Le dos courbé vers l'avant, les yeux rivés sur l'écran, Chad était absorbé par cet épisode final de Race of Australia comme si sa vie en dépendait. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, comme à cette époque de la fac où l'adrénaline gonflait ses poumons et stimulait ses nerfs avant chaque match de rugby. Comme à chaque instant crucial de son existence, il était suspendu à un destin qu'il ne contrôlait pas, et pourtant se fiait aux talents que Kelly n'avait cessé de démontrer tout au long de cette aventure. Cramponné au cuir du fauteuil, il était figé de trac. Chaque semaine, il l'avait suivie religieusement, l'avait redécouverte avec le même œil innocent que le reste du pays, non sans une pointe de fierté qu'il refusait d'exhiber par superstition plutôt que par modestie. Quand on l'avait enjoint avec beaucoup de mystère d'allumer sa télévision, il l'avait d'abord fait sans grande conviction. Encore un énième documentaire sur les pompiers de Brisbane, avait-il pensé avec ennui. Quelle ne fut pas sa surprise de l'apercevoir si peu apprêtée et pourtant si sûre d'elle. De la voir grandir jour après jour, au gré des interactions humaines. De l'observer si bousculée dans ses contradictions, et pour une fois si indulgente. Chad était passé par toutes les émotions. Il avait été stupéfait, sidéré, en colère parfois, et très souvent ému. Difficile de retenir une larme lorsqu'elle avait outrepassé ses croyances pour enlacer son binôme, et surtout de ne pas y déceler un aveu inconscient. Chad avait désormais la preuve que son implacabilité serait désormais motivée par une véritable rancœur plutôt que pour satisfaire sa foi. Cette perspective l'angoissait plus encore, mais il était juste assez euphorique pour ne pas s'en formaliser, et pour ne pas ressasser que, peut-être après tout, il n'avait jamais été une victime de leur amour brisé. Le verdict était tombé. Kelly avait remporté Race of Australia. Ses bras en étaient tombés. Chad avait fini par enfin déglutir après avoir retenu son souffle pendant ce qui lui avait semblé une éternité. Sa bouche était sèche. Ses mains étaient moites. Mais son cœur était léger. Soulagé. Il n'avait jamais été si heureux qu'elle discrédite ses certitudes. Électrisé, il avait hésité une seconde à la féliciter par message, puis s'était finalement ravisé. La nuit portait conseil, et malgré ses membres encore raidis par le stress il s'était endormi paisiblement.

Les rayons du soleil qui lui chatouillaient le bras avaient expédié son réveil. Ou peut-être était-ce la fébrilité qui l'avait obsédé toute la nuit, jusqu'à s'immiscer dans ses rêves ? Le sommeil n'avait pas entamé son désir de féliciter Kelly pour sa victoire inattendue et pourtant amplement méritée. Elle était sans doute déjà assaillie par la joie de ses proches, dont il ne faisait indubitablement plus parti, et Chad avait alors décidé de s'affairer à la préparation de cookies pour occuper sa matinée précoce. Une activité solitaire qui lui rappelait avec tendresse cette époque si lointaine où Kelly et lui avaient été proches. Il disposa une fournée dans une assiette qu'il emporta avec lui. Dehors, le vent était doux, et le quartier encore paisible. Chad  attaqua le chemin qui le séparait de la maison de son ex femme d'un pas insouciant, comme si c'était un rituel qu'ils n'avaient pas méprisé depuis des mois. Il se planta un instant devant l'allée qui serpentait jusqu'à sa porte, avant d'achever de se convaincre qu'il était trop tard pour faire demi tour. Avec un peu de chance Kelly serait même ailleurs, accaparée par l'attention soudaine que lui procurait sa nouvelle notoriété. Elle n'avait peut-être plus le temps de se soucier des fantômes de son passé. Chad en était persuadé, il y aurait un avant et un après Race of Australia. Tiraillé entre excitation et appréhension, il pressa la sonnette. Les aboiements de Tobey ne tardèrent pas à s'élever par-dessus le carillon, et ce fut après quelques secondes interminables que la silhouette gracile de Kelly se dessina dans l'embrasure de la porte. « J'ai apporté des cookies. » dit-il comme si sa visite n'avait rien de surprenant. Difficile de déterminer si Kelly était satisfaite ou agacée de le voir si guilleret sur son perron. « Je... j'ai regardé la finale hier. Je voulais juste te féliciter. » reprit-il avec un sourire penaud. C'était une bien maigre récompense comparée à celle promise par sa victoire à l'émission, mais le geste lui avait semblé symbolique. Au fond il espérait qu'elle le laisserait entrer, mais il s'était aussi préparé à l'éventualité de la laisser profiter de l'assiette en une autre compagnie que la sienne.

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Clarence, qui méprisait la téléréalité plus que tout au monde -et la télévision tout court- avait décroché le téléphone pour la féliciter de sa victoire diffusée à travers l’Australie bien qu’il fut le premier auprès de qui elle avait craché le morceau à peine rentrée à Brisbane. Il n’était pas avare en compliments sur le cheminement de cette aventure haute en émotions. Ses collègues l’avaient contactée, certains de ses clients restaurateurs qui l’avaient reconnu dans leur petit écran. Ses amis, ses connaissances, d’anciens camarades d’université n’avaient pas manqué de lui donner un coup de fil, envoyer un texto, un message instantané sur les réseaux sociaux. Et il y avait les inconnus, ces milliers d’anonymes qui s’étaient convertis en followers au fil des épisodes de Race of Australia et qui, ce soir-là, explosaient de joie pour elle et Loan devant leur écran. Ils avaient gagné. Il y avait quelque d’étrange dans le décalage temporel entre le jour où le binôme avait appris sa victoire et celui où le reste de l’Australie le découvrait. L’euphorie était passée depuis longtemps pour Lee, les sous de ses gains dormaient sur son compte en banque depuis des mois, mais elle esquissait un sourire à chaque message, accueillait chaleureusement les félicitations de chaque coup de téléphone. Un verre de vin à la main, plongée dans un silence ponctué de sonneries et de notifications, la joie était douce-amère. De toute la soirée, elle ne reçut rien de la part de ses parents. Rien de la part de Chad. Et comme entourée d’une bulle dans une foule en émoi, transparente au milieu de festivités, c’était la solitude qui l’emportait, un larsen grave écrasant ses pensées.

Des messages par dizaines s’affichaient sur l’écran de son téléphone le lendemain matin, cependant, Kelly abandonna l’appareil pour un jogging autour du pâté de maisons accompagnée de Tobey. Pour s’aérer l’esprit, faire le ménage dans sa tête, songeait-elle. Tap, tap, tap… Ses pieds chaussés écrasaient le bitume à un rythme régulier, les quatre pattes du Beagle suivaient de près. Sa queue de cheval, haute sur son crâne, se balançait de gauche à droite en battant sa nuque. Sa respiration était la seule chose qui importait pendant ces quelques minutes. Elle n’allait pas vite, elle n’allait pas loin, là n’était pas le but. Elle devait balayer ses pensées, toute forme de négativité. Surtout, elle savait qu’elle avait repoussé à plus tard de nombreuses confrontations. Après la finale, s’était-elle dit. Après la finale, elle irait voir Hassan. Après la finale, elle s’occuperait de Clay. Après la finale, elle parlerait à Chad. Désormais, elle était à court d’excuses pour tout repousser.

