Les maisons de Logan City défilaient devant ses yeux tel le paysage que l'on admirait, d'un air contemplatif et distrait, derrière la vitre de sa voiture. Un champ bétonné qu'irradiaient les premières lueurs de l'automne, et qui s'étirait à perte de vue. Le menton relevé, Chad filait sur le bord du trottoir avec une aisance machinale, fixant l'horizon comme s'il percevait au-delà. De temps à autre, il saluait les passants et les contournait avec un sourire poli, jamais excessif. Des personnes âgées, pour la plupart, les rares qui bravaient l'heure précoce du week-end sans avoir à se soucier du petit-déjeuner de leurs enfants, ou de rattraper le sommeil raccourci d'un lendemain de soirée. Chad, avait encore cette impression de naviguer entre les deux. Beaucoup trop rationnel, parfois investi d'une pulsion contradictoire. Il ne pouvait que rarement se résoudre à laisser le temps s'écouler, tandis qu'il l'observait du coin de l'œil, enfoui sous ses draps. Il ne lui avait pas fallu plus de quelques années pour se rallier aux leçons itératives de son père, qui aimait radoter à ses fils que l'avenir appartenait à ceux qui se levaient tôt. Nul doute qu'il le nierait, mais Chad avait été conditionné à bien des égards par son éducation. Et ses sessions de sport matinales n'en étaient que l'exemple le plus fragrant, qu'il expliquerait sans doute par l'importance de ce mode de vie sain qu'il s'efforçait de suivre depuis des années. Concentré, le visage à peine marqué par des kilomètres d'effort, le jeune homme s'autorisa pourtant une pause lorsque sa montre connectée indiqua un message d'Evelyn. Sa nouvelle colocataire, de toute évidence aussi attachée que lui aux matins, lui donnait rendez-vous pour un petit déjeuner chez un de ses prestataires. Même si elle le savait peu réceptif à ce genre d'arguments, elle avait tenu à préciser qu'il s'agissait d'une dégustation gratuite. Appâté à l'idée de briser sa routine, Chad n'hésita qu'à peine à raccourcir son itinéraire habituel pour se diriger directement chez eux, à quelques centaines de mètres seulement.

Evie avait profondément bouleversé son quotidien, dans le meilleur sens qui soit. Elle s'était imposée chez lui avec un naturel qu'il avait de toute façon détecté, et il se surprenait parfois à croire qu'il n'avait jamais vécu ces quelques mois seul. Elle s'était emparée des lieux et de son obligeance comme une amie de longue date, perdue de vue, qui avait grandi loin et avait tracé sa propre route, et qui revenait finalement après des années, déposant ses bagages plein de nostalgie à l'entrée, puis partageant une complicité jamais vraiment disparue. Chad avait ce sentiment absurde de l'avoir connue, et de la redécouvrir peu à peu, sans avoir à s'encombrer des usages qui entravaient tacitement les relations entre deux inconnus. Et il appréciait autant sa capacité à invoquer sa spontanéité que son insatiable envie de tout contrôler. Le sportif embraya alors, son esprit se projetant déjà sous une douche froide, souvenirs dormant de ses étés dans les étangs boueux de Kilcoy. Et il lui en aurait fallu une douche froide, lorsque son regard fut captivé par la peau nue d'un voisin, occupé à l'entretien du petit bout de jardin qui encadrait le porche de sa maison. Un réflexe stupide et foncièrement malsain intima à Chad de s'arrêter, et tandis qu'il jetait des regards intéressés à l'homme convoité, il feignait tapoter sur sa montre du coin de l'œil. Il réalisa que cela faisait peut-être un moment lorsque le beau jardinier l'interpella, d'abord civilement, puis profondément surpris. Le cœur de Chad n'avait pas fini de se remettre de ce flagrant délit de reluquage qu'il avait fait un second bond dans sa poitrine, lorsque cette voix qu'il n'aurait jamais cru entendre à nouveau s'éleva pour prononcer son nom avec une stupeur réciproque. "Casey." rétorqua-t-il, résigné. Il avait débité son prénom comme un bienheureux souvenir qui resurgissait après des années d'oubli. Comme s'il avait espéré le prononcer sur ce même ton depuis leur inévitable séparation, sans jamais en avoir l'occasion. "Je..." Curieusement, il se sentait bien plus mal à l'aise à l'idée d'expliquer ses vices auprès d'un homme avec qui il avait partagé son lit que si cet homme s'était révélé être un inconnu. Casey le connaissait trop pour rendre utile la moindre tentative d'esquive. "Qu'est-ce que tu fais ici ?" avait-il demandé, encore abasourdi, essuyant d'un revers du bras les quelques gouttes qui perlaient sur son front. Malgré lui, son esprit fabulait déjà...

La vérité c’était qu’en signant l’accord de vente pour la maison à Logan City, tu n’avais pas pensé aux contraintes que cela pouvaient entraîner. Devoir entretenir son jardin pour qu’il soit à tout moment impeccable était le genre de règle qui te donnait la nausée. Oui, tu voulais ce qu’il y avait de mieux pour tes pensionnaires et tu voulais une maison plus grande mais jardiner n’avait jamais été ton fort. Oh tu t’étais déjà occupé de jardins dans le passé, tu avais touché à tout mais avec plus ou moins de succès. Tu savais toutefois que le quartier grinçait des dents depuis ton arrivée, tes voisins te le faisaient sentir alors tu décidais de ne pas les mettre plus en colère qu’ils ne l’étaient déjà et de te plier à cette stupide règle. Couper les buissons te sembla un bon début alors c’est là que tu commenças sachant très bien qu’à l’intérieur, la vaisselle serait sans doute toujours dans l’évier quand tu allais rentrer boire un verre d’eau. Mais c’était un problème que tu laissais dans le futur, pour l’instant les buissons t’attendaient. Alors que tu terminais de les couper et que tu commençais à attraper toutes les petites branches pour les mettre dans un grand tas, tu sentis un regard sur toi. Enfin, tu le sentais depuis un moment mais tu pensais que c’était un voisin curieux qui devait chercher quelque chose à critiquer et à te reprocher dans ton comportement. Tu ne lui avais pas prêté attention mais son regard ne t’avait toujours pas quitté. Tu pouvais sentir la colère monter en toi, tu commençais sérieusement à en avoir assez de tes voisins mais alors que tu t’approchais de l’homme en question, ta colère s’évapora comme par magie. Parce que devant toi, devant toi se tenait un fantôme de ton passé. Enfin, peut-être parce que tu avais déjà eu l’impression de le reconnaître dans des foules ces dernières années pour te rendre compte que tu faisais erreur. Toutefois, quand il posa ton regard dans le tient en te disant avec le même air stupéfait que toi : « Casey. » Tu compris que c’était bel et bien lui. Tu pris le temps de l’observer à ton tour. Il n’était pas difficile de comprendre qu’il venait d’aller courir et rentrait certainement chez lui. Ou chez quelqu’un. Tu ne savais pas ce qui était le pire, envisager la possibilité que Chad habite à Logan City ou qu’il y passe quelques jours de vacances. Parce qu’après tout, tu ne savais pas ce qu’était devenu Chad ces dix dernières années. Quand tu lui avais dit de sortir et de ne plus jamais revenir, il l’avait fait. Tu te souviens d’avoir lu dans le journal un article sur son mariage avec Kelly. C’est la dernière fois que tu as vu ou prononcé son nom. En aménageant à Logan City, tu pensais ne connaître personne. Tu n’avais jamais été riche et tu ne prétendais pas l’être. Alors tu ne pouvais pas connaître des gens habitant de si belles maisons. Mais tu n’avais pas pensé que Chad pouvait acheter une maison ici, plusieurs même. Et Kelly ne devait pas être loin. Enfin s’ils étaient toujours ensemble. Etaient-ils arrivés à continuer leur hypocrisie et leurs mensonges pendant dix ans ? Cela ne t’étonnerait pas, ces deux-là c’étaient bien trouvés … Tu cœur se serra mais tu chassais cette pensée de ton esprit laissant la voix de Chad te ramener à la réalité. « Je ... Qu'est-ce que tu fais ici ? » Tu laisses échapper un petit rire à ces paroles préférant de suite mettre les choses au clair. « Je ne suis pas ici pour toi si c’était la question. » Non, il était hors de question que tu aies à sacrifier de nouveau qui tu étais et tes valeurs pour Chad. Malgré cette rancœur qui était toujours là, tu ne pouvais nier que les années lui avaient été favorables. Il était toujours terriblement beau et pourrait te faire tourner la tête en quelques minutes si vous vous rencontriez pour la première fois dans un bar mais malheureusement, toi aussi tu avais grandi, toi aussi tu avais évolué. Posant les outils dans l’herbe et enlevant les gants que tu avais sur les mains, tu finis par répondre à sa question. « J’ai acheté cette maison il y a quelques temps. J’avais besoin de plus grand et à première vue le quartier m’avait semblé sympa et familial. Alors j’ai acheté la maison et je m’y suis installé. » Dis-tu simplement préférant ne pas mentionner le fait que tu étais famille d’accueil et que tu ne t’étais pas installé seul. De toute manière, si Chad habitait dans ce quartier de bourges aux idées de merde, il devait déjà en avoir assez entendu pour faire rapidement le lien. « Kelly et toi vous habitez dans ce quartier ? » Tu ne manquais pas de remarquer que Chad n’avait pas d’alliance au doigt mais cela ne voulait rien dire. Tous les deux étaient tellement bizarres des fois que s’il faut c’était un de leurs jeux de couple. Toi qui pensais être tranquille à Logan City, tu aurais mieux fait d’y réfléchir à deux fois avant de signer l’accord de vente …

