On m’a conseillé les groupes de parole pour parler du départ de Pete, ou même de mon adoption. Il y a des groupes pour à peu près tout maintenant. J’ai eu peur d’y aller au début, me persuadant que mes problèmes ne sont pas assez grave, qu’il y a bien pire pour d’autres personnes, et qu’au final moi je vais bien. Je dois aller bien. J’ai été adopté mais j’ai rencontré mes parents biologiques, et je m’entends bien avec mon père. J’ai encore contact avec ma famille adoptive, j’ai deux familles qui m’aiment, je devrais m’en réjouir pas vrai ? Ensuite, Pete est parti sans rien dire à personne. Il a quitté la ville, quitté de nouveau tout son monde pour son propre plaisir et cette fois c’était trop. J’ai pleuré pendant plusieurs heures, seule dans l’appartement de Léo. Je me suis perdue pendant des heures sur cette plage que seul Dorian et moi connaissons avant qu’on ne se retrouve sans l’avoir calculé. Avant que tout n’aille trop vite, et soit trop intense. Je ne sais plus où j’en suis, je ne sais plus ce que je dois faire et qu’est ce que je dois ressentir.

J’ai fait ce pas aujourd’hui, je suis dans une salle et entourée de monde. Je suis silencieuse et discrète, je ne compte pas parler de la séance, je ne suis pas prête pour ça. Ce que j’aurais dû faire par contre, c’est regarder quel était le sujet de ce groupe de parole, ne pas venir à l’improviste comme si au hasard j’allais tomber sur les bonnes personnes. Ca commence et je me rends compte que je ne suis pas du tout à ma place, je pince les lèvres, espérant que personne ne me pose de questions. Je ne compte pas bouger, je me fais toute petite, essaie de disparaitre en m’enfonçant de plus en plus sur ma chaise. Les histoires sont affreuses, je verse une larme plus d’une fois et je me rends compte que je n’ai vraiment pas le droit de me plaindre. Ma vie est bien comparée à certaines autres personnes. Je n’aurais jamais dû venir ici. La séance se termine et un soupire de soulagement s’échappe de mes lèvres, je me lève et suis le groupe, je ne veux pas me faire remarquer. Je vois qu’une table remplie de viennoiserie nous attend, et je ne me sens même pas légitime de prendre un croissant. Je recule d’un ou deux pas et je bouscule quelqu’un, bien évidemment. “Oh pardon… pardon… je suis vraiment désolée…”


@Kieran Halstead

@MOLLY IVYWREATH & KIERAN ⊹⊹⊹ i feel like I'm drowning, i'm drowning, you're holding me down and holding me down. you're killing me slow, so slow.

Il y a tellement de choses à travailler avec Kieran que, d’une semaine à l’autre, j’en oublie quel était mon objectif de départ. La semaine dernière, nous en étions à une énième tentative de passer au-dessus de sa rupture douloureuse, cette semaine il est question de l’aider à réaliser qu’il ne peut pas toujours se moduler pour mieux convenir aux attentes des autres. Et croyez-moi, c’est un aspect qui nécessitera des mois, si ce n’est des années, de travail.

Car à chaque fois que je me réjouis d’une affirmation de sa part, d’une tentative d’opposition, de n’importe quoi qui me laisse supposer qu’il apprend la leçon (à son rythme, certes, mais qu’il l’enregistre), Kieran réduit mes espoirs à néant alors qu’il retombe dans ses vieux travers. Comme aujourd’hui, alors qu’il a pris place sur une chaise à l’arrière de la salle, pour assister à une de ces réunions auxquelles il persiste à croire que sa présence est une plaisanterie et un coup de poignard dans le dos de toutes ses personnes qui souffrent réellement. Ce n’est que la seconde fois qu’il se rend ici, mais le fiasco de la première a accentué cette idée qu’il n’est pas à sa place ici, quoi qu’on puisse lui dire. Lucia avait tenté de le rassurer sur la question, puis ce fut à son thérapeute de saluer ses efforts. Et parce qu’il a eu l’impression d’accéder à sa validation sociale offerte par quelqu’un de haut rang, Kieran a décidé de poursuivre les efforts pour satisfaire le professionnel qui s’occupe de lui – quitte à y laisser des plumes au passage, mais ça se saurait s’il prenait en compte son propre ressenti lorsqu’il fait quelque chose qui va à l’encontre de ses valeurs. C’est très exactement dans ce cas de figure qu’il se trouve aujourd’hui, qui le renvoie à une époque bien moins glorieuse de sa vie, à sa relation brisée, alors qu’il acceptait tout sous prétexte qu’il faut faire des concessions dans un couple. Le souci (qu’il n’accepte pas encore) est que le dessinateur en a fait au point d’effacer la limite du raisonnable ; et qu’il s’est inévitablement perdu au cours du processus. Finalement, ce ne sont pas seulement des désaccords qui sont la source de son renoncement, c’est son identité toute entière qu’il a mis en jeu et Kieran ne parvient pas à la retrouver.

