juger et les dévisager. La Keegan se relève aussitôt et époussière doucement sa jupe avant d’avancer en direction de la ville, prête à suivre Sid pour qu’il les emmène dans le café énoncé plus tôt. Encore une fois, elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Il a su délier sa langue et lui faire recouvrir une once de sourire, c’est bien plus que n’en ont fait certains de ses proches en de nombreuses années. “Dis moi, Sid … il y a beaucoup de personnes qui savent ?” Nul besoin de préciser ce dont elle parle, sa voix angélique s’arrête avant d’énoncer mot pour mot ses souvenirs douloureux. “Et avec ta soeur, vous en parlez entre vous ?” Parce qu’elle, elle n’en parle jamais avec Joseph. Ils n’en ont même jamais parlé, que ce soit avant ou aujourd’hui. “Ou … est ce que c’est un secret ?” Un secret qui n’en a que le nom, pour les Keegan. Elle cherche à se rassurer elle même et avec un peu de chance lui aussi lui dira qu’il ment à chaque personne qu’il croise et qu’il a une femme qui ne connaît rien de sa vie, qui sait. Ce serait vraiment rassurant pour elle, en tout cas, bien que peu plausible.

En s’éloignant de l’église, l’air devient peu à peu plus respirable. Lily s’y sent mieux, même si elle a paradoxalement toujours évoluée autour de ce genre d’édifices. Aujourd’hui tout est différent, elle est celle qui aurait dû prendre la parole non pas pour raconter des anecdotes liées à une entité supérieure mais bien pour exposer son propre passé imparfait. Elle a cru en avoir la force jusqu’au dernier moment mais la réalité a fini par la rappeler à elle, sans délicatesse aucune. Elle n’est pas forte. Elle n’est pas de ceux qui peuvent parler. Elle n’est pas prête, toujours pas. Tout ce qu’elle sait faire c’est modifier la réalité pour l’adapter à un discours qui fait bien moins de mal, encore plus maintenant qu’elle est contée à une seule personne.

Sur le chemin jusqu’au café, elle accueille ses nouvelles confessions avec autant de bienveillance que les premières. Il est bien plus fort qu’elle ne pense jamais pouvoir l’être et ses paroles prennent toutes un caractère sacré, et ce très rapidement. Avec n’importe qui d’autre, elle aurait sans aucun doute mentalement lancé le jeu de celui qui a la vie la plus à plaindre mais cela ne lui est pas même venu à l’idée avec le tatoueur. Elle ne peut pas comparer ses dires aux siens, parce qu’on ne peut pas mettre en compétition le mensonge et la réalité. Ils en viennent à se poser sur une table en extérieure, éloignée du reste des clients du café pour garder un minimum de confidentialité. La brune ne sait que trop bien à quel point l’oreille humaine peut être aiguisée dès lors qu’il s’agit d’écouter les secrets de parfaits inconnus. « J’imagine que toi, tu ne parles jamais de ce qui t’es arrivé. » Son attention revient, elle joue du rebord de la chaise, elle a l’esprit ailleurs mais se reprend bien vite. C’est comme si elle avait été en classe et qu’on avait osé lui reprocher son attitude : impossible. Il a commandé un café et elle elle un verre de vin, lequel semble approprié à la situation selon elle. “En effet.” Le trentenaire confesse à son tour dans un souffle, ni fière ni honteuse de cette remarque. Pour une fois, elle accepte la vérité des choses telle qu’elle se présente à elle. « J’t’écoute si t’as envie d’essayer. On parle d’autre chose si tu préfères. » Rassurée qu’il lui offre une porte de sortie en reprenant ses propres mots, elle sourit de nouveau en gardant ses yeux posés dans les siens. « Pour avoir tenté l’expérience, j’te dirais que ça fait moins mal qu’il y paraît. Et puis on s’en fout si tu es un peu rouillée, on se reverra sûrement jamais, » Cette fois-ci la Keegan s’autorise même à rigoler aussi doucement que franchement. Tout ce qui lui reste à faire, désormais, c’est préparer le chemin pour le plus beau et le plus parfait des mensonges qu’elle travaille depuis près de trente ans. “Les gens se promettent généralement de se revoir un jour ou un autre. Avec toi, sans offense, j’aimerais que ça ne soit jamais le cas.” Ses mots sont durs mais son ton l’est beaucoup moins. Elle ne pense pas à mal, simplement à leur bien être à tous les deux, bien loin de leur passé compliqué dont ils aimeraient tous deux ne sûrement jamais avoir à reparler.

