Entre deux classes, Raphael profite de ses quinze minutes de temps libre pour avaler une pomme et, bien sûr, replacer ses cheveux dans le miroir de la salle de bains. Cela fait quelques mois qu’il travaille à Everybody et il s’y sent confortable. Il n’est plus aussi timide lorsqu’il croise des sportifs dans l’établissement et ses sourires sont de plus en plus spontanés. On reconnait son nom et on le salue, parfois les participants de ses cours viennent lui poser des questions et il se sent professionnel dans quatre-vingt pourcents du temps. Il le connait bien son domaine, et à chacun de ses manquements s’accompagnent de longues recherches sur internet. Il veut bien faire. Son travail lui plaît et, ce qui lui plaît encore plus, c’est de partager sa passion avec des danseurs avancés ou débutants.

Seulement, son défaut le plus pointu, il refait surface. Plus les jours passent et plus son sommet s’extrait du sol pour présenter ses traits au grand jour. Avec chaque nouvelle routine, l’habitude prend le dessus. Oh, je peux partir cinq minutes plus tard aujourd’hui. J’arrive toujours en avance. Dix minutes, je veux prolonger ma discussion avec Kai. Quinze, cette fois, car je veux me montrer présent et attentif auprès de mes amis. Même s’il veut absolument bien faire sur son lieu de travail, sa peur de décevoir et de perdre des proches le sabote encore. C’est inévitable. Les traumatismes le suivent, lui collent à la peau, et chaque minute passée en l’absence des personnes qu’il chérit représente une menace. Comme s’ils allaient disparaître quand il n’est pas là.

Il a entendu le ton de Chad. Il l’avait salué en passant devant son local, mais sa voix n’avait pas été portée par la même intonation. Il avait ajouté, à la fin de l’échange de banalités traditionnel, une note inquiétante : viens me voir dans mon bureau quand tu auras terminé. Raphael avait hoché de la tête en déglutissant. Aussi, le dernier groupe de la journée avait remarqué qu’il était moins attentif que d’habitude et que certains de ses mouvements étaient maladroits et trop carrés. Personne n’avait posé de questions mais les théories avaient été murmurées de bouche à oreille : il est peut-être malade, fatigué, courbaturé. Si seulement ce n’était que ça. Avec la boule au ventre, Raphael prend son temps pour parcourir le couloir. Au loin, il voit la porte du bureau de Chad se dessiner. D’abord une ligne, puis un trapèze, et un rectangle lorsqu’il se trouve droit debout devant elle. Il passe sa main dans ses cheveux à maintes reprises – pas pour se recoiffer cette fois, mais pour essuyer sa nervosité. Ils sont trempés parce qu’il vient de sortir de la douche, où il a passé bien plus de temps qu’à l’habitude pour faire tarder le moment. Son visage lui pique car il n’a pas encore appliqué de crème hydratante. Il a oublié son sac de cosmétique ce matin, en partant de chez lui à 7h15 plutôt qu’à 7h. Il est arrivé huit minutes en retard. On lui avait fait remarquer et il s’était excusé, prétendant avoir cherché un endroit où cadenasser son vélo, comme s’il n’y avait pas des arbres, poteaux ou barres en métal disponibles à tous les coins de rue.

Il frappe deux petits coups discrets à la table. Chad ne semble pas les entendre car il doit se reprendre une seconde fois pour qu’il lève la voix derrière la porte fermée de son bureau. Docilement, Raphael entre dans pièce et ne pose pas aussitôt ses yeux sur son patron. « Excuse-moi, Il y avait la queue pour les douches alors j’ai été un peu long. » Non. Menteur. Il ne changera jamais. Sa tête est basse et rentrée dans ses épaules. Ses bras sont collés à son flanc, comme s’il était frigorifié. « Tu voulais me parler ? » Il couine en s’immobilisant devant le pupitre, dos droit et yeux fuyants.    

L'affaire s'était résolue à pile ou face. Pile, Chad se collait à la tâche de remonter les bretelles de Raphael. Face, le rôle revenait à Brad. Pas de chance, la corvée était tombée sur Chad, qui selon son associé, avait de toute manière la responsabilité d'avoir embauché le jeune homme. Pour quelqu'un qui fuyait le conflit comme la peste, Chad était dans une bien délicate situation, mais il pouvait au moins se consoler de garder le contrôle du récit. Il appréciait Raphael et le savait parfois fragile, à fleur de peau. Sa plus grosse crainte serait de le braquer, voire de le pousser vers la sortie, car à ses yeux le danseur était doué, et son épanouissement manifeste. Pour sûr Brad aurait été moins tendre que lui, ni assez patient pour ménager les émotions de leur plus si nouvelle recrue. Mal à l'aise, Chad avait ruminé plusieurs heures sur la façon dont il avait réclamé la présence de Raphael dans son bureau à la fin de la journée. Avait-il été trop sec ? Trop alarmiste ? Ou au contraire pas assez ? Il y avait des tas de motifs pour lesquels Chad pouvait convoquer ses employés, et certains moins mauvais que d'autres. Heureusement, la paperasse administrative avait eu raison de ses tergiversations. L'idée d'ouvrir une seconde salle dans le centre ville faisait son chemin dans leur esprit depuis quelque temps. Cela supposait de fait plus de travail pour Brad et lui, car chacun devrait assumer les responsabilités de l'autre. Les inscriptions ne faiblissaient pas, et les cours se trouvaient complets de plus en plus tôt. Des échos leur étaient parvenus qu'il devenait difficile de se procurer une place sans prévoir son coup une semaine à l'avance, ce qui avait le don de décourager les gens. S'ils voulaient continuer à satisfaire tout le monde, ils n'avaient plus le choix de rêver plus grand.