Et je sais, qu’il ne voit pas d’intérêt à ces groupes de parole. Je perçois aussi la manière dont il s’agace de l’influence de son thérapeute – je m’en agace aussi et je doute de la pertinence de ce « devoir » donné par le professionnel, pour autant je suis forcé d’admettre que cela permet à Kieran d’être confronté à ce qu’il ne veut pas voir. Il n’ouvre pas encore les yeux, mais le reste de ses sens sont en éveil et je crois que bientôt il ne pourra plus garder les paupières closes, il ne pourra plus prétendre au déni lorsque la réalité l’aura tant entouré qu’il ne pourra plus la fuir. Pour l’heure, notre protagoniste ne vise que le bien d’autrui en venant ici et non le sien – c’est bien pour faire plaisir aux autres qu’il persiste à poser ses fesses sur cette chaise et à écouter une heure de récits qui n’ont rien à voir avec celui qu’il pourrait partager, ce qui ne fait que confirmer son statut illégitime parmi les personnes présentes. Les regards sur sa seule silhouette masculine entourée de femmes sont encore persistants et, pire, l’une des femmes déjà présente lors de sa première séance a tenté de le confronter à son arrivée sur la raison de sa présence. Il n’a pas répondu, s’est contenté de bafouiller des excuses pour aller trouver une place, mais n’a pas manqué d’enregistrer chacun de ses mots dans sa boîte crânienne pour les faire résonner à chaque fois qu’il oserait penser qu’il est à sa place ici. Et je m’agace, car je suis doté d’une capacité de jugement bien plus neutre que celle de Kieran ; et cette femme ne pensait pas à mal, bien au contraire. Mais il a grandi dans de tels schémas de genre qu’il est incapable de penser comme moi – et qu’il ne peut s’ôter de l’esprit cette simple phrase qui, pourtant, dicte tout son quotidien : Tu es un homme, Kieran. Et pour cette raison, toute souffrance qui serait la sienne est automatiquement invalidée.

Le soulagement qu’il ressent lorsque l’heure se termine est également le mien, alors que je le sens de plus en plus tendu, de plus en plus fragile ; comme si le compte à rebours est désormais activé avant l’explosion et que nous vivons dans l’angoisse de celle-ci. Je vis dans l’angoisse de son explosion, tandis que chaque parcelle de son corps est tendue, malmenée par sa présence ici, par les récits entendus. Il n’a toujours pas parlé, Kieran, même lorsqu’il y a été invité, il s’est contenté de rentrer sa tête dans ses épaules et de jouer au roi du silence jusqu’à ce que quelqu’un s’en lasse et reprenne la parole à sa place. Tant mieux, car s’il aurait eu le courage de commencer, il ne se serait jamais arrêté. Les silhouettes autour de lui commencent à s’animer, tandis qu’il en fait de même pour se fondre au groupe, interrompu dans son élan par une silhouette qui le heurte. « C’est pas grave. » Il corrige en baissant légèrement la tête pour poser son regard sur la jeune femme. Une panique évidente qu’il ne peut que reconnaître ; il était dans le même état quelques semaines plus tôt, à sa première venue ici. Et je sais, pour en être le témoin, qu’il l’est toujours intérieurement, il a seulement appris à prendre sur lui pour ne pas que d’autres lisent sur son visage. « Dans à peu près une minute trente, tout le monde aura atteint la table et sera occupé à choisir la meilleure viennoiserie. » Il poursuit, un peu hésitant, un regard vers l’attroupement non loin d’eux avant que ses yeux clairs ne se reposent sur la jeune femme. « Ce qui laisse à peu près vingt secondes entre le moment où ils s’en saisissent et celui où ils cherchent une personne avec qui démarrer la conversation pour fuir cette pièce. » À vrai dire, il ne sait pas vraiment, c’est seulement un scénario qu’il a eu le temps d’élaborer durant l’heure qu’il vient de subir et qui se base sur quelques éléments qu’il a perçu la dernière fois. « Et c’est mieux de fuir à deux, ça permet d’avoir un alibi. » Et si elle souhaite des exemples, il a déjà eu l’occasion d’y réfléchir. « Tu m’as l’air à deux doigts de la chute de pression et je veux t'aider à rester debout, j’ai vu une mouche sur le mur et j’en ai la phobie et tu vas m'aider à me calmer, ou nous sommes tout simplement irrémédiablement attirés vers la sortie tels des aimants qu’on approche d’un frigo. » Comparaison foireuse, mais elle a saisi l’idée. Et alors qu’il adresse un dernier regard à la table où se réunissent les participants, c’est finalement par une légère moue qu’il l’interroge sur ce qu’elle souhaite faire.