Il n'avait jamais espéré revoir ce visage autrement que dans des souvenirs doux-amers, fugaces symptômes d'un moment de faiblesse, remémorés alors qu'il éteignait son chevet pour s'abandonner à la froideur de son lit. Ce visage toujours si affable, que l'âge n'avait su déformer. Toujours si enfantin, malgré une virilité fièrement affichée, qui naissait de ses joues et descendait jusque son menton, avant de poursuivre sur son torse, jusqu'à se glisser en bas de son ventre. Chad s'était efforcé de soutenir son regard, qui devinait aisément la suite de son sillage pileux, comme il l'avait parcouru tant de fois. Il avait bien essayé de le recontacter, lorsque les doutes du mariage s'étaient immiscés, et que la date fatidique se rapprochait, insidieusement, autant que le mensonge se resserrait autour de lui. Cette vie, il n'en avait foncièrement jamais voulu. On la lui avait soufflée, comme une musique jouée au berceau, qui s'imprégnait des sens et finissait par ressurgir des années plus tard, souvenir effacé d'une époque lointaine et nostalgique. Il ne méprisait ni ses choix, ni ces années passées aux côtés de sa meilleure amie. Mais il blâmait son éducation, et la société, de l'avoir contraint à gommer ses divergences pour faire de lui le parfait cliché de l'homme moderne. Mais encore, il avait bien fallu que les qualités de ce dernier lui soient dictées progressivement, distillées au moyen de blagues dégradantes sur les homosexuels ou d'opinions genrées outrageusement partagées dans les médias. Casey avait été plus brave que lui. Il l'avait toujours été. Et il le serait sans doute toujours. Lui, avait cédé à la pression d'une vie facile, évidente et conventionnelle. Et il se surprenait parfois à imaginer ce qu'il serait advenu s'il avait choisi Casey plutôt que Kelly. S'il avait choisi la difficulté, l'imprévu et la contradiction, plutôt que de se retrouver dix ans plus tard à faire face à ses regrets, aussi peu vêtus soient-ils.

Casey n'était sans doute pas revenu pour lui. Ou peut-être que si. Peut-être qu'il avait emménagé à cette adresse précisément pour forcer le destin. Ou peut-être qu'il avait lui aussi cédé à l'appel d'une vie rangée, et que se cachaient derrière ces rideaux les enfants nés d'un amour qu'il avait lui-même provoqué. Chad ne savait plus rien de lui. Et ne pas savoir l'angoissait autant que cela l'électrisait. Malheureusement il avait trop vécu dans ce quartier pour échapper aux mentalités, et les préjugés avaient assez fait leur chemin pour que la présence de Casey fasse écho avec une certaine réussite sociale. A moins que ces gants et ce sécateur, qui avait fait plier l'herbe sous son poids, ne soient rien d'autre que ses outils de travail. Avait-il été embauché par les mères du quartier, trop occupées par leurs tâches quotidiennes pour se charger de leur bout de jardin mais pas assez pour se prémunir de se rincer l'œil au passage ? Chad aurait sans doute fait la même chose. Il était devenu ces hommes et ces femmes, dont le train de vie tranquille et réglé avait vite fait de reléguer le moindre petit grain de sable comme annonciateur d'un cataclysme. Ce fut alors qu'il remarqua le numéro 100, ancré au-dessus de la porte comme le nouveau chiffre du diable. Celui sur lequel le voisinage avait pesté pendant des jours, et continuait de pester. Celui que même Kelly avait fini par maudire, véritable girouette emportée par le vent de la révolte. D'un revers hostile, Casey balaya les fabulations les plus insensées que l'esprit de Chad avait bien pu imaginer en l'espace d'un fragment de seconde. Non, il n'était pas là pour lui. Son ton catégorique n'avait pu dissimuler une rancœur tenace que Chad n'avait pas le droit de lui reprocher. Il se contenta alors de déglutir, comme si ces retrouvailles pourtant jamais envisagées n'avaient finalement pas su égaler ses attentes. Et la réalité, au-delà de ces quelques premières impressions visuelles et auditives, avait fini par le rattraper avec presque autant de violence qu'elle l'avait quitté, une décennie plus tôt.

"Non je... ce n'était même pas implicitement la question." feigna-t-il, revêtant ce visage impassible duquel il profitait bien souvent. Bien entendu qu'il aurait préféré des retrouvailles romanesques. Affirmer le contraire aurait n'était un mensonge de plus dans son existence. Pourquoi avait-il fallu que Casey fasse à nouveau irruption dans sa vie, à ce moment précis ? Pourquoi s'imposait-il comme une nécessité alors qu'il l'avait oublié, pendant des années ? "C'est donc toi le fameux numéro 100. Rassure-toi je ne prête pas trop attention aux commérages. Et je suis sûr que toi non plus." Du plus loin qu'il s'en souvenait, on n'avait jamais déroulé le tapis rouge à Casey au cours de sa vie. Savoir qu'il n'était pas le bienvenu dans le quartier lui provoquait un pincement au cœur qu'il ne saurait expliquer. Comme si cela l'affectait directement, pour une raison qu'il n'ignorait sans doute pas. "Oui on a emménagé depuis quoi... une dizaine d'années je crois bien." La date coïncidait dangereusement avec la fin de leur relation. "J'habite au 32, un peu plus bas. C'est très calme, parfait pour une vie de famille. Tu finiras par adorer." promit-il pour lui faire oublier les déconvenues de son arrivée fracassante. "Ils sont loin nos appartements de Toowong." dit-il dans un ultime effort pour se remémorer leur passé commun.