Sortie de la douche, polie, parée, tout allait mieux -bien, bien mieux, n’est-ce pas ? Kelly n’avait pas encore cessé cette habitude de se mentir à elle-même. Esquiver les émotions était à la sommelière ce que le sacrifice d’un membre était aux lézards ; et dans un sens, elle laissait un peu d’elle-même de côté dans le processus elle aussi. La sonnette avorta ses plans de réclusion et de déni face à sa machine à coudre pour la journée. Le visage de Chad lui faisant face, une fois la porte ouverte, acheva définitivement tout espoir d’échapper à ses résolutions. Et Lee ne pouvait pas même prétendre qu’elle n’était pas prête à le voir tant elle avait imaginé ce moment, répété ce qu’elle lui dirait, comment elle le lui dirait, encore et encore comme une scène de pièce de théâtre jouée dans un coin de son imagination. Elle ne pouvait pas le rejeter et lui claquer la porte au nez -non pas qu’une partie d’elle n’en ait pas l’envie ; cela n’allait pas dans la direction qu’elle voulait donner à sa vie, cela n’était pas ce qu’elle avait appris et retenu de son aventure et de son amitié avec Loan. Elle devait faire mieux. Elle le pouvait. Et elle était terrorisée, tétanisée devant son ex-mari et son inoffensive offrande de cookies.

« Je... j'ai regardé la finale hier. Je voulais juste te féliciter. » Il avait bel et bien suivi l‘émission et sa victoire. Non, il n’avait rien dit la veille. Chad voulait venir en personne. Elle n’en était pas surprise ; ce qui l’étonnait, c’était d’avoir douté qu’il finirait par saluer son exploit. Encore une fois, l’amertume avait fait oublier à Kelly qui il était, dans le fond. On pouvait pourtant croire que dix années de vie commune s’accompagnait de plus de certitudes à propos de la personne avec qui l’on partage ce bout de chemin. Mais elle avait cessé de croire le connaître depuis qu’elle avait réalisé être le personnage principale d’une mascarade à taille humaine. Cela n’empêcha pas la brune d’être touchée par le geste de son ex-mari. Elle prit le plateau de cookies et accompagna le geste d’un “merci” étranglé. “Je ne pensais pas que tu regarderais ce genre d’émission.” elle ajouta, le coin de sa bouche esquissant un sourire timide tandis que son regard fuyait toute complicité derrière ses paroles. C’était peut-être la première fois que le regard azur de Chad la troublait autant. Comme si elle n’en avait jamais vraiment noté l’intensité jusqu’à présent, cette manière de la voir, vraiment, de la décrypter. Elle pouvait se mentir à elle-même, mais comment fuir ces yeux ? “Que… qu’est-ce que tu veux, Chad ?” demandait-elle finalement. Il ne venait pas seulement la féliciter, il n’aurait pas fait le déplacement pour cela ; pas après leurs dernières conversations, pas face à l’état de leur relation, le gâchis qu’ils en avait fait. “J’ai quasiment inventé l’excuse des cookies pour rendre visite à quelqu’un, et on apprend pas au vieux singe à faire la grimace.” Son rictus plaisantin se teintait de tristesse, pinçant ses lèvres dans un sourire déformé. Toutes ces fois où la brune s’était répété le film de ce moment afin de s’y préparer s’envolèrent dans le néant. Les mots et l’attitude calculés lui échappèrent comme des grains de sable entre ses doigts. Ses émotions étaient mélangées, mitigées, confusant pour une personne si peu habituée à naviguer dans les nuances de gris.

Les salutations n'étaient plus tout à fait de rigueur après dix années de vie commune. C'était du moins ce que la vision soudaine de Kelly lui avait intimé, à l'instant même où elle était apparue dans le vestibule, rayonnant d'une assurance presque candide. Du plus loin qu'il s'en souvenait, il ne l'avait jamais vue si involontairement élégante et, sur le moment, il s'était senti aussi fier qu'envieux. En ce qui le concernait il avait l'impression désagréable d'avoir régressé, et ne pouvait plus s'ôter de la tête ce constat que, depuis son enfance, on l'avait toujours habitué à lui pardonner beaucoup trop de choses en échange d'une moue faussement désemparée. Planté là sur le perron, l'air penaud et pourtant si résolu, il avait aussitôt été frappé par la récurrence de ce masque qu'il revêtait chaque fois qu'il refusait d'admettre ses torts, bouche en cœur et œil larmoyant brandis en guise d'excuses. Kelly avait eu raison de le confronter à sa propre culpabilité, tout comme ses frères étaient dans leur droit le plus absolu de s'agacer des privilèges qu'il s’octroyait à chaque bavure, ou de la clémence infinie de leur mère quand il était question de son dernier enfant. Matérialisée devant ses yeux, Kelly n'avait pas eu besoin de prononcer un seul mot pour que ses fautes se rappellent à lui avec une humilité insoupçonnée. C'était peut-être trop tard. Peut-être qu'il était trop tard pour exprimer l'aveu sincère et éclairé de sa responsabilité dans le fiasco de leur amitié promise, ou dans leur simulacre d'amour. Mais au moins il savait. Il savait que Kelly n'avait pas été la grande méchante de l'histoire. Ou qu'Amos n'avait jamais été mal intentionné en le bousculant à dire la vérité. Et s'ils n'étaient plus disposées à l'entendre, Chad avait la certitude qu'ils avaient compris que ce silence n'était qu'un dernier sursaut de fierté avant l'abnégation. C'était de fait un homme bien plus timoré qui se tenait devant Kelly ce matin-là. Du bout du bras, ces cookies lui paraissaient affreusement lourds. La jeune femme n'était pas dupe, et savait autant que lui qu'ils n'étaient qu'un prétexte, un acte diplomatique qu'elle maîtrisait mieux que lui dans l'entreprise de leur réconciliation. Si Chad s'était résigné à l'idée qu'il ne la connaissait plus qu'à moitié, il demeurait suspendu à son assentiment. Un clignement d’œil aurait suffit, il ne demandait pas autant que le sourire accommodant qu'elle offrait à ses visiteurs d'ordinaire. Il se contenta très bien de ce remerciement un peu timide qu'elle avait bredouillé, comme si sa rancœur venait finalement de perdre une bataille contre de nouvelles résolutions. Tout de suite, l'assiette lui avait paru plus légère, libérée du poids d'enjeux encore incertains, et Chad s'était autorisé l'ébauche d'un sourire. Celui que Kelly avait affiché en retour avait été fugace, mais juste assez long pour lui faire oublier les mois douloureux où il en avait été privé. « J'avais une très bonne raison de le faire. » avait-il avoué sur un ton mielleux qu'il aurait presque oublié avoir un jour utilisé dans leur relation, si seulement elle n'avait pas l'air un brin réceptive. Leurs fiertés respectives avaient de toute évidence mis un frein à la reconquête de leur harmonie perdue, car Chad ne se souvenait plus avoir eu une discussion aussi saine et dénuée de tout reproche depuis des mois. Et même si Kelly avait l'air transformé, elle avait aussi récupéré une innocence délaissée dans l'agitation de leur querelle. Naturellement elle se questionna sur la véritable raison de sa présence, certainement parce qu'elle préférait lui laisser l'honneur d'annoncer la couleur, et ne voulait pas se risquer elle-même à interpréter des signaux qu'elle savait sans équivoque. Pour une fois dans sa vie, Chad n'était pas préparé. Sous le coup de l'impulsion il s'était retrouvé ici, sans imaginer une seconde qu'il aurait à rendre des comptes. « T'as raison, et t'es bien meilleure que moi pour ça... je sais pas, j'ai éteint ma télé hier et j'étais tellement heureux pour toi. Tellement heureux et si triste à la fois. Triste de ne pas pouvoir partager ça avec toi. De me voir comme un idiot dans le reflet de la télé et d'avoir l'impression que tout ça c'était de la fiction. » avait-il annoncé de façon bien plus mélancolique que prévu. C'était donc ça, d'être spontané ?  « Tu me manques Kelly. Je crois que c'est aussi simple que ça. J'ai redécouvert une femme incroyable dans cette émission, et je me suis dit qu'elle accepterait de me rendre une place dans sa vie. Que peut-être elle me laisserait me racheter de tout le mal que je lui ai fait. Et pas juste avec des cookies. » Ses yeux lui piquaient déjà. Bien plus tôt qu'il n'aurait pu le croire. L'honnêteté était son dernier atout. Après ça, il ne lui restait plus rien. Plus rien que la certitude qu'il l'avait perdue à jamais. « On a changé tous les deux. Notre erreur a été de nous persuader du contraire mais on a changé. Mais tu sais quoi, la Kelly que le pays entier a pu découvrir à la télé, j'ai été le premier à l'aimer. »