“On était vraiment la parfaite petite famille, tu sais.” Non il ne sait pas, justement, alors elle prend le temps de le lui préciser sans pour autant entrer dans les détails. Il a déjà un aperçu de la chose avec Lily, bien coiffée et bien habillée, dos droite et tête haute en toutes circonstances - ou presque. “Mais une fois à la maison, l’ambiance était bien plus pesante. Personne ne le savait, dans le quartier, et de toute façon il n’avait aucune raison de faire ça mais … il me battait, souvent.” Boire quelques gorgées de plus dans son verre, c’est tout ce dont elle a besoin. En commander un autre pour prévenir la fin anticipée du premier, c’est aussi ce dont elle a grandement besoin. “Non pas qu’il puisse exister de raison pour battre qui que ce soit, surtout pas son propre enfant, hein.” Se rendant compte de la portée de ses mots, elle se reprend bien rapidement, dans un souffle, relevant ses yeux perçants en sa direction. Son histoire n’est pas encore totalement parfaite et l’émotion l’emporte bien trop sur elle, à son sens. “Notre enfance est supposée nous construire, pas nous détruire.” La phrase est belle mais la réalité de laquelle elle découle l’est beaucoup moins. “Ca vient de là, la peur du cuir qui fend l’air. C’était toujours la même technique, toujours au même endroit. Il était minutieux, pour un connard.” Elle a un rire amer, la gamine devenue adulte qui insulte son paternel pour la première fois de sa vie. Non pas qu’elle n’ait jamais pensé à ce genre de termes pour le qualifier auparavant, elle n’avait cependant jamais eu la force de les prononcer. “J’ai quitté la maison à la majorité. J’ai fait des études de médecine, pour soigner les gens, tu sais, l’ironie.” Ses explications s’arrêtent là parce que ce ne serait pas le bon moment de préciser qu’elle parle encore à ses parents chaque semaine comme si de rien n’était et comme s’ils étaient réellement la parfaite petite famille venue de la campagne. “Bref. Tu fais désormais parti de la poignée de gens qui savent cette histoire, bienvenue dans le club.” Lily clôture par un sourire triste. Elle aurait aimé lui raconter la véritable histoire.

A défaut de pouvoir formuler des remerciements, ce sont ses yeux bleus émus qu’elle plonge dans ceux de Sid et qui sont supposés concrétiser la chose. Elle le remercie de la laisser terminer, elle le remercie de simplement être présent et surtout, ironiquement, elle le remercie de croire ce tas de mensonges. La brune croit pourtant profondément à chacun de ses mots et puisqu’elle y a mis une pointe de vérité alors elle n’arrive pas à se sentir pleinement coupable. « J’vois que t’es mariée ? Il fait partie du club aussi ? » La gorge de la jeune femme se noue rapidement à nouveau alors qu’elle fait tourner l’anneau du bout de son pouce, comme si elle avait besoin de le toucher pour s’assurer qu’il existe et son mariage avec. “Il ne se doute sûrement même pas de l’existence de ce club.” Elle étoffe et elle enrobe, tout ça pour dire que même son mari n’est pas au courant de ce qui caractérise son enfance et des événements qui ont forgé l’adulte qu’elle est aujourd’hui. C’est presque honteuse qu’elle fait cette confession après avoir ramené ses yeux bleus sur sa main pour ne pas avoir à confronter le regard de Sid. Il aurait sûrement les bons mots, là n’est pas le problème, mais elle a bien trop peur de pouvoir lire du jugement au fond de ses iris. « Parfois c’est à ceux qu’on aime vraiment qu’c’est le plus difficile d’en parler. Ma copine… » Lily acquiesce doucement de la tête parce qu’elle ne se reconnaît finalement que trop bien dans ces mots là mais à son tour elle respecte le temps dont Sid a besoin pour s’ouvrir.

