@Chad Taylor

Alors que Kelly était absorbée par les ruines de sa maison dévastée par l’ouragan, et désormais lancée dans un long processus de reconstruction, une pensée s'insinua dans son esprit : la possibilité de revoir Chad, son ex-mari. Bien qu'elle devait admettre ne pas avoir fourni beaucoup d’efforts pour maintenir le contact avec lui durant son séjour aux Etats-Unis, bien arrangée par le décalage horaire pour se trouver toutes les excuses du monde afin de couper les ponts avec Brisbane l’espace de quelques mois, Chad demeurait un homme important pour elle, au passé, au présent, et au futur. Mike n’approuverait pas qu’elle lui rende visite. Il ne voulait pas en entendre parler. Il était évident que la moindre mention de son ex-mari le crispait. Lee supposait qu’il s’agissait d’un brin de jalousie ; elle non plus n’était pas très à l’aise lorsqu’il évoquait son ex-femme. Son fiancé était persuadé que l’amitié entre Kelly et le Taylor n’était ni réelle, ni aussi solide qu’elle le prétendait. Que c'était juste une question de politesse et de convenance, plutôt qu'un lien véritablement profond. Elle avait fini par se demander pourquoi elle avait conservé une connexion avec lui après le divorce, à réaliser que cela était étrange, inhabituel. Pourtant, elle souhaitait le revoir quand même.

La meilleure solution pour ne pas contrarier, vexer ou blesser Mike était de tomber sur Chad fortuitement. Sauf que le hasard pouvait prendre son temps avant de lui offrir l’opportunité qu’elle souhaitait à un moment opportun, il pouvait la faire tourner en bourrique un long moment. Alors plutôt que d’espérer une coïncidence, Kelly allait donner un coup de pouce au destin. Peut-être pouvait-elle faire en sorte de tomber sur lui au supermarché ; elle se retournerait, un paquet de pâtes dans la main, et… Non, ça n’allait pas. Personne n’était d’humeur à des retrouvailles en faisant ses courses. Alors, elle pourrait découvrir ses dernières habitudes en date, le lieu où il prend son café avant d’aller au travail le matin, l’endroit où il déjeune, où il rejoint ses collègues pour boire un verre. Alors qu’il passerait commande au comptoir, il entendrait sa voix familière derrière lui, et… Oh, non, non, non, c’était mauvais, terrible.

Elle jeta le paquet de mortadelle fraîchement coupée dans son caddie en lâchant un soupir et en secouant la tête. Pourquoi est-ce que cela lui paraissait si insurmontable de simplement sonner chez Chad ? Parce qu’elle pourrait tomber sur Casey. Des tomates. Elle était à court de tomates. Rayon fruits et légumes. À la salle de sport ? Elle craindrait de le déranger sur son lieu de travail et que le temps qu’il lui accorderait lui donnerait l’air de manquer de professionnalisme. Oh, des olives. Ne pas oublier la lessive. Et la mousse à raser pour Mike. Pourquoi ne lui avait-elle toujours pas envoyé un texto, passé un coup de fil ? Elle avait été… débordée. En tout cas, c’était le mensonge pratique dont elle s’était convaincue. Plutôt spaghettis ou tagliatelles ? Mince, elle ne savait même pas ce que Mike préférait. Il leur restait bien des choses à découvrir l’un sur l’autre. C’était une aventure, à ses yeux, une surprise après l’autre qu’elle accueillait avec hâte et enthousiasme. Pourquoi choisir ? Elle prendrait les deux. Elle se retourna vers son caddie, les paquets de pâtes dans les mains. Et il était là.

“Chad !” s’exclama-t-elle avec un sursaut. Cela attira brièvement tous les regards des autres clients à travers le rayon. “Tu es là !” La chair, les os, la totale. Mais comme pour en être sûre, Kelly le prit dans ses bras -sans jamais lâcher les pâtes. Alors elle réalisa une chose qu’elle n’avait pas voulu avouer, qu’elle avait préféré nier tous ces derniers mois ; “Tu m’as manquée !”

