Nerveux, Russell tournait en rond dans son appartement. Le stage de survie qu’il était si impatient de débuter était un échec cuisant. Le premier jour avait été lambda mais cette journée avait été purement chaotique. Il était tombé en binôme sur son fils, un hasard qui n’avait pas enchanté son fils, au contraire. Le quadragénaire avait eu la naïveté de croire que les tensions avec son fils tendaient à s’apaiser mais il avait tout faux. L’ambiance était effectivement plus détendue au début de la journée. Ils s’étaient même mis à plaisanter entre eux, comme avant. Le ton était cependant devenu bien plus sérieux et agressif au détour d’une conversation. Bien sûr, le père de famille avait reçu tout au long de la journée des piques de la part de son fils, des piques justifiées mais qui n’étaient absolument pas constructives. Ces dernières avaient fait grimper la tension de Russell, testant sa patience. Le pompier tenait le coup, jusqu’au moment où Angus a franchi la ligne rouge. Son fils avait tapé là où il était sûr de le blesser. Pour Russell c’était une attaque mesquine, un coup bas qu’il ne pouvait pas supporter. Que son fils lui remettre ses erreurs sous le nez était difficile, mais faire comme si le père de famille était le seul coupable de l’histoire était intolérable à ses yeux. Il avait fait de grosses erreurs, des erreurs qu’il était certain de regretter jusqu’à sa mort. Mais il n’était pas l’unique méchant de l’histoire. Beth -paix à son âme-, avait sa part de responsabilité. Si elle ne l’avait pas trompé à leurs débuts il ne serait peut-être pas parti. Cette déception était la goutte qui avait fait déborder le vase, quelque chose qui avait poussé Russell à bout. Cependant, jusqu’à présent, Angus n’était pas au courant de cette partie-là de l’histoire. Le pompier avait prévu de garder le silence, pour préserver la mémoire de Faith mais sous le coup de la colère il avait craqué. Il avait craché la vérité au visage de son fils, les choses avaient particulièrement dérapé, laissant la situation encore plus complexe qu’auparavant. Il regrettait déjà d’avoir dit la vérité à Angus, sachant pertinemment qu’il venait d’anéantir le peu de chances qu’il lui restait pour retrouver une relation saine avec son fils. Il avait tout fait foirer, comme d’habitude et n’avait pas été capable de maîtriser ses émotions. Une situation plus que familière qui le tracassait à lui faire mal au ventre et qui allait sûrement l’empêcher de dormir. Russell en était certain, il avait besoin d’aide, de conseils de la part d’un ami. 

C’est donc naturellement qu’il prit le chemin de la caserne même s’il était de repos aujourd’hui. Quino était de garde et s’il n’était pas parti en intervention alors il était presque sûr de le trouver dans son bureau à faire de la paperasse. Au rez-de-chaussée de la caserne, il croisa un collègue qui l’interpella. “Sutton qu’est-ce que tu fous là t’es pas de garde ce soir ?” Il ne prit pas la peine de s’arrêter pour discuter avec lui et répondit simplement. “Je ne fais que passer.” Ses pas le menèrent au bureau du capitaine, son meilleur ami et confident. Il toqua et entra après y avoir été invité. Effectivement Quino était seul dans son bureau, les yeux plissés sur son ordinateur. “J’ai merdé.” Furent les premiers mots qu’il prononça avant de s’asseoir en face de Quino, les coudes posés sur la table et les mains jointes devant son visage. La politesse était passée à la trappe dans cette situation de crise. “J’ai merdé grave avec Angus, il ne me pardonnera jamais.” Les yeux larmoyant, il implora son ami. “Il faut que tu m’aides.” Rares étaient les personnes qui pouvaient se vanter d’avoir vu le Sutton dans un état aussi émotif.