Je m’excuse des dizaines de fois alors que je viens de percuter un jeune homme en voulant reculer pour m’échapper de cette réunion. Je n’avais rien à y faire, je me suis vraiment trompée d’endroit, ou d’heure, je ne sais pas vraiment. Je suis retournée par toutes les histoires que je viens d’entendre et c’est à peine si j’ose lui parler quand je me retourne vers lui. J’espère qu’il ne va pas me poser trop de questions, et qu’il ne va pas me hurler dessus. Je ne suis pas sûre que je survivrai à cette journée si je verse encore une seule larme.

Je fronce les sourcils, ne comprend pas tout de suite ce qu’il essaie de me dire. Mais je tourne la tête vers le groupe qui semble être prêt à se rapprocher de la table remplie de mignardises. “T’en prends pas toi des pâtisseries ?” Je l’ai vu pendant la réunion, et lui aussi a été très silencieux sur sa chaise. Je ne connais pas son prénom et je ne le demande pas, je suis bien trop gênée par toute cette situation pour chercher à apprendre à connaître qui que ce soit. J’ouvre de grands yeux apeurés, je ne veux pas commencer de discussion sur ce sujet que je ne connais que trop peu. Ils vont voir que je ne suis qu’une imposteure et que je n’ai rien à faire dans cette pièce. Je panique, je l’écoute et le fixe quand il parle de s’enfuir. C’est exactement ce dont j’aurais besoin, mais je me demande pourquoi lui n’a pas envie d’avoir de discussion s’il avait vraiment besoin de ce groupe d’aide.

Je ne peux retenir un léger rire quand il me donne toutes ses options. J’ai vraiment envie de sortir de là. “On pourra toujours acheter des viennoiseries dans les rues d’à côté.” Je hausse les épaules et reste proche de lui. “Je pense que le plus crédible c’est la phobie des mouches. J’ai vraiment une carrure de sauveuse des hommes en détresse.” J’essaie de détendre l’atmosphère, de me détendre tout court en réalité. Et si on ne nous laissait pas sortir ? Si on nous demandait vraiment pourquoi on avait décidé de partir ? Je ne reste pas détendue très longtemps puisque toutes ces questions qui tournent dans ma tête m’angoissent. Et je ne peux m’empêcher de me pencher vers lui pour parler moins fort et être sûre qu’il n’y a que lui qui m’entende. “Je suis une très mauvaise menteuse, j’arriverai jamais à raconter tout ça si quelqu’un pose une question.” Et j’espère qu’il ne va pas m'abandonner à mon sort en apprenant cette nouvelle.