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Il était là, à sa porte, et bien qu’elle ait eu des semaines, des mois pour se préparer à pareille confrontation, Kelly se sentait entièrement prise au dépourvu. Un vertige, une nausée, tradusiaient cette montagne de craintes combinées contre lesquelles elle se débattait, dissimulés derrière des sourires pincés et des yeux fuyants tandis que ses pieds s’étaient cimentés dans le sol. Et si sa rancœur, sa colère reprennaient le dessus ? Et si elle ne trouvait finalement pas la force de pardonner, de lui laisser le bénéfice du doute ? Et si le naturel revenait au galop, celui-là même qui l’avait fait rejeter Loan si violemment durant leur aventure télévisuelle, celui qui lui avait tant honte après coup ? Oui, Lee se craignait elle-même bien plus que la présence de Chad. Elle avait peur du faux-pas, du mot de travers, et de ruiner une si belle opportunité de se parler, de prouver qu’elle avait changé, qu’ils valaient plus que ce qu’ils avaient donné à voir ces derniers temps. Elle pensait tout savoir de ce qu’elle dirait, comment elle le dirait, la posture qu’elle prendrait, le regard qu’elle jetterait, et comme à chaque fois, il était infiniment plus difficile d’appliquer le fruit de son imagination à la réalité. Elle se sentait petite, si petite, telle une enfant ne sachant où commencer pour demander pardon, torturée à l’idée d’avoir perdu rien qu’un peu de l’affection qui lui était portée et qu’elle avait pris pour acquis. Elle aurait volontiers engouffré chacun de ces cookies afin de se rassurer, faire passer l’angoisse qui rongeait son estomac, et occuper ses doigts pendant que Chad prenait la parole. Plus sa voix résonnait, sincère, vraie, sans plus de non-dits, de reproches, plus Lee sentit ses yeux se border de larmes, allant à l'encontre de toute sa volonté de demeurer en parfait contrôle. L’honnêteté désarmante de l’australien ne laissait aucune place à l’amertume. Ils avaient assez perdu de temps, d’énergie, d’affection dans le gouffre des ressentiments. Bien sûr que Kelly voulait retrouver son bon ami. Elle voulait croire que toutes ces années ensemble n’étaient pas l’immense perte qu’elle s’imaginait depuis que Chad lui avait confessé son homosexualité. Elle voulait pouvoir le prendre dans ses bras sans frissonner de dégoût. Elle voulait le voir avec les mêmes yeux que ceux qu’elle avait posés sur lui la toute première fois qu’elle l’avait vu, la première fois qu’il l’avait fait rire, qu’il l’avait consolée, qu’il l’avait faite sentir chez elle à ses côtés. Et plus elle sondait son coeur, plus elle réalisait qu’il n’était pas tout à fait complet sans son complice, son meilleur ami, son Chad. Du revers de la main, Lee essuya une larme trop tentée de rouler sur sa joue, lâchant un rire soupiré, nerveux. Ce n’était pas son genre, l’étalage d’émotivité. Mais la brune n’avait plus tant de genre ; elle avait changé, au-delà de ce que son ex-mari disait. “Non, Chad. Tu ne connais pas cette Kelly. Même moi je ne la connaissais pas avant de partir.” fit-elle. A ce même endroit, plus loin sous le porche, elle avait eu cette conversation avec Hassan. Perdue, noyée dans les incertitudes, remettant en question tout ce qu’elle pensait avoir su un jour ; Kelly était surtout prisonnière de son apitoiement. Elle avait été son propre pire ennemi. “Tu sais pourquoi j’ai voulu participer à cette émission ? dit-elle. Pour m’éloigner autant que possible d’ici, et de toi. Parce que je n’arrivais plus à avancer dans ma vie depuis que tu m’as tout avoué. J’étais en choc à ce point. Et j’ai appris énormément, tu sais, pendant ce voyage. J’ai découvert une foule de choses, j’ai remis en question tellement de principes que je prenais pour acquis…” Maintenant elle se revoyait près de la piscine du motel, déçue, en colère, écoeurée par un Loan qui n’avait pourtant pas changé entre la seconde où elle ignorait son homosexualité et celle où elle l’eut compris. Elle ré-entendait ses mots, durs, injustes, insultants. Elle avait sûrement déversé sur lui tout ce qu’elle n’avait pas osé dire à Chad en face. “J’ai compris de quoi tu avais peur.” reprit Kelly. Parce qu’elle s’était fait peur elle-même. Elle avait enfin été mise face au reflet de ses actes et toute la douleur qui en résultait. Loan avait eu si mal par sa faute. Elle ne pouvait imaginer l’ampleur de la déception, de la blessure qu’elle avait infligée à Chad, de la désillusion face à ses espoirs que celle qui avait partagé dix années de sa vie saurait voir au-delà et l’aimer malgré tout. Ultimement, Lee s’était déçue elle-même. “J’ai compris que je ne voulais pas perdre mon ami le plus précieux à cause de ces principes. Je ne veux plus être cette personne.”

Une fois son monologue achevé, Chad demeura pétrifié. Comme si rester immobile suffirait à camoufler la moindre appréhension. La proie essayant de se dérober aux yeux d'une vérité encore inexprimée. Le visage impassible, son cœur manquait de déborder. Il aurait aimé anticiper l'avenir, naviguer dans la conversation comme à l'époque de leurs échanges profonds et décomplexés, mais à cet instant il n'était qu'une montagne d'incertitudes. Un sentiment plutôt paradoxal, car en même temps il avait eu l'impression de se livrer avec la plus grande assurance, et n'avait jamais été aussi certain que le timing de leur réconciliation était parfait. Il pouvait se vanter d'avoir fait preuve de spontanéité pour une fois, mais au fond il avait été guidé par la lueur d'espoir entraperçue à travers l'écran. Par l'aveu muet et pourtant perceptible que Kelly était peut-être disposée à l'accepter à nouveau dans sa vie maintenant que ses choix imposés avaient fait écho à son aventure avec Loan. Elle qui croyait à la providence avait sûrement trouvé la coïncidence peu subtile. Un signe déposé grossièrement sur la route de sa spiritualité, aussi discret qu'un énorme panneau rouge lumineux bordant l'autoroute. Chad n'était pas si courageux. Il avait fui la confrontation. S'était désolidarisé de la responsabilité qui lui avait incombé à partir du moment où il avait dissipé le mensonge. Il avait laissé un autre réussir là où il avait échoué. Cette réalité était douce-amère. Pourtant, il était trop heureux de la chance qu'on lui offrait. L'heure n'était plus aux regrets, ni à la culpabilisation. La larme qu'il avait vu naître au coin de l’œil de Kelly l'avait devancé. Si elle restait stoïque, elle avait de toute évidence été moins lâche que lui, qui avait réprimé ses émotions avec toute la force dont il était capable. La voir émue le soulageait autant que c'était douloureux. Une peine pudique mais affichée similaire à celle qu'il ressentait chaque fois qu'il repensait aux moments qu'ils avaient sacrifiés par fierté. Il avait brillé par son absence lorsque ses parents l'avaient honteusement reniée, et une partie de lui savait qu'il avait manqué bien d'autres joies et tristesses dans les mois qui avaient suivi leurs derniers échanges cordiaux. Figé devant elle, les poings crispés à l'idée d'avoir manqué à ses promesses, Chad était assailli de sentiments contradictoires. Les regrets se confondaient dans l'espoir, tandis que l'apaisement dissipait la culpabilité. Il aurait été d'une plate neutralité si Kelly n'avait pas brisé le silence, passant elle aussi des larmes au rire comme si c'était un enchaînement logique. Elle balaya ses pauvres certitudes en moins de temps qu'il en avait fallu pour les construire. Chad l'écoutait, le cœur tambourinant comme s'il décachetait une lettre dont il ignorait le contenu. Une chance sur deux que la nouvelle fut bonne. Elle avait raison, et s'il était tout à fait honnête savoir qu'elle était venu à bout de ce voyage initiatique le remplissait de joie. Et à mesure qu'elle déroulait son point de vue, son cœur s'allégeait. Empêtré dans son propre corps, il porta ses doigts à ses lèvres, puis baissa les yeux pour laisser tomber une larme sur le sol. Dans son esprit, elle s'était écrasée avec vacarme et recouvrait le perron telle une flaque d'émotions réprimées. Sangloter aurait été exagéré, mais il sentait définitivement son visage se contorsionner pour exprimer une sensibilité la plus pertinente possible. Il ignorait encore s'il aurait dû être désolé ou fier d'avoir contribué à des décisions précipitées. Kelly ne semblait pas regretter, ni même l'accuser de l'avoir involontairement poussée à être la meilleure version d'elle-même. « On a perdu trop de temps. » résuma-t-il en plaquant une main nerveuse sur son biceps. « Et si on recommençait ? J'ai envie de savoir tout ce que j'ai manqué, que tu me décrives la moindre étape, tout ce qui n'a pas été montré à la télé... Comme deux vieux amis qui se redécouvrent. » lança-t-il un peu naïvement, soudain regonflé d'entrain. Il la devinait aussi enchantée que lui à cette idée. Cette femme nouvelle l'intriguait. Il avait hâte de se replonger dans sa vie comme s'il n'y avait jamais été banni. « On sait maintenant. On sait ce que l'autre a ressenti, la déchirure que c'était. C'est un nouveau chapitre qui commence. » Il brandit à nouveau son assiette en guise de drapeau blanc. Leurs larmes lui semblaient désormais bien lointaines, alors qu'il lui décochait son sourire le plus avenant. Celui-là même qu'il arborait pour gagner les cœurs.