Ce serait mentir que de dire que tu ne pensais plus à Chad, que tu l’avais complètement oublié. Tu n’avais jamais été du genre à mentir, particulièrement à toi-même. Tu n’avais jamais eu de mal à trouver des aventures, des flirts, des gens avec qui partager un moment de plaisir mais tomber amoureux n’était pas quelque chose que tu faisais facilement. Il avait fallu du temps avant que tu te rendes compte que tu aimais cet homme. Votre relation avait commencé au plus mal et Chad était ton opposé. Contrairement à toi, il accordait aux apparences une importance que tu jugeais disproportionnée. Tu le croyais plus hétérosexuel que tous les hétérosexuels mais il t’avait surpris et à partir de cette découverte, Chad avait continué de te surprendre, te faisant tomber un peu plus dans ses filets de jour en jour. Il ne l’avait pas fait exprès, il ne t’avait rien demandé mais ton petit cœur avait battu pour lui pendant plusieurs années. Tu avais conscience aujourd’hui d’avoir accepté beaucoup de choses de la part de Chad parce que quand vous aviez l’occasion de passer du temps ensemble, tu ne pouvais pas le regretter. Mais plus les années passaient, plus tu avais voulu autre chose, tu avais voulu plus et c’est là que tu avais compris qu’il ne serait jamais capable de t’offrir plus. Couper les ponts avait été la chose la plus difficile que tu eus à faire mais elle était nécessaire et malgré tout, tu ne pouvais pas le regretter. Tu refusais d’être son dirty secret. Tu avais renoncé à ta famille, à ton frère, à ton argent, à des études, à tout ça pour pouvoir vivre libre et en plein jour, tu ne pouvais pas continuer ainsi. Alors dire que tu ne pensais plus à Chad de temps en temps serait mentir. Tu te demandais ce qu’il était devenu jamais sérieusement parce que tu ne pensais pas le recroiser un jour et avoir des réponses à tes questions. Mais apparemment, la vie en avait décidé autrement et voilà qu’il apparaissait comme une fleur devant ta haie de buissons bien taillés. Quelle coïncidence n’est-ce pas ? Tu aimerais dire que cela te fait plaisir de le voir mais tu n’es pas certain de pouvoir le dire. D’un côté si, tu es heureux de le voir, de voir qu’il va bien et qu’il est toujours à Brisbane mais de l’autre, c’est une piqure de rappel. Chad est marié aujourd’hui et avec Chad vient Kelly et tu n’as pas envie de les voir ensemble, tu n’as pas envie d’avoir dans ta vie des personnes qui vivent pour les apparences et une vie parfaite. Ce n’est pas ta philosophie et tu refuses que ce soit celle des jeunes que tu héberges. Mais si derrière le ton calme et posé de ta voix, ton cœur battait un peu plus vite, c’était ton problème et tu arriveras à le gérer, comme toujours. « Non je... ce n'était même pas implicitement la question. » Tu hausses légèrement un sourcil incapable de lire son visage. Ce n’est pas la première fois que Chad se cache derrière un masque impassible. Il l’avait fait aussi quand il t’avait annoncé son mariage avec Kelly. A force de vivre dans le mensonge, on est obligé de se forger un masque pour berner tout le monde très certainement. Ta réponse n’avait rien de chaleureuse, tu en avais conscience mais tu voulais faire comprendre à Chad que tu n’étais pas là pour lui. Tu avais tourné la page sur votre histoire, définitivement et même si ton cœur lui appartiendrait toujours un peu, tu ne pouvais pas lui laisser la possibilité de te transformer encore une fois en son dirty secret. Ca, c’était terminé. Chad leva les yeux vers la maison derrière toi et s’exclama : « C'est donc toi le fameux numéro 100. Rassure-toi je ne prête pas trop attention aux commérages. Et je suis sûr que toi non plus. » Cette fois tu retins un rictus. Il ne faisait pas attention aux commérages ? C’était une blague n’est-ce pas ? Chad et Kelly ne vivaient que pour les apparences, pour leur vie parfaite. Tu doutais qu’ils ne fassent pas du tout attention aux commérages. Après tout, ce genre de chose était une manière de conserver les apparences. « Il fut un temps où tu y prêtais assez attention pour calquer ta vie dessus. » Lui dis-tu en haussant les épaules. « Mais tu as raison, je n’en ai rien à faire. Cependant, je dois avouer que j’aurais préféré pour les adolescents que j’héberge un accueil un peu moins hostiles. Ils n’ont pas besoin de ça. » Avec toute la merde qu’on t’avait jeté à la figure toute ta vie, ce que pensaient les gens de ce quartier était le cadet de tes soucis. Mais tu aurais aimé offrir à tes pensionnaires une communauté, un esprit de famille que tu avais espéré trouver dans ce quartier mais malheureusement ce n’était pas le cas … Tu demandais à Chad si Kelly et lui habitaient aussi dans ce quartier car si c’était le cas, tu allais devoir recroiser Kelly et rien ne te faisait moins plaisir. « Oui on a emménagé depuis quoi... une dizaine d'années je crois bien. J'habite au 32, un peu plus bas. C'est très calme, parfait pour une vie de famille. Tu finiras par adorer. Ils sont loin nos appartements de Toowong. » Finiras-tu par adorer ? Tu n’en sais rien. Mais vu les commérages qui ne s’arrêtaient pas et le fait que c’était le quartier choisi par Chad et Kelly après leur mariage, tu n’étais pas certain que ce soit le meilleur endroit pour toi. Tu n’étais pas le genre de personne à chercher à contenter tout le monde, à jouer avec les apparences, à faire croire que tu avais une vie parfaite. Et si la clause d’entretient de la maison et du jardin étaient une quelconque indication, tu venais d’emménager dans un quartier rempli de personnes comme Chad et Kelly. Un cauchemar donc pour toi … « Maintenant que je connais un peu le quartier, je ne suis pas vraiment surpris de voir que vous habitez ici. Ce quartier vous va comme un gant ! » Ne pus-tu t’empêcher de rétorquer. Tu ne pus t’empêcher de remarque qu’alors que Chad a mentionné qu’ils avaient tous les deux emménagés à Logan City, c’était lui qui habitait au numéro 32. « Comme tu te doute il me tarde déjà de recroiser Kelly. » Dis-tu un goût amer dans la bouche. « Il n’y a que toi au numéro 32 ou je l’y trouverai aussi ? » C’était plus fort que toi, il fallait que tu poses la question. « En tout cas, j’espère finir par me plaire dans ce quartier mais accueillir un homosexuel tuteur d’adolescents en détresse semble la goutte de trop. Enfin, je ne compte pas déménager. » Dis-tu en haussant les épaules. Maintenant que tu avais acheté cette maison et que tu remboursais le crédit tous les mois, tu n’allais pas partir. « J’habitais encore à Toowong avant d’acheter ici. Mais c’était une autre époque, un autre temps. » Dis-tu en regardant Chad dans les yeux. « Qu’est-ce que tu deviens de nos jours ? » Ne pus-tu t’empêcher de lui demander parce que malgré tout, cela t’intéressait.

Ce fameux pas entre l'amour et la haine, Chad et Casey l'avaient franchi à de maintes reprises. Mais alors littéralement figé devant son amant d'autrefois, Chad se surprenait à penser que, cette fois peut-être, ils avaient atteint le point de non-retour. Il demeurait alors timidement à la frontière de ses sentiments, persuadé qu'en une décennie Casey avait eu le temps d'ériger les remparts nécessaires. Leur rencontre avait été houleuse. Deux hommes que tout opposait, réunis par une aversion superficielle bientôt mue en passion. C'était le secret de leur relation. Elle n'avait jamais cessé d'être excessive, tant dans l'antipathie que dans l'amour. Ce mot si lourd de sens qu'aucun n'avait eu l'audace de prononcer. Casey avait sans doute raison, et cette perspective contraria l'expression jusque-là impassible de son visage, pour afficher un rictus propitiatoire. S'il n'avait jamais rencontré Casey auparavant. S'il ne l'avait jamais détesté autant qu'il avait appris à l'aimer. Alors il aurait sans doute à cet instant été imbibé de tous ces préjugés colportés par le voisinage. C'était tout de même drôle, comme Casey aimait endosser ce rôle d'élément perturbateur, malgré lui, dans la vie de Chad. Il avait d'abord perturbé ses oreilles, lorsque le jeune Chad du passé planchait péniblement sur ses devoirs d'étudiant. Et voilà qu'il débarquait dix ans plus tard, dans le quartier que le sportif n'oserait s'approprier, pour en ébranler la tranquillité. Chad se demandait s'il était le seul à faire ce parallèle incongru, comme si c'était l'unique espoir auquel il s'accrochait pour justifier une autre conversation, lorsqu'ils auraient mutuellement revêtu des vêtements plus décents. Avant qu'une autre version de lui ne vienne sonner, excédé, à la porte du trentenaire, pour répéter l'histoire à sa place. C'était étrange, mais il avait à peine posé les yeux sur Casey qu'il craignait déjà de le voir à nouveau disparaitre de sa vie. Comme s'il s'agissait d'un mirage destiné à lui rappeler que, s'il avait lui-même été coupable de leur relation avortée la première fois, il ne pouvait supporter l'idée de la subir.