Le silence qui est le sien dénote avec le bruit dans sa boîte crânienne ; et d’autres voix se joignent à la mienne pour le perdre toujours plus dans cette situation qu’est la sienne. Il y a la mienne qui prédomine, évidemment, même s’il m’est difficile de maintenir mon règne sur ces autres qui se frayent un chemin dans l’esprit de notre protagoniste à mon détriment. Il y a son thérapeute ; plus calme, plus discrète, effacée par le fait que sa nature professionnelle la rend forcément biaisée. Il y a celle de Lucia, qui prend de plus en plus d’ampleur pour prononcer ce mot qu’il a longtemps rechigné à considérer : « coupable » et qui devient de plus en plus fort à mesure que les semaines passent. En fond, il y a toujours la même ; et c’est Autumn qui clôture le flot de ses pensées en poursuivant ses reproches, en accentuant ceux-ci, des mois après leur rupture. Elle n’a jamais été aussi présente que depuis qu’il l’a rendue absente de sa vie et si elle a toujours détenu énormément de pouvoir sur notre protagoniste, le contrôle qui est devenu le sien au cours des derniers mois est inarrêtable, incontrôlable ; et à mesure que Kieran balaye tous les efforts que nous avons faits ensemble au cours des dernières semaines, je me rends compte d’à quel point il m’apparaît difficile de jouer mon rôle.

Mais je suis loin d’accepter la défaite avec autant de facilité ; et si Kieran persiste à se considérer coupable, avis qui s’est accentué depuis sa discussion avec Lucia entre ces mêmes murs, le simple fait qu’il se rende encore ici me convainc qu’il n’est peut-être pas aussi sûr de lui qu’il le prétend. Il se flagelle quotidiennement lorsqu’il est question de Méduse, si habitué à accepter les torts qui sont les siens qu’il ne questionne même plus ceux-ci. Et je ne cesse de le faire de mon côté ; attendant avec impatience le jour où le jeu en vaudra la chandelle et les résultats donneront raison à ma persévérance. Si ce jour n’est certes pas prêt d’arriver – je suis réaliste – je prends note de la façon dont les récits entendus aujourd’hui résonnent en Kieran. Bien sûr, ils lui font toujours autant de mal, ils sont toujours aussi douloureux à entendre ; mais cette fois le seul fait de se considérer comme jouant le rôle du bourreau des récits des autres s’amenuise tandis qu’il épouse de plus en plus le statut de ces femmes à ses côtés. Il se cache toujours derrière son sexe pour prétendre ne pas être concerné et statuer sur le rôle par défaut qu’il doit revêtir ; mais de plus en plus la frontière entre lui et elles devient floue. Et même si les mots de Lucia n’ont fait que repousser l’échéance du moment où il ouvrira les yeux, je garde l’espoir que cette séance ne soit pas isolée et lui permettre d’en arriver à cette libération que ressentent certaines femmes – même si celle-ci s’accompagne de nombreuses larmes. Il y en a une qui a pleuré l’équivalent de son poids en eau ; pour autant sa bouche, comme la sienne, ne s’est jamais ouverte.

Et il ne pensait pas que ce détail lui serait utile jusqu’à ce qu’il se confronte – par la force des choses – à elle lorsqu’il entreprend de fuir ces lieux comme il le fait d’ordinaire. L’aisance avec laquelle il l’aborde me surprend, je ne suis pas sans ignorer que chaque rendez-vous ici est source d’une angoisse infinie pour le dessinateur, mais le fait de se retrouver en cette fille sans même qu’elle ait à ouvrir la bouche l’aide à calmer sa nervosité. Parce qu’il aimerait pleurer, lui-aussi. Il aimerait que tout puisse sortir sans avoir honte, sans se sentir coupable de saler ses joues alors qu’il ne devrait pas être supposé le faire de par ses chromosomes. Et peut-être que cette aisance tient plutôt d’une jalousie et d’un besoin de trouver une nouvelle cible à détester. Mais il balaie cette perspective d’un soupir, Kieran, alors qu’il me confirme une nouvelle fois qu’il n’agit que par pure bienveillance auprès d’autrui et que jamais il ne sera aussi manipulateur envers quiconque. « Elles sont pas à mon goût. » Pour ne pas dire carrément dégueulasses, mais Kieran n’émet jamais le moindre jugement qui puisse vexer autrui ; toujours dans la demi-mesure, toujours dans l’assurance d’être le plus neutre possible.