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Sa voix s’enrouait comme une machine mal huilée, de temps à autre, et ses iris forçaient la clarté à travers la buée de ces larmes retenues par la force de son orgueil restant. Lee tentait de conserver sa posture, son dos droit, son menton haut, ignorant ses doigts qui se trituraient entre eux avec une incontrôlable nervosité lorsqu’elle ne replaçait pas ses cheveux derrière ses oreilles machinalement ou se glissait pas ses mains sur ses cuisses pour aplatir des plis imaginaires. Mais impossible de demeurer impassible alors que l’émotion était si difficile à contenir, son cœur prêt à imploser dans sa poitrine. Ses lèvres pincées, l’australienne ne savait plus elle-même si elle retenait les hoquets d’un chagrin débordant de regrets ou les éclats de rire gorgés du soulagement d’être en mesure d’enterrer la hache de guerre avec Chad. Tout ce qu’elle souhaitait, en réalité, était de lui sauter au cou, le serrer dans ses bras et faire fi de tout le carcan des convenances qui l'empêchait presque de respirer à cet instant. Et dès lors que son ex-mari sonna le glas de leur trop longue guerre en acceptant tacitement sa rédemption, c’est ce qu’elle fit ; Lee quitta le pas de la porte d’un bond et passa ses bras autour de lui, elle qui n’était pas plus douée pour les grandes embrassades que pour les démonstrations d’émotions. Quelques pâtisseries manquèrent de rejoindre la pelouse dans le mouvement et malgré toute son affection pour les cookies, cela était le cadet de ses soucis. “Tu m’as tellement manqué.” qu’elle souffla, et le dire lui fit prendre conscience de l’euphémisme. L’étreinte, ferme mais courte, sembla lui rendre le courage nécessaire pour retrouver ses esprits et cesser de se décomposer doucement sur place. Elle déglutit, retrouva son sourire et une fois redressée, soulagea Chad de l’assiette de gourmandises. “Donne-moi ça avant que ta nigauderie légendaire fasse encore des siennes.” D’un signe de tête, elle l’invita à la suivre à l’intérieur, là où Tobey pourrait lui faire la fête comme il se devait -et ils cesseraient de se donner en spectacle devant l’entièreté du voisinage. Lee posa le plat sur l’îlot de la cuisine et fit immédiatement de l’eau à chauffer pour le thé qui l’accompagnerait forcément. “Tu es sûr que tu veux tout savoir ? Parce que je ne sais pas si on aura assez de cookies.” elle reprit à propos de Race of Australia, maîtrisant parfaitement l’art de balayer la tornade émotionnelle qui les secouait tous deux une minute plus tôt comme si de rien n’était. Car c’était ce qu’elle souhaitait, et elle pensait que cela était également le cas de Chad ; ne pas perdre plus de temps, mais rattraper aussi vite que possible celui qu’ils avaient déjà perdu ; mettre ces derniers mois dans une parenthèse, une boîte verrouillée dans un coin de leur tête, non pas comme un tome entier de leur histoire mais comme un simple chapitre qui ne définissait pas la suite du récit. La page était tournée. Elle leur ferait oublier à grands coups de banalités comme elle seule en avait le secret. “Oh, et tu devras absolument rencontrer Loan, c’est un amour.” Son binôme avait une place toute particulière dans son coeur -et dans sa vie désormais. Une expérience comme celle qu’ils avaient vécu rapprochait forcément, mais le brun représentait bien plus que des péripéties dans le bush aux yeux de Kelly. Sans lui, Chad ne serait pas présent devant elle ce jour-là -et ni l’un ni l’autre ne s’en doutait. “Vous vous entendrez sûrement puisque vous êtes, tous les deux… tu sais. Mais il est pris, désolée.” Maladroite, Lee l’était malgré elle. L’acceptation de tout ceci était encore bien trop récent pour qu’elle ait la moindre maîtrise du sujet ou la notion des bonnes manières de le mentionner. Elle ne réalisait même pas que cette phrase bienveillante lui faisait en réalité mettre les deux pieds dans ce travers dont elle tentait de se détourner. Elle avait tout à apprendre. Mais pour le moment, insouciante, la brune tendit à Chad quelques cookies sur une assiette et un thé vert fumant.