Les paroles de Casey étaient des confessions à demi-mot, que Chad analysait avec subtilité, tandis que les informations lui étaient déroulées. Il évoquait sa vie comme si leurs derniers bavardages n'avaient pas été si lointains, et que des mots comme "adolescents" et "héberger" étaient censés prendre tout leur sens. Hors contexte peut-être, mais Chad avait cru comprendre par les ragots qu'un centre d'hébergement pour "racailles" - il ne faisait que citer - avait pris possession du quartier. S'il n'était pas sur la corde raide, il aurait certainement tempéré les propos de Casey en l'incitant à comprendre les inquiétudes des voisins, mais il n'avait entendu qu'un son de cloche. De toute évidence, comme souvent, les commérages avaient été colportés, répétés et amplifiés, et Chad se félicitait presque d'être le premier à accueillir la vérité. Les racailles étaient devenues des adolescents, et le centre d'hébergement n'était qu'un foyer. Une famille temporaire. Chad avait bien plus de cartes en sa possession que le reste du voisinage pour comprendre à quel point cette cause était chère à Casey. S'ils ne s'étaient jamais vraiment épanchés sur leurs problèmes familiaux, ils avaient distillé juste assez d'informations pour en décrire toute l'ampleur. "C'est courageux. Ce que tu fais. Ils ne s'en rendent peut-être pas compte tout de suite, mais ils finiront par comprendre... les voisins." dit-il humblement, pas tout à fait certain d'avoir utilisé les mots les plus précis et justes pour communiquer son respect. Il ignora la pique évidente et méritée que Casey lui adressa, conscient que l'associer à ce quartier n'était pas un compliment dans sa bouche, même s'il l'aurait pris comme tel de la part de n'importe qui d'autre. Il ne s'en offusqua pas pour autant, et laissa couler le subtil reproche comme son interlocuteur balayait les ragots. Il avait toujours été le plus raisonné des deux. Le plus calme. Pondéré. Celui qui apaisait les disputes, plutôt qu'il les attisait. Et c'était vrai dans la plupart de ses relations. Peut-être était-ce pour cette raison qu'il avait tant chéri la présence de Casey dans sa vie. Et qu'il ne pouvait s'empêcher de croire que son retour inopiné n'était que le fruit d'un destin auquel il croyait de façon tout à fait aléatoire. Lorsque les astres lui dictaient un avenir ou une conduite qu'il n'aurait su contredire.

"Tu croiseras sans doute Kelly. Mais pas au 32. Elle est un peu plus loin." L'aveu était implicite, et Chad n'était pas certain qu'avouer l'échec de son mariage de but en blanc soit le plus approprié des premiers contacts. Il aurait préféré se concentrer sur le positif, rien qu'un instant, et oublier leurs déconvenues respectives. Mais instinctivement, Chad jeta un regard à sa main nue, qui n'avait de sens que pour lui. "Vous êtes combien dans la maison ?" demanda-t-il, curieux de savoir à quel point les maisons du quartier étaient sous-exploitées. Lui-même avait trouvé une colocataire, il considérait cet effort - qui n'en était absolument pas un - comme suffisamment salutaire. "Eh bien contre toute attente je suis coach sportif." ironisa-t-il en désignant sa tenue d'un geste théâtral. "Je travaille dans une salle du quartier, de temps en temps, mais je donne avant tout des cours à domicile. Ça peut sembler contre-productif, mais ça paye bien." Casey était sans doute bien placé pour le constater, s'il payait un crédit immobilier. "Je suis aussi volontaire à la caserne. J'ai participé à quelques interventions mais c'est très ponctuel."

Pourquoi fallait-il que le passé revienne ébranler les certitudes du présent ? Chad faisait parti d’un passé révolu et le voir entrer dans ta vie de nouveau, ne serait-ce que pour cette conversation, c’était briser un équilibre que tu avais réussi à créer. Ce que tu avais vécu avec Chad avait eu un impact important sur ta vie amoureuse aujourd’hui. Tu avais été en couple quelques fois après votre rupture mais jamais avec des hommes qui n’assumaient pas ce qu’ils étaient vraiment. Et puis il y avait eu ce projet de famille d’accueil et ton petit ami de l’époque avait préféré être honnête en t’avouant ne pas vouloir de cette vie. C’était compréhensible et malgré l’affection que tu lui portais, tu ne pouvais pas lui en vouloir. Depuis cinq ans tu ne connaissais que le plaisir passager d’hommes qui t’invitaient à venir terminer la soirée chez eux. Même si tu avais envie de plus, tu n’avais jamais rencontré personne qui soit capable de t’offrir leur amour car tu ne venais pas seul et sans attache et beaucoup d’hommes homosexuels ne cherchaient pas de responsabilités. Tu avais bien conscience que Chad t’avait rendu méfiant par rapport aux hommes, une méfiance que certains ne méritaient pas très probablement. Il t’avait fallu du temps pour comprendre que tu aurais pu finir comme Chad. Si tu n’avais pas ouvert la bouche lors de ce repas dominical avant ton dix-septième anniversaire, tu aurais certainement fini par essayer de refouler qui tu étais vraiment pour faire plaisir à tes parents, pour rentrer dans la norme que la société attendait de toi. Mais tu avais préféré t’exprimer, t’assumer et te donner une chance d’être heureux et cela avait rimé avec une longue période malheureuse dans ta vie. Aujourd’hui, tu étais fier du parcours que tu avais réussi à tracer, tu étais à l’aise dans ta vie et voilà que Chad refaisait son apparition et certainement avec lui Kelly. Tu ne voulais pas qu’ils te soient toxiques de nouveau, tu ne pourrais pas le supporter. Car désormais, ce n’était pas seulement toi qu’ils pouvaient blesser, mais également les adolescents que tu hébergeais. Toutefois, tu devais avouer qu’ils avaient parfaitement bien choisi leur quartier. « C'est courageux. Ce que tu fais. Ils ne s'en rendent peut-être pas compte tout de suite, mais ils finiront par comprendre... les voisins. » Tu ne pus t’empêcher de laisser échapper un rire jaune à ces paroles. Tu ne savais pas si Chad cherchait à te rassurer ou à se persuader de ce qu’il disait mais tu étais à peu près certain que tes voisins ne comprendraient jamais ce que tu faisais. Cela aurait pu être le cas si c’était un couple hétérosexuel à ta place, peut-être qu’ils auraient accepté grâce à leur foi chrétienne mais toi ? Non, rien que l’idée d’habiter dans le même quartier qu’un homme homosexuel devait leur donner la nausée et les réveiller la nuit en sursaut. Tu ne pouvais t’empêcher que de tout le quartier tu devais être celui qui était le plus chrétien de tous mais personne ne le voyait ainsi. « Non, je pense qu’ils ne comprendront pas. Je pense que je suis condamné à rester l’abomination suprême qui a amené la délinquance dans le quartier. J’ai toujours aimé la bonté chrétienne. » Dis-tu plein de sarcasme. Non, tu doutais que cela allait s’arranger et encore moins rapidement mais bon, tu devais quand même l’espérer parce que sinon la vie allait être compliquée sur le long terme dans ce quartier.