Et toujours dans cette volonté de fuir, surtout, alors qu’il n’oublie pas son ambition autant qu’il considère la détresse de la jeune femme ; autant faire d’une pierre deux coups. Il ne sait pas pourquoi il s’arrête sur elle, en réalité, rien ne l’obligeait à s’éterniser pour elle alors qu’il était si bien parti pour fuir en toute discrétion. Peut-être qu’il s’agit des mêmes raisons pour lesquelles Lucia s’est arrêtée sur lui quelques semaines plus tôt ; mais c’est une évidence que Kieran refuse de considérer quand bien même je pointe de doigt que je n’ai pas cette explication rationnelle. « À nous deux, on est plein de bonnes idées. » Il souligne lorsqu’elle évoque des viennoiseries – meilleures que celles proposées ici. Son sourire se mêle au sien alors qu’il hoche la tête. « Vendu pour les mouches. » Qu’il s’amuse, bien qu’il ne relève pas le fait qu’elle soit sauveuse d’homme en détresse – parce qu’encore une fois ça ne fait que concrétiser que son statut ne sera jamais pris au sérieux de par le fait d’être utilisé comme une blague dans la plupart des conversations. Alors j’attire l’attention de Kieran sur la table dont il parlait quelques minutes plus tôt pour qu’il évite de ressasser ce constat, lançant le compteur à rebours virtuel dans sa tête. « Personne ne le fera. » Personne ne lui posera de question s’il est là, parce qu’elles cherchent encore à comprendre sa présence ici. Et il est persuadé de ça, autant qu’il est persuadé que Lucia ne s’est pas gênée pour leur assurer qu’un bourreau se cache parmi les victimes ; et il sera aisé de l’identifier. « Et au pire, j’en suis un très bon. » Qu’il souligne avant de reprendre très rapidement, murmurant sur le même ton qu’elle : « maintenant ! » Il donne le départ, tourne les talons, presse le pas et s’enfuit du côté de la porte qu’il maintient ouverte pour elle avant de claquer celle-ci.

Ses pas ne ralentissent pas alors qu’il a besoin de fuir ce couloir et cet endroit ; il ne s’inquiète pas de la savoir sur ses pas compte tenu du même empressement dont elle faisait preuve. Une fois libéré et pleinement sorti de la bâtisse, Kieran observe un peu autour de lui avant de reporter son attention sur cette jeune femme. Il n’a rien à lui dire, concrètement. Elle est parvenue à s’échapper, son rôle s’arrête-là. Mais la détresse qu’il lit dans ses yeux est la même qu’il n’arrive pas à exprimer ; ainsi il ne peut pas tourner à nouveau les talons avec la même facilité. « Toujours partante pour les pâtisseries ? » Il questionne, avant de rapidement reprendre en réalisant qu’il peut paraître intrusif, collant, ou tout autre terme péjoratif à sa charge. « Désolé, je veux pas- je veux pas t’embêter, mais... Enfin, ça a l’air de t’avoir remué tout ça, alors je... j’aimerais juste m’assurer que tu restes pas avec tout ça. » Il se justifie, réduisant au silence ma voix qui souligne qu’il a tout autant été remué et que ce simple constat lui donne l’autorisation de ne pas se préoccuper des émotions des autres pour se concentrer sur les siennes. Mais ça, Kieran n’a jamais su faire.

Je suis déboussolée, complètement perdue après ce moment. Je n’avais rien à faire dans ce groupe, et pourtant, je n’ai pas osé disparaître. J’ai tout écouté et je suis dévastée. Je déteste voir les gens souffrir, j’ai pleuré toutes les larmes que j’avais dans mon corps et je ne sais plus où me mettre. Je me demande comment j’ai pu croire que j’avais des problèmes quand tant de personnes souffrent à ce point là. Je me promets mentalement de ne plus jamais me plaindre, de sourire et de rester positive jusqu’à la fin de mon existence, parce que ma vie est bien moins horrible que la plupart des gens qui se trouvent ici.

J’essaie de me faire toute petite, je ne veux pas qu’on me voit ni qu’on me pose des questions. Je ne me sens pas à ma place, et j’ai envie de m’enfuir. Mais, bien évidemment, il faut que je bouscule un jeune homme que je ne connais pas. J’espère qu’il ne fait pas partie de ceux qui posent des questions, et je suis terrifiée. Peut-être que c’est le moment de partir en courant pour ne plus jamais pousser ces portes. Je respire calmement et j’essaie de ne pas paraître trop bizarre face à l’inconnue. « Elles sont pas à mon goût. » Je décide donc de ne pas m’approcher des pâtisserie qui n’ont pas l’air vraiment bonne. “Je vais rester là alors.” Dans tous les cas, je ne comptais pas me rapprocher du groupe qui semble vouloir discuter de cette séance.

