Profitant du calme matinal, Chad s’était laissé happer par la contemplation du jardin. Ces moments de relâchement, aussi rares que fugaces, il ne se les accordait que pour admirer les résultats d’un travail accompli. L’ordre scrupuleux du mobilier, autant que les teintes harmonieuses des fleurs d’été qu’il choyait de son temps libre, avaient quelque chose d’hypnotique et de profondément satisfaisant. Ouverte, la grande baie vitrée laissait s’infiltrer une brise capricieuse qui faisait danser le voile des rideaux, et lui coupait toute envie de se prélasser sous les rayons déjà bien trop vifs du soleil, ou les regards inquisiteurs des voisins. Ses jambes, étirées de tout leur long, étaient paresseusement croisées, tandis que son dos se nichait confortablement au fond du canapé. La tasse de café fumant qu’il tenait du bout du bras, comme un verre de vin qu’il était bien trop vieux jeu pour siroter à cette heure avancée de la journée, lui donnait des allures de pacha qui lui collaient si mal à la peau. L’écran de son téléphone s’illumina brièvement. Chad tendit la main pour s’en saisir sur la table basse, où il l’avait négligemment abandonné. C’était sans compter sur son déséquilibre. Lui ou le café, il avait dû choisir. Et de toute évidence ses réflexes avaient décidé à sa place, alors que le contenu de sa tasse se déversa sur le sol, éclaboussant jusqu’au tapis berbère qu’on leur avait offert pour leur mariage. "Non, non, non !" s’exclama-t-il en se hâtant à la cuisine, où il déposa la tasse dans l’évier avant de s’emparer de son attirail de nettoyage. Quelques secondes plus tard, il s’agenouillait déjà pour tamponner la tâche et réparer ce qu’il considérait sans doute comme la tragédie d’un moment d’indolence. Sa détresse pouvait sembler disproportionnée, mais Chad était bien trop bouleversé pour craindre un instant que sa colocataire débarque et ne le prenne en flagrant délit de maniaquerie. Au fond, il savait bien que le malaise était plus complexe et enraciné, et après une intervention délicate, il s’adossa contre le canapé, désemparé. Leena n’avait pas voulu cracher le morceau, par respect peut-être, ou simplement parce qu’elle espérait les convaincre mutuellement de rompre la trêve tacite qu’ils s’étaient fatalement imposée depuis le début de l’année. Depuis, Chad avait été hanté par cette obsession de voir Kelly. Sans raison particulière, juste parce qu’il en avait envie, et parce que cette époque où ils perturbaient leurs quotidiens respectifs lui manquait autant que le son de sa voix, ou le naturel de leurs conversations. Ce tapis, c’était eux. Amas de fibres souillées, que le temps avait marqué de son empreinte indélébile. Et sa maladresse n’avait servi qu’à lui signifier qu’il était temps de panser leur relation égratignée avant de laisser la plaie s'infecter.

C’était donc avec le sentiment d’être un intrus que Chad avait foulé l’allée qui menait jusque chez Kelly. Tobey, qui gambadait paisiblement, n’avait pas tardé à remarquer sa présence et s’était rué vers lui dans un soubresaut fébrile. Tout aussi enthousiaste, le jeune homme s’était accroupi pour saluer le brave chien, avec la conviction intime que le regard intrigué de son ex-femme patrouillait déjà dans l’embrasure du rideau. La fourrure impeccable de l’animal avait ravivé des souvenirs tactiles, tandis qu’il se gardait d’un contact trop rapproché avec son museau haletant, qu’il savait bien trop tenté à l’idée de lui lécher le visage. La porte de la maison s’ouvrit, et machinalement Chad leva des yeux attendris sur une Kelly apprêtée. Il n’aurait pu en être autrement, pour qu’elle accepte de se livrer aux œillades des badauds. Chad la gratifia d’un sourire sincère, avant de déglutir. Tobey faisait claquer ses petites griffes sur les dalles, allant et venant entre ses deux maîtres comme un enfant auquel on demanderait de choisir entre l’un de ses parents. De l’extérieur, la scène avait des allures de retrouvailles entre un homme rentré du front et sa femme éplorée, mais Chad connaissait assez Kelly pour savoir qu’une fois la porte fermée derrière eux, elle ferait valser les artifices qu’elle réservait aux voisins. Le blond se releva, et fit mine de s’approcher pour ne pas trop hausser la voix. "Ce cher Tobey a toujours autant d'énergie on dirait !" avait-il dit pour briser la glace, et éviter de se répandre en excuses qu’ils étaient tous les deux condamnés à formuler. Une fois assez près, il enlaça son amie avec une pudeur dont ils s’étaient longtemps gardés, avant de l’inspecter de sa hauteur. Malgré une chétivité plus prononcée, la jeune femme semblait en forme. "Kelly je ne sais pas quoi dire je… est-ce que je peux rentrer ?"

Du bout des doigts, la brune inspecta les feuilles jaunâtres de son ficus qui tournaient au brun. Jour après jour, malgré les traitements naturels, le soleil, l’eau fraîche et l’affection de sa propriétaire soucieuse de sa santé, l’arbuste rendait l’âme. “Fichu.” souffla Kelly, dépitée. Ses mains vertes n’étaient pas parvenues à sauver la plante. Ce qui n’était qu’un détail pour d’autres était, pour elle, un échec cuisant à ajouter sur une liste déjà trop longue à son goût. Pas un drame, de peu. Si l’ensemble du tableau n'eût pas été aussi morose depuis quelques temps, alors le ficus aurait pris la tête de ses malheurs ; mais elle avait de quoi relativiser. Résignée à abréger ses souffrances, elle se rendit dans la cuisine, sortit un sac poubelle du rouleau sous l’évier, et ne garda même pas le pot de son ami feuillu. Les cheveux relevés en un chignon grossier au-dessus de sa tête, juste assez maquillée pour avoir le teint décent, la jeune femme abandonna le ficus sur le trottoir en attendant le prochain passage du camion à ordures. Par la même occasion, elle croisa Miss Peterson en plein jogging quotidien et lui adressa un grand signe de la main accompagné d’un large sourire. Le reste du jardin était impeccable sous le soleil d’été, et Tobey profita de l’occasion -et de la porte ouverte- afin de se glisser à l’extérieur. Sa maîtresse se contenta de passer furtivement ses doigts dans son poil rouille, l’encourageant à s’amuser et lui sommant de faire attention à la route. La clôture n’était pas toujours suffisante pour faire le poids face à cette boule de poils et d’énergie. Sous son porche, Lee jeta un oeil du côté de son voisin. Hassan quittait sa maison, lunettes de soleil sur le nez. Elle le salua plus timidement, avec un fin sourire nerveux. “Belle journée, hein ?” lança-t-elle machinalement, forçant légèrement sur ses cordes vocales pour que sa voix traverse les quelques mètres qui les séparaient. “Espérons que l’orage ne se mette pas à gronder.” Ses yeux roulèrent sur le ciel à la recherche de cet agrégat de nuages gris qu’elle avait repéré un peu plus tôt depuis son salon. La chaleur nécessitait que la nature compense avec la pluie et celle-ci tombait régulièrement par petites doses. Au moins, la brune n’avait pas à s’occuper d'arroser les plantes -ce qui laissait plus de temps pour laver Tobey lorsqu’il se roulait dans la terre humide. De retour à l’intérieur, la jeune femme ouvrit la