« C'était une idée de Rae, ce cadeau ? » demanda Chad, perché sur son banc en bois, la gêne prévisible de son frère se dissipant derrière des volutes de vapeur. Malgré quelques protestations polies de son cadet, Amos avait mis les petits plats dans les grands pour le remercier de sa disponibilité, et de ses soi-disant services lorsqu'il avait fallu garder Micah au moment de son incarcération. Chad trouvait l'attention excessive, sa présence dans la vie de sa nièce représentant moins un devoir qu'un besoin, mais il avait évidemment trouvé plus têtu que lui en la personne d'Amos. Il avait donc bricolé un compromis, une parade pour faire de ce sauna à l'Emerald Hotel un moment privilégié en compagnie de son frère, plutôt qu'avec Casey, avec qui il était bien moins compliqué de se retrouver dans un cadre intime. « Le prends pas mal, c'est juste que ça te ressemble pas. » avait-il ajouté en se tournant vers le mur pour étaler ses jambes. Amos s'était fait prendre à son propre piège, et Chad ne doutait pas une seconde qu'il avait maudit Raelyn temporairement, ou quiconque lui avait soufflé cette idée, avant de se résigner face à l'obstination héréditaire du plus jeune Taylor. Aucun des deux ne pouvait gagner à ce jeu. Ce qui était certain, c'était que Chad, bourreau de travail, n'était pas non plus le dernier à négliger ses plaisirs personnels. Il trouvait l'idée d'autant plus bonne qu'il était lui-même très mauvais pour planifier ces moments de détente. « T'aurais pas pu mieux tomber en tout cas, j'ignorais moi-même que c'était pile ce qu'il me fallait. »

L'inquiétude des météorologues était toujours prise au sérieux par celles et ceux qui étaient en première ligne. A la caserne, malgré les paris dont on s'était fendu pour détendre l'atmosphère et se donner des faux espoirs, tout le monde s'était préparé à ce que le couperet tombe d'un jour à l'autre, et que les prévisions de tempête se transforment en alerte. Depuis les incendies qui avaient ravagé l'est du pays en 2019, Chad n'avait plus été mobilisé sur une catastrophe naturelle. Et même s'il gardait en tête comment s'était terminée cette mobilisation, à savoir sur un lit d'hôpital, il n'avait pas nécessairement appréhendé plus que d'habitude. Il était formé, préparé, et surtout ne perdait jamais de vue la raison pour laquelle il s'était porté volontaire. Ses proches, eux, avaient redouté les événements davantage, à commencer par Casey qui, s'il ne dissimulait jamais sa fierté d'être au bras d'un pompier, se faisait naturellement un sang d'encre lorsqu'il devait affronter des éléments plus forts que lui. « Même si je le répète, c'était vraiment pas nécessaire. C'est pas une corvée de garder ma nièce, je le fais avec plaisir, et quand vous voulez. » avait-il insisté, sans chercher le regard de son frère, qui avait peut-être fini par se résoudre à profiter de ce moment, maintenant qu'il ne pouvait plus y échapper. Chad ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait pu profiter de son frère sans avoir à se soucier des inévitables querelles entre Abe et lui, ou du regard immuablement inquisiteur de leur mère. D'ailleurs, il espérait que son ainé serait assez apaisé pour ne pas aborder leur dernier sujet de discorde, à savoir l'avenir de la ferme, qui n'avait de familial plus que leurs souvenirs communs. Ce serait un sujet suffisamment consistant pour animer le repas de Noël, qui était voué à tourner au fiasco, et dont les frères avaient jusque là nié l'inéluctabilité. « Comment est-ce qu'elle va, d'ailleurs ? » Micah allait bientôt fêter ses 2 ans, et était donc encore assez jeune pour oublier le traumatisme de ce père qu'on lui avait arraché un temps. Elle n'en était pas moins consciente et capable de formuler les sentiments qu'elle communiquait encore quelques mois plus tôt au travers de pleurs que seuls ses parents pouvaient interpréter. C'était Amos, à vrai dire, qui avait le plus mal vécu cette réclusion loin de sa fille. De ce que Sam lui avait dit, il avait de la chance d'avoir réussi à l'arracher de chez lui, car Amos broyait du noir. Un aveu qu'il était désormais assez proche pour faire à Chad. Du moins il l'espérait.