Absorbé dans des ambitions qu'il aurait autrefois qualifié de démesurées, Chad n'avait pas entendu les coups timides de Raphael contre la porte. Il releva les yeux à la seconde tentative, autorisant au jeune homme d'entrer avec une autorité bienveillante. Raphael avait l'air penaud, et pour se donner une contenance il se répandit en excuses, comme il le faisait souvent pour expliquer ses retards. Chad trouvait la situation assez ironique, mais il n'avait pas le cœur à en rire. Raphael soulevait néanmoins le problème qui leur était remonté aux oreilles : à ce stade, ils ne pouvait plus pousser les murs. « Oui, tu peux t'installer. » dit-il en l'invitant à s'asseoir sur le siège face à lui. Il avait remarqué le soin que prenait Raphael pour éviter son regard, et s'en voulait presque de lui inspirer autant de crainte. « Sache que j'aime pas du tout être dans cette position Raphael, et que ça ne remet pas en question la qualité de ton travail, mais les gens ont commencé à se plaindre de tes retards répétés. » avait-il commencé sans tourner autour du pot. La tension était à couper au couteau, il n'était pas nécessaire de la charger davantage. Il enchaina avec la suite d'un discours improvisé dont il avait néanmoins délimité les contours. Constat. Résultat. Solution. « Nos abonnements garantissent des cours de 1h. Quand tu arrives 5 min en retard, 3 fois par semaine, ça fait déjà 15 minutes qui sont leur sont volées. » Le choix des mots n'était pas anodin. Lorsqu'on monnayait le temps, chaque minute comptait. Chad était à cheval sur la ponctualité, et sur ce point Raphael lui avait fait bonne impression la première fois. A mesure que les mois passaient, il avait la désagréable impression de s'être fait berner, comme lorsque s'estompait l'illusion des amours nouveaux. « Tout le monde est ravi par ailleurs. Tes cours sont plebiscités et toujours complets, mais tu comprendras que c'est pas juste pour les autres profs qui eux font preuve de ponctualité. » Au risque d'être trop subtil, il parlait bien de salaire. L'équité se devait d'être respectée même dans les rangs du personnel. « Si tu débordes de 3 minutes entre deux cours parce que tu as besoin d'aller te rafraichir, personne ne t'en voudra. Mais quand tu arrives en retard à ton premier cours c'est un problème. » Son ton ne s'était pas voulu sévère, mais au contraire indulgent. Comme une leçon qu'un père essayait de sermonner à son enfant. « T'es pas obligé de me répondre, mais est-ce que tout se passe bien chez toi ? Tu sais, c'est pas parce qu'on a une relation professionnelle qu'on se fiche de ce qui se passe dans la vie de nos employés en dehors de la salle. »

Gorge asséchée, et pas seulement par les efforts que lui ont exigé le cours de danse, Raphael acquiesce d’un hochement de la tête pensif.  Tâtant d’abord le dossier de la chaise que Chad vient de lui désigner, il prend son temps ; il replace son t-shirt, ses cheveux, tapote le fond du siège pour le débarrasser de la poussière invisible, puis se racle la gorge en y posant enfin les fesses. Son regard se pose partout où il n’y a pas son patron. Il cherche une nouveauté dans ce bureau, un item qu’il pourrait pointer du doigt afin de déjà changer le sujet alors que celui qui fait peur n’a pas encore été évoqué. Il ne connait pas assez la pièce pour noter un quelconque détail assez important pour le mentionner. C’est seulement la deuxième fois qu’il vient ici et Raphael n’est pas connu pour sa mémoire visuelle. La plupart du temps, il n’a pas conscience de l’environnement physique qui l’entoure. Il est soit plongé dans ses fantaisies, soit occupé à craindre les regards du public, alors la couleur des murs ou l’agencement des meubles lui passe par-dessus la tête. « Sache que j'aime pas du tout être dans cette position Raphael, et que ça ne remet pas en question la qualité de ton travail, mais les gens ont commencé à se plaindre de tes retards répétés. » Il déglutit, regarde enfin le garçon qui a mentionné le mot cauchemardesque. Retard. Oui, Raphael est un retardataire, et on lui a fait remarquer plusieurs fois. La fois de trop, ça avait été le jour de son renvoi, quand il a dû laisser derrière lui sa classe de gosses à la demande des parents qui n’appréciaient pas son manque de ponctualité. Il s’était enfermé dans sa chambre et avait pleuré deux jours de suite, au point de frôler la déshydratation, d’ailleurs. « Nos abonnements garantissent des cours de 1h. Quand tu arrives 5 min en retard, 3 fois par semaine, ça fait déjà 15 minutes qui sont leur sont volées. » C’est le discours méthodique de tous les patrons qui souhaitaient crédibiliser leurs sources. Certes, Chad a raison, mais la mauvaise foi de Raphael refuse d’y voir la logique. Il se referme, les mains coincées entre les genoux. Quelques années plus tôt, il aurait cherché des raisons extérieures, aurait blâmé les circonstances pour ces retards répétés mais il a gagné une certaine maturité désormais, alors il préfère se taire. Rien de ce qu’il dira pour le sauver de ses défauts. S’il arrive aussi en retard, c’est parce qu’il se refuse de gaspiller une seule seconde qu’il pourrait passer en compagnie de celui qui le fait sourire aujourd’hui. Il a peur de le perdre. Il croit qu’en ne répondant pas à ses messages aussitôt, Kai perdra de l’intérêt pour lui. Et ce serait sa deuxième fin du monde. « Tout le monde est ravi par ailleurs. Tes cours sont plebiscités et toujours complets, mais tu comprendras que c'est pas juste pour les autres profs qui eux font preuve de ponctualité. » Il refuse un sourire fier de percer son visage. Il reste de marbre mais il a bien noté le compliment dans sa cervelle, et c’est suffisant pour qu’il ne se jette pas par la fenêtre du bureau afin de fuir la situation. Il opine du chef, déjà bien conscient de tout ce qui lui affirme Chad puisque ce n’est pas la première fois qu’on le réprimande de cette manière. Son esprit créatif s’est développé au dépend de son esprit rationnel. Bordélique, procrastinateur – il a tous les défauts d’un mauvais directeur d’entreprise, mais il a du cœur aux autres tâches. Raphael allait s’excuser et faire la promesse de faire attention les prochaines fois (que peut-il faire d’autre de toute façon ?) mais la voix de son patron change de ton alors qu’il lui pose une question personnelle. Il ne s’y attendait pas. Légèrement mal à l’aise, il s’efforce de soutenir son regard tandis qu’il pèse le pour et le contre. Il ne veut pas passer pour une victime. Ça ne l’aidera pas. Mais une lueur empathique dans les yeux du garçon lui détend les muscles tandis qu’il fait : « Ouais, ça va. » Cette phrase aussi neutre que possible n’arrive même pas à convaincre Raphael. Il se mord le bout de la langue, son talon s’étant mis à taper au sol. « Je sors d’une relation compliquée. » Il admet nerveusement. Ça n’a pas été une vraie relation. Ça n’a jamais été réciproque. Et encore aujourd’hui, ses réactions sont modulées par cette expérience avec Kieran. Il a si peur de refaire la même erreur que le travail et les responsabilités passent en second plan. Il tente peut-être de réparer son passé avec Kai. Ce serait égoïste de sa part, et c’est pour cette raison que le brésilien ne connait même pas ce fantôme de son passé. « Ce n’est pas une bonne raison pour arriver en retard ici, il n’y en a sans doute pas, mais je suis... Très novice en matière de... Enfin... » Pourquoi parle-t-il de ça à son patron ? « Je crois que c’est trop personnel. Ça n’a pas sa place ici. » Il affirme finalement pour se convaincre d’arrêter de parler. Il devrait seulement l’excuser pour son manque de professionnalisme et tenter de faire mieux.  