porte fenêtre, permettant ainsi au chien d’aller et venir depuis le jardin avant de la maison. Pas un courant d’air ne s’infiltra dans la pièce où trônait actuellement la machine à coudre et un mannequin affublé de tissu fushia dont elle devait effectuer les ourlets. Son salon lui sembla figé, sans vie, sans chaleur humaine. Une profonde solitude l'emplissait alors régulièrement. Elle laissait la télévision brailler dans le vide pour éviter le silence. De temps en temps, elle levait la tête et quittait son ouvrage des yeux afin de s’assurer que Tobey allait bien. Malgré toute la vitalité dont il faisait preuve, c’était un vieux chien. Il se mit à japper face à l'apparition d'un invité tout particulier. Kelly sentit immédiatement son cœur se serrer, lourd, gonflé d'amertume. Cela faisait des mois que Chad ne lui avait pas rendu visite. Elle avait laissé, impuissante, leur relation s'effiler au profit des non-dits. Ils étaient devenus tout ce qu'elle avait en horreur, tout ce qu'elle s'était promis de leur épargner après le divorce ; ils étaient ces anciens amants qui ne se regardaient plus dans les yeux, ne se parlaient plus, et laissaient ce que leur passé commun avait de beau entre les mains du passé. Naturellement, Lee se leva pour accueillir son ex-mari. Elle accepta son accolade avec un frisson froid et lui rendit succinctement. “Salut, toi.” fit-elle, la voix douce comme un chocolat chaud dont la guimauve fondue glisse sur la langue. “Tu lui as manqué.” Tobey leur tournait autour, la queue battant activement contre leurs mollets. Finalement, il posa son derrière sur l'allée, attendant son tour tandis que les maîtres parlaient de cet air sérieux qu'il ne saisissait pas. Peut-être que Kelly, elle aussi, était supposée faire la fête au jeune homme. Peut-être devrait-elle apprendre à se contenter des miettes de sa vie qu'il daignait lui donner de plein gré, et continuer de découvrir le reste elle-même, d'être mise devant les faits accomplis. Non ; au nom de l'affection qu'ils avaient -ou avaient eu- l'un pour l'autre, elle ne pouvait le tolérer et laisser leur lien se gâcher de la sorte. “Je ne sais pas, Chad. J’accueille rarement des inconnus chez moi, et c’est ce dont tu t’approches de plus en plus en ce moment.” répondit-elle avec un aplomb qu'elle-même ne se connaissait pas. La dernière fois qu'elle avait autant pris son courage à deux mains pour oser à ce point devant lui, ce fut pour le perduader de se marier. Rapidement, ses sourcils se détendèrent et la moue frustrée sur son visage fondit en dépitation. “Je vais faire du café.” Elle soupira, l'invita à l'intérieur d'un signe de tête, et referma la porte derrière lui sur cette rue pleine de voisins avares de scènes de ménage sur la place publique. Kelly pressa le pas vers la cuisine afin de mettre de la distance entre elle et Chad. Sa poitrine tremblait sous les coups de son rythme cardiaque anxieux. Elle n'aimait pas les conflits et savait encore moins comment les gérer. La situation était inédite, blessante. Sa confiance était ébranlée pour elle qui avait toujours vu le jeune homme comme un pilier immuable. Aujourd'hui, elle avait peur. Peur d'être blessée un peu plus encore. “Alors, qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-elle d'une voix trop chantante peinant à dissimuler son malaise et sa rancœur. Tu dois être très occupé en ce moment, n’est-ce pas ?” Elle déposa deux tasses sur le comptoir de la cuisine et versa le café légèrement tiède. Ses doigts serraient fermement le manche de la cafetière. Son regard fixait le liquide brun qui remplissait les mugs. “Tu l’es forcément, pour négliger de me mentionner que tu as pris une colocataire et que tu as renoué avec Casey.” reprit-elle, annonçant la couleur d'entrée de jeu. Et ce n'était pas son genre d'aller de front de la sorte, si bien que ses longues jambes maigres lui semblaient trembler comme deux brindilles à l'automne. Mais elle ne pouvait faire comme si de rien n'était ; il lui fallait des explications, des réponses. Il les lui fallait tout de suite. Ça avait attendu bien assez longtemps. “Tu n’as sûrement pas eu le temps, hm ?”

Les souvenirs de leurs retrouvailles n'avaient jamais manqué d'être doux. Comme un bonbon sucré et duveteux, ou une pâtisserie dont les effluves s'échappaient du four en quête de narines corruptibles à titiller. C'était le rituel auquel ils s'étaient mutuellement habitués : toujours essuyer leurs problèmes sur le paillasson, avec le reste de poussière et les quelques saletés incrustées sous leurs semelles, que ni l'un ni l'autre ne saurait voir souiller leur salon. Et c'était aussi l'image inaltérable qu'il gardait de Kelly. Certains de ses proches, dont Casey, avaient pourtant, et en vain, essayé de lui faire entendre raison. Mais Chad, loin de se sentir envoûté par un amour qu'il savait moins passionné que d'autres, ne pouvait se résoudre à voir sa femme autrement qu'à l'image romanesque qu'elle lui faisait miroiter, dans l'espoir convenu qu'elle fermerait les yeux sur ses propres imperfections. C'était toujours le cœur léger qu'il rentrait chez lui,  avec la conviction qu'elle n'aborderait jamais les sujets de discorde, de peur de rompre le lien pourtant si solide qui semblait les unir. Pas cette fois cependant. L'allée dans laquelle il s'était gaiement avancé avait rarement eu de telles allures de précipice ; la moindre parole de travers menaçait de le faire basculer. Autour de lui, les oiseaux qui gazouillaient avaient quitté leurs branches dans un mouvement d’affolement collectif, proies à un mauvais présage, et laissé place à des grondements tempétueux. Le ciel si bleu avait paru s'assombrir, jusqu'à ce que sa voix ne détonne. Sa placidité glaçait le sang, et il avait fallu à Chad être dans son collimateur pour le réaliser. Elle était comme le calme avant la tempête. La caresse avant la secousse. Le breuvage au parfum alléchant qu'on se hâtait de goûter avant de se brûler la langue. Ses salutations, si cordiales, n'auguraient rien de bon. Chad se laissa un peu de répit, et s'engouffra dans cette mascarade avec une naïveté qu'ils savaient tous les deux hypocrites. Leur étreinte n'avait rien de chaleureux, ni même de naturel, comme si des mois de silence avaient consumé leurs instincts. Il se risqua pourtant à affronter son regard, et le sien sembla sourire. Un sourire nerveux. Obligé. Sa réponse le paralysa. Une vérité qui en cachait une autre. Celle qu'elle ne partageait de toute évidence pas les sentiments de Tobey. Ou du moins qu'elle ne se sentait plus contrainte de ménager les siens. Il aurait voulu se dérober tout de suite, mais se sentait bien trop lourd pour échapper à cette discussion, accablé par le poids de ses mensonges autant que par leurs ressentiments. Son sourire perdura, contrefait. Un masque qu'ils revêtaient tous les deux pour s'épargner l'impact violent de leurs vérités respectives. Puis disparut aussitôt qu'elle amorça les hostilités. Qui était cette femme ? Avait-elle eu besoin de s'échapper de leur monotonie pour se découvrir autant d'audace ? Ou était-elle bien plus amère qu'il ne l'avait imaginé, et