Tu aurais aimé pouvoir dire que tu te fichais de Chad et de ce qu’il était devenu mais ce n’était pas vrai. Cela faisait plus de dix ans que tu ne l’avais pas vu, plus de dix ans qu’il t’avait préféré Kelly. Tu ne pouvais t’empêcher de te demander si ces deux-là étaient toujours mariés et faisaient toujours semblant d’être heureux et tu posais la question à Chad sans vraiment la poser. Ce dernier te répondit donc de la même manière : « Tu croiseras sans doute Kelly. Mais pas au 32. Elle est un peu plus loin." » C’est un peu malgré toi que tu hausses un sourcil. Alors ils n’habitaient pas ensemble ? Est-ce que cela voulait dire qu’ils n’étaient plus mariés ou simplement qu’ils étaient toujours mariés mais dans un arrangement bizarre ? Tu penchais pour la première option parce que tu ne voyais pas Chad annoncer à son ex-femme et meilleure amie homophobe qu’il couchait avec des hommes dans son temps libre. « Des nuages sont-ils venus ternir l’image si parfaite que vous avez faite gober au voisinage ? » Demandas-tu sur un ton des plus sarcastique. « Tu m’en vois désolé. » Tu feignais de l’être parce qu’en réalité, si les deux jeunes gens étaient séparés, cela te donnait raison dans un sens parce que tu avais toujours su que ça ne fonctionnerait pas. Et Chad et Kelly t’ont assez fait souffrir pour que tu ne leur doives pas un semblant d’empathie ou de compassion. « Vous êtes combien dans la maison ? » Curieuse question mais tu n’avais rien à cacher sur ta situation domestique et puis cela ferait sans doute du bien au quartier d’apprendre que tu n’hébergeais pas des dizaines de délinquants comme certains devaient le penser. « Nous sommes quatre. Moi et trois adolescents. J’ai encore une chambre vide mais je préfère attendre que les choses se calme avant de faire subir l’accueil hostile de ce quartier à un autre adolescent. » Aucun adolescent ne méritait ce genre d’accueil, particulièrement ceux ayant été rejetés toute leur vie. Mais on ne peut pas dicter aux gens leur conduite et il faudra que tu fasses avec. Tu demandais ensuite à Chad ce qu’il était devenu parce que même si tu feignais l’indifférence, tu ne pouvais cacher une certaine curiosité à son égard : « Eh bien contre toute attente je suis coach sportif. Je travaille dans une salle du quartier, de temps en temps, mais je donne avant tout des cours à domicile. Ça peut sembler contre-productif, mais ça paye bien. Je suis aussi volontaire à la caserne. J'ai participé à quelques interventions mais c'est très ponctuel. » S’il y a bien un métier qui ne t’a jamais traversé l’esprit pour Chad, c’était bien celui-là. Pas parce qu’il n’était pas sportif, c’est tout le contraire même, Chad avait été le sportif dans votre relation, toi tu étais plutôt du genre sportif du dimanche. A courir d’un job à l’autre, tu avais perdu l’énergie de faire du sport et tu n’avais jamais repris régulièrement après ça. « C’est effectivement assez surprenant. Mais tant que cela te plaît, c’est l’essentiel. » Tu étais sincère, tu ne souhaitais à personne de faire un job qui ne lui plaît pas. « J’ai beaucoup moins de mal à t’imaginer pompier par contre. » Lui dis-tu avec un petit sourire.

Les mots de Casey étaient comme des lames qu'il enfonçait chaque fois un peu plus dans sa chair, avec un sentiment de compassion forcé. Sa rancoeur, entretenue par des années de déni, semblait exacerbée par la seule perspective de leurs destins croisés. Si Chad était le plus raisonné des deux, Casey avait toujours été le plus fougueux et le plus spontané. Il avait abandonné les faux semblants depuis ce jour où il avait été contraint de quitter le domicile familial, et s'était sans doute promis de ne plus jamais jouer un rôle, ne serait-ce que pour se prouver qu'il avait eu raison de se révéler si tôt. Foncièrement, Chad l'admirait beaucoup pour son courage, et avait vécu à travers lui la plupart de ses réussites, autant que ses angoisses. Il ne l'avait pas avoué, mais la réaction des parents de Casey était celle qu'il avait toujours redoutée, et si son secret était de plus en plus lourd, c'était avant tout parce qu'il enrobait la vérité que, peut-être, sa famille ne l'avait jamais vraiment aimé pour celui qu'il était réellement. Mais si son appréhension était légitime, elle ne pouvait qu'être étouffée par les peines qui avaient jalonnées l'existence de son compagnon d'infortune. Chad n'avait alors eu d'autre choix que de taire sa propre inquiétude, de peur de dénigrer les mésaventures de Casey, dont le monopole des malheurs remportait toujours la palme. C'était profondément cynique, et Chad s'en était considérablement voulu d'avoir contribué à ce concours d'adversité, et d'avoir ébranlé un peu plus les fondations d'une confiance difficilement accordée. Les séquelles étaient sans doute encore visibles à ce jour. Il l'avait trahi, comme sa famille l'avait trahi. Il l'avait abandonné, et avait choisi le mensonge, choisi de le rayer de sa vie pour construire un mariage artificiel, et honorer toutes les traditions sous-jacentes. A sa place, Chad n'aurait jamais pardonné un tel affront. Alors comment pouvait-il espérer le contraire, en encaissant avec toute la souplesse qu'il lui devait le revers de ses choix passés ?

Au-délà des mots, les mimiques, les gestes retenus et les rires déplacés lui faisaient l'effet de coups de fouet mérités. Docilement, Chad laissait Casey deverser son venin en toute impunité, et avec un sourire contrit. Mais cette manie qu'avait ce dernier de s'apitoyer était sans limite. C'était sans doute les seuls accrocs qu'ils avaient pu avoir au cours de leur relation, tandis que l'optimisme de Chad avait essayé de relativiser les événements. Casey voyait bien trop souvent le verre à moitié vide. Il se focalisait sur les regards de mépris d'inconnus plutôt que sur les regards attendris de ses proches. Mais qui pouvait lui en vouloir d'être aigri à son âge ? "Pourquoi tu fais toujours ça, Casey ? Pourquoi tu envisages toujours le pire ?" demanda-t-il, conscient de devoir essuyer les foudres d'une explication rationnelle, à base de drame familial et d'indépendance précoce. "Crois-moi je connais le quartier, ils trouveront bien vite un nouveau bouc émissaire." La vision de cet homme attirant, dont le sourire à peine esquissé avait le don de le charmer, avait cédé sa place à une masse de ressentiments qu'il n'était pas capable de dompter. Au diable les retrouvailles innocentes et les souvenirs à rattraper, Chad avait fait le deuil d'un échange positif. Ce fut à son tour d'étouffer un rire jaune. "Non tu n'es pas désolé. Mais je ne t'en demande pas tant. On est toujours en bons termes Kelly et moi. On a juste vécu des choses qui ont eu raison de notre mariage." admit-il, en se gardant bien de révéler la nature de ces complications. Chad savait Casey ravi d'apprendre qu'il avait eu raison, et s'il n'avait pas eu un tant soit peu de considération pour ses sentiments, ce dernier n'aurait pas hésité à lui agiter ses prédictions avérées devant le nez. Même ses réponses les plus innocentes étaient teintées de sarcasme, aussi Chad ne savait plus quoi dire pour ne pas passer pour l'homme en quête de rédemption, prêt à tout pour embellir le plus sombre des aveux. Mais au moins, Casey n'avait endossé cette responsabilité avec personne, et demeurait le seul adulte à vivre sous ce toit. Une maigre consolation, dont Chad se félicitait tout de même.

