@Alba Fletcher

Les préparatifs de la fête battaient leur plein dans le salon familial. Trente-quatre ans, c’était un cap. Enfin, ça le serait si l’âge mental de Jonah évoluait en adéquation, et non avec dix ans de retard. Chaque année, célébrer l’occasion avec sa famille était une évidence. Lui qui adorait les soirées entre amis, chez lui, au bar, au club, pour tout et n’importe quoi juste pour avoir une bonne occasion de faire les cons comme s’ils étaient encore une bande d’étudiants ; lui qui pourrait boire comme un trou jusqu’au petit matin sur les meilleurs drops du moment pour oublier qu’il vieillissait inévitablement, il choisissait toujours le petit comité, le cocon familial. Cette année, c’était Alba qui s’était dévouée pour l’aider, lui et les parents, à préparer la soirée. Et puisqu’il était toujours too much, le jeune homme avait choisi un thème à respecter obligatoirement des pieds à la tête : Beetlejuice. Il n’y avait que lui pour vouloir être déguisé en cadavre aux cheveux verdâtres et aux dents pourrissantes pour son anniversaire -mais c’était Jonah, qui était vraiment étonné ? Ils disposaient donc des guirlandes lumineuses vertes, gonflaient des ballons argentés et installaient une décoration de table noire et blanche aux petits oignons. Si le Fletcher était enchanté par la perspective de ce moment en famille (et de la torture que cela allait être pour eux de se costumer en adéquation avec le thème qui, encore une fois, ressemblait plutôt à une fête d’Halloween qu’à un anniversaire), il était évident que quelque chose le travaillait. En réalité, cela était le cas depuis plusieurs mois.

L’approche de sa fête avait accentué le poids de ses pensées ; un anniversaire, ça vous ramène d’où vous venez. Il avait toujours sa mère dans son cœur à ce moment de l’année. Désormais, il était convaincu qu’il l’avait aussi non loin de lui en permanence, et pas qu’au sens figuré. Et il ne savait pas s’il pouvait partager cette découverte avec qui que ce soit sans passer pour fou, idiot, naïf. On lui dirait qu’il s’était pris à son propre jeu, que son travail lui montait à la tête, qu’il avait oublié la frontière entre les effets spéciaux qu’il mettait au point et la réalité. Qu’il voulait trop y croire, et que cela le ferait passer pour cet éternel petit garçon accroché au souvenir de sa maman, au point de lui inventer un fantôme. Car c’était bien ce dont il était question : de fantômes. Une preuve que non seulement ils existaient, mais qu’en plus, celui de sa mère biologique se baladait dans ce voile invisible entre les vivants et l’au-delà.

C’était dix ans de sa vie, de sa quête du paranormal, qui avaient enfin reçu une réponse grâce à une vulgaire planche de ouija. Le choc fut indescriptible pour Jonah. Son esprit scientifique vacillait devant cette rencontre surnaturelle, et son cœur était empli d'une étrange mixture de peur et de fascination. Il n’avait pas trouvé le courage d’en parler. Pendant des mois, il garda ce secret pour lui-même, laissant ses pensées tourbillonner dans une soupe d'incertitude et de perplexité. Un secret dont le poids devenait peu à peu trop lourd à porter seul. Il savait qu'il devait en parler à quelqu'un, et qui de mieux que sa sœur, sa complice de toujours, pour partager cette découverte spectrale avec lui ?

Ils avaient toujours été proches, et bien que chez cette famille aimante mais chaotique des Fletcher le lien fraternel transcendait les simples liens de sang, Alba et Jonah avaient tant en commun que cette connexion n’en était que plus forte. Les parents étaient en cuisine ; Carrie était une excellente cuisinière et formait un duo de choc avec son époux à la planche à découper. C’était un de leurs plaisirs bien à eux ; un que Jonah ne leur arracherait pour rien au monde tant il était encore aux anges dès qu’il ne ratait pas la cuisson des pâtes. D’avance, il salivait à l’idée du repas qui les attendait, et surtout du gâteau en forme de long serpent à rayures noires et blanches sur lequel ils allaient pouvoir étaler trente-quatre bougies tout du long. Mais leur occupation aux fourneaux était surtout l’occasion idéale pour parler avec Alba, avant que le reste de la fratrie ne débarque. Il sentit son estomac se nouer d'appréhension, mais il chassa rapidement ses doutes, se rappelant que sa sœur serait toujours là pour lui, quoi qu'il arrive. « Alba », commença-t-il d'une voix hésitante, attirant l'attention de sa sœur qui se tenait près de lui, une pile de serviettes colorées entre les bras. « Il faut que je te parle de quelque chose. Et tu dois pas le dire aux autres. Même pas aux parents (surtout pas aux parents, en fait). Et tu dois pas te moquer. Et tu dois pas te moquer avec les autres, du coup. »