ruminé pendant des mois ? Son assurance le laissa interdit, si bien qu'il remarqua après un moment de latence qu'elle l'avait invité à entrer par politesse, et sans doute aussi pour profiter de sa lancée. La porte fermée derrière eux, Chad resta cloîtré quelque secondes sur son seuil. Il se sentait définitivement comme un inconnu, et avait perdu les mécanismes qui l'animaient autrefois en sa présence. Ressaisis-toi, pensait-il. Kelly avait déjà filé, peut-être pour se tempérer, et s'activait à la cuisine. Il lui emboîta le pas un peu tardivement, et resta prostré dans un coin du plan de table, tandis qu'elle lui assénait d'autres reproches sur ce même ton mielleux qu'il l'avait entendue mainte fois user auprès de rares personnes qu'elle ne pouvait se résoudre à apprécier. « Tu sais, aussi occupé qu'on peut l'être quand on compense dans le travail. » dit-il pour sa défense, sans pour autant  lui décrire le vide que leur amitié rognée avait laissé dans sa vie. « Tu as tous les droits d'être en colère par rapport à Evie, j'aurais dû t'en parler dès le départ et je suis désolé que tu l'aies appris comme ça... Elle m'a mis au courant que récemment votre rencontre... » se fendit-il, bien conscient d'avoir tous les torts dans cette histoire, et dépourvu d'excuses pour justifier son silence, si ce n'était la crainte de la voir l'évincer de leur existence commune comme elle l'avait fait avec Casey. « Mais pour Casey, on sait très bien tous les deux tout le mal que tu penses de lui. Je l'ai croisé deux fois dans le quartier, ça méritait pas d'être mentionné. Puis pour ce que j'en sais, vu comment vont les commérages dans le coin, tu étais peut-être même au courant bien avant moi. Si tu dois blâmer quelqu'un pour ça, ce n'est pas sa faute. » expliqua-t-il en référence à la scène qu'ils étaient sur le point de jouer. Une exclusivité dans leur relation. « C'est autant un détail que les petites attentions que tu offres à ton voisin Hassan. »

Cet aplomb, elle ne se le connaissait pas. Kelly s’était juré s’en faire preuve quand le moment viendrait, sans être totalement persuadée d’en être capable. Elle s’était imaginée ferme, sévère, et même en colère. Oui, une vraie colère noire qui lui ferait hurler des énormités sur son traître d’ex-mari et ami qui avait ébranlé sa confiance à force de cachotteries qu’elle ne l’aurait jamais cru capable d’avoir pour elle. Cette froideur dans le ton de sa voix et ses traits durs étaient figés dans l’exigence de la vérité, de l’honnêteté, du respect qui lui était dû au nom de dix années de relation, de complicité, de foi dans leur binôme, l’équipe qu’ils formaient. Quel autre choix la brune avait-elle ? Quel autre choix Chad lui laissait-elle ? Il était son partenaire. Sa déception était à la hauteur de ses attentes, de ses espérances à son sujet. Elle serait plus dure avec lui qu’avec quiconque. Plus honnête, plus sincère aussi. Une décennie de mascarade ne changeait pas le fait que Kelly tenait à Chad plus qu’à n’importe qui d’autre. Elle ne supportait pas de se sentir comme un toutou laissé à la station essence sur la route des vacances. « Tu as tous les droits d'être en colère par rapport à Evie, fit-il comme si son approbation était nécessaire à la légitimation des émotions de son ex-femme, j'aurais dû t'en parler dès le départ et je suis désolé que tu l'aies appris comme ça... Elle m'a mis au courant que récemment votre rencontre... » Cela était tout à l’honneur de la colocataire en question qui avait donc eu le mérite de tenir sa langue, comme prévu. “Je lui ai demandé de ne rien te dire.” dévoila la brune sans suspense superflu. “Je voulais attendre de voir quand est-ce que la nouvelle viendrait de toi. Visiblement, j’aurais pu attendre encore bien longtemps.” La raison de ce secret ? Kelly ne le comprenait toujours pas. Bien sûr que Chad aurait dû lui partager dès le départ sa volonté de vivre dans leur ancienne maison avec une autre personne. N’était-ce pas la moindre des choses ? Avait-il eu peur de sa réaction ? Pourquoi ? Elle n’approuvait pas, elle ne l’aurait pas empêché pour autant. Et puisque la liste des griefs se déroulait, le sujet de Casey ne tarda pas plus longtemps à être mis sur la table. « Je l'ai croisé deux fois dans le quartier, ça méritait pas d'être mentionné. Puis pour ce que j'en sais, vu comment vont les commérages dans le coin, tu étais peut-être même au courant bien avant moi. Si tu dois blâmer quelqu'un pour ça, ce n'est pas sa faute. » Lee avait croisé les bras dès que le nom de cet indésirable pestilentiel eut traversé les lèvres de son ex-mari. Forcé de lui donner raison sur un point, elle haussa les épaules non sans une touche d’ironie. “Oh mais, je ne le blâme pas.” Contre Casey, elle avait une toute autre liste de doléances, à commencer par le fait qu’il respirait. Il s’était installé dans son quartier avec ses ados à problèmes. Il apportait à ce voisinage respectable une corruption morale dont personne n’avait besoin. Et par dessus le marché, il était incapable de tondre une pelouse. “Pas pour ça en tout cas.” précisait Lee. “Lui ne m’a rien caché, il ne m’a pas prise pour une sombre idiote.” Etrangement, son abus d’honnêteté effronté rendait simplement Casey fidèle à lui-même. “Il m’a dit que tu lui avais parlé de nous, du divorce, de…” Sa gorge se serra et imposa la fin de son énumération avant qu’elle ne puisse évoquer leur volonté frustrée d’agrandir leur famille avec des enfants. Le mariage était son erreur, mais sa stérilité était son fardeau. Personne n’avait besoin de rattraper le temps perdu à ce point. “De tout.” simplifia Kelly en glissant furieusement ses cheveux derrière son oreille. Elle voulait des excuses, pour le principe. Elle en avait surtout besoin pour se sentir mieux, pour être à nouveau capable de regarder Chad dans les yeux. Ce n’étaient que trois mots, mais ce qu’elle reçut fut tout autre. « C'est autant un détail que les petites attentions que tu offres à ton voisin Hassan. » Kelly se vit jeter son café fumant au visage de Chad puis lui écraser le crâne avec la cafetière au socle encore brûlant avant de repeindre le plan de travail de l’îlot central avec sa matière grise. Mais dans un clignement de paupières, Chad était là, sain et sauf. “Les petites attentions ? Quelles petites attentions ?” rétorqua-t-elle outragée, plus rapidement que ce que sa langue était capable de claquer. “Je lui ai offert une boîte de loukoums pour son anniversaire et un gâteau pour son espèce de kermesse. Big deal.” Ils se connaissaient depuis l’université. Certes, peut-être que Hassan s’intéressait à peine à son existence du temps des études, mais quand même. Il était son voisin. Un bon voisin, poli, gentil. Elle n’était pas une grande fan du bruit de sa moto, mais elle se montrait tolérante. Ils étaient bons amis. Du moins, elle aimait le croire. “Tu es ridicule. Tu n’as jamais joué la carte du mari jaloux et ce n’est clairement pas le moment de faire l’ex-mari territorial. Ca ne te va pas du tout. Et si c’est pour te défiler des explications et des plates excuses que tu me dois, c’est bien trop lâche, même pour toi.”