Leurs coups d'éclat, comme leurs déclarations d'amour et d'amitié, étaient d'une éloquence à fleur de peau, mais toujours contrôlés. Chad ne se priva plus d'exprimer, face à ce petit bout de femme qui avait si longtemps partagé sa vie, ses émotions de peine et de joie les plus exacerbées. Ces derniers temps, leur fierté avait parlé plus que leur cœur, et il réalisait maintenant toutes les choses qu'il avait manqué de lui dire. Ces rires étouffés de sanglots n'étaient que la démonstration la plus spontanée de sentiments refoulés, qui se succédaient tour à tour sur leurs visages, dans leurs gestes contenus et si révélateurs, comme un kaléidoscope qui sondait et réfléchissait leurs états d'âme. Les derniers mots de Chad s'ancrèrent au sol, un poids dont il se libérait volontiers, et son cœur se fit un peu plus léger encore au contact de Kelly. Aussi brève fut l'étreinte, elle n'en était pas moins intense, et il avait profité de la moindre seconde, du moment où il l'avait vu bondir sur la pointe des pieds jusqu'à celui où elle l'avait relâché, sans aucune tristesse, avec la certitude de pouvoir recommencer à tout moment. L'assiette qu'il portait se rappela à lui lorsque, dans un instant d'inconscience, un souvenir mécanique, il avait voulu lover ses bras autour de ses épaules, où il avait posé sa tête un peu innocemment. S'il avait fait le premier pas, c'était bien Kelly qui avait achevé de le rejoindre à grandes enjambées, telle la femme déterminée qu'elle avait toujours été. Un travail collectif comme ils en avaient tant accompli depuis leur rencontre, et pendant une décennie de mariage. Jamais il ne pourrait la remercier assez d'être la plus courageuse des deux. « Toi aussi. » avait-il répondu avec le plus grand naturel du monde, comme un réflexe oublié. Il lui céda l'assiette, se fendant d'un sourire face à ces petites taquineries qu'ils auraient confondu avec des reproches cinq mois plus tôt. C'était fou et pourtant vrai, que l'amour altérait la perception. Il la talonna alors qu'elle valsait sur ses jambes pour rejoindre la cuisine, et que Tobey accourait déjà vers lui dans une course fébrile, ses petites griffes claquant au sol dans un rythme affolé. Chad s'accroupit aussitôt pour se mettre à sa hauteur, prendre son adorable museau entre les mains et se frayer un chemin jusqu'à ses oreilles. « Bébé chien, toujours fidèle au poste ! » s'écria-t-il un peu gaga. Le beagle resterait son bébé à jamais, même si ce qualificatif était obsolète depuis bien longtemps déjà. Chad profita de ces quelques instants pour fêter leurs retrouvailles, sous l’œil attentif de Kelly affairée à la préparation du thé. « Oui je veux tout savoir. On en refera d'autres s'il faut. Puis encore d'autres. » répondit-il plein d'enthousiasme, se relevant lentement pour la rejoindre près de l'îlot. Difficile à croire que deux minutes plus tôt ils étaient encore dans le tourment de leur réconciliation balbutiante. L'évocation de Loan suscita aussitôt son approbation silencieuse, Chad ayant déjà brossé un portrait héroïque de cet homme qui avait indirectement permis à cette scène d'exister. Si Kelly mettait, un peu maladroitement mais le blond ne lui en tenait pas rigueur, leur possible entente sur le compte de leur orientation sexuelle, Chad savait que c'était plutôt elle leur plus manifeste point commun. Le rencontrer était déjà une de ses intentions, autant que le remercier d'avoir pu ouvrir les yeux d'une femme qui était restée aveugle et sourde à ses propres tentatives de la raisonner. « Je suis sûr qu'on s'entendra très bien. » confirma-t-il sans épiloguer. Il gardait les leçons de vie pour plus tard, mais trouvait aussi rassurant qu'encourageant qu'elle puisse l'imaginer avec un homme. Loan avait décidément fait un travail incroyable. « Mais toi dis-moi, est-ce que tu as fait des rencontres récemment ? Je suis sûr qu'avec l'émission tu dois avoir tout plein d'admirateurs qui t'abordent dans la rue pour un selfie. » questionna-t-il curieux, attrapant son thé et un cookie à la volée. Après des mois de silence, ils avaient finalement retrouvé cette complicité qu'ils s'étaient promis de ne jamais perdre. Ils ne se parlaient plus comme des ex, mais comme des amis.

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D’un revers de la main, la brune essuya les sillons qui traversaient ses joues humides puis jeta un dernier coup d’oeil à la rue avec un sourire ; un être vous manque et le monde est dépeuplé, à quel point ces mots clichés pouvaient aussi bien s’appliquer ? Il lui semblait déjà que le ciel était plus dégagé. Comme pressée de mettre tout ceci derrière eux, Kelly avait fermé la porte derrière Chad, laissant les larmes sur le seuil de la porte à sécher au soleil d’un jour nouveau pour leur relation. Et tout sentait déjà comme le bon vieux temps, son meilleur venant rendre visite en pouvant se sentir ici chez lui, accueilli par l’enthousiasme indestructible de Tobey, par l’odeur des cookies, le thé fumant. Les réflexes n’avaient pas changé, les rituels, tout ce qui la rassurait dans leur dynamique trop longtemps perdue ; pourtant Lee était curieuse, intriguée de découvrir ce qu’ils devaient réapprendre l’un de l’autre. Chad avait raison, ils avaient changé, qu’ils acceptent de leur voir ou non, et désormais elle voulait le voir, elle voulait comprendre, elle voulait continuer d’enrichir leur relation au lieu d’en avoir peur. La sommelière s’était accrochée aux temps perdus, aux anciennes certitudes, la tête constamment tournée vers le passé plutôt que de s’ouvrir aux possibilités. Cela lui avait pris quatre mille kilomètres pour réaliser que la vie ne s’était pas arrêtée. Kelly ne se lassait pas vraiment de parler de Race of Australia, des épreuves, des candidats, de tout ce qu’elle avait appris sur le pays, les habitants et bien évidemment sur elle-même jour après jour. La victoire était délicieuse, mais le titre de gagnante était loin d’avoir la même valeur que tout ce que l’aventure lui avait apporté. Un nouvel ami, un nouveau regard sur son monde, sur l’avenir, une confiance en elle renouvelée et désormais, le retour de Chad. Alors s’il voulait tout en savoir, ils n’auraient pas assez d’un après-midi pour en faire le tour. Cela ne parut pas le décourager. Il avait pu constater, en même temps que le reste du pays sur petit écran, à quel point elle s’était surpassée. Lui présenter Loan était une évidence et la brune n’avait qu’une hâte ; multiplier les occasions de se voir tous les trois, planifier des double dates et souder tous les partis de sa vie.

Elle croquait dans son cookie en attendant que son thé tiédisse, installée dans le canapé auprès de Chad, Tobey suppliant à ses pieds ; parfait portrait de ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d'être. Nombreux étaient ceux qui pensaient qu’avec son brin de célébrité venaient une horde d’admirateurs ; cela était sans nul doute vrai, mais Lee persistait à ne voir que innocence et bienveillance dans les compliments qu’elle recevait. Son aveuglement fermait probablement la porte à de nombreuses rencontres. Peut-être parce qu’elle n’avait pas mis cela au centre de ses priorités depuis son retour. “Oh, non… Enfin, il y a bien des personnes qui m’arrêtent dans la rue, et c’est peut-être la chose la plus étrange que j’ai vécue en dehors du fait de découvrir Harry Potter à trente-cinq ans.” Qu’un parfait inconnu la hèle au milieu de la rue, rien ne l’y avait préparée. Elle n’était pas reconnue à chaque pâté de maison, mais si elle demeurait assez longtemps dans la file à la caisse du supermarché, il y avait de grandes chances pour qu’elle sente des regards la dévisager et devine des murmures à son sujet. Rien de tout ceci ne l’importunait véritablement. “Mais j’appellerais pas ça des admirateurs, juste… des personnes enthousiastes que Loan et moi ayons gagné, et c’est très aimable de leur part.” Elle haussait les épaules. Ces gens de passage étaient aussi virtuels à ses yeux que tous les followers qu’elle avait gagnés sur les réseaux sociaux. A moins d’un coup de foudre, il était peu probable qu’elle se laisse séduire par qui que ce soit croyant la connaître parce qu’il avait suivi son aventure télévisée. “Donc non, pas de rencontres.” conclut-elle. Et bien que le célibat lui déplaisait toujours autant, Lee ne souhaitait pas forcer les choses. Elle devait encore trouver le courage d’inviter Hassan à sortir, lui confesser de quelle manière elle l'appréciait et peut-être avouer que l’origine de ces sentiments remontaient à bien des années avant qu’ils ne soient voisins. Seulement, ses parents n’auraient jamais digéré qu’elle leur présente un homme à la peau trop basanée à leur goût. Si tant est qu’il ait un jour songé à elle de la même manière, ce dont elle doutait profondément ; Lee était plutôt persuadée d’avoir été invisible à ses yeux durant leurs années communes à l’université. Non, Chad cochait toutes les cases à l’époque et avait été un choix de raison qu’elle n’avait pas regretté. “Ne t’en fais pas pour moi, fit-elle avec un sourire. J’ai investi dans un coussin chauffant, quand je dors avec j’ai l’impression d’avoir de la compagnie.” L’expression sérieuse sur son visage ne dura que le temps de prendre une gorgée de thé pour laisser le Taylor s’interroger sur la véracité de son propos. Puis elle lâcha un petit rire afin de révéler la plaisanterie.