La posture autoritaire l'incommodait bien peu. Chad en avait fait son fonds de commerce des années durant, de donner des ordres à des corps consentants pour les aider à se sentir mieux. Il se félicitait toujours de constater qu'un corps sain facilitait le développement d'un esprit sain. Lui n'était qu'un catalyseur un peu bruyant, souvent insistant, qui savait déceler les limites au-delà des celles qu'on s'imposait pas prudence, voire par paresse. Non, ce qui l'incommodait, c'était d'incarner cette figure face à Raphael, ce jeune homme qu'il avait vu grandir en si peu de temps. Il suffisait de l'observer un peu pour deviner que Raphael se nourrissait de l'énergie de ceux qu'il entrainait autant que ces derniers apprenaient de sa passion, et d'une précision que Chad, novice en la matière, pouvait qualifier de virtuose. Le braquer avec une vérité difficile à entendre était bien la dernière de ses intentions. Le danseur resta mutique, vissé sur son siège, les genoux et les mains joints pour prendre le moins de place possible dans ce bureau qui se refermaient autour de lui. Son regard ne s'était pas encore aventuré à affronter le sien, pourtant aussi indulgent que possible. Loin de s'offenser de son silence, Chad le trouvait mature et approprié. Un silence approbateur, bien loin des dérobades habituelles qu'opposaient les coupables les moins susceptibles de se repentir. En lui accordant un compliment à peine déguisé, Chad n'était pas déloyal. Ce n'était pas un piège qu'il lui tendait contre un peu d'honnêteté, mais un aveu sincère qu'il tenait à lui faire pour qu'il comprenne que, même s'il était de fait partisan de la ponctualité, il lui associait bien d'autres qualités. Raphael demeura stoïque, prudent. Cela faisait de lui quelqu'un de lucide, en plus d'être réfléchi. A la place, il opina du chef, comme un enfant qui s'efforçait de retenir la leçon, ou du moins de le faire croire pour se dépêtrer le plus rapidement possible d'une situation inconfortable et rébarbative. A en juger son expression, il ne s'était pas attendu à un tel changement de paradigme lorsque Chad se risqua à lui demander si tout se passait bien dans sa vie. Il resta interdit quelques secondes, comme si c'était la première fois qu'on lui posait une question à la fois si anodine et lourde de sens dans le cadre du travail. Avec un peu d 'imagination, on pouvait voir un ange et un démon perchés de chaque côté de ses épaules lui susurrer à l'oreille. Devait-il répondre sincèrement ou être évasif ? Voire mentir, comme on le faisait souvent pour ne pas s'appesantir sur un mal qui était voué à rester jusqu'à ce que le temps fasse son œuvre. Raphael opta d'abord pour la dernière option, lui assurant que tout allait bien alors que son corps, sa voix, tout son être criaient l'inverse. Après une vague hésitation, il ajouta sortir d'une relation compliquée. Chad trouvait la précision cohérente, même si elle n'expliquait pas tout à fait la raison de ses retards. Lors de ses ruptures, Chad s'était réfugié dans le travail, mais il oubliait souvent que le monde n'était pas forcé de réagir comme lui. Perspicace, Raphael se corrigea de lui-même, insinuant par la même occasion que cet aveu n'était rien d'autre qu'une marque de confiance. Une allusion timide qu'une partie de lui voulait bien briser la dynamique rigide d'une hiérarchie que Chad n'avait jamais voulu imposer. « En matière de rupture ? Ou de ponctualité ? » Peut-être les deux, sa répartie n'était rien d'autre qu'une perche qu'il lui tendait  affablement. « Tu as le droit de te sentir mal, et je serais le pire patron si je te disais de laisser tes problèmes à l'entrée de la salle. » avait-il ajouté pour dissiper encore les doutes qui persisteraient sur sa sincérité. « Tu es un artiste, pourquoi tu mettrais pas cette épreuve à profit dans tes cours ? Bien plus de personnes pourraient s'identifier à toi que tu le crois. » Chad se leva pour ouvrir une fenêtre, laissant entrer un air que Raphael s'était empêché de respirer. En s'éloignant, il autorisait le jeune homme à se détendre sans se sentir scruté. « Après je comprendrais que ce soit trop personnel pour le partager avec tout le monde, mais je serais vexé si tu croyais que ça ne m'intéresse pas. » Il retourna à sa place, faisant pivoter sa chaise dans un sens puis dans l'autre. « Tu sais que c'est un safe space ici, c'est pas juste du marketing. »