Il n'avait pas fallu à Chad plus de deux minutes pour regretter son effronterie. Acculé dans un coin de la cuisine, il se sentait comme un poisson pris dans des filets de pêche. Il aurait beau se débattre, Kelly aurait toujours l'ascendant, parce que pour une raison qu'il ignorait elle avait droit au monopole des ressentiments. Elle seule avait le droit de lui en vouloir d'avoir préféré, comme toute sa vie, se préserver de la vérité au prix du silence. Evelyn n'était qu'un prétexte qu'elle s'était précipitée d'utiliser pour condamner les failles de ses promesses. Celles qu'ils s'étaient faites un an plus tôt. Comme cette époque lui semblait lointaine. Révolue. A cet instant, il ne se souvenait plus de tous les moments de tendresse qu'ils avaient partagés. De toutes les attentions qu'ils s'étaient prêtés. Ou encore de toutes les paroles affectueuses qu'ils s'étaient échangés. Ils n'étaient plus que deux êtres façonnés par le mensonge, la dissimulation, au bord de l'implosion. Kelly céda avant lui. Jamais de sa vie il n'aurait imaginé un jour la voir si ferme et cinglante, et il réalisa alors que peut-être il n'était pas le seul à avoir caché les facettes les moins reluisantes de sa personnalité. Foncièrement, il lui était redevable d'avoir initié les hostilités. Jusqu'au bout il s'était accroché à la bouée du déni, et s'était même surpris à souhaiter que dans sa grande mansuétude elle lui pardonne comme elle avait toujours pardonné tout le monde. Mais ce n'était pas juste, et de toute évidence l'injustice avait fini par l'accabler juste assez pour lui donner le courage nécessaire à une conversation éclairée. Elle contesta aussitôt ses excuses déguisées, et Chad resta à nouveau pantois. Il l'écoutait déverser son flot de colère sans savoir véritablement comment réagir. Qu'attendait-elle de lui ? Il demeura silencieux, tandis que le sujet dévia inévitablement sur Casey. Il était là, le véritable nerf de la guerre. Kelly n'était jamais plus désagréable et péremptoire que lorsqu'il s'agissait de lui. Encore un grief inexpliqué, que Chad avait mainte fois essayé de comprendre sans jamais le cautionner. « Pas pour ça ? Tu ignores même pourquoi tu le détestes tant, Kelly. Tu le détestes parce qu'on t'a appris à le détester par conviction. » défendit-il, tandis qu'on entendait sa voix se briser. Parlait-il toujours de Casey ? Ou avait-il fini par réaliser que s'il avait menti toutes ces années à sa meilleure amie c'était pour la simple raison qu'elle aurait été incapable de l'aimer autrement ? « De tout. » répéta-t-il en soulignant l'exagération. « J'ai évoqué le divorce. Il a peut-être extrapolé. Tu me crois vraiment capable de te trahir à ce point ? » Ses allusions étaient évidentes. C'était l'un des rares sujets qui la rendaient si farouche. Jamais il n'aurait évoqué les véritables raisons de leur divorce, du moins pas sans vouloir la blesser. Et malgré toutes les insultes qu'ils se préparaient sans doute à s'envoyer au visage, jamais l'idée de lui faire du mal intentionnellement ne lui avait traversé l'esprit. Au lieu de tempérer, Chad profita à son tour de fomenter de fausses accusations. Bien évidemment, Kelly s'en amusa, mais pour lui sa jalousie mal placée était aussi légitime que toutes les infidélités qu'elle lui reprochait. Il n'avait absolument rien contre Hassan. Pas plus que Kelly en voulait à Evie de vivre sous le toit qu'elle avait chéri pendant des années. « Je suis ridicule ? » dit-il en se redressant. Il n'était plus question de se laisser faire. Les vannes étaient ouvertes, il ne pouvait plus faire marche arrière. « C'est ton attitude qui est ridicule. Je comprends toujours pas ce que tu me reproches. On parle d'Evie. On parle de Casey. Où est-ce que je suis là-dedans ? Tu avais juste besoin d'un prétexte pour t'en prendre à moi, et je t'en ai donné deux. Moi aussi ça me chagrine de ne pas avoir eu de nouvelles pendant des mois. Ça ne regarde personne d'autre que nous. C'est nous le problème. Pas eux. » Il marqua une pause, comme si d'un coup tout était devenu évident. Sa voix était plus ferme, mais son regard demeurait incommensurablement triste. « Tu ne veux pas que je m'excuse d'avoir choisi une colocataire sans te consulter. Ou d'avoir renoué avec un ami du passé. Tu veux que je m'excuse de t'avoir remplacée. »

Tobey ne parlait pas l’humain, mais il était à leur contact depuis bien assez longtemps pour comprendre leurs gestes, le ton de leur voix, et la manière dont leur visage se plissait. Il reconnaissait les sourires et les encouragements, ce qu’il s’efforçait constamment d’obtenir de la part de sa maîtresse -après tout, son bonheur était son principal souci. Elle était rarement contrariée, et constamment émerveillée par les prouesses physiques ou intellectuelles du beagle, alors il n’était pas difficile de recevoir moultes compliments et caresses. Autrement, les journées étaient rythmées par les siestes et les longues balades. Jamais un nuage à l’horizon de la maison Ward. Faute de pouvoir s’exprimer comme les humains, également, Tobey avait mis au point tout un éventail de sons et de postures plus ou moins expressives et que la jeune femme avait appris à déchiffrer. Quand il s’ennuyait, quand il souhaitait sortir, quand il avait faim. Ils avaient mis au point leur propre forme de dialogue, en soi. Ainsi le message transmis par Kelly était clair à cet instant ; ces bras croisés, ces sourcils froncés, cette voix forte signifiaient qu’elle était en colère, et il n’aimait pas ça. Alors le fidèle canidé, lui, s’était prostré dans un coin de la cuisine où se déroulait cette scène qui lui brisait le coeur, recroquevillé, la queue entre les pattes, les oreilles basses et l’inquiétude dans le regard aux arcades tombantes, alternant entre maître et maîtresse. Il attendait que l’orage passe, sans bouger, jusqu’à ce que quelqu’un vienne lui gratter entre les oreilles et lui assurer que tout va bien. Cependant, en ce qui pouvait être aussi bien cinq minutes que cinq heures pour lui, le ton n’avait fait que monter un peu plus dans la joute inintelligible.

"Parce que c'est un dégénéré, Chad, maintenait Kelly au sujet de Casey. C'est toi qui est aveugle si tu ne vois pas à quel point il est répugnant et corrompu jusqu'à la moelle." Son estomac se retournait rien que d’y penser. Ses convictions, elles étaient gravées en elle comme deux et deux font quatre. L’homosexualité était une disgrâce pour la race entière, et tous méritaient d’être purgés, sinon punis. C’était une maladie, et si le sujet en question refusait de le considérer comme tel pour s’en soigner par tous les moyens possibles, alors ce n’était rien d’autre qu’un péché dont la condamnation était le feu éternel. Lee n’avait sûrement jamais entendu parler des couples de pingouins de même sexe, fidèles pour la vie, qui recueillaient les petits orphelins de la colonie, ou encore des règlements de compte par le sexe chez les mâles bonobos, mais quand bien même serait-elle mise devant les faits, il était probable que son avis demeure inchangé. Cette conviction était comme la plus épaisse des racines d’un vieil arbre ; immuable. « J'ai évoqué le divorce. Il a peut-être extrapolé. Tu me crois vraiment capable de te trahir à ce point ? » Le pire pour Kelly était sûrement d’entendre Chad se chercher des excuses plutôt que de continuer de lui en présenter, pointer son “ami” du doigt pour se sauver plutôt que d’entièrement assumer sa responsabilité, et donc, de se montrer encore un peu plus lâche. "Je ne sais plus quoi croire de ta part !" lui jeta-t-elle à la figure. Même les paroles les plus honnêtes prononcées par son ex-mari avaient perdu de leur sens. Définitivement, elle ne le reconnaissait plus. Dans cette manière de lui parler, dans les accusations montées de toutes pièces, dans cette mauvaise foi où il se baignait de l’illusion d’être la victime de la situation ; Lee ne voyait pas l’homme qu’elle avait eu tant d’enthousiasme à épouser, l’homme parfait à ses yeux, et celui qui l’avait rendue fière et heureuse pendant dix ans. Et elle ne savait pas si ces facettes avaient toujours existé juste sous son nez ou si le divorce avait emporté le meilleur d’eux, mais au nom de ces doux souvenirs, elle ne parvenait plus à adresser un regard à Chad de peur que cette vision de l’inconnu dans sa cuisine ne ruine ce visage synonyme de confiance dans sa mémoire. « C'est ton attitude qui est ridicule. Je comprends toujours pas ce que tu me reproches. On parle d'Evie. On parle de Casey. Où est-ce que je suis là-dedans ? Tu avais juste besoin d'un prétexte pour t'en prendre à moi, et je t'en ai donné deux. Moi aussi ça me chagrine de ne pas avoir eu de nouvelles pendant des mois. Ça ne regarde personne d'autre que nous. C'est nous le problème. Pas eux. » Faillible, la carapace de Kelly se fêlait sous le poids des mots de Chad. De la colère, son visage glissait petit à petit vers l’expression d’une tristesse et d’une déception qu’elle n’avait pas souvenir d’avoir connu un jour. « Tu ne veux pas que je m'excuse d'avoir choisi une colocataire sans te consulter. Ou d'avoir renoué avec un ami du passé. Tu veux que je m'excuse de t'avoir remplacée. » La brune sentit le coup s'abattre sur sa poitrine et réveiller dans la douleur un coeur trop souvent impassible. Sans dire mot, sa posture consentait à la conclusion brute et pertinente de Chad. Bien sûr qu’elle se sentait remplacée, et cela lui faisait mal. Elle avait la sensation de stagner tandis que son ex-époux indiquait clairement tourner la page. Elle s'accrochait à lui, à leur passé, aux choses telles qu’elles furent et telles qu’elle aurait souhaité les garder, intactes, à jamais. Elle faisait face à l’échec, de ce mariage, de sa volonté de fonder une famille, d’être une femme comme les autres. Ce qui était pour elle le fiasco d’une vie paraissait balayé d’un revers de la main par Chad. Comment était-elle supposée composer avec ce sentiment de solitude qui la noyait doucement ? Comment devait-elle réagir face à cet ami qui la laissait derrière, à la traîne, et qui la distançait si aisément ? Elle chassait le bonheur comme les crabes sous les galets à la plage, terrorisée à l’idée de blesser ses pieds nus. Un échec qu’elle poursuivait à tâtons. Comme si le crabe la fuyait. Comme s’il avait été pris par les oiseaux avant elle. Comme s’il n’existait tout simplement pas. Lee sentait la désillusion en elle, atteignant jusqu’à la petite fille qui sommeillait encore là, celle qui rêvait d’un prince charmant et d’un destin de conte de fées. Tout était ruiné. Et si cela ne suffisait pas, même Chad lui glissait entre les doigts.