Puis il se pointa enfin. Un rayon de soleil, fugace et timide, après une averse d'été. Ce sourire, sincère et discret, avait éclipsé un bref instant de résignation, et avait redonné à Chad le courage de reconstruire cette relation brisée par ses soins. Cette responsabilité était la sienne, après tout. "Et pourquoi pas ? Tu ne m'imagines pas avec l'uniforme ?" demanda-t-il, alors que se succédaient dans son esprit les flashs de leurs moments de complicité libertine. "Et toi alors, il y a d'autres uniformes que tu endosses, hormis celui de jardinier ? Même s'il te sied à merveille." ironisa-t-il à son tour.

Tu avais parfaitement conscience de passer des fois (lire souvent) pour un rabat-joie pessimiste. La seule chose dans laquelle tu plaçais de l’espoir, c’était les jeunes que tu avais chez toi. Tu étais confiant pour leur avenir parce qu’une fois qu’ils étaient passés chez toi, ils n’en repartaient jamais vraiment. Certains si, tu en perdais toujours un ou deux mais la plupart avaient bien compris qu’ils pouvaient compter sur toi peu importe les circonstances. C’était ce que tu voulais leur faire comprendre, qu’ils n’avaient pas à être seuls et que tu pouvais être cette famille qu’ils n’avaient pas sur laquelle s’appuyer. C’était ce qui t’avait terriblement manqué à toi et tu refusais que cela manque à ces jeunes. Alors s’il leur manquait quelques centaines de dollars pour boucler les frais universitaires, tu prêtais sans sourciller parce qu’ils méritaient d’avoir cette chance que tu n’avais jamais eu. Pour le reste, tu avais arrêté de croire que la société, les gens que tu croisais et qui t’entouraient allaient te surprendre. Non, tu n’attendais rien de personne et c’était mieux ainsi car de cette manière tu pouvais être surpris quand l’un d’eux se montrait aimable et attentionné à ton égard. Tu avais ton entourage, tu avais des gens sur qui tu pouvais compter, c’était l’essentiel à tes yeux. « Pourquoi tu fais toujours ça, Casey ? Pourquoi tu envisages toujours le pire ? Crois-moi je connais le quartier, ils trouveront bien vite un nouveau bouc émissaire. » Tu manquais d’exploser de rire aux questions de l’homme en face de toi. Chad sachant ce qu’il savait sur toi, il était réellement en train de te demander pourquoi tu envisageais toujours le pire ? La seule fois où tu avais été optimiste et où tu n’avais pas envisagé le pire a été la fois où le pire s’est produit et où tu t’es retrouvé mis à la porte. Chad n’avait aucune idée de ce que tu avais enduré, ce quartier non plus mais personne ne reconnaitra jamais ton parcours à sa juste valeur parce qu’ils ne pourront jamais comprendre. Mais Chad avait toujours été optimiste, il voulait voir le bon en chacun et vu qu’il arrivait à voir le bon en Kelly, tu respectais cette part de lui. Cependant, cela n’empêchait pas que tu ne croyais pas une seule seconde que le quartier allait se calmer, surtout maintenant que tu avais appris que Kelly y résidait. Tu ne savais pas exactement ce que tu lui avais fait mais ton existence même avait semblé la mettre hors d’elle. « Je vois que de ton côté tu es toujours bien trop optimiste. Particulièrement quand ta femme sera la première à vouloir me mettre dehors. » Finis-tu par lui dire. « Et contrairement à ce que tu penses, je ne cherche pas à tout voir en noir. Je constate c’est tout et pour l’instant je constate que je vis au milieu des valeurs qui m’ont mises à la porte quand j’avais dix-sept ans. » Dis-tu au jeune homme. Tu en parlais peu aujourd’hui même si tu en parlais plus souvent qu’à l’époque. Mais Chad devait se souvenir de ton histoire tragique, tu n’étais jamais entré dans les détails te contentant de lui dire que tu avais été mis à la porte par tes parents parce que tu étais homosexuel. Tu pris d’ailleurs des nouvelles de son mariage et tu ne pus t’empêcher de ressentir une certaine satisfaction quand Chad te dit que Kelly et lui étaient aujourd’hui divorcés. « Non tu n'es pas désolé. Mais je ne t'en demande pas tant. On est toujours en bons termes Kelly et moi. On a juste vécu des choses qui ont eu raison de notre mariage. » Il a raison, tu n’es pas désolé du tout. Tu profites de cette victoire en silence. Chad doit savoir que tu jubiles de les savoir séparés mais tu n’es pas un homme cruel, tu n’as pas envie de remuer le couteau dans la plaie. Qu’ils soient restés comme cul et chemise ne te surprend pas le moins du monde par contre et tu sais déjà qu’approcher Chad te sera presque impossible avec Kelly dans les parages. « Chapeau pour avoir pu construire un mariage. Vous êtes sacrément dévoués à votre cause, il faut l’admettre. » Leur cause ? Je fais croire à tout le monde que je suis très heureux et je mens à ma moitié et à moi-même. Ah quelle triste vie … Tu préférais nettement ta solitude plutôt que ce genre de vie faussement bien rangée. Tu t’enquis ensuite de ce que faisait Chad aujourd’hui. Cela t’intriguait, tu étais curieux de savoir ce qu’il était devenu même si tu aurais aimé que l’indifférence prenne le dessus. « Et pourquoi pas ? Tu ne m'imagines pas avec l'uniforme ? » Tu laissais échapper un petit rire en secouant la tête. Non, ce n’était pas le problème. Tu n’avais juste jamais imaginé Chad le studieux comme pompier mais l’imaginer en uniforme ne te posera pas de problèmes. « C’est plutôt le Chad studieux et tranquille que j’ai du mal à imaginer en pompier que toi dans l’uniforme. » Lui dis-tu simplement alors qu’il te demandait : « Et toi alors, il y a d'autres uniformes que tu endosses, hormis celui de jardinier ? Même s'il te sied à merveille. » En y pensant, tu aurais certainement pu te tourner vers un métier d’uniforme, particulièrement à l’armée car perdu à dix-sept ans, tu aurais pu être une bonne recrue. Mais la vie en avait voulu autrement et c’était mieux ainsi. « Celui de tuteur de ces adolescents me prend le plus clair de mon temps mais je mets de la nourriture dans nos assiettes en illustrant des livres pour enfants. » Dis-tu avant d’ajouter : « Je me serais bien passé de celui de jardinier par contre mais on m’a gentiment rappelé la clause d’entretien du jardin signée lors de l’achat de cette demeure. » Oui, le jardinage n’était autre chose qu’une corvée pour toi.

Casey n'était pas seulement aigri, défaitiste et torturé par le rejet familial. Il était créatif, fougueux et d'une générosité sans bornes. Cette même générosité excessive qui qualifiait la plupart des personnes dont Chad aimait s'entourer. Ce qui était d'autant plus admirable, lorsque l'on connaissait le passif de Casey. Et ce qui l'avait rendu, aux yeux de Chad, plus digne que l'homme taciturne qui avait tendance à s'imposer au premier abord. Pour Casey, pour Kelly, et pour toutes ces personnes qui avaient su apprivoiser son cœur, l'humilité dépassait la simple charité. L'exercice des cadeaux de Noël était devenu un rituel familier, intuitif, presque ludique. Chad comprenait cette propension de l'altruiste à maîtriser l'offrande autant qu'il craignait la surprise. Il était lui-même trop peu spontané pour se faire à l'idée d'un cadeau inopiné qu'on lui ferait, au détour d'une discussion de routine. Il était plus facile d'être du côté de l'instigateur plutôt que de demeurer dans l'ombre des confidences, et de devoir composer avec l'embarras de ceux dont, comme lui, l'égoïsme manquait. Pour Casey, c'était différent. Il n'était pas devenu si bienveillant par crainte autant que par contradiction. Lorsque d'autres calquaient les agissements de leurs parents, lui se faisait la réflexion inverse, et appliquait les valeurs théoriques auxquelles sa mère opinait sur les bancs de l'église. Si Chad ne lui dirait jamais, de peur de le vexer, il était de fait le plus chrétien des deux. Et s'il puisait sa bonté dans l'aversion qu'il éprouvait à l'égard de sa famille, il demeurait un homme suffisamment bien pour avoir su le séduire, et éclipser les défauts sur lesquels il aurait pu s'attarder, si seulement il n'avait pas été aveuglé par une combinaison de sentiments contraires.