Elle savait pourquoi son ex-mari s’interrogeait à ce sujet. S’ils n’avaient jamais eu l’occasion d’en parler à coeur ouvert, Kelly avait additionné elle-même les facteurs de leur histoire pour en arriver à deux conclusions ; il se passait quelque chose avec Casey, d’une part, et d’autre part, qu’elle l’avait toujours su, au fond. Elle ne pouvait plus se persuader que leur haine était intégralement de la faute du photographe, un ami jaloux à l’idée que Chad soit éloigné de lui par une femme. Elle l’avait méprisé pour son orientation sexuelle et la crainte que cela déteigne sur le Taylor sans réaliser, à l’époque, que c’était elle qui l’avait corrompu dans la mauvaise direction bien plus que Casey ne l’aurait jamais fait. Elle avait eu peur. Peur que l’homosexualité soit la vérité de Chad et non une sorte de maladie qui se transmettait au contact d’autres gays. En croyant le sauver de cette emprise, elle était devenue la geôlière. “Comment va Casey ?” demanda-t-elle finalement, le regard plongé dans son thé. Ils pouvaient en parler, maintenant. Il pouvait lui dire, lever le voile sur le véritable récit de leur relation. Une histoire dans laquelle le mariage avait été une bonne planque pour eux deux, au final. “Il faut que je songe à aller le voir pour m’excuser.” Lee songeait non seulement à son comportement vis-à-vis du brun au passé, mais aussi au présent. Depuis son emménagement, il n’était pas une persécution qu’elle ne lui avait pas fait endurer. “J’ai peut-être glissé dix dollars à des enfants du quartier pour rayer sa voiture.” confessait-elle avant de se cacher derrière sa tasse. C’est lui a commencé, pouvait-elle prétendre, mais cela n’était qu’une excuse. Elle lui avait rendu au centuple l’incident de la coccinelle. La violence de son mépris aurait même suffi à cela sans qu’elle y ajoute les destructions de biens.

Un enchantement se libéra une fois franchi le seuil de la porte. Cette dernière, refermée sans grand éclat derrière eux, ne pouvait pas mieux symboliser le souhait qu'ils venaient d'exprimer de repartir à zéro. La rancœur et la peine furent bannies à la lisière de la maison, avec l'espoir qu'elles fonderaient au soleil. En fait, le naturel se contenta de faire le travail. Les habitudes oubliées se rappelèrent aussitôt à eux. Les odeurs familières qu'on ne sentait plus, les gestes tendres qu'on exécutait un peu machinalement, furent ravivés en un instant. Rien n'avait vraiment changé en apparence. Tobey l'avait accueilli comme un jour ordinaire, comme il l'avait fait quotidiennement pendant des années, puis les deux trentenaires s'étaient dirigés vers la cuisine, où le parfum du thé se mêlait déjà à celui des cookies fraîchement sortis du four. Un parfum de plénitude régnait, comme Chad ne l'avait plus senti depuis des mois et des mois. C'était pourtant l'évidence. Quelque chose avait manqué dans leurs vies, puzzle incomplet dont ils avaient tenté de dissimuler la pièce manquante, comme un chocolat chaud privé du réconfort d'une viennoiserie. On pouvait s'en passer, mais c'était tellement moins savoureux. Instinctivement ils avaient migré vers le canapé, où Tobey les avait suivis avec grand intérêt, minaudant comme lui seul en avait le secret à la perspective de partager les miettes d'un repas. La caresse que Chad lui accorda sembla faire diversion. Quant à Kelly, droite dans le canapé, elle réfutait avec modestie son nouveau statut de femme célèbre. Difficile de savoir si elle était candide ou si elle ne faisait qu'étouffer les braises d'une éventuelle jalousie. De l'eau avait coulé sous les ponts, et Chad serait au contraire ravi de la savoir courtisée, ne serait-ce que pour lui faire prendre conscience de la femme admirable qu'elle était. « Vraiment ? Est-ce que même tu t'en rendrais compte si quelqu'un te regardait avec plus que de l'enthousiasme ? » demanda-t-il le sourcil levé et le regard insistant. C'était peut-être sa faute. Peut-être qu'il ne l'avait jamais véritablement regardée comme elle le méritait. Peut-être qu'elle ne savait plus, qu'elle n'avait même jamais su, à quoi ressemblait un homme charmé. Le ton rassurant qu'elle avait employé avait achevé de le convaincre qu'elle était sincère. Elle n'avait pas plus envie de le ménager que l'inverse, et était bien assez perspicace pour deviner que s'il avait traîné si longtemps avec Casey, c'était par loyauté envers elle plutôt que par choix. « Je m'inquiète pas du tout pour toi, encore moins maintenant que tu es une star de la télé. Je ne voudrais juste pas que certains en profitent. » Avait-il le droit de se montrer protecteur après tout ce qu'ils avaient subi ? Avait-il même son mot à dire dans sa vie sentimentale ? Kelly s'était voulu sarcastique, mais Chad la connaissait assez pour percevoir une lueur de frustration. Un idéal inachevé qu'elle ignorait par quel bout prendre. Cette histoire de coussin chauffant avait beau relever de la blague, ce n'était pas le cas du manque qu'il était censé combler. Chad souffla sur son thé avant d'en siroter quelques gouttes encore brûlantes. L'évocation de Casey aurait pu passer inaperçue si la suite du discours n'avait pas été si surprenante. Et surtout, il aurait avalé de travers si la morsure ardente du thé n'avait pas été si dissuasive. « Casey ? Oh il va bien. Toujours très pris par ses différents projets caritatifs. Quand je le vois jongler avec toutes ces casquettes, j'ai l'impression de ne pas travailler tant que ça finalement. » dit-il un brin désinvolte, à la fois détaché et très sérieux, comme si c'était un sujet qu'ils abordaient de façon tout à fait ordinaire. Kelly ne lui apprenait rien en se repentant, si ce n'était qu'elle avait véritablement changé. Chad ne put réprimer un sourire ravi. « Ça lui ferait plaisir. Et à moi aussi... » répondit-il, ne sachant véritablement qui des deux elle était plus inclinée à satisfaire, sans se départir d'un rictus ému. « Je t'avoue que je m'en doutais pour la voiture, même s'il se pourrait que je lui ai soutenu le contraire... C'est triste à dire, mais je crois qu'il est devenu imperméable à tout ça. Cela dit ça m'étonnerait qu'on se soit jamais excusé auprès de lui. C'est quelqu'un qui donne plus qu'il ne reçoit. Vous avez plus en commun que vous ne le pensez. » conclut-il en opinant, le regard fuyant sur sa tasse de peur d'avoir profané. Il le pensait néanmoins, et il lui avait fallu des années pour réaliser qu'après tout, la seule chose qui s'était immiscée entre eux avait été un amour qu'il leur était impossible de partager.