Les secondes se faisaient longues au sein du silence imposé par l’australienne. Ses pupilles se perdaient dans le fond de la tasse de café, happées par l’amertume qui résonnait si bien avec son état d’âme. Seule l’odeur était un maigre réconfort. "C'est toi, le problème." finit-elle par souffler tout bas, convaincue de ses paroles et pourtant si honteuse de les formuler tout haut. Mais contrairement à la ligne de conduite qu’avait visiblement choisie Chad, Kelly estimait qu’elle avait le devoir d’être sincère et parler avec son coeur au seul envers qui elle s’était toujours efforcée d’être vraie. Elle exprimait ce qui lui faisait mal, sûrement avec la pire des maladresses. Elle ne pouvait plus rien garder de cette émotion pour elle. "Tu es supposé être mon meilleur ami, reprit-elle, la voix cassée. Malgré tout ce qu'il s'est passé, c'était ce qu'on s'était dit. Que ça, ça ne changerait jamais." La brune s’était montrée à la hauteur de sa naïveté naturelle, totalement bercée d’illusions. Maintenant, sa maison accueillait une inconnue, et son quartier, son chez-elle, un homme de la pire espèce. Le tout gravitant autour de Chad. Tout changeait. Même elle, si elle l’acceptait. "Et tu as commencé à avoir des secrets, alors que nous n'en avions jamais eu l'un pour l'autre. Tu m'as mise à l'écart." Elle avait une sainte horreur du pli que prenait sa bouche lorsqu’elle retenait un sanglot, sûrement plus que la manière dont ses yeux pouvaient rougir et gonfler. Elle releva le menton, le regard vers le plafond, ordonnant aux larmes ridicules de ne pas franchir la frontière de ses paupières. Puis elle tapota délicatement ses joues du dos des phalanges afin de s’assurer qu’aucune d’elle n’eut fuité. "C'est ça le problème, Chad. C'est les secrets." conclut-elle. Elle méritait mieux que d’être mise devant les faits accomplis. L’aurait-elle mieux vécu si Chad avait été honnête avec elle immédiatement ? Ça, en revanche, rien n’en était moins sûr.

Les vérités fusaient : inévitables, tranchantes, irréfléchies ; comme autant de balles qui fendaient l’air à l’aveuglette en quête d’un corps où se loger. Chad s’étaient surpris à être plus virulent qu’il n’avait jamais pu l’imaginer, et il devinait dans les yeux de Kelly l’intention sadique et pourtant fragile de surenchérir. Leur dispute, conséquence inévitable d’une décennie de mutisme, se nourrissait tel un ouragan des débris que laissaient derrière elle la violence de leurs mots. Et au fond, le jeune homme se demandait s’ils n’attendaient pas celui de trop pour s’accuser mutuellement d’avoir mis fin à leurs promesses d’amitié. Quoiqu’il s’en voudrait d’avoir précipité l’éclosion d’une rancœur tenace, il ne pourrait supporter l’idée d’avoir été exclu sans avoir pu lutter. Lutter pour sa dignité, comme elle le faisait si incontestablement avec autant de maladresse. Après tout, c’était un baptême. « Je dois être aveugle oui. Comme je l’ai été pendant 17 ans à propos de toi et de tes convictions. En dix ans de mariage on a essayé de faire semblant que les choses resteraient figées. Il a juste fallu qu’on divorce pour se rendre compte qu’on avait changé. » C’était bien un point que Kelly ne pouvait contredire. Ou peut-être qu’ils restaient fidèles à eux-mêmes, et que le prisme de la séparation leur avait ouvert les yeux. Comme une camisole, leur mariage avait étriqué leur existence, entravé leur libre arbitre. Ils avaient vécu le fantasme d’une vie dont Chad avait cessé de rêver, mais que Kelly ne pouvait s’empêcher d’idéaliser. Il en avait assez. D’être étouffé par des idéaux qui n’étaient plus les siens. Et si Kelly n’était pas prête à évoluer, peut-être qu’elle renonçait à leur amitié. Finalement, l’avait-elle jamais aimé pour de vrai ? « Crois ce que tu veux Kelly. Si je t’ai caché des choses, c’était peut-être pour te protéger au fond. » lâcha-t-il désabusé. Elle ne se contenterait jamais de cet argument, mais Chad était le seul à véritablement comprendre toutes ses implications. De toute façon, elle était obstinée à l’idée de passer pour la victime. La tristesse qui succéda dans ses yeux n’égalait pas la véhémence de leurs aveux passés, et si Chad hésita un instant à tempérer ses paroles, il réalisa soudain que le silence imposé par Kelly n’était que le symptôme d’un bouillonnement intérieur dont il ne tarderait pas à faire les frais. L’avait-il eu, le mot de trop ? La posture renfrognée de la jeune femme, à l’image de celle de Tobey tapis dans un coin de la pièce, semblait le faire croire. Chad ne se dégonfla pas pour autant, et continuait de la surplomber de sa hauteur, l’air grave et affecté, presque haletant. Cette pause aurait pu leur permettre de prendre du recul sur la spontanéité un peu crue de leurs échanges, pourtant Chad demeurait aux aguets, prêt à encaisser une salve de représailles. A la place, elle répondit d’un ton calme et détaché. Une réponse si concise, si peu inspirée, qu’elle lui donna l’impression d’être plus acérée que n’importe quelle diatribe. Chad resta sur ses gardes, pendu à l’évidence d’une explication. Cette dernière ne tarda pas, et le submergea comme la vague de culpabilité sur laquelle il avait allègrement surfé depuis dix minutes. Oui il avait failli à ses promesses. Leurs promesses. Mais il l’avait fait uniquement dans le but de lui éviter à elle cet affront qu’elle aurait eu tant de mal à digérer. « Je sais. » concéda-t-il avec la même résignation. Son regard fuyant plongea vers le sol, là où il était certain de ne pas croiser le sien. Il n’avait pas la force de lui renvoyer la balle d’une amitié qu’elle ne semblait considérer qu’à sens unique. Il avait envie d’assumer la responsabilité de cet échec. Et par-dessus tout, il avait envie de lui expliquer les raisons intrinsèques de cet échec. Celles qui avaient fini par lui sauter aux yeux après des mois de déni. « J’étais obligé de garder des secrets Kelly. Parce que tu ne m’aurais jamais aimé autrement. » commença-t-il, tandis que son regard se relevait doucement pour constater que, comme lui, la jeune femme se faisait violence pour retenir le flot de sa tristesse. « Jour après jour je me suis éloigné de toi, persuadé qu’au moins nous étions toujours amis. Qu’il suffirait de se revoir et que tout redeviendrait comme avant. Même si je savais que c’était faux. Parce que si tu savais la vérité, tu m’aurais banni de ta vie sans le moindre remord. Et ça m’aurait brisé bien plus que toute cette fausse indifférence. Mais c’était égoïste de ma part. Je suis désolé. » Son cœur tambourinait si fort dans sa poitrine à l’idée de formuler ces quelques mots qu’il menaçait de défaillir. Sa vue se troublait, et les souvenirs de leur vie commune se remémoraient à lui comme les bribes d’un rêve lointain. « Je suis gay Kelly. Et je ne suis pas assez naïf pour croire que tout ce qu’on a vécu ensemble te fera changer d’avis sur moi. Ou sur les sentiments que tu éprouves pour moi. Parce que tout était faux. » La larme tant réprimée perla sur sa joue, témoin pudique de la fin d’un amour réciproque.