Raphael a l’impression qu’une trop petite poignée de gens est disposée à l’entendre parler du fond du cœur. Il y a des règles de bonne conduite dans la société pré-faite, et souvent la maturité et la réserve sont prônés dans un contexte professionnel. Même si Chad, son patron, s’est montré très ouvert et attentif à lui depuis le jour de leur rencontre, il se sent retenu par des fils. Il craint de se faire reprocher un manque de retenue ou de privacité, même si c’est bel et bien sa vie personnelle qui le fait parfois (souvent) arriver en retard au boulot. Il ne joue pas la carte de la naïveté dans le moment présent : il s’attendait à cette remarque de la part de l’homme dès l’instant où il l’a invité à le rencontrer à son bureau en fin de journée. Et, malgré son ton qui a toujours été amical et son ouverture d’esprit impressionnants, Raphael n’arrive pas à formuler la véritable excuse derrière ses agissements. Il n’avait pas pensé à une histoire à broder pour la simple et bonne raison qu’il connait son incapacité à mentir. Ses joues rouges hurlent la vérité à sa place lorsqu’il tente de l’esquiver maladroitement. Malgré tout, il ne se sent pas assez à l’aise pour mentionner les faits tels qu’ils sont, alors il s’impose un mutisme et coince toute possibilité de gestuelle éloquente entre ses deux genoux fermés. Aussi, il fixe le bureau comme si sa vie en dépendait. « En matière de rupture ? Ou de ponctualité ? » La question lui arrache une sorte de gloussement inanimé. Il refuse toujours de regarder son patron. En matière de ponctualité, il est effectivement très novice. Mais ce n’est pas ce qu’il sous-entendait. De plus, il avait prétendu savoir arriver à l’heure durant son entretien d’embauche, alors de révéler la supercherie le mettrait dans une mauvaise situation. Pire que celle-ci. « De relations. Je n'ai jamais rompu avec personne. » Il se confie d’une voix de souris, à peine perceptible, parce qu’il refuse de croire qu’il vient de dire cela sur son lieu de travail. Autant Chad est un être humain avec beaucoup d’empathie, autant il pourrait lui reprocher de laisser sa vie personnelle empiéter sur son rendement. « Tu as le droit de te sentir mal, et je serais le pire patron si je te disais de laisser tes problèmes à l'entrée de la salle. » Surpris, il relève un œil. Discret. Muté. « Tu es un artiste, pourquoi tu mettrais pas cette épreuve à profit dans tes cours ? Bien plus de personnes pourraient s'identifier à toi que tu le crois. » Le suivant du regard, il lâche un soupir réconforté quand le pan de la fenêtre s’ouvre, laissant entrer plus d’oxygène, que Raphael gobe avec appétit. Avant, il dansait pour cette raison. Il dansait pour envoyer balader tous ces garçons qui riaient de lui en le pointant du doigt, il dansait aussi pour évacuer tout l’amour qu’il pouvait ressentir envers les mauvaises personnes. Diana, et Kieran, principalement, dont les regards détournés lui faisaient presque perdre foi en la notion même de l’amour. Mais, aujourd’hui, c’est différent. C’est une relation naissante qui lui fait perdre ses repères et le fait quitter son appartement dix minutes en retard. Il accorde bien trop de temps à Kai, oublie de prendre soin de lui parfois. Les appels Facetime interminables en plein milieu de la nuit lui creusent de profonds cernes sous les paupières, qu’il arrive au moins à cacher avec un peu de maquillage. Il a peur de le perdre. Il a peur de souffrir autant qu’il a souffert dans le passé, alors il offre tout de lui à ce garçon qui n’en demanderaient pas autant s’il savait. « C’est une bonne idée. » Qu’il acquiesce enfin, pensant qu’il pourra s’en sortir plus rapidement s’il ne fait qu’approuver tous les dires de son supérieur. Il est comme ça, Raphael. Il évite les débats, se met d’accord avec tout le monde pour tuer le conflit dans son cocon et ne joue jamais, ô grand jamais, à l’avocat du diable. « Après je comprendrais que ce soit trop personnel pour le partager avec tout le monde, mais je serais vexé si tu croyais que ça ne m'intéresse pas. » Alors il sera vexé. Parfois, Raphael se demande comment on peut simplement se soucier de lui alors qu’il n’arrive pas à se percevoir égal aux autres. Il y a tellement plus intéressant que lui. « Je crois surtout que nos clients ne viennent pas ici pour entendre les plaintes de leurs coachs. La plupart des gens pratiquent le sport pour évacuer leurs pensées alors ce serait ennuyant s’ils ressortaient d’ici en ayant les problèmes des autres sur la conscience. » Qu’il marmonne, hébété. « Tu sais que c'est un safe space ici, c'est pas juste du marketing. » Il marque un point. C’est écrit partout sur les murs, à l’intentions des clients. Des clients, pas des employés. « Est-ce que tu es amoureux ? » Il se risque à demander, posant enfin un peu de matière sur la table, préférant placer Chad sous les projecteurs plutôt que lui.