La douceur de l'été ne suffisait pas à réchauffer le lit dans lequel Chad passait désormais ses nuits seul, dans le calme auquel ses mensonges le condamnaient. Depuis des mois l'insuffisance des moments passés avec Casey était devenue la contrepartie de sa réussite professionnelle. Ils s'y étaient accommodés, prétextant que ce n'était qu'un investissement pour cette vie commune dont ils rêvaient tous les deux. Cette fois, ce n'étaient ni ses obligations professionnelles, ni les bigoteries familiales qui les avaient séparés, mais bien la trahison de trop. Ce baiser insignifiant, volé dans un bar, que Chad avait gardé secret si longtemps, avait eu raison de la confiance qu'il s'était évertué à regagner pendant des années. La honte, autant que la conviction d'avoir tout gâché une bonne fois pour toutes, l'avaient empêché de se confier à quiconque, et encore moins à ses frères, qui se doutaient déjà de la fragilité de son couple. Par chance, ce travail dans lequel il aimait se noyer était devenu son refuge. Un moyen d'oublier qu'il était peut-être incapable de construire quelque chose d'aussi solide que superficiellement beau. Que le soucis d'être irréprochable réprimait sa morale, l'obligeant à mettre ses erreurs sous le tapis dans l'espoir que le temps finirait par les faire oublier. Faute avouée à moitié pardonnée n'était pas un adage duquel il était partisan. Même s'il était convaincu de le faire pour les bonnes raisons, il mentait, trompait, et finissait par blesser ceux qu'il aimait le plus. Sa peine faisait le plus grand bonheur de sa mère, car il n'avait jamais passé plus de temps à Kilcoy que ces dernières semaines, préférant passer des heures de route en moto que subir le silence, ou encore avoir le cœur en berne chaque fois qu'il passait devant le jardin de Casey. Cette moto, cadeau à lui-même pour ses 40 ans, qu'il bichonnait bien mieux que ses amitiés en ce moment. Il profitait du moindre moment libre pour l'inspecter sous tous les angles, la lustrer, ou l'emmener se promener sur les routes de la Sunshine Coast. Chaque déplacement était un prétexte. De la salle à la caserne, en passant par le café du coin, dans lequel il avait souvent rendez-vous avec Brad pour planifier la suite de leurs entreprises. L'idée de remplacer son associé, qui avait pour mission d'ouvrir une nouvelle salle à Sydney,  lui semblait alléchante en ce moment. Changer d'air, rencontrer de nouvelles personnes vierges de toute déception, face auxquelles il pouvait être la meilleure version de lui-même, avait quelque chose de réconfortant. Brad, qui avait d'ailleurs assisté à la scène de transgression, et qui après des mois d'un silence désapprobateur, avait fini par compatir pour cet ami incapable de laisser la vérité écorner son image. Avant de le rejoindre chez lui, Chad avait promis d'apporter les bières. Une autre transgression, qu'ils s'autorisaient de temps en temps, lorsque les maux requéraient les grands remèdes. Un pack de Coopers à la main, il traversait distraitement un rayon lorsqu'une voix familière s'exclama dans son dos. « Kelly ! » s'était-il étonné à son tour, s'abandonnant dans cette étreinte qu'elle lui réserva sans se soucier des regards tantôt circonspects, tantôt amusés que leur jetaient les clients. « Tu m'as manqué aussi. » dit-il en retour, aussi naturellement que c'était sincère. A vrai dire, croiser Kelly ici, à ce moment précis, relevait presque du mirage. Alors pour se convaincre que c'était bien vrai, il l'enlaça un peu plus fort, comme s'il craignait qu'elle puisse s'évaporer d'un coup. « Quand est-ce que tu es rentrée ? Pourquoi tu m'as rien dit ? » Si les questions se bousculaient dans sa tête, il se concentra dans un premier temps sur l'essentiel. Depuis quelque temps, Chad avait du mal à suivre les aventures de Kelly. Il fallait dire qu'elle l'avait habitué à bien moins de spontanéité dans ses choix de vie. Ses entreprises à elle aussi semblaient lui sourire, si bien qu'elle avait sauté dans un avion pour les Etats-Unis sans même avoir pu préparer son ami à l'idée de l'avoir si loin de lui. « Je suis désolé pour la maison, je voulais pas t'inquiéter avec ça. J'ai fait de mon mieux pour limiter les dégâts mais entre la salle de sport, la caserne, mes parents, j'avais trop de choses à penser. » Une belle époque finalement, où il n'avait plus le temps de ressasser ses errances sentimentales.