Les derniers jours avaient été éprouvants pour tout le monde, mais Chad n'avait aucun scrupule à penser qu'ils l'avaient été davantage pour lui. La menace d'un accident s'était dispersée aussitôt qu'avait retenti l'alerte, alors que le temps s'était distordu, long et si rapide à la fois dans l'oeil des interventions qui s'enchainaient. D'un sinistre ils se dirigeaient vers les routes les plus fréquentées, sur lesquelles des arbres déracinés se couchaient comme autant de drames potentiels, sans même reprendre leur souffle, profitant simplement du trajet pour se ressourcer dans un silence préoccupé. Ces 36 heures intenses étaient finalement passées en un battement de cil, et ce fut seulement sur le perron de sa maison que Chad réalisa qu'il avait eu de la chance, contrairement à certains de ses voisins, dont les tuiles des toits jonchaient les pelouses. Alors forcément, il trouvait l'idée de Rae aussi attentionnée que judicieuse, et se trouvait même stupide de ne pas y avoir pensé lui-même. Non, lui pensait déjà à Noël, et à la catastrophe qu'il représentait à ses yeux. Une catastrophe tout aussi prévisible qu'inéluctable, elle aussi. Amos aurait certainement rêvé de mieux, mais Chad ne doutait pas qu'ils se réserveraient une partie de pêche à Kilcoy, où ils auraient tout le loisir de profiter des arbres à perte de vue, et de l'odeur familière et réconfortante de la campagne. Ceux des plats de leur mère également, qui mijotaient aussi longtemps que les sujets clivants qu'on ne s'encombrait pas de garder pour le dessert. Aujourd'hui, ils n'étaient que tous les deux, et c'était assez rare pour en faire un événement. « Moi aussi. Je sais que ça te coûte de rester enfermé ne serait-ce qu'une heure après ce que tu as enduré, mais j'aurais pas voulu faire ça avec quelqu'un d'autre. » admit-il en réponse à l'aveu sincère et touchant de son frère. Un effort auquel il se contraignait rarement, parce qu'ils avaient pris l'habitude des démonstrations silencieuses et pudiques. A l'évidence la vapeur détendait autant le cœur que le reste des muscles. « Ce serait mentir de dire que ça m'a pas traversé l'esprit, mais franchement tout s'enchaine tellement vite qu'on n'a pas le temps de penser au danger. On est entrainé pour le limiter, mais on sait qu'il est toujours là, et que ce serait plus nuisible encore de lui accorder trop d'importance. » renchérit-il, justifiant les craintes de son frère, qui lui aussi gardait en mémoire le malheur des incendies de 2019. Mais il était rentré sain et sauf cette fois, et cela augurait aussi de meilleurs jours pour Amos, qui lui avait succédé sur le lit d'hôpital à l'époque. « La première chose à laquelle j'ai pensé quand j'ai enfin pu me poser au vestiaire c'est : est-ce que tout le monde va bien ? » Puis il avait lu les messages. Des dizaines et des dizaines de messages laissés sans réponse pendant des heures. Trop épuisé, il s'était endormi avec la promesse d'y répondre le lendemain, et s'était réveillé 15 heures plus tard avec la sensation d'être totalement désorienté. Amos lui demanda le cœur lourd s'il avait appris pour le catamaran. La nouvelle lui arracha une expression de commisération. « Oh non, il est foutu ? Je suis vraiment désolé, je sais que tu y tenais beaucoup. » dit-il en se penchant pour montrer qu'il compatissait sincèrement. « Mais je préfère largement que ce soit lui que Rae, Micah ou toi. » Un lieu commun, mais il espérait que cela pourrait au moins réconforter son frère, qui contre toute attente se glorifia d'être en vie. Micah, quant à elle, avait eu peur, mais elle avait la chance d'être assez jeune pour effacer ce souvenir. « Je suis certainement pas objectif, mais elle est adorable. C'est facile avec elle. » avoua-t-il en repensant un peu béat à ces moments privilégiés que ses parents lui concédaient. La mention de Sofia, si elle soufflait toujours un vent de tristesse, n'était plus si douloureuse. Non pas que l'arrivée de Micah l'avait éclipsée, mais elle avait au moins apaisé le sentiment de culpabilité des uns et des autres. L'intérêt soudain de son frère pour sa paternité l'amusa plus qu'autre chose. D'ordinaire, c'était l'adage de leur mère. L'avait-elle missionné pour ne pas prendre le risque de s'enliser dans son ignorance des familles homoparentales ? « On y a forcément pensé avec Kelly, et j'étais tout à fait à l'aise avec cette idée. Même si on reste en bons termes, je suis pas mécontent que la vie en ait décidé autrement. » Car c'était bien la vie qui avait décidé à leur place, et qui avait d'ailleurs amorçé leur souhait de divorcer. Du moins celui de Kelly, qui ne pouvait se résoudre à être tout à fait une épouse si elle n'avait pas la capacité d'être une mère. « Casey adore les enfants, il leur consacre sa vie. Mais c'est pas encore un sujet qu'on aborde. C'est déjà difficile de trouver un terrain d'entente pour emménager ensemble. » Encore aujourd'hui le sujet demeurait tabou, même s'ils avaient trouvé l'esquisse d'un compromis. « Pourquoi tu demandes ça ? Est-ce que Sam t'a dit quelque chose ? »