Dire que la pression retombait serait exagéré, surtout à en juger par l'expression naturellement renfrognée de Raphael. Néanmoins en ce qui le concernait, Chad estimait avoir transmis le message que le hasard – et la malchance – lui avait confié. A présent, il pouvait reprendre son rôle de mentor bienveillant, et essayer autant que possible de gommer les réserves de son interlocuteur. Une oreille attentive à laquelle Raphael avait le droit de se confier sans la moindre contrainte. Dans les rapports hiérarchiques, la frontière était mince entre indulgence et curiosité intrusive, aussi le jeune homme avait-il tous les droits de vouloir faire de la rétention. Chad était humain, et il aurait vite fait de se servir des confidences du danseur lorsque le contexte lui serait moins favorable. C'était d'ailleurs pour cette raison que la vérité était bien plus tranchante de la part des personnes les mieux informées. A mesure que le temps passait, que la confiance s'installait, Raphael donnait l'impression de vouloir dire les choses sans pouvoir tout à fait se résoudre à ce qu'elles soient entendues. Peu sûr de lui, il se confiait à voix basse, comme s'il voulait se laisser une porte de sortie au cas où Chad ne serait pas disposé à l'écouter. C'était peine perdue, car le quarantenaire savait lire entre les lignes. Cela dit, il était bien forcé d'admettre qu'il avait du mal à raccrocher les wagons. Raphael sortait d'une relation compliquée mais il n'avait jamais rompu avec personne. N'avait-il pas fait le deuil de cette relation ? Ou était-ce une relation à sens unique qui ne méritait même pas d'être rompue ? Pour ne pas désarçonner Raphael, il garda pour lui ses réflexions, estimant que la suite de la conversation suffirait à faire la lumière sur ses incohérences.

Pour de bon, l'air qui s'engouffra dans la pièce acheva de rafraichir l'atmopshère. Raphael inspira un bon coup, se gonflant autant de courage que d'oxygène. Sa réponse demeura laconique, expéditive. Chad avait assez d'expérience pour savoir que le jeune homme le brossait dans le sens du poil, et c'était tout à son honneur. « C'est une idée bien assez banale pour que je sois pas le premier à y avoir pensé. » avait-il rétorqué, convaincu que Raphael y avait pensé avant lui. Incarnation du syndrôme de l'imposteur, ce dernier continuait de se trouver des excuses pour ruminer dans son coin, et épargner les autres avec ses problèmes. Chad serait plus rassuré s'il avait la certitude que Raphael réservait cette excuse aux étrangers, mais il avait la conviction qu'il y avait quelque chose de plus profond que ça. « Je t'apprends rien en te disant que la plupart des gens qui viennent ici ont subi des traumatismes. Pas forcément des choses affreuses, je suis pas là pour juger de ce qui est grave ou non. Juste des épreuves qui les ont rendus plus vulnérables. Et sensibles à la souffrance des autres. » Autrement dit, personne ne le jugerait d'avoir des problèmes et de vouloir les communiquer d'une façon ou d'une autre. « Tout ça pour dire que ça pourrait être cathartique pour tout le monde. » dit-il en hochant les épaules. Au final, la décision revenait à Raphael. « Je te demande pas de te plaindre aux élèves, juste de partager ça avec elles et eux comme tu sais le faire. En dansant. » qu'il conclut avec un rictus au coin des lèvres. Sans préambule, Raphael décida de reprendre le contrôle de la discussion. La surprise de Chad face à soudaineté de la question céda rapidement à la fierté. « Ah d'accord, c'est toi qui poses les questions maintenant. » opposa-t-il sur le ton de la plaisanterie, levant les paumes en signe de reddition. « Très bien, je suis quelqu'un de juste alors je vais te répondre. Oui je suis amoureux. En couple et heureux. Mais ça n'a pas été une promenade de santé tu sais. » avait-il entamé, s'enfonçant un peu plus dans son siège comme s'il s'apprêtait à raconter une longue histoire. « J'ai fait des erreurs. Je me suis assumé sur le tard. Et j'ai dû prouver à celui que j'aime que j'avais changé et que je le méritais. » Sans trop en révéler, Chad avait joué le jeu de redonner du pouvoir à Raphael. « C'est pour ça que tu es distrait ? Parce que tu es amoureux ? »