Avaient-ils tant changé que ça ? Kelly n’aurait su le dire. Lorsqu’elle se regardait dans le miroir, certes elle y voyait les traces du temps, les premières rides, ses cheveux plus longs qu’à l’époque de l’université, la maturité se lisant dans son regard. Mais si son physique faisait les frais des années qui le traversaient, elle se pensait fidèle à elle-même et donc, non si éloignée de celle qu’elle fut alors, lorsqu’elle avait rencontré Chad. Parfois piégée dans des dogmes stricts, s’émancipant parfois des archaïsmes qui l’isolaient du monde moderne, elle avait évolué sans s’éloigner de sa nature profonde, la Kelly que le jeune homme avait accepté d’épouser et qu’il critiquait désormais ouvertement. Qu’il délaissait même, qu’il éjectait peu à peu de sa vie au profit d’autres qui lui correspondaient plus. Elle avait joué son rôle, rempli ses obligations, et une fois tout ceci terminée, elle était reléguée au statut de l’ex-femme embarrassante. Et si Chad lui avait fait un temps croire que le divorce ne changerait rien à l’amitié qui les avait liés un jour, ni lui, ni elle, ne semblaient en croire un traître mot maintenant. Peut-être que c’était lui qui avait changé. Lee en avait doucement la conviction. Elle le reconnaissait de moins en moins, dans ses mots, dans ses actes. Il lui était difficile de croire qu’elle n’avait jamais vu cette facette de lui pendant leur vie commune, bien plus que de se persuader qu’il n’était plus tout à fait le même que le jour où il avait accepté de l’épouser. Son estomac se tordait face à cette sensation d’avoir affaire à l’inconnu de la part d’un homme dont elle pensait tout connaître, qu’elle avait vu dans la joie, la peine, les succès, les échecs, dont elle savait les peurs, et les convictions, les goûts et les dégoûts. Quelqu’un qui n’avait jusqu’alors aucun secret pour elle. Et pourtant. « J’étais obligé de garder des secrets Kelly. Parce que tu ne m’aurais jamais aimé autrement. » Plus de quinze ans de secrets, la brune refusait d’y croire. Il n’était rien qu’elle n’eut deviné, aperçu ou investigué. Rien qui puisse lui échapper, tandis qu’ils vivaient sous le même toit. « Jour après jour je me suis éloigné de toi, persuadé qu’au moins nous étions toujours amis. Qu’il suffirait de se revoir et que tout redeviendrait comme avant. Même si je savais que c’était faux. Parce que si tu savais la vérité, tu m’aurais banni de ta vie sans le moindre remord. Et ça m’aurait brisé bien plus que toute cette fausse indifférence. Mais c’était égoïste de ma part. Je suis désolé. » La jeune femme ne saisissait pas le sens de ces mots. Yeu plissés, elle cherchait à les déchiffrer, mais la clé du mystère lui échappait. Elle s’impatientait face à l’épaisseur du voile que Chad déposait sur les cachotteries qu’il secouait sous son nez. "Bon sang, tu vas arrêter de parler en charades ?" le somma-t-elle sans se douter de l’amer goût de regret et de déception que lui donneraient les fameuses révélations de son ex-mari. « Je suis gay Kelly. Et je ne suis pas assez naïf pour croire que tout ce qu’on a vécu ensemble te fera changer d’avis sur moi. Ou sur les sentiments que tu éprouves pour moi. Parce que tout était faux. » Alors que Chad avait ouvert sa boîte de Pandore, le temps s’était suspendu pour la jeune femme. Une partie d’elle le savait, et l’avait toujours su. L’autre la frappait d’un puissant et profond déni, à coups de souvenirs et de peurs. La peur que cela soit vrai, et qu’elle ait vécu un mensonge long de plus de quinze ans. Autant d’années où elle aurait partagé sa vie, son lit, avec l’un de ces mêmes damnées dont elle dressait un portrait si malfaisant quelques minutes plus tôt. La peur d’avoir été sotte, aveugle, naïve et manipulée durant tout ce temps. Un crainte si terrible de voir les choses en face, comme on se réveille d’un rêve, que son esprit écarta instantanément la possibilité même que tout ceci soit véridique. "Non, souffla-t-elle fermement, refusant les paroles du jeune homme en bloc. Tu n'es pas gay, Chad. Tu es peut-être soudainement frappé d'amnésie, mais pas moi. On a été mariés dix ans. Dix ans. Tu n'es pas gay." Elle ne savait pas pourquoi il avait prononcé une chose pareille et ne voulait pas le savoir. D’autant qu’elle avait sa petite idée sur la question, et que cette explication lui suffisait amplement, bien qu’elle la dégoûtait également. "Tu aurais pu dire n'importe quoi, que tu couches avec ta colocataire, que tu veux entrer dans les ordres, que tu ne m'as jamais aimé…" Tout aurait fait aussi mal. Tout aurait été aussi difficile à avaler. Mais rien n’aurait été plus grotesque que ce soit disant secret. "Si c'est ça ton arme ultime pour me chasser de ta vie, cette… aberration incohérente comme quoi tu serais soudainement gay…" Le mot lui-même était craché de sa bouche comme un enfant rejetterait une bouchée d’épinards. Après l’avoir prononcé, il lui en serait resté entre les dents en lui laissant l’immonde sensation de ne jamais pouvoir se débarrasser du goût. Et le café était désormais trop tiède pour être bu sans grimacer de plus belle. "Si tu préfères te dire que tout était faux, comme tu dis... alors soit. Crache donc sur notre mariage et mon affection pour toi." S’il voulait la dégoûter, c’était réussi. Si son objectif était la pousser à se détourner de lui en se payant sa tête, il pouvait le considérer comme accompli. Il gagnait, sur tous les fronts. Elle n’avait même plus les beaux souvenirs communs pour se consoler de tout ce qu’elle avait perdu en lui rendant sa liberté d’un coup de crayon.