Il a raison, mon frère. Mon expérience en tant que détenu, qu’elle soit derrière des barreaux ou les murs d’un espace familier, a quelque peu changé ma nature profonde. Bien sûr, c’est provisoire. Tôt ou tard, je redeviendrai cet homme casanier qui n’est qu’heureux qu’auprès des siens ou en pleine mer, là où d’aucuns ne seront susceptibles de trouver ma quiétude. En attendant ce jour, je ne déplore qu’en partie d’être enfermé dans ce sauna. Je consens volontiers que le sacrifice en vaut la chandelle : la compagnie de Chad m’est autant appréciable qu’il ne le mérite, ce cadeau. Il mérite de se prélasser au coeur de cette pièce où la chaleur est étouffant mais, paraît-il, revigorante pour les muscles. La rumeur prétend qu’elle détend aussi les nerds. Moi, j’en viens à me demander si elle ne délie pas non plus les langues. Tandis que mon cadet me confie les dangers d’être pompier volontaire, il me rappelle ceux de mon ancienne vie si bien que j’acquiesce avec vigueur. «Je sais de quoi tu parles, oui. Et, c’est sans doute pour ça que j’ai été content d’avoir reçu de tes nouvelles.» Et, par conséquent, malgré les circonstances, heureux que nous profitions ensemble du cadeau dont Raelyn est l’instigatrice. «Et je comprends que tu aies été soulagé de pouvoir en demander en retour.» J’ai jeté un coup d'œil en direction de mon frère. Je l’ai trouvé détendu, assez pour nous deux quand j’aborde la question du sort réservé par la tempête à mon catamaran. « Beaucoup, oui. Raelyn aussi. On y a passé tellement de temps.» Nous y avons construit tellement de souvenirs dont je n’ai pas le droit de parler, là, de suite, mais que Rae et moi avons échangé juste avant que notre relation ne dérape. «J’aimerais bien dire que je l’ai bien vécu, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Je suis en colère, tu sais.» Ai-je déjà traité aussi ouvertement du péché capital qui m’entraînera tout droit vers les enfers selon les croyances de notre mère ? Est-ce bien nécessaire ? Ne l’a-t-il pas deviné, avec le temps, que mon alcoolisme en était le remède ? «Entre cette erreur judiciaire…» Ou presque. «Mon bracelet. Rae qui m’en a voulu de…» l’avoir enfermée dans le bureau pendant que je décidais de m’enfuir loin d’elle ? Est-ce narrable ? J’opte pour un nom et je m’interromps avec plus ou moins de subtilité. « Bref…c’était un tout. Je n’ai pas été à la hauteur avec Raelyn et avec la petite… et elles ne le méritaient pas. La petite encore moins, parce que c’est vrai qu’elle est adorable et…» Qu’ajouter ? Mon frère est perspicace, il saisira ce qui se cache derrière l’aveu de ma culpabilité. Nul doute qu’il devinera les raisons de cette soudaine diversion, fruit de ma curiosité parce que je suis sérieux : il a un bon feeling avec les gosses, Chad. Les enfants l’aiment et vice versa. Est-ce si fou de l’imaginer avec son propre gamin à choyer ? «Avec Kelly, oui.» J’aurais adoré être l’oncle du fruit de leur union à défaut de leur amour. Au vu de leur réalité, mon frère a surtout ressenti à son égard une profonde affection dont il demeure plus que des restes : ils s’entendent encore. Ils s’aiment, vraiment, mais différemment que Rae et moi. La nature de leur sentiment n’aurait pu rendre un gamin heureux selon les principes étriqués de ma belle-soeur. « Et ça aurait forcément tout compliqué, je l’entends.» Ce qui m’échappe, en revanche, c’est ce qui l’empêche de nourrir le projet puisque sa relation avec Casey semble bien engagée. « Difficile ? De vous décider à vivre ensemble ? » Je suis incapable de disismuler mon étonnement tandis que je le dévisage. Que cette étape ait été difficile pour Raelyn et moi m’a semblé logique : nous arrivions à peine à accepter que passer plus de trois semaines dans le même appartement était engageant, mais pas grave pour autant. Mais, ma relation de l’époque n’a rien de comparable avec celle qu’entretient mon cadet avec son compagnon. «Sam ne m’a rien dit du tout, pourquoi, il aurait dû ? Ou pu ? » Mes pupilles s’écarquillent : ils sont plus ronds que des soucoupes. « Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?» me suis-je enquis en me redressant cette fois : je suis de suite, non pas crispé, mais assez attentif pour me redresser. Peut-être même suis-je plus anxieux que j ne l’aurais imaginé.