Raphael n’en avait jamais vraiment parlé. Même Kai n’a jamais entendu ce prénom qui hante aujourd’hui le danseur au cœur lourd. Kieran a fait partie d’un passé désormais passé mais réside encore les cicatrices de son passage, comme de petits clous enfoncés dans la chair de Raphael, ou des flammèches qui lui hâlent l’épiderme. Il n’a jamais réussi à faire le deuil de cet échec en lequel il avait posé beaucoup – trop – d’espoirs, naïf qu’il était à penser que les cœurs pouvaient chavirer en sa faveur. Aujourd’hui, il ne comprend toujours pas comment fonctionne l’amour. Il craint de faire d’autres erreurs avec Kai, pour lequel il ressent quelques étincelles, sans pour autant arriver à se prononcer amoureux pour le moment. Leur relation est encore très jeune, ils se découvriront au gré des sorties, il apprendra les noms de ses trucs préférés et tentera de s’en rappeler pour lui offrir les meilleurs cadeaux. Ce sera un retour à la case départ, un duo qui naît de cendres chacune brûlées de leur côté. Raphael a envie que ça fonctionne, et si sa simple envie l’amenait à agir parfaitement avec Kai, il n’en serait pas là, convoqué au bureau de son patron qui commence à remarquer son relâchement. Heureusement, Chad se montre ouvert à la discussion et, en réponse, Raphael s’ouvre à son tour. Il explique ses doutes sans parader les détails plus intimes, présente surtout cette peur de décevoir sa classe s’il n’est pas le meilleur de lui à chaque leçon. « C'est une idée bien assez banale pour que je sois pas le premier à y avoir pensé. » Il y avait peut-être pensé inconsciemment. L’un de ses films préférés ne lui a-t-il pas justement appris que la danse est le meilleur moyen d’expression ? Billy Elliot n’a-t-il pas dansé toute sa colère dans les rues de Durham ? Lâchant un sourire timide, il acquiesce très doucement. Assez peu, pour que le garçon ne puisse presque pas le remarquer. « Je t'apprends rien en te disant que la plupart des gens qui viennent ici ont subi des traumatismes. Pas forcément des choses affreuses, je suis pas là pour juger de ce qui est grave ou non. Juste des épreuves qui les ont rendus plus vulnérables. Et sensibles à la souffrance des autres. » Il l’avait senti dès son arrivée. Les clients de cette salle de sport avaient des histoires à raconter, par leurs mots mais aussi par leur mouvement. En poussant la fonte, en soulevant les poids, en portant leur poings remplis d’émotions dans les sacs de boxe. Il y avait quelque chose de spécial dans l’air. Des émotions négatives qui pourtant ressortaient en bouquets de positivité. Chad et son partenaire avaient réussi à créer un endroit unique. Se mordant la lèvre inférieure, Raphael finit par approuver avec un peu plus de vigueur quand son patron lui explique que beaucoup de gens ici pourraient faire bon usage des émotions retranscrites dans la danse. Trouver l’inspiration, peut-être ? Quel honneur ce serait, pour Raphael, que d’inspirer. Il deviendrait quelque chose de plus. Level up. « Je vais faire de mon mieux. »

C’est à son tour de poser une question qu’il aurait peut-être dû ravaler. C’est déplacé, d’ouvrir le cœur de Chad sans son autorisation. Il n’était pas venu ici pour partir à la pêche aux informations. Ça lui aura échappé des lèvres, tout comme la surprise du plus vieux quand il s’étonne : « Ah d'accord, c'est toi qui poses les questions maintenant. » Penchant la tête sur le côté en se pinçant les lèvres, Raphael s’excuse à mi-voix. Il a compris qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie et qu’il n’était pas vexé. « Tu n’es pas obligé de répondre. » Il préfère lui présenter cette possibilité-là, aussi. « Très bien, je suis quelqu'un de juste alors je vais te répondre. Oui je suis amoureux. En couple et heureux. Mais ça n'a pas été une promenade de santé tu sais. » Le visage de Raphael prend en couleur et il ne peut contenir le sourire satisfait qui étire ses lèvres et gonfles ses pommettes. Éternel amoureux de l’amour. Il l’idéalise, la voit dans ses rêves mais se réveille à chaque fois qu’il s’en approche trop. On lui interdit de le ressentir dans toute son essence. Il espère que Chad en a goûté les saveurs. « J'ai fait des erreurs. Je me suis assumé sur le tard. Et j'ai dû prouver à celui que j'aime que j'avais changé et que je le méritais. » Ça n’avait pas été de tout repos, mais le prix en avait certainement valu la peine. Il comprend. Il comprend aussi qu’il n’a pas à quémander plus de détails à ce sujet. Il y a des erreurs qui ne doivent pas être déterrées au premier venu. Des petits secrets, des coquilles qui deviendront des conseils à donner. « Je suis content que ça se soit bien terminé. » Il se reprend, se redressant sur sa chaise : « Enfin, pas terminé. Vous êtes encore ensemble, alors ce n’est que le commencement. » Une question lui brûle les lèvres, il glisse sa langue sur ses palettes avec envie. « Est-ce que… Est-ce qu’il vient parfois à Everybody ? » En d’autres mots : Raphael l’a-t-il déjà vu ? Oh, les rumeurs et les potins d’adolescence. Ils ne s’évaporent jamais vraiment.

« C'est pour ça que tu es distrait ? Parce que tu es amoureux ? » Le silence qui suit parle à sa place. L’amour serait plus simple à définir s’il était comme les autres. L’asexualité du garçon l’a rendu extraterrestre, et il est convaincu qu’il ne parviendra jamais à satisfaire la définition de couple de quiconque il rencontrera. Même Kai, qui lui a pourtant assuré que ça ne le dérangeait pas d’être avec une personne qui ne pourra jamais satisfaire l’un de ses besoins primaires. « Je ne sais pas encore, à vrai dire. » Il confie, ses mains ayant retrouvé leur chemin entre ses genoux bien serrés. « Je suis distrait parce que j’ai peur de mal faire alors j’en fais trop et… Certes, il m’arrive de ne pas voir l’heure passer. » Oups ? « Il y a quelque chose que je ne pourrai jamais donner au garçon que je fréquente alors je compense ailleurs. Je n’arrive pas à m’imaginer les pires scénarios dans lesquels ça se termine aussi mal que la dernière fois, même si les deux garçons ne viennent absolument pas de la même planète. » Oh non, il imagine mal les deux K entretenir une discussion de plus de deux minutes. « C’est tout nouveau, pour moi. Je n’ai jamais été en couple. » Avant, ça le gênait de l’admettre. Désormais, il a d’autres problèmes. « Et j’ai peur de faire… des erreurs. » Des erreurs, comme Chad a fait ? Il n'en est pourtant pas mort.        