Le jeune homme n’a pas non plus l’air de vouloir rester ici, alors je l’incite à me suivre à l'extérieur. Si on s’enfuit à deux ça passera mieux non ? « À nous deux, on est plein de bonnes idées. » Je ris un peu, il arrive à me détendre quelques secondes mais je déglutis quand je vois que l’attention de certains se porte un peu sur nous. “La meilleure idée ça serait de partir tout de suite.” Sinon on sera piégé, et jamais je n’oserai m’en aller tant qu’on ne m’en donnera pas l’autorisation. « Vendu pour les mouches. » Je ne peux m’empêcher de retenir un rire. “ils seront tellement étonnés par l’excuse qu’ils nous laisseront partir sans même poser de questions.” Ca paraît tellement improbable et pourtant j’ai bien envie de me prêter au jeu, il a l’air de savoir ce qu’il est en train de faire.  « Personne ne le fera. » Je hoche la tête, je le crois sur parole. « Et au pire, j’en suis un très bon. » C’est un bon menteur, voilà quelque chose qui peut nous sauver la vie. Je hoche la tête, prête à faire absolument tout ce qu’il dira. « maintenant ! » Je fronce les sourcils et le suis alors qu’il s’enfuit, en priant pour que personne décide de nous suivre.

On est dehors, il fait frais et je respire un peu mieux. « Toujours partante pour les pâtisseries ? » “Bien entendu, et c’est moi qui paye pour te remercier de m’avoir sauvé.” Il n’a pas vraiment le choix, et je marche jusqu’à ce qu’on trouve une bonne pâtisserie dans les recoins des ruelles de Brisbane. « Désolé, je veux pas- je veux pas t’embêter, mais... Enfin, ça a l’air de t’avoir remué tout ça, alors je... j’aimerais juste m’assurer que tu restes pas avec tout ça. » Il a l’air perdu, et je me dis qu’il a vraiment vu à quel point toutes ces histoires m’avaient touchées. “Tu m’embêtes pas, bien au contraire.” Je n’ai pas vraiment envie d’être seule à cet instant. “C’était compliqué, je ne m’attendais pas à entendre toutes ces choses.” Et de nouveau, je suis un peu triste. “Pourquoi t’étais là toi ?” Je suis maladroite encore une fois, et j’ai envie de remonter le temps. “Oh pardon, c’est sûrement indiscret, excuse moi…”

C’est une bonne stratégie, ça, Kieran, de faire l’autruche. Dommage que je ne sois pas aussi dupe que tu ne le penses.

Évidemment que je ne le suis pas, j’ai un accès privilégié à tout ce qu’il se passe dans sa tête et si la plupart du temps j’aimerais m’en passer en vue du nombre de conneries à la minute qu’il peut débiter (ou plutôt, auxquelles il peut songer), il y a aussi toutes ces choses bien enfouies qui, lorsqu’il m’en laisse un aperçu, me démontre que Kieran n’est pas seulement ce qu’il s’évertue à montrer. C’est vrai Halstead, je ne comprends pas vraiment le principe d’avoir l’air plus stupide que tu ne l’es réellement. Ou plutôt, je comprends bien le principe, mais je n’en suis pas partisan. Tu concrétises de jour en jour l’opinion déplorable que d’autres ont de toi, qui s’ajoute à celle que tu as toi-même. Tu vaux bien plus que ce que tu ne penses ; et tu es légitime à souffrir de cette situation qui t’a mené là pour la première fois. Ça, voyez-vous, il ne le comprend pas. Et je trouve exaspérant qu’il accorde plus de crédit aux paroles d’une femme rencontrée côtoyée à peine une demi-heure (Lucia, c’est de toi dont je parle), plutôt que moi qui l’accompagne depuis si longtemps.

Alors oui, tu peux faire semblant que ça ne te touche pas, tu peux prétendre que les pâtisseries et la perspective d’inventer un mensonge complètement stupide sont plus agréables que ma compagnie ; mais un jour tu sauras à quel point j’ai raison sur ce point. Et n’allez pas croire que je suis insensible à la détresse de cette fille, bien sûr que ça me touche, mais je suis plus sensible à celle de Kieran et ce n’est pas parce qu’il ne la verbalise pas qu’elle est inexistante.