Contraires, comme l'avaient été les deux jeunes hommes et comme ils continuaient de l'être. D'un revers de lucidité Casey balaya le reproche déguisé de son interlocuteur. Trop optimiste, Chad l'était sans doute. Il s'était échiné de le devenir pour les autres, à défaut d'être confiant dans ses propres choix de vie. Mais il était aussi lucide que Casey pour savoir que leurs divergences avaient justement contribué à l'équilibre instable de leur relation. Alors la défense de Casey lui était apparue comme une pulsion de mauvaise foi, celle-là même qui contrariait les arguments les plus fondés avec une puérilité discordante. Peut-être que ce ton d'apparence réquisitoire dissimulait une profonde nostalgie, voire une louange. Si Chad vouait un respect certain à son amant du passé, ce dernier avait sans doute lui aussi des raisons de s'accrocher à certaines facettes d'une personnalité qu'il mépriserait d'ordinaire. "Elle veut beaucoup de choses." rétorqua-t-il instinctivement, comme si les mots avaient dépassé sa pensée, avant de réaliser que ce n'était sans doute pas le meilleur moment pour énoncer les failles de son mariage. "Le temps nous le dira alors." conclut-il, comme il savait si bien le faire, en rongeant son orgueil. Chad n'était pas obsédé à l'idée d'avoir le dernier mot, mais il le cédait volontiers dans un dernier sursaut d'assurance. Les gens détestaient cette façon qu'il avait de clore le débat en feignant la reddition. Cela avait tendance à les renvoyer à leurs propres faiblesses. "Quelle cause ? Celle qui contraint deux gens qui s'aiment à s'unir ?" demanda-t-il, piqué par la perspicacité dont Casey avait toujours fait preuve envers son couple et ses prétendus sentiments pour Kelly. C'était à son tour d’employer la carte de la mauvaise foi, mais il calma bien vite son jeu de peur de se perdre dans les limites de son imagination. Son amour pour Kelly n'était pas simulé, mais ses rêves d'une vie conventionnelle étaient trop évidents pour justifier le mépris de Casey. "Ah bon ? Et que fais-tu du Chad serviable et dévoué à la cause humanitaire ?" La formulation était pompeuse, mais Casey le savait suffisamment modeste pour ne pas la considérer comme un élan de narcissisme. "Les gens sont plus que la face d'une seule et même pièce." ajouta-t-il, en faisant écho au tempérament impérieux de Kelly qu'il avait vite condamné. Il leur en avait toujours voulu à tous les deux de ne pas avoir fait l'effort de se découvrir au-delà des aspects qu'ils s'évertuaient à détester chez l'autre. S'il avait été lui-même aussi catégorique, jamais il n'aurait chéri et partagé autant de moments auprès de Casey. "Je ne me souvenais plus que tu dessinais" dit-il avec une certaine mélancolie, son esprit divaguant à la recherche de souvenirs perdus. "Faut croire que tu adores les enfants." L'un des rares sujets qu'ils avaient toujours soigneusement évité, comme s'il appelait à un quelconque engagement.

Quand on est optimiste, on a plus de chance d’être déçu. Voilà comment tu voyais les choses parce que c’était ainsi qu’elles s’étaient présentées à toi. Tu avais été optimiste quand tu avais confié ton homosexualité à tes parents pensant que leur amour pour toi prendrait le dessus comme c’était le cas dans les films mais la déception avait été au rendez-vous. Tu avais été optimiste quand tu avais passé un an dans un foyer et que tu avais fait ton dossier pour décrocher une bourse d’études qui t’avait été refusée, tu avais été optimiste dans ta relation avec Chad en pensant qu’en lui laissant du temps il finirait par s’accepter mais la déception était venue frapper à ta porte. Alors Chad pouvait te reprocher d’être pessimiste, vu la vie que tu avais eu jusqu’ici, tu avais du mal à voir comment cela pouvait être autrement. Mais c’était un côté de la personnalité de Chad que tu avais beaucoup admirée et que tu admirais chez les gens que tu rencontrais parce que pour toi, l’optimisme avait disparu. Tu essayais de sauver les jeunes que tu avais chez toi car pour toi, il n’y avait pas de sauvetage possible. Tu allais continuer à survivre toute ta vie, encaissant tous les pépins qui seront mis sur ta route jusqu’à ce que tu finisses par quitter ce monde. Tu ne vois pas comment cela pourrait se passer autrement. La preuve, tu avais pensé qu’emménager à Logan City te permettrait d’entourer tes jeunes d’une communauté, de recommencer à zéro et voilà que tu tombais sur Chad et bientôt sur Kelly à n’en pas douter et que le quartier te fermait ses portes. Tu ne pus t’empêcher de faire remarquer à Chad que son optimisme était bien beau pour ta situation dans ce quartier mais que ce serait sans doute Kelly qui essaierait de t’en chasser la première et il savait de quoi elle était capable. « Elle veut beaucoup de choses. » Tu ne peux t’empêcher de lever un sourcil face à ces paroles. Ah bon ? Qu’est-ce que Kelly avait bien pu vouloir et que Chad n’avait pas pu lui donner ? Elle avait toujours voulu beaucoup de choses, cela n’était pas vraiment une surprise. C’était la manière dont il l’avait dit, comme si pour une fois, elle n’avait pas pu avoir ce qu’elle voulait. « Ca a dû lui faire bizarre de ne pas avoir ce qu’elle voulait. Qu’as-tu refusé de lui donner ? » C’était une question qui allait certainement trop loin, tu en avais conscience mais Chad n’était pas obligé de répondre. Tu n’étais pas en train de lui mettre un couteau sous la gorge pour qu’il te confie tous ses secrets. Et qui ne tente rien n’a rien n’est-ce pas ? « Le temps nous le dira alors. » Tu hoches la tête car tu n’as rien à ajouter à ce sujet. En effet, seul le temps pourra vous dire qui de Chad et de toi a raison sur le sujet de ton intégration dans le quartier mais tu étais prêt à parier que la réalité serait plus proche de ton pessimisme que de son optimisme. Parce que même si tes jeunes se calmaient au fil du temps en habitant avec toi, il y en aura toujours de nouveaux à qui il faudra laisser un temps d’adaptation car oui, être parfait du premier coup ce n’est pas possible pour les gens normaux. « Quelle cause ? Celle qui contraint deux gens qui s'aiment à s'unir ? » Cette fois, tu laissais échapper un petit rire avant de demander à Chad : « Tu n’es pas sérieux là ? » Devant son air blessé et renfrogné, tu secouais la tête. Elle avait réussi à lui faire croire qu’ils étaient deux personnes amoureuses ? Tu savais que l’homme en face de toi aimait Kelly, tu l’avais toujours su mais pour toi c’était un amour plus amical, un amour dans lequel on se réfugie pour se rassurer. Ce n’était pas un amour qui vous poussait devant l’autel. « Tu sais très bien que je n’ai rien contre le mariage. Je suis à cent pourcent pour que deux personnes s’unissent pour le reste de leur vie si elles s’aiment. » Dis-tu à Chad parce que ce n’était pas le mariage en lui-même que tu remettais en cause. « Mais Kelly et toi ce n’était pas ce genre d’amour qui vous unissait. La preuve, quelques jours avant vos fiançailles tu étais dans mon lit si je me souviens bien. Donc je suis ravi que vous ayez berné tout le monde mais ne comptez pas sur moi pour rentrer dans ce jeu. » Egal à toi-même, tu refusais de rentrer dans un jeu où il fallait jouer un rôle. Tu étais l’homme que tu étais, avec tes qualité et tes défauts, c’était à prendre ou à laisser. Et Chad avait préféré laisser pour se réfugier dans les jupes bien plissées de Kelly, choix que tu n’avais pas compris mais que tu avais respecté. « Ah bon ? Et que fais-tu du Chad serviable et dévoué à la cause humanitaire ? Les gens sont plus que la face d'une seule et même pièce. » Tu savais qu’il parlait en filagramme de Kelly mais tu refusais de lui donner raison. Tu avais été prêt à faire des efforts lors de vos premières rencontres mais elle n’en avait fait aucun alors tu avais suivi son exemple. Tu n’avais pas oublié ces côtés là de Chad, tu n’avais juste jamais songé qu’il se tournerait vers cette profession. Haussant les épaules tu lui répondis : « Je n’avais pas envisagé cette profession pour toi à l’époque mais si ça te plaît, c’est l’essentiel. » Tu aurais pu t’engager dans la police, l’armée, les pompiers mais tu ne regrettais pas de ne pas l’avoir fait car ce sont des métiers qui nécessitent un investissement en temps très important et tu ne pourrais pas t’occuper aussi bien de tes pensionnaires. « Je ne me souvenais plus que tu dessinais. Faut croire que tu adores les enfants. » Un petit sourire apparut sur tes lèvres à ces paroles. C’était indéniable, les enfants et les adolescents avaient une place importante dans ta vie et tu investissais beaucoup de ta personne pour eux. C’était un moyen de compenser le fait que tu n’en auras jamais un réellement à toi même si tu ne l’avoueras jamais. « J’ai toujours aimé les enfants, ils sont bien plus tolérants que les adultes. » Dis-tu en haussant les épaules. « Et je ne dessinais pas à l’époque, je n’avais pas le temps. Je m’y suis mis plus tard et ça me permet de travailler de chez moi. » Dis-tu avant de demander : « Kelly et toi vous avez eu des enfants ? » Cela faisait plus de dix ans que tu ne les avais pas vus, quand on se marie on a des enfants après non ? Ca devait bien être dans les plans de miss parfaite.