« Et ton mieux ce sera bien assez. » Raphael était un jeune homme attendrissant. Beaucoup trop pour lui infliger plus que de mesure le poids des remontrances. La quête d'identité dans laquelle il se trouvait, Chad, Brad et toutes les personnes qui avaient construit ces lieux l'avaient vécu avant lui. Leur empathie était leur force. Une qualité qui les démarquait des autres salles de sport, véritables usines à fabriquer les apparences en négligeant les peurs, les complexes et les histoires de chacun. Chad serait bien peu fidèle à sa propre devise s'il ne prenait pas le temps de comprendre les raisons qui se cachaient derrière les faux pas de Raphael. Et il était assez bon joueur pour lui montrer l'exemple, pour se dévoiler un peu lui aussi en échange de la confiance qu'il lui accordait un peu plus chaque minute. Raphael voulut ravaler sa curiosité, mais Chad s'apprêtait déjà à lui confier quelques détails sur son couple. Depuis que son homosexualité n'était plus un vilain secret, il était particulièrement fier de parler de Casey et de ses accomplissements comme s'ils lui appartenaient aussi un peu. « Le commencement oui. Ou le recommencement. On se connait depuis longtemps lui et moi. Je crois même pouvoir dire que c'est le seul homme dont j'ai été amoureux dans ma vie. » dit-il sans pouvoir contenir les papillons qui s'agitaient dans son abdomen chaque fois qu'il parlait de Casey. Après son divorce, Chad n'était pas retombé dans les bras de son amant par commodité. Ils aimaient dire à raison que le destin les avait réunis, et qu'ils n'avaient jamais vraiment cessé de penser l'un à l'autre lorsque leurs vies avaient pris des chemins différents. La véritable passion, Chad l'associait toujours à Casey. D'ailleurs, c'était peut-être une des nombreuses raisons qui avaient empêché son mariage de fonctionner. Quelque part dans un recoin de sa tête, il avait continué de vivre cette vie alternative à ses côtés. La curiosité de Raphael ne s'arrêta pas là, arrachant à Chad un rire attendri. On sentait dans sa fébrilité qu'il cherchait moins à noyer le poisson qu'à s'instruire sur l'amour, et se réjouir de ce qu'il était capable de révéler sur les gens qu'il envoutait.  « Oui ça lui arrive. Je pourrais pas te le décrire de façon objective, il est parfait à mes yeux. » Chad le décrivait toujours avec un regard amoureux, et un désir insatiable. Il ne voulait pas que Raphael se fasse trop d'idées sur ce qui se passait parfois dans les vestiaires désertés les soirs de semaine. « Je te le présenterai à l'occasion, si tu veux. Peut-être que tu le connais parce qu'il est plutôt actif dans le milieu associatif. Casey Hanson, ça te parle ? » demanda-t-il, se renseignant par la même occasion sur l'activisme de Raphael en dehors de l'établissement. Chad n'imposait rien à personne, il n'avait pas la moindre fibre prosélyte, contrairement à ce que pouvaient penser ses détracteurs. EveryBody n'avait pas l'ambition de convertir quiconque à autre chose qu'à l'amour de soi.

Amour était d'ailleurs un mot encore trop fort pour qualifier les émois balbutiants de Raphael. Peut-être même l'avait-il questionné sur ce sujet pour se conforter dans l'idée qu'il n'en était pas à ce stade de ses sentiments. « Disons que tu n'es pas indifférent à cette personne alors. » rétablit-il avec un sourire complaisant. La nervosité sembla rattraper Raphael. Même si ses mots étaient intelligibles, ils semblaient à fleur de peau. Chad le laissa s'en imprégner avant de répondre.  « Tu sais à quel moment on ne fait pas d'erreur Raphael ? » avait-il demandé de façon rhétorique, cherchant à soutenir son regard. « Quand on ne fait rien. » C'était vrai de tout. Il n'y avait rien de plus efficace que l'inertie pour ne prendre aucun risque.  « Des erreurs tu en feras, mais t'as pas à te sentir coupable. Tant que tu fais de ton mieux. Et que tu sais apprendre, et faire en sorte de t'améliorer. » ajouta-t-il pour faire écho à leur précédent échange. « Tout le monde fait des erreurs. Mais quand on aime quelqu'un, on tâche de les réparer ensemble. C'est comme ça qu'on renforce un couple. » Il n'y avait que dans l'adversité qu'on pouvait véritablement tester la résistance de ses sentiments. Chad en avait fait les frais, et s'il ne pouvait jamais affirmer avec certitude sa volonté d'agir de la même façon si on lui donnait la chance de revivre les 20 dernières années de sa vie, il n'en était pas moins heureux et épanoui aujourd'hui. « Tu peux pas vivre avec cette pression sur les épaules. C'est pas humain. » ajouta-t-il en hochant la tête. Comment Raphael pouvait-il faire autrement qu'être distrait, s'il devait anticiper la moindre petite erreur de son quotidien ? Et n'était-il pas le moins impartial pour en juger ? « A force de vouloir tout contrôler, on en oublie de vivre le présent. Et c'est un maniaque du contrôle qui te le dit... Sois plus indulgent avec toi. Parce que les autres ne le seront pas toujours. » conclut-il en esquissant un rictus de commisération. Lui l'était aujourd'hui. Il ne pouvait en faire autrement.

« Et ton mieux ce sera bien assez. » Et même si la phrase a trouvé son inspiration du cœur, Raphael ne peut s’empêcher de douter. Parce que son être entier est composé de doutes. Quand il sort du lit le matin, il s’interroge quant au meilleur pied à poser au sol le premier. Il doute sur la quantité de grains de cafés moulus à mettre dans la machine, aussi sur la date d’expiration d’une salade de fruits qu’il a faite plus d’une semaine plus tôt. C’est le doute qui le pousse à continuer et à espérer ne plus avoir de… doutes. Ça, il s’abstiendra bien de le dire parce qu’il ne veut pas que la conversation continue dans ce sens-là. Il apprécie la douceur avec laquelle son patron vient de lui soumettre cette proposition ; que son mieux est assez. Mais il préfère hocher de la tête et taire ses… doutes. Il se demande s’il devra franchir un certain cap de sa vie avant d’avoir la confiance de Chad, ou s’il est né foutu.