@Chad Taylor

Kelly se retrouvait plongée dans un tourbillon d'émotions contradictoires alors qu'elle se tenait là, dans les bras de Chad, au milieu d'un supermarché bondé, quelque part entre les yaourts et les légumes. Son cœur battait la chamade, et elle pouvait sentir chaque pulsation vibrer dans ses membres, mélange de nervosité et de soulagement. Elle devina les bras de Chad se resserrer autour d'elle, comme s'il voulait s'assurer qu'elle était bien réelle. Le contact de son ex-mari lui apportait un sentiment de familiarité et de réconfort qu'elle n'avait pas ressenti depuis longtemps, il marquait définitivement son retour à Brisbane, à la maison. En même temps, elle se sentait coupable de ne pas avoir pris plus de nouvelles de lui. Elle avait l'impression d'avoir manqué à ses responsabilités en tant qu'amie, en tant qu'ex-épouse. Il méritait mieux de sa part, elle en avait conscience. Cependant, les choses avaient changé, elle ne pouvait ni le nier, ni esquiver ses nouvelles obligations. Elle se recula légèrement de l'étreinte de Chad, ses yeux plongeant dans les siens. Il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire, tant d’aventures à raconter, tant de questions à propos de ces derniers mois de son côté. Mais pour l'instant, elle se contenta de sourire. « Quand est-ce que tu es rentrée ? Pourquoi tu m'as rien dit ? » Ses lèvres se pincèrent avec une pointe de gêne. "Je suis rentrée il y a quelques semaines," commença-t-elle doucement, sa voix teintée d'une légère émotion. "Je sais, je n'ai pas été très bonne pour te donner des nouvelles. Les choses ont été un peu chaotiques de mon côté." La cité des anges était aussi fourmillante en vrai que dans les films. Sa relation avec Mike avait chamboulé ses plans. Le retour à Brisbane n’était pas de tout repos et demandait un temps d’adaptation. La reconstruction de la maison était épuisante, tant sur le plan physique que mental. Mais elle était reconnaissante d'être de retour, même si cela signifiait affronter des fantômes du passé. « Je suis désolé pour la maison, je voulais pas t'inquiéter avec ça. J'ai fait de mon mieux pour limiter les dégâts mais entre la salle de sport, la caserne, mes parents, j'avais trop de choses à penser. » Et elle voulait tout savoir de tout cela, mais peut-être pas entre son caddie de vivres et son pack de bières, sous le regard désapprobateur des chalands dont ils obstruaient la vue sur les meilleures offres de farfalles à moins trente pourcents. “Ne t’inquiètes pas pour ça.” lui assura-t-elle. “Ce n’était pas ta responsabilité, et je comprends que tu avais beaucoup à gérer. En plus, je suis une grande fille, je peux me débrouiller. J’ai trouvé d’excellentes équipes pour tout remettre en ordre. Ça sera encore mieux qu’avant." C’était l’opportunité de tout recommencer sur des bases saines, comme disait Mike. Il avait raison, comme toujours. Et puis, résider à l’hôtel quelque temps, cela avait comme un air de vacances, disait-il, et il n’avait pas tort sur ce point non plus. Elle ne pouvait pas se plaindre de l’accès à la piscine et au petit-déjeuner continental. En revanche, on ne pouvait pas espérer d’elle de savoir tirer un trait sur la cuisine, ce pourquoi elle était aux “fourneaux” de la kitchenette de la chambre tous les soirs et effectuait malgré tout de quoi remplir le mini frigo pour deux. “Tu fêtes quelque chose ?” elle demanda en pointant les bouteilles de bière qui piquaient définitivement sa curiosité. Ce n’était pas très mens sana in corpore sano de sa part, mais Chad avait bien droit à un écart de temps en temps. Du moment que cela était pour de bonnes raisons.