Personne n'était épargné par les coups du sort dans la famille Taylor. Amos avait vécu son lot d'épreuves, et chaque fois Chad se demandait s'il allait le retrouver intact. Le retrouver tout court. Suite à son service à l'armée, il avait fallu des années à Chad pour se réconcilier avec l'idée de son frère. La prison changeait les hommes elle aussi. Elle les privait de leur humanité, les aliénait de tout ce qui pouvait bien les raccrocher au monde extérieur. Il était encore tôt, mais Chad se demandait ce que son frère avait bien laissé de lui dans cette cellule. Un peu de joie de vivre sans doute. Et la confiance qu'il avait pu construire ces derniers mois en constatant qu'il était un père suffisamment bon pour manquer à sa fille. La perte du catamaran, ce refuge qu'il s'était fièrement offert, était le coup de grâce. Amos semblait anéanti mais surtout en colère. En colère face à l'injustice du destin, qui semblait s'acharner dans les moments de vulnérabilité. Chad compatissait. Il comprenait même, que son frère puisse remettre en question certains de ses choix si la vie ne promettait pas d'être un peu moins cruelle en retour. « T'as le droit d'être en colère, mais sois indulgent envers toi-même. » avait-il tempéré, entrevoyant la volonté d'Amos de renoncer à ses derniers efforts si c'était la récompense à laquelle il pouvait prétendre. « Tu as parcouru trop de chemin pour tout ruiner à cause d'un foutu malentendu. Rien que de dire à voix haute que tu es en colère, tu te rends compte des progrès ? » lui rappela-t-il, comme la conscience qui lui faisait défaut en cet instant. D'ordinaire, Amos n'aurait pas mis des mots sur ce qu'il ressentait. Il se serait certainement contenté de les engourdir en buvant, terré par la honte de ne pas savoir gérer autrement. Avait-il cédé ? Il aurait eu le droit. Chad ne lui en aurait pas tenu rigueur compte tenu des récent événements. « Pourquoi Rae t'en veut ? Parce que tu as été éloignée d'elle et la petite contre ta volonté ? » Evidemment que non, du moins elle n'avait pas présenté les choses de cette manière. Chad ne vivait pas avec eux, il ignorait tout des intrications de leur couple. Mais de là où il se trouvait, il avait l'impression que son frère faisait de son mieux. Si Rae avait ses raisons de la fustiger, lui se devait de le soutenir pour une fois. « J'imagine qu'elle a eu peur, c'était quand même éprouvant pour tout le monde cette histoire. » dit-il afin de lui trouver des circonstances atténuantes. Raelyn était probablement aussi dure qu'elle était aimante. La peur avait le don de rendre les gens particulièrement impitoyables envers ceux qui comptaient le plus. Dans son ton, Amos avait l'air bien moins convaincu qu'il était résigné à l'idée de cet enfant jamais né de l'amour indéniable entre Kelly et son frère. Compte tenu de leur entente, il avait raison de douter que la perspective était mauvaise. Kelly elle-même n'aurait pas eu le moindre regret, si un miracle avait pu les récompenser de son infinie dévotion. Mais le passé était inaltérable et Chad préférait se concentrer sur l'avenir, quoiqu'incertain, entre Casey et lui. « C'est pas tant emménager ensemble le problème, c'est où ? J'ai pas envie d'abandonner la maison, et je comprends que Casey n'ait pas non plus envie de vivre dans le foyer qu'on a construit Kelly et moi. Je me doute qu'il y a des solutions, des compromis à faire, mais si on en trouvait pas ? » Voilà donc où Chad se situait actuellement. Dans le déni de ce qui pourrait advenir s'ils ne pouvaient avoir une vie de couple un minimum conventionnelle. Il regretta bien vite d'avoir mis sur le tapis sa discussion avec Sam. Evidemment que ce dernier n'avait rien raconté. « Non c'est rien oublie. Ça m'apprendra à douter de l'honnêteté de Sam. » coupa-t-il, espérant que la curiosité de son frère serait rattrapée par la décence de ne pas l'embarrasser. Après tout, ils étaient deux à garder des secrets. « Je lui ai peut-être raconté des choses, mais j'ai pas trop envie d'en parler maintenant. » Comment réagirait Amos, s'il lui avouait trainer depuis des mois la culpabilité d'avoir embrassé un autre homme que Casey ? Plus que le mettre mal à l'aise, Chad n'avait pas envie de montrer qu'il existait des failles dans son couple. Ils étaient plusieurs dans la famille à attendre le premier signe de faiblesse pour ouvrir le feu.