Il aurait aimé visser son regard au sien, dans l’espoir d’y croiser, par le plus grand des hasards, une lueur de commisération pourtant inespérée. Mais son chagrin était si grand que sa nuque céda sous son poids. Il releva la tête, réalisant aussitôt que ce moment de vérité était unique, et qu’il n’aurait jamais d’autre occasion de témoigner des réactions les plus sincères de son amie.  C’était un moment d’intimité qu’il avait autant romancé que redouté. Peut-être la seule fois qu’ils étaient honnêtes depuis des mois, malgré toute la peine que cela pouvait leur inspirer. Chad avait à cœur de deviner dans les yeux de Kelly tous les sentiments qu’il avait pu lui prêter dans ses songes. Au moins pour se rassurer de toujours la connaître, dans les meilleures comme dans les pires situations. Comme ils s’étaient promis de le faire dans la naïveté de leur jeune âge. Elle aurait pu rire. Rire à gorge déployée, comme elle l’avait fait tant d’années pour le soutenir dans ses tentatives d’humour incertaines. Et il aurait ri lui aussi, sans même hésiter à tirer un trait sur des semaines d’introspection. Juste pour le plaisir de la compter à nouveau dans sa vie. Ou alors, elle aurait pu lui ordonner de sortir de chez elle. Au sens propre comme au sens figuré. Et il aurait obéi. Et comment qu’il aurait obéi. Rien que pour éviter de la contrarier davantage. La tête haute ou le regard plongé au sol, cela n’avait pas vraiment d’importance. Dans cette guerre, ils étaient tous les deux dans le camp des vaincus. Mais rien. Un mur de silence se dressait face à lui. Si pesant malgré son allure gracile. Chad devinait se jouer dans la tête de son ex femme l’infinité de leurs instants de bonheur, comme une projection de son propre esprit. Comme autant d’arguments qui venaient réfuter une vérité qu’il avait si laborieusement construite. Une objection laconique. Et il devait l’avouer, l’espace d’une seconde Chad avait failli se remettre en question. Après tout, elle l’avait si bien connu. Mais les reproches suivirent bien assez vite, comme une gifle qu’il s’asséna à lui-même. Sans surprise, Kelly demeurait louvée dans le confort de son déni. Comment aurait-il pu la blâmer de vouloir s’accrocher à un mensonge alors qu’il lui avait fallu à lui des années, voire des décennies, pour s’en détacher ? La sainteté de Kelly avait des limites dont il était bien l’un des rares témoins. Pour une fois il aurait aimé qu’elle lui donne tort. Il aurait aimé qu’elle accepte de bousculer ses préjugés, et d’élargir ses horizons manichéens pour profiter des nuances de la réalité. Qu’elle ne se sente pas acculée par la confusion d’un discours spontané. « Si, Kelly. Et tu vois,  c’est exactement pour cette raison que j’ai mis si longtemps à te le dire. Et même à l’accepter. Parce que toi, parce que le monde a essayé de me persuader du contraire. » contesta-t-il en ravalant ses sanglots pour faire preuve d’une fermeté sans laquelle elle ne serait jamais prête à le croire. Mais elle prolongea son discours incohérent de déni, telle une enfant qui chanterait par-dessus les ordres de ses parents. Comme elle avait chanté par-dessus les opinions contraires toute sa vie. Elle ne l’avait pas écouté. Elle n’avait rien écouté. Ni ses mots, ni sa voix étouffée par la crainte et l’appréhension. Chad demeura interdit, désemparé. Il n’avait pas préparé de plaidoyer, parce qu’il n’avait pas pensé un jour devoir se justifier d’être. De vivre tel qu’il était. « Arrête Kelly, c’est déjà assez difficile comme ça. » lui ordonna-t-il, la patience entamée. Cette scène était absurde et lui faisait suffisamment mal pour qu’elle l’assaille en plus de ses hypothèses négationnistes. « Je ne vais pas te demander de tout accepter tout de suite. Mais s’il-te-plaît, ne me dis pas que c’est faux. Ne t’invente pas des histoires à raconter aux autres pour cautionner les idéaux de tes parents. » De toute évidence Kelly n’était pas prête, mais l’aurait-elle été un jour ? S’il avait dû vivre toute sa vie préoccupé à l’idée de lui faire plaisir, ils seraient encore mariés à cette heure. Résolu à l’idée de la laisser seule pour digérer la nouvelle, il se dirigea le cœur lourd vers la sortie. Au fond, il savait que ce serait peut-être la dernière fois. « Je suis gay, Kelly. Ce n’est pas négociable, ce n’est pas une idée que je te propose. C’est un fait. Et la vérité c’est que je t’aime toujours, mais je ne pourrai jamais m’aimer ni aimer quelqu’un d’autre si je dois continuer à nous préserver. À te préserver. »

Si longtemps, elle avait attendu des réponses de la part de Chad. Une raison à ce fossé qui se creusait de plus en plus entre eux et dont le vide lui tordait l’estomac comme seul le silence d’un être cher le peut. Pourquoi une colocataire surprise ? Pourquoi revoir Casey ? Pourquoi la laisser à l’écart de tout ? Son explication, Kelly l’avait. Désormais, elle aurait préféré ne jamais l’entendre. Après le déni, l’idée faisait peu à peu son chemin dans son esprit, malgré la bataille qu’elle livrait contre celle-ci. C’était ridicule, c’était grotesque. Cela ne se pouvait pas. Personne ne se faire berner aussi longtemps. « Si, Kelly, lui assurait Chad, la voix tremblante sous la pression exercée par la vive émotion de ces révélations. Elle n’avait d’autre choix que de le voir en face, accepter sur ses épaules le même poids dont lui se délivrait alors. Et tu vois, c’est exactement pour cette raison que j’ai mis si longtemps à te le dire. Et même à l’accepter. Parce que toi, parce que le monde a essayé de me persuader du contraire. » Lee écarquilla les yeux. “Moi ? s’offusqua-t-elle, pas beaucoup peinée par les yeux bordés de larmes de son ex-compagnon, mais les siens soudainement emplis de colère. Comment oses-tu ?” Pour le soumettre à une vérité déformée, encore aurait-il fallu que Lee soit au courant de tout ceci. Elle n’avait rien à voir dans son mal-être, elle ne faisait pas partie de l'oppresseur. C’était lui qui avait choisi de ne rien dire, et elle ne serait pas le bouc-émissaire de sa lâcheté. “Depuis notre rencontre jusqu’au jour du divorce, je n’ai jamais, jamais essayé de te persuader de quoi que ce soit. Je ne t’ai pas forcé à être ce que tu n’étais pas. Tout ce que je voulais, c’était partager ma vie avec toi. Alors ne viens pas me pointer du doigt comme si je faisais partie d’un grand complot mondial contre les… les gens comme toi. Tu ne peux pas m’avoir gardé dans l’ignorance si longtemps et me blâmer ensuite alors que je t’ai toujours donné le meilleur de moi-même.” L’aimait-elle ? Là n’était pas la question. Kelly avait décidé d’aspirer au mirage de la vie parfaite, elle n’avait pas forcé Chad à en faire autant. S’il avait vécu tout ce temps à ses côtés en connaissance de ses convictions, c’était son choix. « Arrête Kelly, c’est déjà assez difficile comme ça. » le jeune homme s’autorisait à perdre en patience, mais elle n’avait visiblement pas le droit de lui mettre la blessure, la plaie béante qu’il venait de lui infliger, juste sous son nez. “Difficile ? Difficile pour qui, Chad ?!” Qui était le plus en peine ? Qui souffrait le plus ? Tous les souvenirs de vie heureuse que Lee s’était donné tant d’efforts à forger étaient désormais corrompus. Sa confiance était trahie, son coeur brisé. Au fond d’elle, elle était à