Le sourire qui étire les lèvres de la McGrath est désormais attendrie de l’entendre parler de sa petite amie. Elle semble beaucoup compter pour lui, à tel point qu’elle pense déceler un changement de ton et un peu de relâchement. Sans doute qu’elle exagère et que ce ne sont finalement que ce qu’elle aurait elle même voulu être capable de faire. « C’est elle qui m’a recommandé ce groupe. J’pense qu’elle sent que j’peux pas tout lui dire de c’qui me pèse. Parce que même si je l’aime à mort et qu’elle est tout pour moi, c’est aussi une ancienne junkie. Et qu’ça la blesserait de m’entendre ressasser tous les trucs qui me rongent et j’veux pas la blesser comme ça. » Aujourd’hui Lily n’a pas le temps de juger cette inconnue pour son addiction aux drogues. Ancienne ou pas, qu’importe, ce n’est pas son problème ; le sujet est de toute façon ailleurs et même si elle ravale un haussement de sourcils jugeur, elle ne dit finalement rien. Il est question de Sid et de personne d’autre et à lui elle n’a rien à reprocher. Le parallèle entre lui et sa petite amie est difficile à entendre, eux qui viennent de deux mondes qui n’auraient jamais dû se croiser. “Elle a l’air de beaucoup compter pour toi. Elle a de la chance.” Elle enchaîne en toute amitié (ou tout ce qui peut s’en rapprocher), un sourire rassurant au coin des lèvres pour ne pas qu’il se laisse ronger par ses démons. S’il continue de l’aimer autant malgré les épreuves, Lily reste persuadée qu’ils resteront liés et soudés. Elle ose l’affirmer sans même les connaître mais cela lui semble pourtant évident. Exposer ses secrets, ou au moins ses failles comme l’a fait Sid, est une étape cruciale dans un couple qui peut tant le rendre indestructible que, justement, le détruire. « Et puis j’ai pas forcément envie qu’elle voie toute ma noirceur non plus… » A cela elle ne peut que se reconnaître. Elle a passé une vie entière à se former une image parfaite, sans faille et seulement colorée de rose et de paillettes. Cela semble inimaginable qu’elle dévoile aujourd’hui que son monde n’a rien de parfait et qu’elle même encore moins. Sid a au moins eu le courage de laisser sa petite amie entrevoir ses problèmes ; pas elle. Même si ce n’est pas un concours, elle ne peut s’empêcher de se dire qu’il est le grand gagnant. « Bref, c’est pas toujours facile d’en parler à ceux qu’on aime. Et j’sais pas si on devrait vraiment tout leur révéler non plus. » Il boit son café, elle perd son regard sur les autres tables. Une part d’elle voudrait ne rien avoir à dire à Matt pour préserver leur mariage tel quel mais l’autre part est rongée par les remords de le tenir ainsi éloigné. “Si les rôles avaient été inversés, j’aurais voulu savoir.” Un jour il saura, un jour il saura tout et elle espère que lorsque ce jour arrivera, sa petite amie aura elle aussi eu le droit à l’histoire en version non censurée. “J’ai confiance en lui, c’est même pas ça le problème. Je n’arrive simplement pas à arrêter de m’imaginer tout ce qu’il pourrait en penser et ce qui arriverait s’il prenait peur.” Alors qu’au final, elle est et restera la seule à jamais terrifiée de cette histoire. Ce serait pourtant bien mal la connaître que de croire qu’elle pourrait avouer un tel sentiment à qui que ce soit autre que son ombre. “J’ai pas envie de le perdre en lui parlant de tout ça. Et j'ai pas non plus envie de le perdre si jamais un jour il apprend cette histoire par quelqu'un d'autre.” Dans un cas comme dans l'autre, le constat reste le même : elle a peur. Si elle parle de Matt c'est parce qu'elle sait que dans ses mots il arrivera à se retrouver à propos de sa relation avec sa petite amie. Ils sont fait du même bois même si leur enfance a été mutilée de différentes manières, n'en reste pas moins qu'ils sont aujourd'hui des adultes inadaptés à la société dans laquelle ils évoluent. "Tu la connais depuis longtemps ? Et ... et elle a su quand ? Enfin, pour ce qu'elle sait." Ce besoin de toujours se comparer aux autres ne changera pas et même si elle est mariée, elle reste pourtant persuadée que sa relation avec le McGrath est plus jeune que celle qu'il a avec sa petite amie anonyme. Peut être qu'elle a encore un peu de temps devant elle avant de lui faire part de bribes de son histoire, cette fois-ci sans mensonges.

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