Rares étaient les personnes qui pouvaient se vanter d’avoir vu le Sutton vulnérable à ce point-là. C’était simple, ils se comptaient sur les doigts. Si Beth était en haut de cette liste, Quino avait une place aussi. Une place qui s’expliquait par la confiance que Russell avait en lui. Le quadragénaire savait que les intentions du capitaine étaient bonnes et que ce dernier ne prendrait pas avantage de la position de faiblesse de Russell pour lui nuire, au contraire. Après l’incident du stage de survie il avait besoin d’un confident, d’une oreille attentive qui pourrait lui répondre avec honnêteté et avec des solutions. “Comment t’as fait pour aggraver la situation ? » Quino était un véritable ami. Pas un faux-semblant qui l’aurait rassuré à outrance. C’était d’ailleurs une des nombreuses qualités que Russell appréciait chez lui. Quino était du genre à dire “t’as merdé” quand c’était vrai, à donner son avis sans filtre et c’était ce dont Russell avait besoin. La vérité était cependant douloureuse. Son ami avait mis le doigt sur quelque chose que le Sutton avait toujours du mal à accepter : si la situation était si catastrophique aujourd’hui, c’était en grande partie sa faute. Il avait été l’origine du problème, comme une étincelle dans un incendie, son retour avait ravivé les braises des problèmes familiaux qu’il avait fuit et aujourd’hui au stage de survie il avait jeté de l’huile sur le feu. Cette réalité, Russell la refoulait. Il avait agit par impulsivité et il savait que Quino allait le juger, qu’il allait le traiter de con. C’était sûrement mérité pour avoir agi par pure impulsivité avec Angus. La trahison de Beth aurait dû rester un secret de famille. Il n’aurait jamais dû salir sa mémoire, même si ce qu’elle avait fait il y a 25 ans était une erreur monumentale. Une autre vérité, encore moins envisageable pour le Sutton, c'était que la trahison de Beth n’était qu’une excuse pour sa lâcheté. Il avait abandonné les siens en désignant l’adultère de Beth comme la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. La vérité c’était qu’il aurait sûrement quitté le navire, brandissant une autre excuse pour excuser son comportement. A l'époque, l'alcoolisme, sa détresse psychologique et ses difficultés dans son rôle de père étaient des raisons suffisantes pour le pousser à partir. Rejeter toute la faute sur Beth c’était donc lâche, minable et mesquin de sa part. Russell avait dépassé les bornes avec Angus, il le savait et bientôt Quino ne se gênerait pas pour lui faire remarquer. Après la question de son ami, il eut un mouvement d’hésitation. Il détourna le regard par lâcheté, n’osant pas poser des mots sur le problème. « Russ, dis-moi, j’suis là… » Russell prit une grande inspiration, rassembla le courage qui lui restait et il essaya d’expliquer la situation le plus clairement possible. “Je lui ai dit pour Beth.” Il essuya d’un revers de la main quelques larmes pendant qu’il tentait de calmer sa respiration. “Il a passé la journée à m’attaquer, à me lancer des piques et…” Quino était au courant que Russell participait au stage de survie aujourd’hui, ils devaient même y participer ensemble, mais un empêchement de dernière minute avait retenu Quino à la caserne. Trop bouleversé, Russell ne prit pas la peine de préciser la situation : le fait qu’il avait fait équipe avec Angus au stage de survie, un binome qui relevait du hasard et de la -mal-chance. Son ami devrait donc faire le lien seul ou bien lui demander des explications. “Il est allé trop loin, il se foutait de ma gueule, j’ai pas supporté alors j’ai craqué et je lui ai raconté.” Russell baissait la tête, comme un enfant qui avait fait une bêtise. “Maintenant j’en suis sûr, il me déteste et je pourrai jamais regagner sa confiance.” Ce n’était pas faute d’avoir essayé pourtant. Il fallait se rendre à l’évidence : on peut essayer de réparer un vase brisé mais il est impossible de faire disparaître les stigmates du choc.