genoux, seule et endeuillée. Lui ressortirait d’ici, de cette confrontation, plus libre. A partir du palier de la porte, chaque pas serait en direction d’une nouvelle vie telle que lui l’entendait. La brune resterait là, blessée, sans rien auquel se raccrocher. « Je ne vais pas te demander de tout accepter tout de suite. Mais s’il-te-plaît, ne me dis pas que c’est faux. Ne t’invente pas des histoires à raconter aux autres pour cautionner les idéaux de tes parents. » Encore une fois, les accusations la pointaient. Encore une fois, il se faisait la victime d’une soit-disant injustice qu’elle ne lui avait jamais infligé de son propre chef. Il en oubliait tous ses torts. Pardon pour toutes ses années de mensonge, pardon de t’avoir bercée d’illusions, voilà ce qu’il était supposé dire, plutôt que de faire d’elle l’ennemi qu’il ne lui donne pas le choix d’être. “Moi je m’invente des histoires ?” Elle aurait pu rire face à ce postulat. Son ex-mari ne s’était décidément pas regardé en face depuis bien longtemps. “Mais c’est toi, Chad, c’est toi qui a inventé des histoires. C’est toi qui m’a fait croire à tout ça ! C’est toi qui a menti pendant tout ce temps ! Ce ne sont pas les idéaux de mes parents que j’essaye de défendre. C’est tes histoires. Les histoires qui ont permis à notre mariage d’exister. Tout ce que j’ai gobé pendant dix ans et que tu m’enlèves tout à coup.” Il l’a dégoûtait. Lee ne savait dire si l’homosexualité de Chad était pire à ses yeux que le dédain dont il faisait preuve envers elle tandis qu’il décidait de prendre la fuite sans prendre la peine, à aucun moment, d’assumer pleinement des conséquences de ses actes sur une Kelly molestée par une vérité tranchante. « Je suis gay, Kelly, reprit-il sans pitié, tournant le couteau avec sadisme. Ce n’est pas négociable, ce n’est pas une idée que je te propose. C’est un fait. Et la vérité c’est que je t’aime toujours, mais je ne pourrai jamais m’aimer ni aimer quelqu’un d’autre si je dois continuer à nous préserver. À te préserver. » La jeune femme n’avait jamais demandé à être préservée de quoi que ce soit. C’était lui qui s’était préservé en mentant au monde. C’était lui qui avait eu peur et avait préféré se cacher. C’était lui, le premier domino à l’origine de l’escalade des mensonges, puis de leur chute. Et oui, il lui crachait dessus. Il sauvait sa peau, quitte à sacrifier celle qu’il prétendait aimer encore au passage. “Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, Chad.” conclut-elle, poings serrés et le regard furieux. Il était le seul à blâmer pour son sort, mais il était infiniment plus simple d’accuser Kelly de tous les maux. Au final, c’était lui qui la transformait en caution des croyances de ses parents et donc, en justification de ses propres actes.

C’était si dur d’affronter la déception dans son regard. De discerner le dégoût dans ses gestes d’habitude grandiloquents, et aujourd’hui si pudiques. Il était devenu un étranger à ses yeux, mais parvenait toujours à lire en elle comme si leurs émotions s’entremêlaient une dernière fois, avant de se dénouer à jamais. Un divorce du cœur et de l’âme. Si Chad comprenait les ressentiments de Kelly, il lui était trop difficile de ne pas se positionner en victime, ou même de s’excuser un seul instant d’avoir été celui qui avait véritablement instauré leur rupture. Égoïstement il avait décidé de la blâmer, et n’était prêt à s’accorder qu’une maigre part de culpabilité, parce qu’il était bien trop conscient que son amie exploiterait la moindre faille pour le rallier à sa cause. Il devait avoir l’air sûr de lui et ferme, mais avait eu tort de lui prêter des intentions qu’elle ne voulait pas assumer par orgueil plutôt que par bienveillance. On s’étonnait souvent de l’éternel jeunesse de Kelly, mais son apparence était aussi immuable que ses idéaux, et dans leur couple elle avait souvent été la plus têtue. Chad n’avait pas osé croire un instant qu’elle renoncerait à toutes ses croyances au nom de leur amitié. De leur amour. Ce n’était pas plus égoïste que respectable, sauf lorsqu’il devait en pâtir. Alors à quoi bon se confondre en excuses ? Il n’avait menti qu’à moitié pendant toutes ces années, car il avait véritablement aimé Kelly. D’un amour sincère mais platonique. Et dans leur quête de reconnaissance et de conformisme ils s’étaient perdus. Perdus comme ils l’étaient aujourd’hui, au carrefour de leur existence. De retour à la case départ, changés et bien déterminés à ne plus emprunter le même chemin par devoir. Les mots de Chad étaient durs. Son ton péremptoire. Et Kelly, acculée par le colère et l’affront, semblait s’adoucir. Il n’était pas question pour lui de ciller, ni de lui céder la moindre parcelle de terrain. Pas tout de suite. Il était plus simple pour eux d’être mutuellement persuadés d’être du bon côté de l’histoire. « Je n’ai jamais fait semblant Kelly. Tout ce qu’on a eu, tout ce qu’on a vécu je l’ai voulu. » concéda-t-il, même s’il lui était difficile de ne pas imaginer sa vie s’il avait choisi de vivre les mêmes choses avec Casey. Où serait-il aujourd’hui ? La société, sa famille, Kelly... tous avaient orienté ses décisions jusqu’à le persuader intimement d’avoir fait des choix. Et s’il refusait de se laisser ronger par la rancoeur, ou de mépriser les années de bonheur artificiel partagées avec Kelly, il ne pouvait s’empêcher de penser aux alternatives inconcevables à l’époque. « Je n’ai rien inventé. Ce qu’on s’est dit, ce qu’on a partagé, je le garde. C’est une partie de moi. Mais ce n’est plus totalement moi. » se justifia-t-il, alerté par le sentiment de trahison que Kelly décrivait de mieux en mieux, et qui commençait presque à l’attendrir. « Et j’espère que tu sauras en faire autant. Ce ne sont pas des histoires pour moi. C’est le début de notre histoire. Et je ne veux rien t’enlever. Rien renier. Juste tourner la page et en écrire une nouvelle. » Il n’avait pas sous-entendu que cette histoire devait s’écrire sans elle. Kelly se chargerait elle-même de le faire, comme elle interprétait le reste de leur histoire. A ses yeux il était le méchant de l’histoire, le menteur perfide qui avait abusé de sa naïveté. Pour lui, elle était la tentatrice qui ne s’était jamais vraiment fait d’illusion sur la profondeur de leur amour, tant qu’il rayonnait en apparence. Elle avait autant profité de lui que l’inverse, comme une promesse tacite qu’ils s’étaient fait au zénith de leur vingtaine, de se construire ensemble pour éviter les soupçons et les accusations de leurs familles respectives. Maintenant sur le seuil de la porte, il contempla une dernière fois l’épanouissement d’une vie dont il ne faisait vraisemblablement plus partie, tandis que Kelly ponctua leur entretien d’une ultime remarque mesquine. « T’en fais pas Kelly. C’est ce que j’ai fait toute ma vie. » rétorqua-t-il alors que la poignée de la porte flanchait sous le poids de son abandon. « J’espère qu’on se reverra. Quand tout ça aura fait son chemin, et que tu auras eu le même temps que moi pour comprendre ou au moins essayer de comprendre pourquoi les choses se sont passées de cette façon. Moi il m’aura fallu dix ans. » Et il prit congés, la tête haute mais le cœur plombé au sol, persuadé que ce serait la dernière fois qu’il entendrait délibérément la voix de Kelly Ward.