« Le commencement oui. Ou le recommencement. On se connait depuis longtemps lui et moi. Je crois même pouvoir dire que c'est le seul homme dont j'ai été amoureux dans ma vie. » Éternel romantique, Raphael sent les papillons voler dans son ventre et faire battre ses cils. Un sourire un peu con étire ses lèvres désormais, tandis qu’il coince son ongle entre ses dents en cherchant la suite du récit. « Oui ça lui arrive. Je pourrais pas te le décrire de façon objective, il est parfait à mes yeux. » Un gloussement révélateur s’échappe de son nez. C’est vrai que les gens sont de plus en plus beaux quand le temps passe et que les émotions se fortifient. Il est rare que Raphael trouve une personne belle au premier regard. Il a besoin d’apprendre à la connaître pour se former un avis – automatiquement subjectif. Aussi, il ne comprend pas la notion de « sexy » dans le sens où elle ne représente rien à ses yeux. La beauté est dans un sourire et dans un regard intéressé. « Je te le présenterai à l'occasion, si tu veux. Peut-être que tu le connais parce qu'il est plutôt actif dans le milieu associatif. Casey Hanson, ça te parle ? » Rencontrer quelqu’un ? Cette idée le stresse aussitôt et il se raidi le dos en sortant son ongle de sa bouche (enfin). « Eum, non, ça ne me dit rien. Mais j’ai pas une très bonne mémoire pour les noms. » Les visages lui restent en tête bien plus longtemps. S’il avait vu cet homme parfait aux yeux de Chad, certainement qu’il reconnaîtrait sa perfection au gré d’une future rencontre. Cela dit, il en doute fortement vue sa tendance à passer la majorité de son temps libre seul. « Il doit vraiment être incroyable, s’il est le seul garçon qui a pu attirer ton attention. » Il finit par conclure alors qu’il est le premier à savoir que ce ne sont pas toujours les meilleures personnes qui inspirent un sentiment aussi fort que celui de l’amour. Il y a eu Kieran, avant Kai. Et, ça, c’était catastrophique. Raphael préfère croire qu’il existe des univers dans lesquels il a trouvé la bonne personne dès le jour 1, exactement comme son patron. Il est trop tard pour que cette histoire soit aussi la sienne, alors il devra miser sur cette nouvelle aventure qui se présente à lui, aux côtés d’un brésilien qui ne l’a jamais regardé de travers malgré ses différences.

« Disons que tu n'es pas indifférent à cette personne alors. » Comment être indifférent de Kai ? Il est un rayon de soleil, les sept couleurs de l’arc-en-ciel en même temps. Son seul défaut, c’est d’être trop parfait et de rappeler à Raphael qu’il ne l’est pas et qu’il ne le sera jamais. « Tu sais à quel moment on ne fait pas d'erreur Raphael ? » Ancrant ses yeux aux siens, il l’interroge de cette manière. « Quand on ne fait rien. » Plissant les paupières, il réfléchit à cette proposition, légèrement hébété. Il a toujours entendu le contraire : ne rien faire est la pire erreur car elle apporte les regrets. Ce trouble ne l’empêche pas d’écouter la suite des conseils de Chad parce qu’il a l’impression qu’il a beaucoup plus d’expérience que lui et que ce serait – une erreur – de ne pas entendre ce qu’il a à dire. « Tout le monde fait des erreurs. Mais quand on aime quelqu'un, on tâche de les réparer ensemble. C'est comme ça qu'on renforce un couple. » Un couple ? Forme-t-il un couple ? Doivent-ils réparer des choses ensemble ? Lui doit-il quelque chose, et vice-versa ? Il n’est pas certain de pouvoir trouver cette réponse aujourd’hui. « Tu peux pas vivre avec cette pression sur les épaules. C'est pas humain. » Ces paroles ont un étrange effet sur Raphael. Elles lui délivrent de plusieurs kilos et lui brouillent les yeux d’eau saline. Comme s’il réalisait qu’il vivait, justement, avec cette pression depuis qu’il a conscience de vivre dans une société. Si ce n’est pas un humain, cela fait quoi de lui ? « A force de vouloir tout contrôler, on en oublie de vivre le présent. Et c'est un maniaque du contrôle qui te le dit... Sois plus indulgent avec toi. Parce que les autres ne le seront pas toujours. » C’est bizarre comme ces conseils ne miroitent rien de ce qu’il a appris mais font quand même sens. Une nouvelle perspective de vie qu’il ne pourra certainement pas adopter en un claquement de doigt, mais qui peut lui ouvrir la porte sur de nouvelles pistes de réflexion. Essuyant quelques peu ses paupières, pour dissimuler les preuves, il prend le temps de remercier Chad d’un énième hochement de tête. « Alors j’essayerai de lâcher prise. Ça doit commencer par ça ? » Ce n’est pas gagné d’avance, mais il aura le mérite d’essayer de contourner son instinct. C’est ce dont il a besoin, pour accepter une nouvelle aventure et dire au revoir à un passé ponctué de déceptions plus douloureuses les unes que les autres. « Merci beaucoup d’avoir pris le temps de me dire tout ça. » Il déglutit puis se rappelle la raison première de sa visite au bureau : « Je n’arriverai plus en retard… Enfin, je ferai vraiment de mon mieux. » Et son mieux c’est bien assez, pas vrai ? « Ma classe commence dans cinq minutes, je vais devoir me dépêcher. » Qu’il prévient en décollant ses fesses de son siège. Puis, juste avant de sortir, il dirige un dernier regard vers Chad : « Ça m’a vraiment fait du bien de parler. » Il se sent rougir à employer autant d’honnêteté, à se montrer si vulnérable, alors il baisse les yeux avant de disparaître en fermant la porte derrière lui, bouillant comme un œuf cuit dur.