« Je vais pas te mentir Russ, j’suis sceptique… » Quand Quino a commencé sa phrase par ”Je ne vais pas te mentir, Russell savait très bien que l’opinion de son ami allait faire mal, très mal. L’honnêteté de son ami était une de ses grandes qualités, c’était quelque chose que Russell appréciait énormément et qu’il estimait beaucoup. C’était aussi quelque chose qu’ils avaient instauré dans leur amitié depuis le début : toujours être honnête l’un envers l’autre. Une amitié vraie, sincère et où l’on n’avait pas peur d’arracher le pansement même si c’était douloureux. Quino n’était donc pas du genre à servir à Russell des mensonges réconfortants, c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il était venu le voir en premier. « Tu l’as pas joué fine, c’est certain… » Cette vérité était cependant extrêmement douloureuse, étouffante même. Russell savait qu’il avait dépassé les bornes, son ami venait de lui confirmer, pour lui tout était donc foutu avec Angus. « Même si Beth a fauté, même si Angus n’est peut-être pas de ton sang, il reste ton fils Russ… » Il hocha la tête en pleurant. Bien sûr qu’Angus restait son fils. Il l’avait élevé, il l’avait aimé depuis le premier jour et apprendre qu’il n’était peut-être pas son fils avait fait sombrer sa relation avec Beth mais cela ne changeait rien au fait qu’il était le père d’Angus. Il avait seulement balancé cette phrase qu’il ne pensait même pas pour se défendre. C’était stupide mais sur le moment il n’avait trouvé qu’un coup bas pour répondre aux attaques incessantes de son fils. “Je sais.” Il pleurait encore, regrettant amèrement ce qu’il avait dit. Il avait encore une fois agi sous le coup de la colère et c’était stupide. « C’est un bon garçon. » Quino avait raison. Angus était une bonne personne, ou plutôt le gamin de seize ans qu’il avait laissé à l’époque était un bon garçon. Le Angus qu’il avait recroisé depuis son retour à Brisbane était un adulte, un parfait inconnu. Il ne savait rien de lui. Le quadragénaire était incapable de dire qui était son fils, s’il était étudiant, s’il travaillait, difficile de savoir si son fils était resté un bon garçon ou si le départ du pompier l’avait changé. « Je peux pas imaginer à quel point la situation doit être difficile et compliquée pour toi, mais Angus en a bavé aussi et c’est la seule façon qu’il a pour te faire souffrir, pour te faire payer… » C’est exactement ce qu’il s’était passé pendant le stage de survie. Angus avait passé la journée à attaquer Russell à coup de petites piques avant de dépasser les bornes. Toute la journée le pompier avait essayé de garder son calme et son sang-froid en ignorant ces remarques mais sa patience n’avait pas été suffisante. « Rattraper une chose pareille ça va être coton, c’était déjà difficile sans ça… » La situation était parfaitement désespérée. Son fils le haïssait déjà depuis son départ, ce qui pouvait se comprendre, mais après ce que Russell avait dit il avait enterré toute chance de réconciliation. En quelques secondes il avait foutu en l’air plusieurs mois d’efforts et de tentatives pour se faire pardonner. « On va y réfléchir ensemble Russ et on trouvera quelque chose, je te le promet... » Heureusement que son ami était là pour lui. Quino avait été sincère, c’est ce dont Russell avait besoin mais ce qu’il appréciait particulièrement c’est qu’il ne le jugeait pas pour autant. “J’ai vraiment essayé”.  Commença-t-il la voix tremblante. “J’ai résisté toute la journée à ses remarques mais là je sais pas c’était trop.” Pour essayer de calmer son angoisse Russell triturait la manche de son sweatshirt. “J’ai vraiment essayé de faire des efforts.” Du mieux qu’il avait pu du moins. Il voulait montrer à son fils qu’il était redevenu le père qu’il avait connu quand il était petit. Qu’il était redevenu Russell le père dévoué et débrouillard, pas l’alcoolique ou le père absent qui l’avait fait souffrir. Le chemin de la guérison était long, il n’arriverait peut-être jamais à se débarrasser de ses vieux démons mais il allait mieux, il oeuvrait chaque jour pour devenir une meilleure personne mais cela ne suffisait pas. Angus était en colère, c’était parfaitement légitime mais il n’arrivait pas à voir tous les efforts que son père mettait pour s’en sortir. “Il ne voudra plus jamais me parler c’est sûr. Et je sais même pas où il habite, j’ai pas son numéro, je peux même pas l’appeler pour m’excuser.” Russell voulait rattraper la situation même si c’était peine perdue, il ne pourrait plus jamais se regarder dans un miroir s’il n’essayait pas de s’excuser auprès de son fils.