Et si je m’offusque, je ne vise pas non plus à le maltraiter ; je sais à quel point il est chamboulé par tout ce qu’il a entendu autant que par cette vérité qui s’immisce toujours un peu plus dans son esprit alors qu’il voudrait la faire taire. Oh et que je me fais un plaisir d’appuyer sur celle-ci, pour qu’elle se concrétiser ; il est temps de comprendre que tu n’auras pas beaucoup plus de pouvoir sur moi que tu n’en as dans ta vie en général, Kieran.

Pour l’heure, l’essentiel réside dans le fait de disparaître d’entre ces murs et s’il met en avant le malaise de la jeune femme, je sais aussi à quel point le sien est développé ; par conséquent, il ne s’agit que d’une énième excuse pour ne pas avoir à s’intéresser à son propre ressenti en se consacrant à ceux des autres. Soit, au final le résultat est le même : ils vont quitter cette pièce et c’est ce à quoi je me raccroche, c’est peut-être le plus important, d’ailleurs. Les raisons ne sont finalement pas bien importantes tant que le résultat est là.

Et il l’est, lorsqu’il donne le top départ et qu’ils parviennent à s’échapper, à temps, alors que quelques regards ont commencé à glisser sur eux et que si j’avais laissé Kieran leur accorder l’attention qu’il aurait voulu leur donner, il serait resté tétanisé sur place. L’air frais prend la forme d’une délivrance dont il emplit ses poumons sans tarder et un sourire se glisse sur ses lèvres quand elle l’invite. « C’est normal, j’allais pas te laisser comme ça. » Il souligne, lèvres pincées ; il s’abstient d’en dire plus et pourtant il aurait tant de choses à dire pour savoir exactement ce qu’elle a pu ressentir. Tandis que leurs pas commencent à les amener dans la rue commerçante, il se justifie – il ne voudrait pas avoir l’air collant, il ne voudrait pas être oppressant et concrétiser cette peur qui le ronge ; que tout ce qu’on peut dire sur lui soit véridique. Il met ça sur le compte de la bienveillance, c’en est, mais il peine encore à le croire. Il laisse échapper un léger soupir de soulagement quand elle lui confirme qu’il ne l’embête pas, son regard qui n’ose néanmoins pas affronter celui de la jeune femme quand le sujet se veut à nouveau sérieux. « Je crois que personne n’est prêt à entendre ça. » Oh, voyez-vous ça. Tu sais très bien de quoi tu parles, Kieran, n’est-ce pas ? Il voudrait m’insulter – il le fait, d’ailleurs, j’apprécie, ça se paiera – mais il est coupé dans la longue liste des synonymes de connard qu’il m’adresse par la question de la jeune femme. « Non, non, t’en fais pas. » Il la rassure avec un léger sourire. Et est-ce que tu te rassures, gamin, pour gagner quelques précieuses minutes afin de réfléchir à ta réponse ? Oh, oui, je sais que tu n’as guère envie de me donner raison en lui révélant les raisons de ta venue, mais est-ce qu’il est judicieux de poursuivre dans tes mensonges ? Il semblerait que oui, lorsqu’il souligne : « En fait, c’est stupide. Je me suis trompé de groupe. » Le rire nerveux qui s’ensuit n’est même pas feint, alors que si j’avais des yeux, croyez-moi que ceux-ci se lèveraient au ciel. « J’ai besoin d’aide pour faire un deuil et... enfin, voilà. » Menteur, menteur. Oh, ne me méprise pas, Kieran. J’en suis plus amusé que déçu, dans le fond je me plie à tes décisions et tu n’as pas totalement tort : dans un sens, c’est le deuil de cette relation que tu dois faire. « Et j’ai pas osé partir. » Il ponctue sa phrase d’un détail inutile ; il sait très bien que ce sont les détails d’apparence insignifiants qui permettent de rendre crédible le moindre mensonge. « Kieran, au fait. » Ainsi que le changement de sujet naturel ; après tout ils ignorent encore le prénom l’un de l’autre et ce n’est pas totalement futile de le souligner maintenant. « Hm, ça a l’air sympa, là, non ? » Il finit par demander, s’arrêtant devant la vitrine d’un tea room plutôt engageant, en plus de tomber à pic sur leur chemin.

@Molly Oakheart