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Ne voyait-elle vraiment pas les regards que certains hommes posaient sur elle, les réelles motivations derrière leur manière de l’aborder ? Ou feignait-elle l’ignorance et la naïveté sur toute la ligne, préférant faire mine de ne pas voir afin d’éviter d’affirmer qu’elle n’était pas intéressée ? La vérité se trouvait sans doute quelque part dans la zone grise entre ces deux hypothèses, et si seule Kelly était supposée connaître la réponse, elle n’était pas certaine de savoir de quel côté penchait la balance. Après tout, la sommelière avait de réelles difficultés à discerner l’intérêt d’un homme envers elle, déterminer qui était un prétendant et qui l’approchait en tout bien tout honneur. Elle n’avait pas la prétention de savoir traduire les regards et les expressions des personnes autour d’elle à ce point, et lire entre les lignes n’avait jamais été son fort. D’un autre côté, elle ne trouvait pas cela très sain de fréquenter quelqu’un l’ayant découverte par le prisme de la télévision, à travers ce que les producteurs avaient décidé de montrer d’elle. Le petit écran avait cette façon de donner l’illusion d’une proximité avec ceux apparaissant sur les ondes, pourtant ils demeuraient des inconnus. Lee ne souhaitait pas qu’on tombe soi-disant amoureux d’une impression que l’on se serait fait d’elle -du moins, elle ne le voulait plus. Après la fumisterie que fut son mariage avec Chad, la brune était à la recherche d’authenticité. Et les choses étaient sur la bonne voie ; son amitié avec Loan était sans doute le lien le plus sincère qu’elle ait tissé depuis des lustres, et elle savait qu’à partir de ce jour, sa relation avec son ex-mari deviendrait plus profonde et significative qu’elle ne l’avait été en dix ans d’union. Le fait était qu’elle espérait obtenir quelque chose de semblable avec Hassan. Là était véritablement le fond de son désintérêt pour le reste des hommes. “Et pourquoi on profiterait de moi ? elle rebondissait à propos des inquiétudes de Chad, levant les yeux en l’air à l’idée d’être considérée comme une star de la télé. Des conseils d’accord mets et vin gratuit ? La bonne affaire.” Cependant, derrière son petit ricanement, Lee appréciait la certitude nouvelle que son ami serait désormais présent pour la protéger contre tout abus qu’elle n’aurait pas la jugeote de voir elle-même. Qu’elle pouvait compter sur lui. Malgré leur divorce et leur querelle, Chad demeurait un exemplaire de l’homme parfait aux yeux de Kelly, et elle se reposait les yeux fermés sur son jugement d’autrui. A l’exception faite de Casey, oui. Si l’australienne avait bel et bien l’intention de faire table rase du passé avec celui-ci, elle n’était pas prête de changer d’opinion à son sujet. “Ce n’est pas un concours de bonnes œuvres, tu sais.” sifflait la trentenaire, les lèvres au bord de sa tasse, tandis que Chad comparait son planning à celui de Hanson. Toutes les heures de bénévolat du monde se faisaient que dissimuler la véritable nature qu’elle lui devinait ; envieux, orgueilleux. Cela ne la rendait que plus suspicieuse, au contraire, tant elle estimait que la bonté penchait du côté de l'autosatisfaction plus que de l’altruisme dans le cœur de ceux qui multipliaient les causes. Et faire preuve de générosité pour soi-même avant les autres était un péché. Bien sûr, tout ceci, Chad ne le voyait pas, mais ne souhaitant pas faire preuve de la moindre négativité en ce jour de retrouvailles, Lee décida que le jeune homme avait amplement les moyens de se faire sa propre idée sur la question sans qu’elle n’influe son jugement. “J’en doute, fit-elle après une gorgée de thé, réfutant avec un sourire le rapprochement que son ex-mari faisait entre elle et le photographe. Ceci dit, je me suis promis de faire certaines choses à mon retour de Race of Australia. Te demander pardon en faisait partie et… parler à Casey aussi.” Ainsi qu’ouvrir sa fameuse boutique et confesser ses sentiments à son voisin -ou ne serait-ce que l’inviter à sortir dans le pire des cas- mais ces cases se cochaient à vitesse d’escargot. Elle aurait d'ailleurs dû aller à la rencontre de Chad bien avant que la finale ne soit diffusée, des mois après son aventure et ses prises de conscience, mais entre indécision et manque de courage, voilà que c’était lui qui avait frappé à sa porte. Ils avaient mis un terme à leur différend, cependant tant de questions demeuraient en suspens. Des questions que Kelly craignait de poser, soit par peur, soit par honte. Elle savait que certaines de ces interrogations n’auraient jamais de réponse, qu’elle n’oserait pas, par exemple, lui demander ce qui lui passait par la tête lorsqu’ils étaient au lit ensemble, si son corps et sa proximité le dégoûtait, s’il n’avait jamais eu envie de fonder une famille avec elle. Elle pouvait accepter, avec le temps, d’avoir été cette épouse par défaut, mais elle n’était pas certaine de parvenir à encaisser les rejets allant de paire avec ce statut. Mieux valait qu’elle ne sache pas. Elle finirait bien par oublier ces questions, un jour. Elles n’auraient plus d’importance. “Je sais que je risque de ne pas aimer la réponse, mais j’ai besoin de savoir…” Les mains autour de sa tasse, le regard bas et songeur, les lèvres pincées par le doute, Kelly souhaitait néanmoins demander une chose à Chad. Une chose qui, au fond, englobait le reste de ses interrogations. Une chose qui la travaillait et avec laquelle elle avait besoin de faire la paix. “Pourquoi m’avoir épousée si ce n’était pas ce que tu voulais ?”

La naïveté de Kelly n'était pas un secret. Elle l'avait révélée aux yeux de milliers de téléspectateurs, qui s'étaient épris de son naturel tout à fait ordinaire. Une femme accessible, qui savait néanmoins faire preuve de caractère et d'introspection. Qu'elle l'interroge sur les raisons de son inquiétude n'en était qu'une démonstration. « Tu es une gentille Kelly. C'est pas un gros mot, au contraire c'est pour ça que les gens t'aiment sans même te connaître. Mais tout le monde n'a pas des intentions aussi louables que les tiennes. » avait-il rétorqué en hochant les épaules, comme s'il récitait des banalités. C'en était pour lui, et quoique Kelly était d'une fermeté presque bornée pour défendre ses idées, elle se montrait aveuglément sensible à la bienveillance même la plus suspicieuse. « Est-ce que je serais devenu cynique ? » La question était rhétorique, mais la mise en garde était sincère. Chad essayait surtout de lui prouver en quelques mots qu'il était prêt à la soutenir malgré toute la fierté qu'ils avaient tous les deux dû manifester pendant des mois. La vexer ou contester son bon sens était la dernière de ses intentions. Il espérait que son sourire suffirait à la convaincre. Ironiquement, il avait lui-même été naïf en considérant le désir de repentance de Kelly comme un gage de paix. Elle n'était pas moins gonflée de préjugés envers Casey, et n'était prête qu'à lui concéder des échanges cordiaux, ou du moins à mettre fin à la guerre froide à laquelle il s'étaient livrés depuis son emménagement. Si ce n'était pas à la hauteur des espérances de Chad, il s'en contenterait pour le moment, et appréciait l'humilité qu'elle avait dû déployer pour lui faire cette promesse. Son ton restait acrimonieux, sa rancune tenace. Il restait au moins une part de l'ancienne Kelly en elle. « Tu as peut-être raison. » concéda-t-il pour tempérer. Le sujet de Casey demeurait une pente savonneuse qu'ils n'étaient pas en mesure d'aborder à la légère, contrairement à ce qu'il avait cru l'espace d'un instant. « Mais même sans ça, si j'ai bien appris une chose, c'est ce je suis quelqu'un de profondément égoïste. C'est pas une fatalité, j'y travaille. » Son comportement vis-à-vis de ses frères était symptomatique. De son côté, et en dépit d'un manque flagrant d'objectivité, Chad savait que les entreprises de Casey étaient profondément désintéressées. Là où Kelly avait failli, c'était en ne s'intéressant jamais aux causes qui l'avaient motivé à tendre la main aux autres. Tout le monde avait une histoire. Chad était intimement persuadé qu'en mettant son orgueil de côté, celle de Casey saurait la toucher autant que celle de Loan. « Ok, je ne me mêlerai pas de ça. Vous vous parlerez quand vous voulez, dans les circonstances que vous voudrez. Je demande pas que vous soyez amis. Juste que vous puissiez vous tolérer. » désamorça-t-il. Jusque-là les initiatives de Kelly portaient leur fruit, alors il s'en remettait au destin. S'ils étaient capables d'avoir cette discussion sur son canapé avec une tasse de thé entre les doigts, elle était tout à fait en mesure d'échanger civilement avec Casey, ne serait-ce que pour s'excuser d'avoir contribué au sentiment d'inhospitalité dont lui et les adolescents du foyer avaient été victimes. « Il y avait d'autres choses sur cette liste ? » demanda-t-il avec curiosité, portant la tasse maintenant tiède à ses lèvres. Le préambule du sujet qui allait suivre n'annonçait rien de bon. Chad pensait innocemment que le passé était derrière eux, mais leur relation n'aurait jamais été saine s'ils avaient décidé de mettre les problèmes sous le tapis. En vérité Chad s'en serait contenté, parce qu'il était maladivement attaché au déni, mais il était conscient des nombreuses questions qui demeuraient en suspens. Celle dont elle l'asséna paraissait simple, pourtant il marchait sur des œufs. Leur réconciliation lui semblait encore trop précaire pour une réponse satisfaisante. « Mais c'était ce que je voulais. Enfin ce qu'on m'a fait croire que je voulais. Tu sais bien comment sont les parents, même de loin ils continuent d'avoir une emprise sur nous. Je voulais juste une vie normale. Pouvoir aimer sans être jugé. Les rendre fiers. Tu avais toutes les qualités pour moi et pour eux. J'ai choisi le conformisme. On avait la même vision du couple. Pendant longtemps j'ai cru que c'était ça l'amour, juste de vivre ensemble, heureux, et faire ce qu'on attendait de nous. » confessa-t-il candidement. Pour lui, c'était ce que Kelly avait toujours voulu également. « Tu ne t'en es jamais doutée ? Pas même un peu ? » finit-il par demander, reposant sa tasse sur ses genoux. Lui non plus n'était pas sûr d'aimer la réponse à cette question.