Obsédé par son aversion pour le conflit, Chad en oubliait parfois l'exercice simple de la discussion. Mais il était suffisamment à l'aise avec le mensonge pour noyer le poisson sous un flot de bavardages maîtrisés, et s'il demeurait persuadé de ne pas toujours faire mouche, il savait se contenter de l'avantage d'aborder les sujets de son choix. Pourtant, lorsque Casey embraya sur ses problèmes de couple, Chad ne ressentit pas ce besoin impérieux d'éluder subtilement la question. Il secoua imperceptiblement la tête, et leva un sourcil circonspect que son interlocuteur avait eu tout le loisir d'étudier à l'époque. "Oh non, on n'abordera certainement pas ce sujet." abrégea-t-il, tandis qu'il devinait dans la tête de Casey s'enclencher les mécanismes d'un plaisir sadique. Si Chad devait être honnête, sa pensée avait été si fugace qu'elle ne lui avait pas laissé le temps de lister les exemples de la prétendue frustration de Kelly. Mais il savait tous les deux que si leur libido respective avait largement eu de quoi être assouvie dix ans plus tôt, Chad n'était pas capable de donner à Kelly tout l'érotisme qu'il avait été prêt à céder à Casey. Du moins c'était ce qu'il suspectait avoir voulu dire, sans le dire pour autant. Après dix ans sans nouvelles, Chad s'estimait en droit de se dérober sans emprunter des chemins détournés. Au détour d'une conversation inopinée, personne ne s'encombrait des détails embarrassants. Chad ne devait à Casey que le résumé concis et édulcoré de ces années passées sous silence. "Peu importe." se résigna-t-il lorsque Casey lui cracha au visage, à raison sans doute, tout le mépris que lui inspirait leur parodie de vie conjugale. A vrai dire, Chad avait épuisé les ressources de son argumentation au moment même où il avait réalisé, quelques mois plus tôt, que leur divorce était certainement une bénédiction. A 35 ans, il n'était pas encore trop vieux pour refaire sa vie selon ses propres termes, malgré l'aigreur indissociable des regrets. Et pourtant, en accordant ce point à son adversaire, Chad n'avait pu dissimuler toute la tristesse de cette réalité. Son regard contrit s'était instinctivement posé sur le sol, manifestation fugitive de son abandon, avant de se visser à nouveau dans celui de Casey.

Chad n'espérait pas l'attendrir. Ce moment de vulnérabilité lui avait échappé avant qu'il ne s'en saisisse à la volée, trop effrayé l'idée que Casey s'en serve contre lui lors de ses échanges inévitables avec Kelly. Mais peut-être qu'il était temps pour Casey de comprendre que, si sa haine était incontestablement la plus légitime, il n'avait pas été le seul à souffrir de ce choix fictif que la société avait dicté à Chad. Il n'y avait pas un seul jour, pas une seule seconde, où il ne s'imaginait pas ce que la vie lui aurait réservé s'il avait décidé d'être lui aussi assez brave pour préférer son amour propre plutôt que l'affection factice du reste du monde. Un sourire timide et familier raviva son expression funèbre lorsque le visage de Casey s'illumina à son tour. "Il y a des tas de choses qu'on ignorait l'un sur l'autre." conclut-il sans une once d'amertume. Loin d'être un reproche, cette déclaration était au contraire une invitation. Les deux hommes avaient changé, et une partie de lui espérait qu'il aurait l'occasion de découvrir, un jour, toutes les facettes de Casey qu'il n'avait eu la chance de déceler par le passé. Et, foncièrement, il espérait que ce souhait soit partagé. "On n'a pas eu cette chance, non." dit-il comme si le monde s'était dressé en travers de leur chemin. Berner leur entourage était une chose, mais la nature ne pouvait être dupée. Il se garda pourtant de dire que, pour aller au bout de leur pragmatisme, Kelly avait la preuve écrite que leurs efforts auraient de toute façon été vains. Il se demandait pourtant si un enfant aurait suffi à cimenter leur mariage, et comment serait leur vie à cette heure, si la biologie n'avait pas été si cruelle. Au-delà de leur peine partagée de ne jamais pouvoir avoir d'enfant ensemble, Chad était dévasté à l'idée de savoir que Kelly ne pourrait jamais avoir d'enfant à elle. Comme Dieu lui avait indirectement commandé de le faire, pour finalement lui ôter cette mission. "Mais on a un chien !" renchérit-il, comme si cette vérité était assez comparable pour compenser leur échec. Au fond, sans avoir pipé mot Chad avait cette curieuse impression d'en avoir trop dit. Mais peut-être était-ce parce qu'il se connaissait trop bien, et qu'évoquer ces faits a priori insignifiants résonnait en lui comme des aveux.

Sa montre sonna, et dans un réflexe ridicule Chad couvrit son écran de sa main opposée. C'était sans doute Evelyn, qui le rappelait à ses devoirs de colocataire. "Je devrais y aller, j'ai des affaires à régler." dit-il en pointant sa montre du doigt. "Content de t'avoir vu." Dans un réflexe encore plus stupide, Chad s'était approché de Casey assez près pour l'enlacer avant de se raviser et de lui effleurer l'épaule d'un geste affectueux. Sa main glissa un instant, comme s'il retrouvait des automatisme endormis, avant qu'il ne la ramène à son propre bras, qu'il étira pour rediriger l'attention. Une seconde plus tard, Chad s'élançait à nouveau dans les rues de Logan City, avec l'envie irrépressible de se retourner.