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La vision manichéenne du monde avec laquelle Kelly avait grandi dans le microcosme de sa communauté religieuse s’était défaite dès ses premiers mois à Brisbane, elle s’en souvenait comme de la veille. Son monde noir et blanc, les purs et les païens, les damnés et les sauvés, les bons et les méchants ; si le contact de la ville pouvait faire tomber certaines personnes dans la désillusion, la jeune femme, elle, avait commencé son apprentissage de la tolérance. Une leçon qui ne cessait de s’alimenter en nouveaux chapitres qui transformaient sa vision de son entourage. Peu à peu, elle en arrivait à la conclusion qu’il n’existait pas de mauvaises personnes, d’âmes foncièrement sombres, et qu’il se cachait toujours un revers gris aux apparences lisses. Il y avait seulement une palette de heurts, de parcours, de différences. On était tous le vilain de l’histoire de quelqu’un, au fond. On était tous un héros pour d’autres. “On attire à nous ce qu’on est, Chad, répondit Lee aux inquiétudes de son ex-mari vis-à-vis d’un optimisme, parfois nommé naïveté, dont elle avait elle-même conscience. Personne ne profitera de moi. Mais merci de t’en préoccuper.” S’il était possible d’accuser le Taylor d’avoir été le premier à profiter de sa bonté en faisant d’elle son bouclier de conformisme, il ne fallait pas oublier que Lee en avait fait de même le concernant ; elle aussi avait puisé en lui ce dont elle avait besoin. Et cela ne faisait que confirmer sa théorie ; en cherchant à construire la façade parfaite, elle avait attirée à elle le ciment de ses illusions. Ils s’étaient parfaitement trouvés, à l’époque, à croire que les choses n’auraient guère pu se dérouler autrement. N’en déplaisait à Casey dont l’heure venait avec une dizaine d’années de retard. La démarche de Kelly à son sujet était sincère. Elle s’était de nombreuses fois demandé si elle souhaitait lui demander pardon pour lui ou pour elle-même tant il lui était impensable de biaiser ses bonnes résolutions avec un vernis d’hypocrisie. Elle se devait d’être certaine de ses intentions. Si l’australienne demeurait convaincue qu’ils ne seraient jamais amis, elle ne ressentait plus de haine envers lui. Seulement de l’incompréhension. Et ce genre de choses pouvait se résoudre en parlant. Cela sonnait comme ce qu’elle avait de plus simple à faire pour avancer dans sa fameuse liste. Lorsque Chad l’interrogea sur le reste des cases à cocher, les pommettes de Kelly rosirent subtilement. “Rien d’aussi important que ça.” souffla-t-elle, dissimulée derrière son thé, les lèvres au bord de sa tasse. Elle ne le menait même pas en bateau ; son ex-mari était au sommet de ses résolutions. Leur réconciliation était peut-être le coup de pouce dont elle avait besoin pour poursuivre sur cette lancée. En revanche, la brune n’avait guère l’intention de mentionner Hassan devant lui ; il était encore trop tôt pour qu’elle confie à Chad la genèse et les péripéties de cette ritournelle. Toutes ces choses qu’elle n’avait ô grand jamais mentionnés tout haut une seule fois dans sa vie. Elle aurait pu parler de son projet professionnel mais s’il avait été attentif à l’émission, elle ne lui apprendrait rien. Non, corriger cette erreur qu’avait été d’éjecter Chad de sa vie était primordial. Au fond, elle n’avait pas fait le deuil de leur mariage imaginaire, et cela lui prendrait du temps. Si elle regardait en arrière, Kelly voyait les signes qui auraient pu lui faire comprendre que leur vie ensemble n’était pas ce dont elle pensait. Il était bien facile de réaliser, rétrospectivement, qu’elle avait probablement détourné le regard de la vérité plus d’une fois ; cela était plus facile que de remettre en question son univers. Elle ne blâmait pas la Lee du passé d’avoir préféré enterrer sa tête dans le sable. Elle ne blâmait plus le Chad du passé de lui avoir menti. Elle comprenait mieux que quiconque le jeu pervers des attentes et des espoirs des parents devenant des objectifs à atteindre, le besoin de vivre sous la coupole de leur approbation. Sa volonté d’être ce qu’on attendait d’elle l’avait amenée à s’effacer au point de ne jamais savoir ce qu’elle désirait vraiment, ou de le réprimer si fort qu’elle l’avait oublié. Sa gorge se serra et l’australienne sentit ses yeux s’embuer. Ce n’était pas Chad et ses paroles qui la rendaient triste -elle ne l’était même pas. Elle était soulagée, tandis qu’elle réalisait que contrairement à ce qu’elle s’était figuré, elle n’avait jamais perdu dix ans de sa vie. Il avait été heureux malgré tout, et c’était ce qui la touchait. Elle avait été ce dont il avait besoin, et pas seulement un bouclier ou un masque. Et il avait été tout ce dont elle avait besoin, jusqu’à ce qu’elle ait besoin de plus. “Non, jamais.” souffla Kelly, la voix basse. La tasse entre ses doigts émanait une chaleur réconfortante. Elle recroquevilla ses jambes sur le côté du canapé. “Mais j’étais heureuse, pour ce que ça a duré. On a été comme… un refuge l’un pour l’autre, tout ce temps. C’est tout ce qui importe.” Elle posa une main chaude sur l’avant bras de Chad, son regard affectueux trouvant ses yeux bleus. “Et mon meilleur ami est de retour, alors je suis comblée.” Surgissant du tapis, la masse poilue aux longues oreilles qu’était le vieux Beagle grimpa sur le canapé. Dans un réflexe habile, Lee évita que son thé se répande hors de la tasse, mais elle ne put empêcher le chien de couvrir son visage de grands coups de langue. “Tobey !” s’exclamait Kelly dans un rire. Au moins, nulle larme ne pouvait survivre aux interventions de son second fidèle compagnon.